Résumé : une promenade estivale tourne à la catastrophe.
Warning : mort et description de blessures.
== La Dette – Partie 1 ==
Le programme de la matinée était pourtant assez simple. Aller à l'orée du bois, relever les pièges à insectes et enfin répondre à la question qui avait soulevé tant de discorde ces derniers jours : est-ce qu'utiliser de la bière en appât attirait plutôt les guêpes ou les mouches ? Comme Elias avait trois pièces d'or pariées sur les guêpes – et qu'il n'était pas contre trafiquer le score final en cas d'égalité – il avait décidé d'aller récupérer la dizaine de grosses fioles que Merlin et les petites avaient pendues aux arbres le long du sentier forestier, la semaine précédente, et de compter lui-même.
S'il y avait plus de guêpes que de mouches, c'était trois pièces d'or de gagnées, ainsi que toute une cargaison de venin frais et l'alléchante perspective d'un « Je vous l'avais bien dit ! » balancé à la tronche du druide. Une belle brochette de victoires. Par contre s'il y avait plus de mouches que de guêpes… Bah. Ça ne risquait pas d'arriver, de toute manière, alors autant ne pas y penser.
Elias avait donc patiemment attendu que son compagnon quitte leur lieu de travail partagé, puis il avait chaussé ses bottes et s'était équipé d'une besace suffisamment grande pour servir ses intentions. Avec Merlin fourré dans une autre aile du château, il n'y avait personne pour le sermonner sur la nécessité de ne pas forcer sur sa jambe, de laisser du temps à l'os pour se réparer en profondeur. Un mois s'était écoulé depuis le tournoi de magie qui avait vu son tibia se briser, question rétablissement c'était amplement suffisant, du point de vue d'Elias.
Et puis, il en était le premier surpris, mais... il ressentait le besoin de passer un peu de temps seul, loin du laboratoire. Pour se recentrer.
Loin du labo, cela restait faisable. Pour ce qui était de la solitude en revanche, c'était déjà râpé cinq pas après avoir franchi la grande porte de Kaamelott.
« Alors, le ratichon ! On s'est enfin rendu compte que le soleil c'était pas que pour les carrés de blettes ? »
S'il n'avait pas immédiatement reconnu le timbre doucereusement piquant de Séli, il aurait répliqué avec une politesse de son propre cru. Mais il avait appris avec les années qu'on ne ressortait pas indemne d'un duel de verbe avec la reine de Carmélide alors il se contenta d'hausser une épaule, désinvolte.
« Qu'est-ce que ça peut vous foutre ? Vous voulez m'inviter à un pique-nique ?
- Quand j'aurai dans l'idée de couper l'appétit de tout le monde, je vous appellerai, soyez tranquille. Je posais la question par simple curiosité. » Séli se pencha et fit mine de fouiller les alentours directs d'Elias du regard. « Il est pas là, machin ?
- Machin ?
- La grande asperge à barbe, Merlin. Il est pas avec vous ?
- Ben vous voyez bien que non.
- Tiens donc. Pourtant quand il est au château comme en ce moment, et pas à courir les sentiers de toute la Bretagne, votre style à tous les deux c'est plutôt d'être collés comme une paire de cerises. On peut savoir ce qui change aujourd'hui ?
- Mais encore une fois, qu'est-ce que ça peut bien vous foutre ? grogna l'enchanteur, son capital patience déjà épuisé. Vous êtes pas ma mère, que je sache ! Si j'ai envie d'aller prendre l'air tout seul, je suis encore assez grand, non ? Bon. Alors au bout d'un moment vous serez gentille de bien vouloir me lâcher les noyaux. Est-ce que je vous demande, moi, ce que vous fichez dehors ?
- Non, monsieur. Mais comme moi je n'ai rien à cacher, je vais vous le dire : j'ai emmené mon petit-fils donner des graines aux poules. »
Les yeux d'Elias contournèrent Séli pour s'apercevoir qu'en effet, Yoan était en train de distribuer des graines par-dessus la clôture qui délimitait l'un des poulaillers de Kaamelott. Enfin, « distribuer » des graines… plutôt les balancer à pleines poignées en s'extasiant de la zizanie que la pluie de bouffe providentielle déclenchait chez les volatiles. Ce petit tenait bien trop de sa grand-mère, c'était inquiétant pour la suite.
« Il doit y avoir dix larbins rien que pour l'entretien extérieur du domaine et c'est le petit prince qui est de corvée de graines ? J'sais bien que les caisses se sont pas encore tout à fait remises, mais quand même… vous avez pas peur que ça fasse un peu clodo ?
- Le jour où vous aurez des gamins à vous, on pensera bien à venir vous consulter quand on aura besoin de votre avis sur telle ou telle activité. En attendant ce jour béni où vous vous essaierez à la vie de famille – lequel, vous m'excuserez, est très mal parti pour arriver – vous me ferez le plaisir de la boucler, mais alors à double tour ! »
Elias fronça les sourcils et laissa échapper un souffle d'air contrit par le nez. Ce n'était pas vraiment le jour pour les remarques désobligeantes, mais il ne comptait pas donner à Séli la moindre satisfaction.
« Bon, puisque je vois qu'on donne dans le mielleux, je vais vous laisser avant d'être carrément écœuré, déclara-t-il en reprenant sa marche. Je m'en voudrais de dégobiller sur vos pompes.
- Minute !
- Mais quoi, encore ?
- Vous m'avez toujours pas dit où vous allez comme ça.
- C'est peut-être parce que j'ai pas envie de vous le dire. Vous y avez pensé à ça ?
- Je vois pas bien ce que l'envie vient faire là-dedans. Alors ?
- Alors quoi, bon sang ?
- Vous accouchez ou il vous faut une claque dans le pif pour trouver les mots ? »
La violence, toujours la violence. On aurait pu penser que devenir grand-mère aurait miraculeusement adouci le caractère sulfureux de la picte. Oh, elle était tout à fait charmante envers son trésor de petit-fils, et il lui arrivait même de se montrer polie avec sa fille et son gendre une bonne partie du temps. Pour tout le reste, la naissance de Yoan n'avait eu presque aucun impact. On n'éteignait pas un feu de forêt avec un seul seau d'eau, après tout.
« Je vais juste à la forêt récupérer des pièges, voilà, vous êtes contente ? maugréa-t-il, vaincu. Je sais pas avec quelles copines vous prenez le goûter aujourd'hui, mais c'est pas avec ces potins-ci que vous allez les faire rêver, croyez-moi.
- Et c'est loin, ça, les pièges dans la forêt ? questionna Séli en ignorant complètement la seconde partie de la réponse d'Elias.
- Est-ce que je sais… vingt minutes de marche, peut-être trente.
- Ah bon. » La reine de Carmélide jeta un œil songeur à Yoan qui, à court de munitions céréalières, s'amusait maintenant à arracher et envoyer des brins d'herbe dans le poulailler. Autant dire que du côté de la gente volaillère, l'engouement n'était pas le même. « Bon, et ben allez. C'est parti.
- Euh… qu'est-ce qui est parti ?
- Le petit et moi, on vous accompagne.
- M'accompagner ? répéta bêtement l'enchanteur. Et depuis quand ?
- Depuis que je viens de le décider. Une bonne petite trotte, ça devrait le fatiguer assez pour qu'il me fasse une bonne sieste, histoire que je souffle un peu. C'est que maintenant qu'il cavale, y a plus moyen de le tenir, l'asticot. Sauf que moi j'ai passé l'âge. »
Elias se mordit l'intérieur de la joue, exaspéré. Il aurait pu choisir n'importe quelle porte pour sortir de Kaamelott. Il aurait même pu carrément se téléporter près de la forêt. Mais non, bien sûr, il avait décidé d'y aller à pied et en passant par la grande porte, comme un gros faisan.
« Non mais non, ça va pas être possible, ronchonna-t-il alors que Séli revenait vers lui en tenant par la main un Yoan encore hilare. Je voulais faire ça en vitesse pour ensuite retourner au labo, j'ai une montagne de boulot qui m'attend. Je suis désolé, j'ai pas le temps pour une promenade touristique.
- C'est ça, oui, prenez-moi pour un cèpe. Vous y étiez dans votre canfouine, si vous aviez tant de boulot que ça vous y seriez resté, venez pas me la jouer.
- Mais, je… j'ai besoin de mes pièges pour la suite, je peux pas faire sans !
- Eh ben justement, on va les chercher vos pièges, qu'est-ce que vous râlez ?
- Oh non mais vous êtes quand même unique, hein !
- Depuis le temps que vous jacassez, on serait déjà à mi-chemin. Alors maintenant vous arrêtez de rouscailler, qu'on puisse enfin se mettre en route ! Allez hop !
- Comme ça ? Sans garde, sans rien ? Et si on tombe sur des brigands ?
- Ah ! Des brigands entre ici et la forêt, avec toutes les patrouilles qui quadrillent le secteur ? Faut être drôlement motivé. Et puis entre parenthèses, si par hasard on arrive à tomber sur deux clampins qui seraient passés à travers les mailles du filet, vous allez bien vous débrouiller pour leur coller une dérouillée, non ? Si la magie ça sert juste à gagner des duels, je vois pas bien l'intérêt. »
Elias ravala le commentaire acide qui lui brûlait les lèvres, par égard pour les jeunes oreilles de Yoan qui devaient déjà être le réceptacle quotidien d'un langage bien trop fleuri. En près de dix ans de confinement en Carmélide, pas une seule fois il n'avait réussi à avoir le dessus sur l'épouse du Sanguinaire, il n'y avait aucune raison que les choses se soient améliorées depuis. Partout où Séli passait, sa volonté était loi, et elle n'avait aucun scrupule à la défendre avec des mots ou des gifles. Parfois les deux en même temps.
A sa décharge, Elias ne mettait pas tout son cœur dans les quelques disputes qu'un côtoiement prolongé avec la picte suscitait inévitablement, pour une raison simple : il devait bien trop à Séli. A commencer par son arrivée surprise à la forteresse de Carmélide, cette fatidique nuit d'hiver, après avoir abandonné une Kaamelott ravagée par les délires de Lancelot. Alourdi par la pluie plus que par que son maigre paquetage, assemblé à la va-vite dans son empressement de fuir le laboratoire devenu carcan, il s'était présenté à l'entrée de Carohaise sans savoir quel accueil lui serait fait. A lui, qui n'avait pas vidé les lieux à la seconde où le tyran avait posé ses augustes miches sur le trône. Lui qui avait, aussi indirectement soit-il, aidé les saxons à démilitariser et mettre à sac le pays dans lequel il était venu chercher refuge.
Pourtant, Séli ne l'avait pas immédiatement envoyé se faire voir – bon, Léodagan l'avait fait, mais ce n'était pas le sujet. Non seulement elle lui avait permis de rester, mais quelques jours plus tard quand une délégation de Kaamelott était venue toquer aux portes du domaine, la picte lui avait ouvert une cache sous la table de la salle à manger en lui intimant sèchement de s'y planquer.
« Et vous la bouclez, avait-elle ordonné avant de se tourner vers son mari. Ça vaut pour vous aussi. C'est moi qui traite avec les glandus. »
Aucune promesse de réhabilitation, aucun montant exorbitant de prime, aucune menace de destruction n'avait réussi à faire flancher Séli. Ce crétin de Ferghus était reparti comme il était venu, sans traître à ramener à la Reine Morue, avec même deux galons de flotte en moins à force de transpirer devant le dragon de Carmélide. L'enchanteur n'avait jamais su mettre le doigt sur la raison qui avait poussé Séli à mettre en péril tout ce qui tenait encore à peu près debout dans son pays pour le protéger, mais il savait ceci : une dette s'était scellée ce jour-là, une qu'il aurait le plus grand mal à payer.
Et Elias détestait être endetté auprès d'une autre personne. Fût-t-elle une reine assez brave pour tenir tête à deux douzaines de saxons alors que son fief entier était en train de tomber en ruines. Une reine assez entêtée pour le forcer à manger, à se laver, à avancer alors qu'il n'aspirait qu'à se morfondre sur tout ce qu'il avait perdu et se laisser plus ou moins dépérir sur les remparts battus par les vents.
Tant d'années de coups de pied au cul bien intentionnés… ça valait bien une promenade dans la forêt de temps en temps. En tout cas c'était plus concret question reconnaissance que tout ce temps à suivre Séli comme une ombre dans Carohaise, guettant chaque moment où il pourrait être utile pour commencer à rembourser sa dette hors de prix.
Par contre, hors de question de porter le gamin quand il aurait trop mal aux pieds pour se farcir le chemin de retour. Mamie n'aurait qu'à s'en charger.
« Ivère ! s'exclama subitement Yoan. Ivère, ivère, ivère !
- Qu'est-ce qui lui prend à baragouiner comme ça ? » grommela Elias en compensant avec difficulté les mouvements brusques du garçonnet qui se tortillait dans ses bras. Entre l'enfant qui lui criait directement dans l'oreille et la besace pleine de fioles qui lui lacérait l'épaule, il sentait ses dernières réserves de patience lui échapper à grande vitesse.
« Ivère !
- Mais quoi, l'hiver ? L'été commence à peine.
- Mais pas « l'hiver », fustigea Séli. Il parle de la rivière, là.
- Vous avez compris ça, vous ?
- Il a du mal avec les « r » parfois. Mais c'est comme ça qu'il dit « rivière ».
- Ben mes cousins, c'est pas simple… attendez, vous allez où, là ?
- Bah, à la rivière, répondit-elle comme si c'était évident. Le petit veut y aller, on va tremper les pieds deux minutes.
- Non mais ça va peut-être aller, là ! » Avec un grognement d'effort, l'enchanteur rajusta sa prise sur Yoan avant que le jeune surexcité ne lui échappe. Peut-être qu'il pouvait de nouveau essayer de le poser par terre ? Lors de son premier essai dix minutes auparavant, le petit s'était mis à chouiner de façon si convaincante qu'Elias s'était retrouvé du mauvais côté d'une engueulade bien assaisonnée. « On s'est déjà arrêtés regarder des fleurs, ramasser des plumes, puis il a fallu aller caresser les poneys de la ferme du vieux dégueu, et maintenant il faudrait encore faire un détour par la rivière !?
- Félicitations, vous comprenez vite ! ironisa Séli en sortant déjà du sentier bordé de fleurs pour se rapprocher du petit cours d'eau. En revanche j'ai plus de médaille, vous allez devoir vous contenter d'une claque dans le museau.
- Sans aller jusqu'à la médaille, vous pouvez tout de même admettre que j'en ai déjà assez fait, non ? argumenta Elias en suivant la picte en dépit de son meilleur jugement. Je vous dis que j'ai du boulot jusqu'aux rotules et que j'ai pas le temps : on enchaîne les détours. Je vous dis que je porterai pas le gamin s'il a mal aux pieds : je finis par le porter quand même. Je me suis même fait mordre en tenant cette vieille carne de poney dans le champ, tout ça pour que môssieur le petit prince puisse le caresser. Au bout d'un moment c'est bien gentil, mais j'ai pas que ça à foutre non plus !
- Mais on le sait ça, que vous croulez sous le travail, que vous n'avez pas une minute à vous. C'est pas tellement la peine d'en reparler toutes les cinq minutes.
- Et puis qu'est-ce que c'est que ce genre de céder immédiatement au moindre caprice de celui-ci ? » Elias secoua la tête pour dégager ses cheveux coincés par l'étreinte que Yoan venait de refermer autour de son cou. « Il n'a qu'à tendre le doigt et vous pliez, quand on vous connait même un tout petit peu on est en droit de penser que c'est bizarre.
- Pouvez pas comprendre, répliqua sèchement la grand-mère du prince avec un haussement d'épaule.
- C'est ça, bel argument… en attendant ça m'explique pas pourquoi je suis obligé de vous suivre comme un clébard alors que je devrais être retourné au turbin depuis des heures.
- Oh ça va, c'est bon, et ben retournez-y dans votre grotte si c'est si vital que ça ! On se passera de votre charmante compagnie et on se débrouillera bien pour rentrer tout seuls. »
D'un geste vif qui ne trahissait pas son âge, Séli récupéra son petit-fils dans ses propres bras et s'éloigna vers la rivière sans un autre mot.
Elias se retrouva seul sur l'herbe, les bras ballants. Son premier instinct fut de tourner les talons en direction de Kaamelott pour retrouver son laboratoire et essayer de rattraper les trois heures de retard que son programme de la journée avait pris dans les dents. Non seulement ça, mais les cuisines en avaient certainement déjà terminé avec le repas de midi ; à tous les coups, il allait encore se prendre une remarque paternaliste de Merlin. Comme quoi il était débile de persister à se pourrir la santé en sautant un repas sur trois, « et encore c'est quand je suis là pour vous rappeler de manger, parce que le reste du temps j'ose même pas imaginer à quel rythme vous tournez », et bla et bla et bla. Toujours sur son dos, celui-là, pour la bouffe, pour le sommeil – cela faisait bien longtemps que « vous avez bien dormi ? » s'était transformé en « combien de temps vous avez dormi, cette fois-ci ? » – et tout un tas d'autres petits trucs qu'on arrêtait généralement de surveiller chez les plus de dix ans. C'était déjà chiant au-delà de toute mesure, mais alors qu'est-ce que ça aurait été avec une alliance au doigt…
L'enchanteur serra les dents jusqu'à sentir les racines de ses molaires grincer de protestation. Bon sang. Il s'était pourtant promis d'arrêter d'y penser. Au moins pour aujourd'hui.
Il avait beau se répéter que le refus du druide ne changeait absolument rien – et le répéter tous les trois jours au principal intéressé – il ne pouvait pas le chasser de sa tête. Le sujet revenait bien trop régulièrement sur le tapis, ce qui n'aidait pas. Qu'il s'agisse de justifications désolées ou de plaisanteries maladroites, Merlin n'avait de cesse de traîner le problème en pleine lumière là où Elias l'aurait volontiers laissé crever dans un recoin obscur, accompagné des quelques morceaux d'orgueil qu'il avait perdus dans l'affaire.
C'était probablement ça qui contribuait le plus à son inconfort, d'ailleurs. Son égo ébréché. Il n'avait jamais volontairement laissé de faille aussi béante dans son armure d'invulnérabilité, aussi avait-il un peu de mal à se remettre du coup que le druide lui avait asséné sans même s'en rendre compte. Mais Elias ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même : il avait donné le bâton pour se faire battre, il n'allait pas non plus se plaindre d'avoir récolté des bleus.
L'enchanteur laissa son regard dévier vers Séli et Yoan, déjà pieds nus et pataugeant dans deux pouces de flotte. Le choix n'avait rien de bien complexe : retourner au laboratoire affronter un compagnon qui oscillait entre sermons exaspérés et yeux de chien battu depuis plusieurs jours, ou rester profiter du calme et du soleil d'été encore quelques instants. Présenté comme ça, forcément, il n'y avait que peu de place pour l'hésitation.
Elias balaya d'un revers de main agacé le rictus triomphal qui s'afficha sur le visage de Séli quand il arriva près de la rivière.
« Aucun commentaire, vous serez bien aimable. »
Il se trouva un rocher suffisamment plat et y déposa sa besace dans un cliquètement, plongeant ses mains à l'intérieur pour en sortir les grosses fioles qui avaient tenu lieu de pièges à insectes. Il restait, soit, mais cela n'allait pas l'empêcher de bosser un peu.
Un après l'autre, il vida les récipients sur la surface rocheuse pour en examiner le contenu. Ce qu'il vit le fit sourire ; sans être complètement sélectifs, les pièges avaient fonctionné comme il le souhaitait, et il n'avait pas besoin de compter avec précision pour savoir qu'il gagnerait haut la main le pari mouches contre guêpes. Désormais il s'agissait simplement de savoir quelle quantité de bestioles rayées en bon état il pouvait escompter récolter. Une semaine de pose, c'était un bon compromis : plus court, l'installation ne valait pas le déplacement, mais en laissant plus longtemps il courrait le risque de se retrouver avec des guêpes à moitié décomposées, et donc parfaitement inutilisables.
Elias en était arrivé à cent quarante-deux des précieux insectes, le tout en seulement deux fioles, quand une ombre aux contours familiers vint obscurcir son espace de travail champêtre.
« Bon sang mais qu'est-ce qu'il y a encore ? grogna-t-il derechef sans chercher à comprendre et sans lever le nez de sa tâche. Vous voyez pas que je suis en train de bosser ? Allez faire des ricochets et foutez-moi la paix !
- Non mais ça va pas mieux, hein ! s'offusqua Séli. Vous savez même pas pourquoi je viens vous voir.
- Mais j'en sais rien, moi, vous allez me forcer à tremper les pieds dans l'eau, ou encore une autre lubie que vous venez d'inventer dans le seul but de me pourrir la journée.
- Parce que vous inciter à profiter du beau temps pour respirer un autre air que celui vicié de votre labo, vous trouvez que c'est vous pourrir la journée ? Bah mon vieux, c'est pas la reconnaissance qui vous étouffe. » Un mouvement du coin de sa vision périphérique indiqua à Elias que Séli avait tendu le bras vers lui. « Pour votre gouverne, j'étais juste venue vous donner un morceau à becqueter, parce que ça fait au moins dix minutes qu'on entend votre estomac hurler famine et que ça commence à me taper sur le système. »
La dernière remarque détourna enfin l'attention d'Elias et lui fit tourner la tête en direction de Séli ; ou plutôt, en direction du casse-croûte qu'elle tenait à quelques pouces de son nez. Une simple association de fromage, de viande séchée et de feuilles de salade, nichée entre deux tranches de pain frais. A l'instant où le doux fumet de la tome de chèvre envahit ses narines, le traître qui servait d'estomac à Elias manifesta bruyamment son intérêt, confirmant les dires de la reine de Carmélide. Perdu comme il l'avait été dans son recensement de guêpes, l'enchanteur ne s'en était même pas rendu compte.
« Voilà, renchérit Séli en rapprochant un peu plus l'alléchant en-cas. Donc vous avalez ça pour que tout le monde soit tranquille.
- Non mais ça va, j'ai pas faim.
- Vous pouvez me la refaire sans cligner des yeux, celle-là ? Je préfère vous prévenir quand même, ça a peu de chance de passer. Maintenant vous prenez ce qu'on vous donne et vous mangez, pour le reste on se passera de vos avis. »
Après un instant d'hésitation supplémentaire, Elias leva une main pour accepter l'offrande, ponctuant le geste d'un petit hochement de tête. « Ben… merci. Ça va pas vous faire défaut ?
- J'en ai embarqué trois pour le casse-croûte du petit, sauf qu'il est tellement excité qu'il en a mangé péniblement la moitié d'un et que là, il est en train d'émietter l'autre moitié pour la donner aux poissons. A choisir, je préfère vous nourrir vous plutôt que les truites.
- Pas de beaucoup, j'imagine. »
La première bouchée fit réaliser à Elias que si, en fait, il avait très faim. Il ne savait pas qui blâmer entre les trois heures de crapahutage, le beau temps ou le plein air, mais ce qui était sûr c'était qu'il n'avait pas eu autant d'appétit depuis un bon bout de temps. Le casse-croûte se retrouva englouti en quelques bouchées, laissant derrière lui quelques miettes sur la tunique d'Elias et un petit nerf issu de la viande séchée entre ses prémolaires.
« Eh ben, s'amusa Séli. Pour quelqu'un qui n'avait pas faim, vous avez quand même une sacrée descente. J'en ai un autre si le cœur vous en dit.
- Non merci, c'est suffisant comme ça, répondit l'enchanteur en tentant vainement de déloger le nerf à l'aide d'un ongle. Après je vais être trop lourd pour le voyage de retour.
- C'est ça, trop lourd. Vous êtes encore moins épais qu'une branche de céleri, arrêtez de vous prendre pour un autre. J'ai à moitié envie de vous forcer à le manger, tiens, rien que pour mettre un peu de matière sur votre carcasse.
- Ah non, vous allez pas vous y mettre aussi ! Figurez-vous que j'ai déjà une mamie étouffante sur le dos et que je compte pas commencer une collection. Si c'est pour être aussi tranquille ici qu'au labo, j'aime autant rentrer. »
Séli se para d'un petit sourire suffisant qui ne laissait présager rien de bon. « Ah, on y vient, donc.
- On y vient à quoi ?
- Au problème qu'il y a entre vous et la grande asperge. »
Le sorcier abandonna son bidouillage dentaire pour lancer un regard noir à la reine de Carmélide. « Qu'est-ce que vous venez me chanter, encore ?
- Ça fait deux heures que vous rouspétez comme quoi vous avez du travail, que vous devez rentrer, pourtant étrangement vous êtes toujours là. D'habitude vous êtes un poil plus intransigeant que ça, je m'attendais à ce que vous nous lâchiez avant même le coup des poneys. Pire même, quand je vous ai dit de retourner à Kaamelott tout à l'heure, vous êtes resté. J'en déduis que peut-être, même si vous nous rabattez les oreilles avec ça depuis trois plombes, vous n'avez pas envie de rentrer. Et que possiblement, c'est la faute à un certain druide.
- … oh mais mêlez-vous de vos fesses, j'vous assure.
- J'ai pas raison, peut-être ? »
Si. Non. Ce n'était pas aussi simple que ça… Séli n'avait pas toutes les cartes en main pour comprendre, et même si elle représentait pour Elias ce qui se rapprochait le plus d'une amie – aussi médiocre soit son expérience de l'amitié – il était hors de question qu'il évoque le sujet de sa demande en mariage foireuse. Sa relation avec la picte consistait à boire un godet ensemble une fois de temps en temps, se foutre de la gueule de tel ou tel clampin et tomber d'accord que les blettes bouillies de Carmélide ne leur manquaient absolument pas, point. C'était simple, c'était franc, c'était propre. Il n'était écrit nulle part qu'Elias était obligé de gâcher cette belle association en mettant ses soucis de cœur sur la table.
Ses soucis de cœur… et dire que la notion lui était encore parfaitement inconnue quelques années auparavant. Heureux les ignorants.
Séli le scrutait toujours du regard. Il était conscient qu'un silence trop long sonnait comme un aveu, mais il ne savait pas bien quoi répondre pour brouiller la piste.
Son salut prit la forme incongrue d'un humain miniature trempé jusqu'aux genoux qui déambula dans sa direction, sourire radieux aux lèvres et petit poing mystérieusement fermé. Yoan s'immobilisa contre la jambe d'Elias et chercha à attraper une main du sorcier en babillant des mots inintelligibles dans sa barbe inexistante.
« Qu'est-ce qu'il veut, maintenant ? grommela-t-il en gardant ses doigts hors de portée, par pur esprit de contradiction.
- Il veut vous donner quelque chose. Arrêtez de faire votre ours aigri et tendez la main, personne ne va vous mordre. Non mais j'vous jure… »
Après avoir débattu la question quelques secondes supplémentaires, Elias capitula finalement et laissa Yoan se saisir de sa main, ne serait-ce que par curiosité. Aussitôt, le jeune garçon y fourra un petit objet froid, lisse et humide. Quand l'enchanteur put jeter un coup d'œil au creux de sa paume, il y trouva un galet aux reflets orangés tout droit sorti de la rivière.
« Trésor, affirma le Pendragon de trois pieds de haut avec tout le sérieux d'un homme de quarante piges. Elias garder pour moi ?
- Euh… oui, je suppose…
- Merci ! »
Alors qu'un Yoan satisfait s'éloignait en direction du ruisseau pour y trouver de nouvelles richesses, Séli laissa échapper un sifflement faussement admiratif.
« Ben mon petit vieux, voilà autre chose. D'habitude il laisse personne d'autre que son père veiller sur toutes les bricoles qu'il ramasse – et j'aime autant vous dire que c'est souvent, en ce moment. Vous êtes drôlement chanceux. »
Chanceux. Ce n'était peut-être pas le mot juste, mais l'attention était assez amusante pour qu'Elias la tolère. Alors sur l'heure qui s'ensuivit, l'enchanteur consentit à interrompre de temps en temps son comptage de guêpes pour accepter un nouveau caillou. Tantôt nacrée, tantôt veinée de bleu, chaque nouvelle offrande trouvait son chemin dans la poche d'Elias pour y rejoindre le reste du butin. Sous l'œil attentif mais bienveillant de Séli, Yoan poursuivait sans relâche son exploration de la berge, accourant vers les deux adultes dès qu'il mettait la main sur une pierre jugée digne de rejoindre la salle du trésor. Tout empressé qu'il était, le jeune maître se montrait toutefois respectueux et reconnaissant envers son gardien des coffres ; il disait « s'il vous plaît », « merci », et à son dixième passage, il le gratifia même d'un bref câlin biscornu.
Le rôle d'Elias n'impliquait pas beaucoup de participation active. Recevoir le caillou, marmonner une variante au hasard de « C'est joli » et le glisser dans sa poche avec les autres pendant que le petit prince repartait farfouiller entre les rochers. Mais la routine, simple et prévisible, était étrangement apaisante pour l'esprit préoccupé de l'enchanteur du Nord ; il se surprit à guetter du coin de l'œil le retour de son fournisseur de minerai et à tenter de deviner à l'avance si sa nouvelle cargaison comprendrait plutôt du somptueux saphir ou de la scintillante spinelle.
Ouais. Peut-être que le soleil d'été lui avait trop tapé sur la tête, en fin de compte.
Cependant, quand Yoan glissa dans sa main ce qui devait être le quinzième galet de la journée – le ruisseau allait bientôt se retrouver entièrement dépouillé, au rythme où allaient les choses – la forme et la texture de l'objet poussèrent Elias à lever le nez de son travail pour lui accorder son attention.
En lieu et place d'un énième caillou, c'était une chevalière en argent que l'enfant venait de lui ramener. S'il n'était pas inédit de tomber par hasard sur des objets de valeur égarés, une rivière n'était tout de même pas un lieu commun pour ce genre de découverte. Encore moins lorsque ladite découverte se trouvait à la portée d'un enfant d'à peine trois ans.
« Où est-ce que tu as trouvé ça, toi ? » murmura Elias à lui-même en faisant rouler l'anneau mouillé entre ses doigts. Il ne devait pas avoir traîné dans la flotte longtemps, l'argent n'était même pas terni.
Comme pour lui montrer, Yoan se saisit de la main libre de l'enchanteur et le tira vers le cours d'eau. Suivi de près par Séli, Elias se laissa guider sur la berge en prenant garde à ne pas glisser sur les galets couverts de vase. Puis, au détour d'un rocher haut comme un établi, il l'aperçut.
Le bonhomme était probablement un marchand, un colporteur, ou encore un notable de faible réputation à en juger par sa tenue trop sophistiquée pour le monde agricole, mais trop modeste pour les hautes sphères de l'aristocratie. Sans être extravagante, son allure traduisait un rang à mi-chemin entre le nobliau de bas étage et le boutiquier de milieu bourgeois. Très aisé. Enfin désormais il était surtout très mort.
Elias s'approcha prudemment du cadavre à moitié immergé, rétractant le bras pour amener Yoan derrière lui, vers sa grand-mère. A voyager sans escorte, il était très possible que le bougre se soit fait sauter dessus par un animal sauvage ; tout comme il était tout à fait possible qu'il se soit trouvé la victime d'un assaut bien plus humain.
Un pas précautionneux à la fois, l'enchanteur s'engagea dans le ruisseau jusqu'à avoir de l'eau au ras des bottes et tout le bas de son manteau trempé. Il atteignit le rocher contre lequel l'inconnu gisait sur le flanc, son visage ainsi que toute la partie gauche de son corps entièrement dissimulés dans les remous des eaux vives. Il entendit vaguement Séli faire une remarque, mais le bruit de la rivière ne lui apporta que le timbre caractéristique de la picte et aucun de ses mots. Du bout du pied, Elias fit pression sur l'épaule du voyageur pour le basculer sur le dos et révéler son visage.
La face barbue ne lui disait rien, pas plus que la tignasse brune et bouclée que l'eau avait plaquée aux tempes du bonhomme. En revanche la longue balafre en travers de la gorge, bien trop nette et droite pour être l'œuvre d'une bête sauvage, lui inspirait une profonde inquiétude.
Les yeux d'Elias se portèrent aux quatre coins de la scène, rapides et critiques. L'eau de la rivière était glacée, comme souvent en Bretagne, et ce même en été. Pourtant le sang continuait à s'échapper à gros bouillons de la plaie, là où la température de la flotte à elle seule aurait du stopper l'hémorragie dans le quart d'heure suivant la mort, grand maximum. Ça n'avait aucun sens, sauf si…
Sauf si l'attaque remontait à moins d'un quart d'heure.
Un picotement d'appréhension se nicha au creux de la nuque d'Elias, bourdonnant, entêtant. Il releva la tête pour ratisser la zone du regard ; les gros rochers, la berge d'en face, le pré attenant. Des détails l'interpellèrent immédiatement : plusieurs jeux de traces fraîches dans la vase, les dizaines de cachettes possibles parmi les énormes pierres… comment avait-il fait pour passer une heure dans les environs sans prendre aucune précaution ? Sans s'assurer que l'endroit était sécurisé ? Et surtout, sans entendre un gugusse se faire égorger comme un cochon à une cinquantaine de pas ?
Cette propension trop fréquente à baisser sa garde commençait à devenir bien trop gênante.
« Ramenez le gamin à Kaamelott, lança-t-il par-dessus son épaule sans quitter les rochers du regard.
- Quoi ? cria Séli en retour pour se faire entendre malgré les remous de la rivière.
- Rentrez tous les deux à Kaamelott !
- Pourquoi ? Vous avez peur d'un type mort ?
- Faites ce que je vous dis et discutez pas ! »
Suivant son intuition, Elias sonda de nouveau les rochers, mais cette fois-ci en usant d'une bonne dose de psychokinésie – une discipline difficile, lorsqu'on n'avait pas les interlocuteurs en vue, mais pas hors de sa portée. Ses craintes se virent confirmées : parmi les rocs, au moins deux personnes se planquaient, peut-être plus. Un joyeux fatras de peur, d'excitation, d'hésitation et d'agressivité émanait pêle-mêle des individus dissimulés, résonnant dans l'esprit d'Elias comme le signal d'alerte d'un danger imminent.
« Tirez-vous ! intima-t-il à Séli lorsqu'il se rendit compte que cette dernière n'avait pas bougé d'un poil. Il y a des connards planqués dans les rochers là-bas, ramenez le petit à Kaamelott !
- Vous croyez qu'on peut pas s'en sortir contre deux glandus ? fustigea la picte en retour, tenant malgré tout Yoan contre elle.
- Je sais pas combien ils sont, au moins deux mais peut-être cinq, allez savoir ! Je peux pas m'occuper de leur cas et vous surveiller en même temps, alors rentrez au château !
- Me « surveiller » ? Ah ! Mon petit vieux, vous prépariez vos compotes dans un coin tranquille de Calédonie que je dérouillais du Jute par paquets de douze, alors venez pas la ramener !
- Séli, merde ! finit-il par rugir, à bout de patience. Je sais que vous ne voulez pas l'entendre mais vous n'avez plus vingt ans ! Alors laissez-moi régler ça et barrez-vous mettre le petit à l'abri ! C'est plus important que de vouloir me prouver je sais pas quoi ! »
L'urgence dans la voix d'Elias s'était insinuée de façon bien involontaire, encensée par le passage fugace d'une capuche grise au milieu des rocs. Il n'aurait pas su expliquer concrètement le pourquoi de la chose, mais la simple possibilité que Séli et son petit-fils se retrouvent à la merci de brutes épaisses le répugnait. Heureusement, il n'eut pas à insister : la reine de Carmélide le dévisagea quelques secondes supplémentaires mais hocha la tête de bien mauvaise grâce et souleva Yoan dans ses bras avant de s'en aller au trot en direction de Kaamelott.
Il aurait peut-être du demander à ce qu'elle envoie quelques renforts, au cas où. Bah, trop tard.
Cachant son appréhension derrière un masque de bravade, Elias fit face aux rochers et parla bien fort pour être entendu par-dessus le tumulte de la rivière.
« Allez les comiques, la fête est finie ! Je sais que vous êtes là, alors vous allez tous sortir avec les pognes bien visibles, qu'on s'explique un peu ! »
Quatre silhouettes encapuchonnées vêtues de gris s'extirpèrent de leurs cachettes, doucement, telles des araignées rendues curieuses par des vibrations à la surface de leurs toiles. Elias déglutit avec difficulté. Quatre. Il avait espéré deux. Dire qu'il avait laissé son bâton au labo comme un con pour ne pas s'encombrer, persuadé de ne pas en avoir besoin pour un aller-retour qui n'aurait pas du lui prendre plus d'une heure, en tout et pour tout. Quel débile.
Toujours deux solutions à un problème, comme disait le paternel de son vivant. Il pouvait se téléporter à Kaamelott et alerter les gardes, à cette distance il en avait les capacités. Mais Séli serait rattrapée en cinq minutes. Ou alors il pouvait rester et se battre, à un contre quatre. Bien sûr, il avait déjà affronté des ennemis bien plus coriaces, et dans des circonstances bien plus défavorables, mais jamais sans plan soigneusement établi au préalable – ou un escadron de lanciers entre lui et les lignes ennemies. Cette rencontre aussi fortuite que désagréable avait tout pour le contrarier ; hors de question cependant d'en laisser paraître même le plus infime indice à ses adversaires.
« Alors je vais vous la faire courte et précise, lança-t-il tout en sentant l'eau froide de la rivière parvenir finalement à traverser les coutures de ses bottes pour lui geler les pieds. Soit vous vous tirez, maintenant, et on oublie qu'on s'est croisés. Soit vous restez et ça va chauffer pour vos culs, j'aime autant prévenir. Comme je suis de bonne humeur, je vous laisse deux minutes pour en discuter entre vous, si vous êtes toujours là après je me ferai un plaisir de cramer vos jolies capuches.
- Tu ne nous intéresses pas, magicien, répliqua une voix masculine. Nous sommes là pour l'enfant. Ecarte-toi et tu seras épargné. »
Le roi Arthur avait bien raison. Se faire tutoyer par de parfaits inconnus à l'allure menaçante était hautement désagréable.
« Épargné ? ricana Elias. Je crois qu'on s'est mal compris, les blaireaux. Ceux qui risquent leurs vies en ce moment, c'est vous. Vous êtes pas en position de négocier.
- Dernière chance, vieil homme ! grogna une autre silhouette, plus petite et trapue que les autres. Pousse-toi ou on te bute !
- Toi mon grand, pour le coup du « vieil homme », tu vas ramasser trois fois plus que tes petits copains. »
Le quatrième membre de la bande, resté un peu en retrait, dégaina une arbalète jusqu'alors planquée derrière un bloc de roche. Mais Elias avait déjà deux coups d'avance. Sans laisser au corniaud le loisir d'ajuster sa visée, l'enchanteur conjura la plus grosse boule de feu qu'il pouvait produire en une demi-seconde et la balança à deux pas devant lui, droit dans la flotte. Au contact de l'intense chaleur, l'eau se vaporisa instantanément en un épais rideau de vapeur, noyant les alentours directs sous une nappe de brouillard aveuglante qui tira aux importuns des exclamations de surprise. Le carreau d'arbalète, tiré malgré tout, alla se planter dans l'herbe à quinze pas de sa cible originelle avec un Chtok ! tout à fait inoffensif.
Elias se permit un sourire carnassier. La chasse était ouverte.
D'ordinaire, pour un petit groupe d'ennemis, il avait tendance à privilégier les éclairs en chaîne. Mais sans son bâton et avec cruellement peu de temps pour réfléchir – sans compter qu'avec les pieds dans l'eau, il risquait fort de se pendre une dose de son propre sort par conduction – le sorcier opta pour une frappe simple et sans fioriture. Il s'en remit aux flammes, une véritable seconde nature depuis le début de son apprentissage, et envoya des lames de feu verdoyant dans la direction générale de ses adversaires. N'ayant aucun scrupule à ratisser large, Elias se laissa guider par les hurlements de douleur pour ajuster son tir suivant, se faufilant entre les rochers luisants de brume pour se rapprocher de ses victimes et éviter d'éventuels projectiles.
Trouver le juste équilibre entre vitesse de déplacement et maintien de la trajectoire n'était pas évident avec le torrent qui butait contre ses genoux et la généreuse couche de vase qui en tapissait le fond. Elias faisait de son mieux pour éviter la chute tout en gagnant du terrain à travers les embruns artificiels, maudissant intérieurement la vive douleur qui commençait à s'éveiller au niveau de son tibia à force de lutter contre le courant. Merlin allait pouvoir se faire plaisir, un « J'vous avais prévenu » à la fois, quand il serait rentré à Kaamelott.
Enfin, encore fallait-il faire en sorte de pouvoir rentrer à Kaamelott.
Un glapissement de souffrance lui apprit deux choses. Une, il était vraiment doué pour faire mouche avec une flèche d'acide en s'aidant uniquement des sons. Deux, l'ennemi n'était plus qu'à cinq ou six pas devant lui.
Il enjamba sans s'attarder un cadavre encore fumant, étendu le nez dans l'eau. Le feu magique d'Elias était conçu pour être bien plus agressif que le feu naturel : une fois qu'il avait trouvé quelque chose à grignoter, il était très difficile – pour ne pas dire impossible – de s'en débarrasser avant de se transformer en charogne carbonisée. Ce loustic-là l'avait appris à la dure, ainsi qu'un de ses potes dont la forme vaguement humaine et complètement noire gisait sur la berge. Deux de moins, encore deux sur la liste.
Le type à l'arbalète était à court de carreaux comme de courage. Quand Elias lui tomba dessus en fendant le brouillard, des étincelles crépitant au creux de sa paume, le froussard lâcha son arme et s'enfuit aussi vite que ses jambes tremblantes le permettaient. Comme il prenait la fuite dans la direction opposée à celle de Kaamelott, l'enchanteur s'en désintéressa. Et de trois. Plus qu'un et il serait temps de rentrer à la maison.
Son dernier assaillant se faisait curieusement discret. Elias avait beau sonder les environs qui réapparaissaient à mesure que la vapeur d'eau s'estompait, il n'arrivait pas à mettre la main sur la quatrième roue de cet odieuse charrette. Il pataugea un peu en amont, puis un peu en aval, en vain. A l'instar du tireur de carreaux, le couard avait peut-être pris la poudre d'escampette depuis longtemps. En tout cas le ruisseau était trop peu profond et le courant pas assez puissant pour emporter un corps, il n'avait donc pas pu se volatiliser comme ça.
Elias en était là de ses réflexions quand une forme sombre bondit du rocher à sa droite, projetant une ombre par-dessus son épaule et bloquant le scintillement du soleil sur la surface du ruisseau. L'enchanteur se retourna brusquement pour faire face à la menace tout de gris vêtue et l'embrasser d'un regard hâtif ; son attention se retrouva particulièrement attirée par la grosse pierre serrée dans un poing prêt à s'abattre sur son crâne.
L'instinct arracha les rênes des mains de la réflexion. Le sort d'onde de choc s'échappa des paumes jointes d'Elias avant qu'il ne s'en rende vraiment compte, frappant l'individu en plein air et en pleine poitrine. Coupé dans son élan, ce dernier se retrouva projeté en arrière contre le même rocher qui lui avait servi de tremplin. La rencontre brutale de son dos avec la surface rocailleuse lui soutira un cri de douleur et lui fit lâcher son arme de fortune ; l'impact seul l'aurait envoyé au sol, si Elias n'avait pas immédiatement fondu sur lui pour le plaquer contre le roc, ses doigts s'appropriant deux bonnes poignées de la tenue du fumier.
Il s'agissait du plus petit de la bande, le trapu avec une gueule bien trop grande pour sa propre sécurité. Ceci dit, il ne l'ouvrait plus trop, coincé comme il l'était ; la mine basse et la capuche rabattue sur le visage, le type observait un silence de cathédrale.
« Alors ? » railla Elias, le soulagement poussant les mots hors de sa bouche en les trempant dans le mépris. « On fait moins le fiérot sans ses copains, j'ai pas raison, mon connaud ? Ah ça veut jouer aux bonhommes mais dès qu'on dégaine les torgnoles, y a plus personne ! »
Aucune réaction notable, sinon celle de ramener le bras gauche près de son abdomen dans un geste protecteur. La large déchirure qui ceignait le flanc du type, alliée à l'odeur âcre de chair fondue, informa Elias qu'il venait de trouver la victime de sa flèche d'acide de plus tôt. Bien.
« Maintenant, gros bourrin, j'aimerais que tu répondes – ça t'ennuie pas si je te tutoie, hein ? C'est toi qui as commencé, après tout… j'aimerais que tu répondes, donc, à une ou deux questions. Pourquoi vous en avez après le fils du Roi, qui vous a envoyés et comment vous avez su qu'il serait ici ? Oups, ça fait trois, je suis vraiment navré, j'espère que t'es pas déstabilisé. Prends ton temps pour répondre, mais pas trop quand même, tes acrobates et toi vous m'avez bien vrillé les nerfs. »
Toujours aucune réponse, ni aucun mouvement qui prouvait que l'imbécile avait entendu. Toute envie de fanfaronnade quitta Elias, entraînant dans son sillage les derniers vestiges de sa patience.
« Ho ! Je te cause, ducon ! Qui vous a envoyés, toi et ta troupe de bouseux ? Parle ! »
C'était très irritant de ne pas voir le visage de celui qu'il invectivait, aussi Elias se saisit de la capuche encombrante pour la tirer en arrière d'un coup sec. La trogne ainsi découverte le força à marquer un temps de pause.
Le bonhomme à grande gueule était un gamin. Seize ou dix-sept ans, pas plus. Bien plus jeune en tout cas que Mehben et Mehgan au début de leur apprentissage. Sa tignasse de cheveux bouclés était du même blond que le duvet qui parcourait sa mâchoire, trop fin encore pour mériter le nom de « barbe », et retombait devant ses yeux en mottes sculptées par la sueur et les éclaboussures de la rivière. Des yeux bleu-gris, ancrés sur l'enchanteur qui le bloquait contre le rocher et noircis par la même rage silencieuse qui faisait vibrer tout son corps.
Cette colère ouverte, cette rancœur crue… Le gosse était bien trop jeune pour les éprouver. En dépit de son meilleur jugement, Elias sentit une minuscule once d'empathie à l'égard de celui qui trois minutes plus tôt était prêt à lui fracasser le crâne sans motif apparent ; il avait après tout passé une bonne partie de sa jeunesse à ressembler à ça. Aigri, désillusionné, en guerre contre le monde entier. Persuadé que la seule manière de ne pas se faire piétiner par les autres, c'était de piétiner en premier.
Devant ce miroir qui le renvoyait un siècle en arrière, Elias hésita. Ce fut sa première erreur de la journée, mais peut-être la plus meurtrière.
Une douleur cuisante éclata au niveau de son flanc droit, explosive et à la limite du soutenable. Le hurlement trouva son chemin hors de la gorge de l'enchanteur sans qu'il puisse le contenir et, par réflexe d'auto-préservation, il repoussa violemment son adversaire contre le rocher pour pouvoir se dégager. Portant une main à ses côtes, Elias eut la désagréable surprise d'y rencontrer la chaleur poisseuse du sang frais. Le même sang dont était enduite la longue dague que le gamin agrippait, sourire satisfait aux lèvres.
Le salopard l'avait poignardé. Droit entre deux côtes. Et il n'avait rien vu venir.
Submergé à parts égales par la souffrance et la colère de s'être laissé berner comme un bleu, Elias serra fermement les mâchoires et afficha son regard le plus assassin.
« Tu passeras à tes copains le bonjour du « vieil homme », » souffla-t-il dans un râle amer.
Issue des quelques forces qu'il pouvait encore rassembler, l'orbe de flammes vertes qu'il décocha dévora sur son passage toute la partie supérieure du jeunot, rictus goguenard compris. L'odeur de chair calcinée emplit l'air d'un fumet parfaitement irrespirable, pourtant Elias ne consentit à s'éloigner que lorsque les tortillements de souffrance s'achevèrent, et que la dépouille méconnaissable s'écroula mollement dans l'eau peu profonde. Inerte.
Et de quatre. Le prix à payer, en revanche…
L'ivresse de la victoire passa bien vite son chemin, remplacée par la douleur lancinante qui lui parcourait le flanc. Petit à petit, il sentait sans la voir la tâche écarlate s'étendre sur ses vêtements, alourdissant le tissu pour le rendre gluant, écœurant. Une main fermement serrée sur la plaie, Elias pataugea hors du mélange immonde de vase retournée et de sang qu'était devenu ce coin du ruisseau. Chaque foulée envoyait une décharge dans sa cage thoracique, chaque inspiration suffocante lui donnait l'impression qu'un étau se resserrait autour de ses poumons, un tour de clé à la fois.
Il perdait bien trop de sang, il le sentait déborder entre ses doigts tremblotants. Il fallait absolument qu'il parvienne à sceller la blessure pour conserver le précieux liquide à sa place, bien à l'abri à l'intérieur de ses veines. Merlin. Merlin saurait comment faire. Mais Merlin était à Kaamelott, et Kaamelott était à trente minutes de marche, vingt en marchant vite. Alors en se traînant… La téléportation restait une option, mais il savait d'expérience que les blessures vivaient assez mal le voyage entre les plans. Si c'était pour en ressortir avec une plaie trois fois plus béante, c'était vraiment pas la peine. Il avait eu bien de la chance que le gamin soit aussi inexpérimenté – d'un coup de poignet vers la gauche, il aurait pu lui ouvrir le bide et l'éviscérer, purement et simplement – ce n'était pas pour tout gâcher et finir avec les tripes à l'air. Certaines blessures dépassaient les compétences de n'importe quel guérisseur, même un aussi talentueux que Merlin.
Par tous les Dieux. Il avait mis « Merlin » et « talent » dans la même phrase. Soit l'amour rendait vraiment débile, soit il n'y avait plus assez de sang dans son cerveau pour lui permettre de fonctionner correctement.
L'enchanteur s'arrêta un instant pour reprendre son souffle, à mi-chemin entre la rivière et le sentier. La pathétique trentaine de pas qu'il venait de parcourir dans l'herbe l'avait plus drainé qu'une randonnée de deux heures, le laissant haletant et dégoulinant de sueur froide. Chaque goutte de sang qui s'insinuait hors de sa plaie aux côtes contribuait à refroidir le reste de son corps, à l'engourdir, le poussant vers ce moment inévitable où il serait trop faible pour avancer. Il lui fallait un sort de soin, une combine, n'importe quoi pourvu que l'hémorragie cesse. S'il n'avait ni l'énergie, ni les connaissances suffisantes pour tenter un soin magique correct dans son état, il ne disposait pas non plus de trente-six autres options pour éviter de passer ad patres.
Avec un gémissement étouffé, Elias plaqua ses deux mains sur sa blessure, appliquant le plus de pression possible pour rapprocher les lèvres de la plaie sanguinolente sans perdre connaissance. Il rassembla ce qu'il lui restait de concentration et la redirigea vers l'objet de sa souffrance, tout en cherchant dans sa mémoire embrumée les conseils de Merlin concernant la guérison par magie blanche. Visualiser l'anomalie. Visualiser la source de la douleur, avec précision…
Mais il y en avait partout, de la douleur, c'était peine perdue ! Elias hoqueta de frustration, un goût de bile au fond de la gorge. Un goût de mort imminente. Non ! Hors de question de crever comme ça !
Visualiser la source de la douleur, avec précision. Sentir la peau lésée, les muscles déchirés, les vaisseaux rompus. Puis, doucement, leur infuser l'énergie nécessaire pour les amener à se réparer, à reprendre leur état normal. Une inspiration à la fois, jusqu'à cicatrisation complète.
Au bout de quelques minutes, Elias écarta ses mains pour risquer un coup d'œil et réfréna un cri de victoire : sous la couche de sang à moitié coagulé, la peau pâle avait repris son aspect lisse et intact. La plaie n'existait plus. Mais alors… alors pourquoi est-ce qu'il avait encore si mal ?
Un frisson d'effroi lui caressa l'échine, glacé. Sous le succès apparent, il avait du foirer quelque chose.
Merlin. Vite.
Les jambes d'Elias le portèrent vaillamment jusqu'au sentier mais se dérobèrent après une dizaine de pas sur la terre battue. L'impact de ses genoux heurtant le sol dur envoya une nouvelle vague d'agonie dans son corps meurtri, lui tirant un aboiement de douleur. Son épaule encaissa le choc suivant lorsqu'il bascula et finit étalé de tout son long, le nez dans le petit ravin en bordure du chemin.
Il resta là, incapable de se relever. A chacune de ses respirations peinées, la poussière du sol se soulevait et venait se coller à son visage, à ses cheveux encore trempés, à ses yeux qui luttaient pour rester ouverts. Sous sa joue, la terre martelée par le soleil estival était chaude et douce ; une maigre source de réconfort contre sa chair transie de froid mais à laquelle il s'accrochait avec le désespoir du condamné. Car c'était bien ce qu'il était, gisant sans force et hors de vue au détour d'un sentier peu fréquenté. Condamné.
Même en forçant l'allure, Séli n'avait certainement pas encore atteint Kaamelott. Et le temps que des renforts arrivent – s'ils existaient – il ne resterait plus grand-chose du grand enchanteur du Nord à sauver.
Alors qu'un voile noire s'abattait sur sa vision au même rythme que la perte de sensation dans ses extrémités, Elias eut une ultime pensée pour Merlin. Son druide, son alter ego. Lui qui se promènerait pour toujours avec dans sa poche trois pièces d'or qui ne lui appartenaient pas et aucune alliance au doigt. En tout cas pas la sienne.
Il aurait pu insister. Il aurait du insister. Peut-être que ça aurait marché, peut-être pas, mais ce qui était sûr, c'était qu'il ne le saurait jamais. Parce que maintenant... maintenant c'était trop tard.
