== Le Tournoi – Partie 5 ==

« Vous vous rappelez que c'est une compétition « amicale » hein ? »

Assis sur un établi, couvert de poussière et de sang, Elias releva le menton d'un air hautain. Comment il pouvait encore exhiber autant d'arrogance alors qu'il n'était pas passé loin de la dérouillée de sa vie – et qu'il avait glapi comme un lapereau cinq minutes plus tôt, quand Merlin lui avait remis son épaule déboîtée en place – Mehgan cherchait encore.

« Elle m'a cherché, vous l'avez vu comme moi. Allez pas me dire qu'elle ne l'a pas mérité.

- N'empêche, vous aviez raison, c'est quand même une sacrée tarée. En plus elle a une dent contre vos jambes, c'est pas possible autrement. » Merlin passa sa main sur l'attelle improvisée qu'il venait de terminer d'installer sur le tibia d'Elias. L'os était réparé, moyennant un petit soin magique, mais comme pour toutes les fractures il allait falloir faire attention pendant un ou deux jours. « C'était déjà celle-ci qu'elle vous avait pétée, à l'époque ?

- Non, c'est l'autre, et comme j'avais pas de druide à portée de main à ce moment-là ça s'est réparé n'importe comment. Tenez, vous sentez le creux, en-dessous du genou ?

- Là ?

- Plus bas. Voilà, là.

- Ah oui, la vache ! J'avais jamais remarqué. C'est marrant, ça vous fait comme un-

- Non mais vous vous écoutez, tous les deux ?! »

Si enchanteur et druide eurent un léger sursaut, Mehgan se sentit très nettement bondir hors de sa peau lorsque l'exclamation stridente éclata à quelques pouces de son oreille. Tous les trois se retournèrent vers la source de l'engueulade : une Mehben furieuse, l'œil mauvais et les poings fermement plantés sur les hanches.

« Bon sang, mais qu'est-ce qui tourne pas rond chez vous ? poursuivit-elle. Allez-y, vous gênez pas, parlez de ce qu'on va manger ce soir ou du temps qu'il fera demain ! Super ! Pendant ce temps-là on va bien tous oublier que vous êtes passé à ça – à ça ! – de crever la bouche ouverte devant tout le domaine ! Allons-y ! » Sans laisser à ses spectateurs ahuris le loisir de répondre, Mehben leva ses mains pour singer deux marionnettes en pleine conversation. « Vous avez fait quoi aujourd'hui ? -Oh ben moi j'ai failli me faire salement zigouiller en public, c'est pas passé loin, ah ha ! -Ah, sympa, moi j'ai planté des navets, j'vous dis pas comme c'était… comme c'était dur… de… »

Le timbre de voix de Mehben, qui petit à petit s'était approché de l'hystérie, se mit à trembler en même temps que sa lèvre supérieure. Puis, sans transition aucune, la jeune femme éclata en sanglots.

Pas des petits chouinements chagrinés, non : de vrais pleurs, avec la respiration saccadée, les rivières de larmes et tout le cortège. Mehgan en resta pétrifiée, incapable d'esquisser le moindre geste de réconfort, tant la situation était inédite. Elle n'avait jamais vu sa grande sœur pleurer aussi ouvertement ; il y avait bien eu quelques moments de faiblesse, quelques reniflements çà et là dans les galeries lorsque les coups durs s'enchaînaient, mais Mehben avait toujours mis un point d'honneur à être le soutien, jamais la soutenue. C'était elle qui essuyait les larmes de sa petite sœur, jamais l'inverse. C'était elle qui lui promettait que tout allait s'arranger, jamais le contraire.

Alors voir ainsi s'écrouler celle qui avait toujours été pour Mehgan un roc inébranlable, une attache solide au milieu de la tempête… C'était surréaliste.

Du coin de l'œil, elle vit Merlin et Elias échanger un regard au moins aussi stupéfait que le sien devait l'être.

Le druide leva les sourcils, perdu, l'air de dire : Euh… qu'est-ce qu'il se passe, là ?

L'enchanteur haussa les épaules, pas plus avancé, avant de désigner Mehben du menton. Je sais pas. Allez-y, vous, faites quelques chose.

Merlin souffla par le nez et croisa les bras, adressant à son compagnon un regard appuyé. Et pourquoi moi ? Vous êtes gonflé ! C'est à cause de vous tout ça, vous pourriez assumer !

Elias gesticula frénétiquement, à la fois vers sa jambe et vers sa jeune apprentie toujours en proie au chagrin. J'ai la jambe en rideau ! Discutez pas et magnez-vous le tronc !

Le fils de démon parvint à maintenir son œillade mécontente quelques secondes supplémentaires avant de capituler, abandonnant son blessé au profit de sa nièce adoptive.

« Hé là, hé là, murmura-t-il doucement en attirant Mehben dans ses bras. Il faut pas vous mettre dans ces états-là. Ce gros radis nous a fait un peu peur, c'est vrai, mais au final tout s'est bien terminé. »

Comme si le mouvement amorcé par Merlin l'avait libérée d'un sort de paralysie, Mehgan s'avança pour poser une main rassurante entre les omoplates de sa sœur. Le visage enfoui dans le torse du druide, la voix de Mehben se trouvait étouffée à la fois par les sanglots et le tissu de ses robes. « Il a failli… elle l'a presque… et tout le monde, tout le monde s'en fout…

- Mais personne ne s'en fout. Enfin non, si, je pense que les deux tiers du public s'en foutait sur le moment. Je pense même que ça aurait fait plaisir à certains de voir celui-là casser sa pipe. » Dos à Elias, Merlin loupa complètement l'expression irritée du sorcier, mais pas Mehgan. « Mais personne ici, personne à Kaamelott ne s'en fout. C'est juste que, ben, comme au final il ne s'est rien passé de dramatique, on préfère passer à autre chose.

- Tellement peur, hoqueta la jeune femme.

- C'est normal, on a tous eu peur, assura Merlin sur un ton apaisant en caressant les longues mèches bouclées. C'est fini maintenant, c'est passé. Il est pire qu'un nid de blattes, votre crétin d'oncle, vous savez. Impossible de s'en débarrasser.

- Dites, vous en avez encore des remarques charmantes du genre ? grogna Elias.

- Fermez-la, vous. C'est pour rassurer la petite.

- J'entends bien, mais vous pouvez peut-être le faire sans me comparer à un cafard…

- On se passera de vos désidératas. Je sais pas si vous avez bien saisi dans votre petit crâne arriviste, mais si elle pleure, c'est uniquement votre faute ! » Devant la brimade, Elias eut la décence de baisser les yeux, mâchoire fermement scellées. « Alors vous êtes gentil, vous la bouclez, et surtout surtout vous ne-

- Mais arrêtez de lui crier dessus ! s'offusqua Mehben à travers ses larmes. Vous êtes pas tout blanc, dans l'histoire, vous non plus, hein !

- Moi ? Mais j'ai rien fait…

- Justement, oui, vous avez rien fait ! » La jeune femme prit le temps de dégager son nez d'un reniflement brusque avant de faire un pas en arrière pour enfoncer un index accusateur dans la poitrine de Merlin. « L'autre tarée l'embrasse devant tout le monde et ça vous fait ni chaud ni froid ! Vous faites comme si rien ne s'était passé ! Vous l'avez vu comme nous, non ? »

Merlin passa son poids d'une jambe à l'autre tout en évitant le regard de Mehben, gêné. « Ben… oui, oui, j'ai vu… m'enfin bon, elle est tarée, vous l'avez dit vous-même… je vais quand même pas me mettre en rogne juste parce que-

- Bah si ! Vous pourriez ! Ou au moins donner l'impression que ça vous dérange un minimum ! Parce que de là où je me tiens, pardon, mais vous donnez vraiment l'air d'en avoir rien à foutre ! Du coup je me demande bien à quoi ça sert qu'on se casse le cul depuis trois jours à protéger une relation dont vous avez manifestement rien à péter !

- … attendez, vous faites quoi depuis trois jours ? »

La main de Mehgan se crispa sur le dos de sa sœur. Oups. Voilà comment on foutait en l'air un plan soigneusement travaillé.

Merlin et Elias les regardaient avec un intérêt non dissimulé, préoccupés et un brin méfiants. Double oups. Il n'y avait guère plus que deux possibilités pour les apprenties magiciennes : tout nier en bloc ou tout avouer. Mehgan connaissait bien la capacité inouïe d'Elias à détecter les bobards et elle ne se faisait pas d'illusion quant à ses propres compétences en la matière. Elle soupira lourdement ; c'était déjà à moitié foutu, de toute manière. Autant s'épargner la torture et se mettre à table immédiatement.

Pendant que Mehben essuyait ses joues encore humides, Mehgan se mit à raconter. Tout. Une fois la bouche ouverte, les explications se bousculaient les unes à la suite des autres, comme les vagues poussent la digue abîmée à leur céder encore et encore plus de passage. La surveillance continue de Kana et ses Débiles, la mise en garde d'Elena au début du tournoi, la pseudo-tentative d'empoisonnement qui en fait n'en était pas une… rien ne fut laissé de côté. Pas même l'accoutrement spécial que Mehgan avait initialement imposé à Merlin dans le but – elle sentait ses joues s'embraser d'embarras rien qu'à évoquer la chose – de faire réagir Elias.

Tout au long du récit de ces trois dernières journées, les deux magiciens officiels de Kaamelott gardèrent le silence. Mehgan n'arrivait pas à déterminer si leurs expressions étaient perplexes ou tiraient carrément sur la désapprobation. Dans le doute, elle poursuivit l'histoire avec l'aide de sa sœur, leur ton de plus en plus désespéré changeant peu à peu les faits en arguments pour justifier leurs actions. Quand elles s'interrompirent enfin, Merlin et Elias n'avaient pas l'air plus éclairés sur la situation, à en juger par leurs mines dubitatives.

« Attendez voir, fit le druide après s'être raclé la gorge. Attendez, il y a quelque chose que je ne comprends pas… pourquoi est-ce que vous avez fait tout ça ?

- On vous l'a dit ! s'agaça Mehben. Y a tout un paquet de ces débilos qui tentent de saboter votre relation pour gagner une place d'enchanteur officiel à Kaamelott, quitte à vous dégager directement, tonton Merlin !

- Non mais ça d'accord. Mais ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi vous avez échafaudé tout un plan par rapport à ça ?

- Ben, c'était… pour pas qu'ils y arrivent ? » tenta Mehgan.

La réponse sembla clouer le bec à Merlin, qui tourna la tête en direction d'Elias. Muets et bouches bée comme des carpes tirées hors du ruisseau, ils passèrent un instant à se dévisager. Avant d'éclater en chœur d'un grand rire tonitruant qui fit s'envoler les merles perchés sur les poteaux de l'infirmerie.

Mehgan ne pouvait que regarder, terrassée par la surprise, alors qu'un Merlin plié en deux se laissait tomber sur l'établi aux côtés d'Elias, qui n'en finissait plus de donner des claques à plat sur la surface en bois comme exutoire à son hilarité. Finalement, elle n'était pas sûre de préférer cette réaction à un sermon. La seconde option aurait au moins eu la politesse d'être prévisible.

« Oh bon sang ! gloussa Merlin en s'essuyant les yeux. J'ai trop mal aux côtes !

- Plaignez-vous ! s'esclaffa Elias, une main appuyée sur l'établi pour soutenir son poids et l'autre enroulée autour de son abdomen. Moi j'avais déjà mal à la base, alors !

- Je vois pas ce qu'il y a de si marrant, grommela Mehben. Ça aurait très bien pu arriver, hein !

- « Ça aurait très bien pu arriver » ! répéta l'enchanteur du Nord d'une voix nasillarde avant de succomber à un nouvel éclat de rire. Oh non mais écoutez-vous, vous êtes trop mignonne !

- Mais quoi !?

- Mehben, fit gentiment Merlin avec un sourire indulgent. A nous deux, on cumule plus de mille ans d'existence. Vous croyez qu'on ne s'en est pas rendu compte ? Ou qu'on peut encore nous la faire à l'envers sur ce terrain-là ?

- Mais… mais alors vous saviez… ?

- Bien sûr qu'on savait, répondit Elias une fois sa respiration maîtrisée. Avant même que tous ces trouducs débarquent, on savait. Sans blague, vous nous prenez pour qui ? »

Mehgan se sentit soudainement toute petite et ridicule. Comme à l'époque où elle avait voulu bien faire en rangeant tous les bouts de bois qui encombraient le passage dans la troisième galerie sud, sans savoir à ce moment-là qu'il s'agissait d'étais et que tout le merdier avait bien failli leur tomber sur le casque. Tout comme il lui arrivait encore de se coucher en repensant au savon que Père et Tonton Perceval lui avaient passé à l'époque, il y avait de grandes chances qu'elle se remémore pendant longtemps la honte de cette journée.

Mehben, quant à elle, n'était pas prête à en démordre. « Oui, bon, ben vous nous excuserez mais comme vous êtes pas spécialement démonstratifs, à part pour vous quicher la tronche, on avait des raisons de s'inquiéter. »

Merlin se tourna de nouveau vers Elias. « Ah ben tiens, c'est marrant ça ! Mogriave a dit exactement pareil hier, à peu de chose près.

- Non, vous avez pas dit ça, fit son compagnon en secouant la tête. Vous m'avez dit qu'il a dit que les partenaires doivent se marquer l'un l'autre régulièrement avec leur odeur pour que toute la meute soit au courant, ou une autre connerie du style.

- C'est pas une connerie, il est à moitié loup, il a des raisonnements de loup. Jusque-là y a rien qui me choque. De toute façon je lui ai dit que les humains ne pouvaient pas sentir ce genre de truc.

- Vous avez bien fait.

- Après il a dit qu'on avait bien de la chance, parce que lui pour le coup il est au courant de qui s'est accouplé avec qui sur les trois derniers jours rien qu'en laissant traîner son pif dans les couloirs. Il est très inquiet pour vous, au passage.

- Pour moi ? s'étonna Elias. Et pourquoi donc, si c'est pas indiscret ?

- Je devrais peut-être pas vous dire ça, parce que ça va vous faire de la peine, mais… d'après Mogriave, à ce rythme ça fait bien longtemps que vous auriez du avoir une portée de petits ou deux. » L'air faussement grave, Merlin posa une main sur l'épaule de son compagnon. « Je suis désolé de vous l'annoncer comme ça, mais il y a de grandes chances que vous soyez une louve inféconde.

- Non mais il est complètement barré, ce clébard ! Et d'où ça sort que c'est moi la femelle dans l'histoire ?

- Ah ça après, je sais pas.

- Et j'imagine que vous l'avez pas contredit, bien sûr.

- Sûrement pas ! Déjà, parce que je suis pas sûr qu'il comprendrait. Et ensuite parce que si on essaie d'être un peu honnête, vous admettrez que c'est quand même plus souvent moi qui-

- STOP ! » interrompirent en chœur Mehgan et Mehben.

Il y avait une limite bien définie au traumatisme qu'une nièce était prête à endurer pour préserver l'unité de sa famille. Cette limite avait été franchie, piétinée et réduite en cendres depuis déjà plusieurs minutes.

Merlin gratifia leur embarras d'un sourire amusé. « Enfin bref, l'essentiel c'est que ni vous, ni Mogriave, ni personne n'a besoin de se faire du mouron. Laissez-moi vous dire que si quelqu'un veut de cet enfoiré je compte pas me battre, je leur laisse sans problème et le poste d'enchanteur officiel avec ! Je leur souhaite bien du courage, aux mecs. Pendant ce temps moi je pars tranquillement en forêt, j'attends deux ou trois jours pour être sûr et je reviens une fois que Môssieur Elias aura fait fuir son nouveau et très éphémère collaborateur.

- Comme si vous pouviez parler, mon p'tit vieux ! rétorqua le Fourbe sans mordant, presque amicalement. Vous croyez que c'est tout le monde qui peut supporter votre tronche et votre affligeante manière de bosser ? Non je dis ça parce que vous l'avez peut-être pas remarqué mais quelques-uns de ces trouducs malavisés avaient le schéma inverse en tête. » De la main qui n'était pas occupée à tenir ses côtes, Elias compta sur ses doigts. « Le type avec les baloches brûlées. La nana qui vous a apporté une bière – non empoisonnée, je précise pour celles et ceux qui en douteraient encore – et je parle même pas de tous ces débiles hier soir qui sont venus vous gratter une danse. Tous ceux-là, ils avaient plutôt dans l'idée de me dégager moi pour l'obtenir, leur place à Kaamelott.

- Ah ouais, peut-être, maintenant que vous le dites… Remarquez j'avais largement moins de succès que vous.

- Non mais c'est normal, ça. Faut les comprendre aussi, ils sont cons mais ils sont pas aveugles.

- Salopard.

- Simplet.

- Mais vous aussi vous avez fait des trucs ! trancha Mehgan au milieu des échanges de fions qui devaient être aussi vitaux pour les deux magiciens que l'air qu'ils respiraient tous les jours. Vous dites que vous étiez pas inquiets du tout mais vous aviez votre propre plan, faites pas les innocents non plus !

- De quoi vous parlez ? s'enquit Merlin.

- La faveur ! C'était quand même pas rien, ça ! Et tout le monde l'a vue, en plus.

- C'est vrai ça, renchérit Mehben. Dans le genre grosse déclaration publique, on n'est pas mal là quand même. »

Si jusqu'alors le druide affichait une mine badine, ses traits se firent soudainement plus sérieux. Il lança un regard en coin vers l'enchanteur toujours assis sur son établi avant de joindre ses mains devant lui pour jouer machinalement avec ses pouces. Mehgan connaissait bien cette posture. Chez Merlin, cela reflétait un malaise et une volonté d'éviter à tout prix un sujet épineux.

« Non mais ça… c'est rien, ça. Vous bilez pas.

- Bah, pardon, mais de notre côté on vous a balancé toutes nos manigances des trois derniers jours, fit remarquer Mehben. Alors si on pouvait prendre deux minutes pour discuter du seul truc un peu croustillant que vous ayez fait…

- Il a dit que c'était rien, répliqua sèchement Elias. Il me semble que c'était clair, non ? »

Ah. D'accord. Ce que Mehgan avait initialement pris pour une attention mignonne et légère revêtait manifestement une signification bien plus lourde. Un silence pesant se drapa sur la petite cour, un silence que même Mehben – miracle de tous les miracles – ne trouva pas opportun de venir briser. De toute évidence, une corde sensible avait été tirée, et le « Mêlez-vous de vos fesses » suggéré par le ton d'Elias fouettait l'air aussi sûrement que si le sorcier l'avait craché à voix haute.

Ce dernier poussa d'ailleurs un soupir fatigué en passant sa main libre dans ses cheveux toujours englués par la sueur et la poussière de l'arène.

« Vivement demain qu'ils retournent tous dans leurs patelins pourris, tous ces glandus. Ils commencent à me casser les couilles, mais alors à gros rendement. »


« Au final, ça ne change pas vraiment de l'habitude, avança Mehben tout en empaquetant les derniers pots de salve contre les brûlures. On s'est encore fait toute une montagne à partir de rien du tout. On commence à être vachement douées dans le domaine.

- Vous avez quand même un sacré toupet, répliqua Mehgan depuis l'établi où elle remplissait une caisse avec toutes les fioles qui y traînaient encore. Je vous rappelle que c'est vous qui êtes venue me chercher en premier au début du tournoi, vous l'oubliez un peu vite.

- C'est possible, j'me souviens pas de tout… bon, il vous reste encore beaucoup de fioles ?

- De quoi faire encore trois voyages, je pense. Après on aura terminé.

- Ce sera pas dommage ! grogna l'aînée en s'étirant le dos. Pourquoi on était obligées de tout ranger ce soir, déjà ?

- Déjà parce qu'on n'aura pas le temps de le faire demain matin : j'ai promis à Père qu'on mangerait à midi avec lui à la taverne, il faut qu'on parte tôt. Et aussi parce que comme ça Tonton Merlin et Tonton Elias n'auront pas à le faire et… on leur doit bien ça.

- Mouais… allez, venez, ils vont pas se faire tout seuls ces trois voyages. »

Mehgan acquiesça et se saisit de sa propre caisse d'onguents et potions en tous genres pour suivre sa sœur dans l'escalier qui menait au laboratoire. C'était peut-être la douzième fois qu'elle empruntait les marches sur les deux dernières heures et ses mollets commençaient à le lui reprocher assez vivement. Pourtant, s'il avait fallu encore trimballer trente chargements et les ranger aux quatre coins du labo, elle l'aurait fait sans rechigner, au mépris de ses muscles épuisés. Le besoin de se racheter auprès de Merlin et Elias – non pas qu'une réelle faute ait été commise, mais c'était manière de dire – était une puissante motivation.

Les deux magiciens devaient encore être au banquet donné en l'honneur du vainqueur du tournoi. Si quelques participants avaient pris la route juste après la finale, il restait tout de même un bon paquet d'invités qui avaient choisi de passer une dernière nuit à Kaamelott avant de rentrer chez eux. Si Dame Séli avait trouvé à redire sur la quantité alarmante de spiritueux qui disparaissait dans leurs gosiers, elle avait bien du admettre que l'ambiance était plus agréable qu'au dernier banquet des chefs de clans. De plus, entre les appétits modestes et les habitudes alimentaires des druides, une bonne partie de la nourriture allait pouvoir être remballée et stockée pour plus tard. Il n'en fallait pas plus pour contenter la picte.

L'alcool aidant, les quelques druides musiciens de la veille avaient bien vite repris du service. L'alcool aidant beaucoup, une poignée de bonnes âmes – dont un Gwenaël complètement torché à l'hydromel, maintenu debout par un Iagu à peine moins imbibé – s'était mise à entonner des chants pour accompagner les mélodies. Refrains populaires et ballades improvisées à la gloire du vainqueur s'étaient succédé, au grand désarroi de ce dernier, pour emplir la cour principale du château de notes dissonantes, de rires, de vie.

Au moment où Mehgan et Mehben s'étaient levées de table pour s'atteler au rangement de l'infirmerie, Merlin avait déjà dansé avec la moitié de l'assemblée et ne semblait pas vouloir s'arrêter avant d'avoir infligé le même sort à l'autre moitié. Dans son siège en tête de table, Elias refusait toutes les demandes de danse avec un demi-sourire faussement poli et l'excuse bien pratique de sa blessure à la jambe. Ce qui ne l'empêchait pas de lever sa coupe vers Merlin à chaque fois que ce dernier faisait tournoyer son ou sa partenaire du moment dans les parages.

Avec un œil plus avisé et un esprit plus serein, Mehgan avait pu voir les petits détails qui n'avaient eu de cesse de lui échapper depuis le début du tournoi. La coupe d'Elias que Merlin remplissait sans qu'on lui demande, les mains qui s'attardaient l'une sur l'autre plus que de raison au moment de rendre le récipient. Les regards furtifs, réguliers, juste pour vérifier que l'autre n'était pas loin, et les demi-sourires quand les deux jeux de yeux azurés se trouvaient.

Elias de Kelliwic'h était désespérément amoureux de son cornichon de druide, et la réciproque était toute aussi vraie. Nul besoin de robes extravagantes ou de faveur nouée au bras à la vue de tous pour en être persuadé. Mehgan aurait juste souhaité avoir la jugeote de s'en rendre compte plus tôt.

« Dernier voyage ! annonça-t-elle en posant sa caisse de transport sur l'établi pour un ultime chargement. Après ça on passe au banquet récupérer les garçons, on les traîne au lit et on pourra enfin fermer l'œil.

- M'en parlez pas ! Je suis tellement crevée, je commence à avoir des vertiges. » Mehben se laissa tomber sur un tabouret avec un grognement incommodé. « Comment ça tourne ! C'est hyper chiant.

- Mais vous avez pas mangé, tout à l'heure ?

- Vous rigolez, j'ai liquidé le gratin de courge quasiment à moi toute seule !

- Parce que vous aimez la courge, vous, maintenant ? » Mehgan fronça les sourcils, intriguée. « Vous devriez vraiment suivre le conseil de Tonton Merlin et aller le voir pour un petit examen, vous êtes bizarre depuis quelques jours. »

Mehben haussa les épaules. « Si vous le dites… bon on se le fait, ce dernier voyage ?

- Moi je le fais. Vous, vous bougez pas, vous soufflez un peu.

- Non mais ça va, c'est bon, je suis encore capable de porter une pauvre caisse. Faut pas pousser non plus.

- Chut !

- Mais vous, chut ! C'est pas croyable, ça, j'suis encore assez grande pour savoir-

- Non, chut ! J'entends quelqu'un qui approche ! »

Par-dessus les échos distants de la fête toujours en cours, ce qui s'apparentait clairement à des chuchotements et des pas empressés était en train de se rapprocher assez vite. Mehgan n'avait pas besoin de tendre l'oreille outre-mesure pour le confirmer. Dans quelques instants, les nouveaux-venus allaient débarquer dans la petite cour.

Elle consulta Mehben d'un coup d'œil. Les deux sœurs s'étaient suffisamment distinguées au cours de ce tournoi, il était peut-être temps d'arrêter les magouilles et de jouer franc jeu, peu importe qui était en train de cavaler dans leur direction.

Un sourire taquin et un clin d'œil plus tard, pourtant, Mehgan laissait sa sœur la traîner derrière les toiles encore tendues de l'infirmerie pour se planquer tout en profitant des quelques trous dans le vieux tissu pour scruter la suite des évènements.

Bientôt, les mots se firent intelligibles, et les voix reconnaissables.

« Mais grouillez-vous !

- Deux s'condes ! Je m'galère avec ma jambe !

- Avec le reste du corps aussi. Pourquoi vous marchez tout de traviole ?

- La question c'est plutôt – aïe, merde, putain d'pavé qui dépasse – la question c'est plutôt pourquoi vous marchez pas de traviole, hein, avec tout ce que vous vous êtes enfilé comme pirate–comme picrate ! Z'avez à peine les joues rouges !

- Eh ben c'est sûrement que j'ai une bien meilleure descente que vous. Allez, activez ! »

Merlin et Elias apparurent enfin au détour du mur jouxtant le laboratoire, le bras de l'enchanteur cramponné à celui du druide pour aider sa carcasse vacillante – et manifestement avinée – à maintenir un cap plus ou moins droit.

« Vous pensez que vous arriveriez à monter l'escalier un peu vite ? » demanda Merlin.

Elias jaugea la volée de marches du regard, dubitatif. « J'ai envie d'vous dire oui, mais honnêtement, j'crois que vous allez être déçu.

- Et si je vous porte ?

- Ah non, hein ! hoqueta-t-il, outré. Chuis, chuis pas un sac, commencez pas !

- Bon, ben laissez tomber de toute manière on n'a plus le temps, elles seront bientôt là. Vite, venez.

- Venez où ?

- Venez, vous verrez bien ! »

Sans ménagement, Merlin entraîna Elias vers la grande alcôve taillée sous l'escalier qui montait au laboratoire. Dans la large niche s'entassait depuis des années un micmac de cordages, tissus et autres matériaux que personne – pas même l'enchanteur du Nord – n'avait jamais trouvé la motivation ni l'utilité de trier. Le magicien blanc y poussa son acolyte avec toute la douceur que lui conférait son empressement, c'est-à-dire tristement peu, avant de s'y jeter à son tour sans grande souplesse. Quelques Aïe, Shhh, et autres Vous m'écrasez la main, gros mulet ! plus tard, Merlin parvint à les emmitoufler dans une grande toile un peu mitée mais qui les dissimulaient assez efficacement aux yeux extérieurs.

Et juste à temps : Kana et trois autres lèches-bottes ne tardèrent pas à débarouler aux abords de la petite cour. Tirées à quatre épingles en l'honneur du banquet, la petite troupe d'indésirables n'en ressemblait pas moins à un contingent de souris affamées cherchant frénétiquement leur bout de fromage égaré. Elles fouillèrent des yeux les installations de l'infirmerie à la recherche de leur cible, forçant le cœur de Mehgan à sauter un battement lorsque plusieurs regards spéculatifs se posèrent sur les toiles tendues qui leur servaient de planque, à Mehben et elle-même. Les Dieux devaient toutefois les avoir prises en pitié car les harpies ne s'attardèrent pas trop et poursuivirent leur chasse à l'homme en direction des remparts Sud.

Quand leurs pas et leurs caquètements s'évanouirent dans la nuit, Mehgan relâcha la bouffée d'air qu'elle ne se souvenait pas avoir retenue. Au même moment, sous l'escalier, Elias se redressa en position assise et émergea du bric-à-brac en prenant une grande inspiration.

« Bon sang ! Qu'est-ce que ça pue là-dessous ! balbutia-t-il avec dégoût. Vous y stockez des cadavres ou bien ?

- Je crois que la phrase que vous cherchez c'est « Merci Merlin de m'avoir sauvé les miches, je vous revaudrai ça, ah et aussi au passage je vous aime de tout mon petit cœur d'ingrat. »

- Ah ha. Z'êtes marrant. C'est pour ça qu'j'vous garde. » Elias se laissa mollement retomber, à moitié sur l'amas de tissus et à moitié sur le torse de Merlin, à en juger par le « Urf ! » peiné qui s'éleva de l'alcôve. « N'empêche… virez vot' bras, y m'gêne… n'empêche vous avez raison, vous m'avez bien sauvé les miches. Non parce que là, on dirait pas comme ça hein, mais j'ai un peu bu quand même…

- Non ? Sans blague ? Ben ça alors ça me scie les guiboles.

- Si, si, si. On peut même dire que j'commence à être bien attaqué. Eh ben là mettons, hein, mettons qu'elles me tombent dessus, avec leur minauderies et leurs yeux de biche à la con. Bah il est pas impossible que je leur dise d'aller se faire mettre. Et ça, la Guilde, ça ils auraient pas aimé. Mais alors pas du tout. Voyez c'que j'veux dire ?

- Je vois. Ce serait dommage de craquer maintenant alors que vous avez tenu le coup pendant trois jours. » Merlin rajusta sa position sur leur matelas de fortune pour replier un bras sous sa tête et passer l'autre autour de la taille d'Elias, ramenant le plus jeune contre son flanc. « Vous m'avez même impressionné, avec votre caractère de chiotte j'étais persuadé que vous alliez leur hurler dessus au bout de la première matinée. Non vraiment, bravo.

- Ouais ben c'était pas l'envie qui manquait, j'vous assure. Tous ces glandus… tous à croire qu'ils avaient une chance… putain mais vivement qu'ils se barrent tous, j'en peux plus d'voir leur tronches.

- Demain, demain, assura Merlin en caressant le dos de son compagnon pour l'apaiser. Demain tout le monde se tire et vous allez pouvoir reprendre votre petit train-train d'ermite misanthrope.

- Je sais qu'vous dites ça pour vous moquer mais j'm'en tape, moi ça m'va très bien. »

Un petit rire indulgent, et un agréable silence se drapa sur la cour du laboratoire, perturbé uniquement par le crépitement des torches fixées aux murs et les échos lointains du banquet. Il flottait dans l'air printanier quelque chose de doux, de serein, comme l'odeur de l'herbe humide après deux jours de pluie ou la caresse d'un feu de cheminée en plein cœur de l'hiver. Mehgan ne pouvait en être sûre, mais il lui semblait que cette bienheureuse quiétude provenait tout droit des émotions qu'Elias laissait filtrer à travers leur connexion maître-apprentie. Dans son état d'ébriété avancé et pelotonné tout contre Merlin, l'enchanteur avait du suffisamment baisser sa garde pour rendre la chose possible.

Mehgan eut l'affreuse impression d'empiéter sur un moment de vulnérabilité dont elle n'était en aucun cas censée se rendre témoin. Impossible toutefois pour les sœurs de s'échapper de la cour sans être vues ; même si cette fois rien n'avait été prémédité, elles se ramasseraient à coup sûr un nouveau savon sur leur entêtement à vouloir se mêler de choses qui ne les regardaient pas et, franchement, si ça pouvait être évité…

Alors que la jeune femme était en train de réfléchir à toute allure à un moyen de s'esquiver sans se faire repérer, la voix hésitante de Merlin rompit le silence.

« Je peux te poser une question ? »

Mehgan tourna vers sa sœur de grands yeux écarquillés, seulement pour s'apercevoir que Mehben la regardait déjà avec le double de stupéfaction. Du tutoiement ? En dehors d'une présentation de duel ? Elle n'avait encore jamais entendu les deux magiciens s'adresser l'un à l'autre avec un tel niveau de familiarité – en dehors de l'exclamation de Merlin au cours de la finale du tournoi, mais elle avait mis cela sur le compte de la panique.

C'était peut-être le bon moment pour fermer les oreilles et ignorer le reste de l'échange en attendant de pouvoir s'échapper. Une personne moitié moins curieuse l'aurait d'ailleurs certainement fait.

« Si c'est obligé... j'écoute.

- Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

- Qui ?

- L'autre folle, dans l'arène, précisa Merlin. Qu'est-ce qu'elle t'a dit pour te mettre autant de travers ?

- Ah, ça... » Elias marqua un temps de pause, avant de soupirer. « Franchement, ça vaut pas l'coup que je le répète.

- J'ai pas demandé si ça valait le coup ou pas, j'ai demandé ce que c'était.

- C'était débile et sans aucun intérêt, voilà ce que c'était. Ça t'apporterait rien de savoir.

- Ah ouais, bien sûr. Et tout à fait par hasard, ça aurait pas un rapport avec ça, des fois ? »

La main de Merlin disparut un instant dans les replis de la tunique d'Elias pour en extirper une longueur de tissu clair que Mehgan reconnut immédiatement. La faveur, tranchée en deux par la lame acérée d'Elena, et manifestement récupérée par l'enchanteur du Nord.

Ce dernier arracha d'ailleurs les deux bandes blanches de la main du druide pour les rapprocher de son torse, serrées dans son poing, comme s'il craignait qu'on les lui prenne.

« P'têtre bien, grogna-t-il, plus agacé qu'au début de la conversation.

- Tu veux pas me dire ?

- P'têtre pas...

- Allez... » Merlin poussa l'épaule d'Elias avec un doigt joueur, faisant fi des bougonnements de l'autre. « Tu peux me dire, non ? Si ça a un rapport avec ce machin, ça me concerne quand même un peu.

- Ah bon ? En quel honneur ?

- Ben... à défaut du vrai truc, c'est ce que j'ai trouvé de mieux pour... tu vois.

- Non, je vois pas, non, » grinça Elias.

Le ton mordant du sorcier et les gigotements gênés du druide étaient autant d'indices que la conversation était en train de perdre en légèreté à grande vitesse.

« Tu sais bien, reprit presque timidement Merlin. Quand tu m'as demandé... la question que tu m'as posée hier, quand on est rentrés. Je... j'ai conscience que c'était pas la réponse que tu voulais, alors le coup de la faveur, comme ça devant tout le monde, je me suis dit que ça s'approchait un peu de l'idée-

- Non, stop, interrompit brutalement Elias. Non, alors, ce qu'on va faire... vous... tu vas pas finir ta phrase.

- Elias, écoute...

- J'ai dit non. Ça m'intéresse pas. »

Avec l'agilité toute approximative offerte par quelques coupes de vin en trop, l'enchanteur s'extirpa de l'étreinte de son compagnon. Quelques coups de pieds peu gracieux le débarrassèrent de l'amas de cordages enroulé autour de ses mollets et en prenant appui sur les pierres saillantes de l'alcôve, Elias se hissa debout. Sa jambe blessée et l'ivresse lui compliquaient la tâche mais elles n'étaient pas de taille face à son opiniâtreté légendaire ; en clopinant et en rasant le mur avec autant d'assurance qu'un poulain nouveau-né, il parvint à atteindre le bas de l'escalier du laboratoire. Il l'aurait même gravi au mépris de la douleur, la tête de mule, si Merlin n'avait pas repris la parole.

« Tu m'en veux toujours, alors ? souffla-t-il, la mine basse, tout en épluchant machinalement les fibres d'un morceau de vieux cordage.

- J'suis pas en colère.

- Non, à peine...

- J'suis pas en colère pour hier, clarifia Elias. T'as dit non, t'as dit non, c'est comme ça. J'peux accepter. Mais c'qui est hors de question que j'accepte, c'est la pitié. Crois-moi bien que si j'avais su avant le duel que ça- » l'enchanteur brandit la faveur déchirée « -c'était ta version du lot de consolation, je te l'aurais fait bouffer jusqu'au dernier fil !

- C'est pas un lot de consolation !

- Ah non ? Alors pourquoi t'as dit que c'était « à défaut du vrai truc » ?

- Mais c'était pas dit comme ça, je voulais juste dire que... » Merlin chercha ses mots un moment avant de secouer la tête et de laisser retomber ses épaules. « J'aurai jamais raison avec toi, de toute manière...

- Pour des conneries d'ce genre, je confirme, oui. »

Elias avait mis de côté l'idée de s'attaquer à l'escalier. Bras croisés, hanche appuyée contre le muret tenant lieu de rambarde pour soulager sa jambe, le Fourbe tournait résolument le dos à son compagnon mais ne tentait rien pour s'en éloigner. Encouragé par cette immobilité, Merlin glissa hors de l'alcôve pour s'approcher, une enjambée précautionneuse à la fois. Quand il se retrouva directement derrière Elias et qu'aucune sommation de déguerpir ne pointait le bout de son nez, ses bras trouvèrent leur place autour de la taille du plus jeune, l'attirant en arrière contre son torse.

Il ne devait sûrement qu'au flegme conféré par l'alcool de ne pas se manger un pruneau pour son audace, ou au moins une réflexion bien sentie.

« Il faut que tu me croies, implora le druide contre les cheveux bruns. C'est pas que je veux pas, c'est... c'est compliqué.

- Non mais moi j'attends pas de justification, marmonna Elias, les yeux rivés sur le mur de pierre droit devant lui. Je t'ai posé une question, t'as l'droit de dire non, je t'oblige à rien. Seulement après, tu me joues pas la carte de l'indécis, genre j'y vais, j'y vais pas, peut-être... et surtout, tu me remues pas le couteau dans la plaie avec des coups comme c'lui d'aujourd'hui. T'as pas idée à quel point ça fait... enfin t'as pas idée de ce que ça fait. »

Au plus la conversation avançait, au moins Mehgan en comprenait l'objet. Le fait de devoir tendre l'oreille pour espérer entendre les voix depuis l'autre bout de la cour n'aidait pas. Mehben donnait l'impression d'être au moins aussi perplexe, ce qui était rassurant, en un sens.

Merlin poussa un soupir et posa son menton sur l'épaule d'Elias. « C'est pas pour me chercher des excuses, mais faut me comprendre, aussi. Quand on est rentrés hier soir, ce que j'avais prévu c'était de donner à manger à Mogriave et m'écrouler au plumard. Forcément, si on rajoute une demande en mariage surprise au programme, moi j'ai été pris de court. Ça peut se comprendre ça, non ? »

Si Mehgan n'était pas déjà assise, ses jambes se seraient dérobées sous son poids. Avait-elle seulement bien entendu ? Non... Certainement, elle confondait les mots. Qu'est-ce qui avait la même sonorité que « mariage » ? Alliage, potage, chantage... oui, voilà, chantage, c'était déjà un mot qu'elle avait moins de mal à associer à Elias.

« Je t'ai pas « demandé en mariage », faut pas déconner, rétorqua gauchement l'enchanteur en croisant les bras sur son torse, juste au-dessus des mains de Merlin qui se rejoignaient sur son abdomen.

- Ah bon ? Ah ben désolé alors. Non parce que quand j'ai demandé « Comment on pourrait faire lâcher l'affaire à tous ces lèche-pompes ? » et que t'as répondu très sérieusement « Vous pourriez commencer par m'épouser », bah moi de mon côté j'ai cru-

- Ça va, ça va, c'est bon ! Je me souviens très bien, merci. C'était un moment de faiblesse, rien d'autre.

- Un moment de faiblesse ? Vraiment ?

- … non. Mais bon, vu comment ça s'est soldé, j'vois pas bien l'intérêt de dire que j'y pense depuis des mois, hein, ni que jusqu'à hier je m'suis systématiquement dégonflé au moment d'poser la question. »

Merlin se courba pour caler son front dans la nuque de son compagnon, accompagné d'un bruit guttural peiné. « Elias... je te le jure, j'ai envie de dire oui... mais...

- Non mais on va pas se rejouer la scène d'hier soir, une fois ça m'a suffi. Les deux options c'était « oui » ou « non », t'as choisi « non », très bien. J'peux l'encaisser. » Le sorcier pivota non sans mal dans les bras de Merlin pour enfoncer un index dans la poitrine du druide, le regard déterminé. « Mais ne t'avise plus jamais de t'foutre de ma gueule avec un pseudo affichage en public alors que j'étais prêt à assumer l'vrai truc. Sinon ça va mal se mettre.

- D'accord.

- J'suis sérieux. J'ferai de ta vie un enfer.

- Oui ben c'est bon, j'ai compris. Je le referai plus. » Merlin attira Elias à lui pour le serrer contre son torse et poser le menton sur sa tignasse brune dépeignée par leur partie de cache-cache improvisée. « J'ai cru que ça te ferait plaisir, l'histoire de la faveur, à aucun moment c'était pour me foutre de ta gueule. Si ça t'a blessé... je suis désolé. »

L'enchanteur consentit enfin à retourner l'étreinte du druide et loger sa tête dans le creux de son épaule. « Mhmm. Ouais. T'as du bol que j'suis de bonne humeur et complètement claqué, sans ça je t'aurais pouillé la tronche. Mais là j'ai la flemme et un coup de trop dans le pif, alors j'vais laisser passer.

- Môssieur le grand vainqueur du tournoi est trop bon, se moqua gentiment Merlin, toute sa posture se détendant sous le coup du soulagement. En parlant de ça, il faudrait pas qu'on retourne au banquet ? Je te rappelle qu'il est donné en ton honneur, à la base.

- Nan. Z'ont qu'à se débrouiller sans moi. Puis j'veux pas retomber sur les quatre greluches, j'ai plus la patience. Et bon... y a quand même encore un type que j'aimerais défier avant d'aller piquer un somme, histoire que ma victoire soit complète.

- Encore un type ? Mais... qui ça ? »

Elias leva la tête et se fendit d'un sourire aussi canaille qu'aviné. « Merlin. Grand Cartographe de Bretagne. Je te mets au défi de monter au labo tout seul avec moi et d'en subir les lourdes conséquences. »

Surpris, le magicien blanc laissa échapper un bref éclat de rire avant de se pencher pour déposer un baiser sur les lèvres qu'un sorcier impudent avait osé mettre à sa portée. « J'accepte ton défi, Elias, Désherbeur Suprême de Carmélide. Par contre est-ce qu'on est sûrs que c'est très malin, avec ta jambe en rideau ?

- Bah… t'auras qu'à faire tout le travail, ça devrait passer.

- Ah ouais, comme d'habitude quoi. Tu vois que Mogriave a raison, au final.

- Ferme ton clapet et aide-moi à monter ces marches avant que le quatuor de dégénérées repasse par ici. »

Merlin leva les yeux au ciel mais attrapa le bras de son compagnon pour le hisser dans l'escalier. Entre la boisson et la blessure, le duo manqua de se casser la figure une paire de fois, ne devant leur salut qu'aux réflexes et à la vigilance du druide. Cependant ce dernier perdit patience à la moitié de l'ascension ; quand Elias trébucha une nouvelle fois sur ses propres pieds, Merlin l'empoigna à bras-le-corps et le jeta à moitié en travers de son épaule dans un grognement d'effort. Il parcourut ensuite rapidement la distance restante sous les protestations indignées de l'enchanteur et ouvrit la porte du laboratoire de son épaule libre, ses mains bien trop occupées à maintenir en place sa cargaison récalcitrante.

Le Clac ! du battant se refermant derrière les deux magiciens sonna aux oreilles de Mehgan comme un signal annonçant que la voie était libre. A entendre les rires étouffés et le bruit caractéristique du verre s'éclatant au sol – s'il s'agissait des fioles tout juste rangées, ils allaient le payer cher – il valait mieux ne pas traîner dans les parages sous peine de devenir les auditrices d'activités encore plus traumatisantes. Tant pis pour la dernière caisse de bricoles à ranger, elle allait devoir attendre le lendemain.

« Venez, souffla Mehgan en attrapant la main de sa sœur. On se tire. »

Mehben se laissa guider autour des établis sans la moindre résistance, l'œil hagard et le pas flageolant. « Tonton Elias a demandé Tonton Merlin en mariage, chuchota-t-elle doucement, comme à elle-même.

- Il semblerait.

- Et Tonton Merlin a refusé.

- Il semblerait. Enfin ça a l'air plus compliqué que ça, mais en gros, c'est l'idée.

- C'est horrible… »

De nouvelles larmes s'accumulaient dans les yeux de Mehben, au grand désarroi de Mehgan. Oh non, pas deux fois dans la même journée !

« Hé, hé, tout va bien, » murmura-t-elle en posant ses mains sur les épaules de sa sœur aînée – et en se faisant la promesse de la traîner voir Merlin pour un petit examen de routine le plus tôt possible ; cette soudaine avalanche d'émotivité n'était définitivement pas normale. « Tout va bien. C'est pas très marrant, mais on est d'accord pour dire que ça n'a pas eu l'air de changer grand-chose pour eux, pas vrai ?

- Non c'est vrai, admit Mehben.

- Voilà. Alors maintenant ce qu'on va faire, c'est qu'on va les laisser tranquillement mener les petites affaires dont on aurait jamais du entendre parler de toute manière, et on va retourner au banquet avant que votre mari – que pour le coup vous avez accepté d'épouser – ne commence à penser que vous avez été kidnappée et qu'il retourne le pays avec les deux autres guignols pour vous retrouver. »

L'image tira à Mehben un sourire amusé, bien qu'un peu humide, et Mehgan s'en trouva soulagée. Cette soirée éreintante allait pouvoir toucher à sa fin, il ne restait plus que quatre jeunes hommes bien imbibés à traîner dans leurs lits respectifs ; elles n'étaient techniquement responsables que de deux d'entre eux, mais Gwenaël était un invité et Iagu… eh bien Iagu était le petit frère agaçant toujours collé aux basques de la bande : tout le monde s'en plaignait, mais personne n'avait le cœur de laisser en arrière. Même lorsqu'il s'agissait de trimballer sa carcasse ivre jusqu'à son plumard pour lui éviter de passer la nuit dehors. Un ultime effort pour Mehgan après ces trois jours de tournoi, avant de pouvoir s'écrouler dans son propre lit auprès de Gareth.

Enfin c'était ce qu'elle pensait avant de tourner au coin du mur et de tomber nez-à-nez avec Kana et sa clique.

Les deux sœurs se figèrent, interdites, à deux doigts de percuter la troupe dans leur élan. Les harpies s'immobilisèrent de même et leur rendirent leurs regards désorientés. Se retrouver si proche après trois jours de traque à distance… c'était vraiment une étrange sensation. Comme rencontrer pour de vrai le héros d'une histoire dont on avait maintes fois entendu parler sans jamais le rencontrer. Sauf que là, il s'agissait seulement de quatre Débiles, et les histoires qui les accompagnaient n'avaient rien de bien héroïque.

Mehgan enferma vaillamment les insultes qu'elle rêvait de leur balancer à la tronche derrière un sourire bienséant.

« Bonsoir, articula-t-elle autour de ses dents serrées. Pouvons-nous vous aider ? »

Kana la dévisagea avec surprise – même si elle était loin d'égaler l'expression scandalisée de Mehben – avant de lui accorder un sourire dégoulinant d'amabilité feinte. « Peut-être bien… nous souhaiterions discuter avec maître Elias, sauriez-vous où il se trouve ? »

Un monde de possibilités s'offrait à la jeune femme. Elle balaya immédiatement l'option tentante mais déplacée du « Dans ton cul » qui était devenue comme une seconde nature involontaire au contact prolongé de Iagu. Elle pouvait mentir, bien sûr, et expédier la horde sur une piste qui les mènerait loin, loin, possiblement hors du domaine là où les loups auraient tout le loisir de s'en faire un casse-croûte de minuit. Ou encore demander à leurs « invités de marque » de lâcher la chemise d'Elias et de s'occuper de leurs oignons. Autant d'alternatives aussi séduisantes les uns que les autres…

Mais elle était Mehgan, fille de Karadoc de Vannes et apprentie des deux magiciens les plus puissants de l'île de Bretagne. Elle ne mentirait pas, pas plus qu'elle n'entacherait la réputation de Kaamelott en cédant à ses pulsions les plus primitives.

Elle pouvait très bien laisser Elias lui-même s'en charger.

« Oui, bien sûr ! répondit-elle poliment. Il vient tout juste de monter au laboratoire, vous ne pouvez pas le louper, il est juste en haut de cet escalier.

- Mehgan, s'étrangla Mehben, choquée.

- Oh, et ne soyez pas surprises, la porte est un peu capricieuse. Il faut forcer un bon coup. »

Kana tourna ses yeux de charognard vers la grande fenêtre du labo avant d'hocher la tête. « Merci pour l'indication. Et pour l'avertissement.

- Mais c'est bien normal. Je vous souhaite une bonne soirée, mesdames, et un excellent voyage de retour si nous ne nous recroisons pas.

- Oui, une bonne soirée à vous aussi, mesdemoiselles.

- Nous ferons attention à la porte, c'est promis.

- Prenez soin de vous, jeunes filles.

- Reposez-vous bien. »

Ceci étant fait, Mehgan se saisit de la main de sa sœur toujours estomaquée et s'éloigna prestement en direction de la cour principale, laissant la cohorte de vautours contourner le mur vers le laboratoire.

« Mais… mais… mais qu'est-ce qui vous a pris ?! s'étouffa Mehben dès qu'elle eut repris le contrôle de sa voix.

- Un petit cadeau d'adieu pour nos chers Débiles. Venez, il faut qu'on se tire vite.

- Mais pourquoi-

- Plus vite, Mehben, plus vite ! »

Tout en prenant la fuite comme un voleur de boudin le jour de la fête du cochon, Mehgan égrena les secondes dans sa tête. Elle n'était même pas parvenue à trente lorsque les rugissements d'Elias se mirent à rebondir contre les pierres des murailles, les mots indiscernables mais juste assez teintés de rage vengeresse pour faire éclore un rictus satisfait sur les traits de la jeune femme.

Pour interrompre sciemment une session de pelotage entre les deux magiciens de Kaamelott, il fallait être soit suicidaire, soit très très stupide. Ou les deux à la fois.


Depuis la colline voisine, on entendait sans mal les bruits de fête qui s'échappaient de la forteresse. La liesse avait de bonnes chances de durer toute la nuit, parti comme c'était parti…

Mais Elena se moquait bien du banquet, de ses musiques stupides à son cortège de mange-merdes qui s'enivraient jusqu'à perdre le contrôle total de leurs agissements ; sans oublier bien sûr l'imposteur, celui qui avait obtenu le titre de « vainqueur » uniquement parce qu'elle l'avait bien voulu. Non, elle avait bien mieux à faire que d'accorder la moindre minute à cette odieuse célébration.

Un mouvement furtif, dans sa vision périphérique. Elena tourna à peine la tête.

« Vous êtes en retard, » fit-il en guise de salut.

La silhouette encapuchonnée ne formula aucune excuse. Elle se contenta de s'immobiliser à côté de la magicienne, les profondeurs insondables dissimulées sous sa capuche tournées vers la colline d'en face. Vers la forteresse de Kaamelott.

« Vous l'avez ? »

Elena réprima un roulement d'yeux ironique et se contenta de sortir de son manteau un rouleau de parchemin. « Tout droit sorti de la salle des cartes, un vrai jeu d'enfant. Ils sont tellement occupés à boire et à danser qu'ils ne remarqueraient pas un dragon perché sur le parapet.

- Vous l'avez bien dupliquée, pour éviter les soupçons ? demanda la voix, peu impressionnée.

- Vous me prenez pour une débutante ? Vous vous doutez bien que oui. » Quand une main s'insinua hors de la cape noire pour se refermer sur le parchemin, Elena ne relâcha pas tout de suite sa prise sur le rouleau de papier. « En revanche, je ne peux m'empêcher de m'interroger… à quoi pourra bien vous servir une carte des vieilles galeries de la Résistance ? »

L'individu marqua une pause, jaugeant l'enchanteresse du regard. Du moins, c'était l'impression que cela donnait, mais avec cette maudite capuche impossible de savoir vraiment. Dans le genre malpoli…

« Vous saurez tout en temps voulu, ne vous inquiétez pas. »

Un petit coup sec sur le rouleau de parchemin, une seconde d'hésitation, mais Elena lâcha finalement le document volé et le regarda disparaître dans les replis de la cape noire. Elle n'en avait aucune utilité, après tout.

« Et votre acolyte, le balafré ? N'était-il pas question qu'il nous rejoigne ici également ?

- Il ne va pas tarder, » répondit-elle en reposant machinalement les yeux sur le domaine où l'on était en train de fêter une victoire bien illégitime. Laisser cet épouvantail de Kelliwic'h rafler les lauriers lui avait donné un goût amer dans la bouche, mais elle se consolait en se disant que la chute n'en serait que plus dure pour lui. Pauvre petit père. « Il discute avec un potentiel informateur.

- Un informateur ? Qui donc ?

- Allons, vous saurez tout en temps voulu, ne vous inquiétez pas. »

Le petit son de désapprobation qui s'échappa de la capuche indiqua que la boutade n'amusait personne. « Faites attention, très chère. Ce n'est pas vous qui menez la danse, vous n'en êtes qu'une exécutante. Aisément remplaçable.

- C'est ce que vous vous plaisez à rabâcher. Pourtant je ne vois pas comment votre habile petit plan pourrait fonctionner sans mes nombreuses interventions. Et puisque nous sommes sur le sujet : quand sera-t-il enfin prêt à être lancé, ce fameux plan ?

- Bientôt.

- Bientôt ? Bientôt… dans deux ans ? Dans deux mois ? Deux heures, peut-être ?

- Bientôt, répéta simplement la silhouette, perdue dans une observation presque sereine de Kaamelott. Patience, chère Elena, patience. Vous aurez votre vengeance. Aussi sûrement que j'aurai la mienne. »