Note : j'avais dit 2 parties pour "La Dette". Au final ce sera 3 :D

== La Dette – Partie 2 ==

Tous ceux qui pensaient que la mort était calme et reposante se foutaient le doigt dans l'œil.

Celle d'Elias ressemblait, jusque-là, à un champ de bataille particulièrement désorganisé. En nocturne, qui plus est. Si aucune image n'avait trouvé bon de venir perturber son repos éternel, le bruit quant à lui était moins timide ; à intervalles réguliers, des voix d'hommes et de femmes résonnaient dans ses oreilles, se faisant tantôt murmures, tantôt cris paniqués.

« Mais tenez-le pour de vrai, bon sang ! Tenez-le ! »

« Je comprends rien ! Tout ce sang, ça vient bien de quelque part, j'suis pas folle ! »

« Elias... ça va aller, je suis là... ça va aller... il faut tenir… »

« On a pas le choix, on doit tenter le coup. Vous savez que j'ai raison. »

Intercalés au milieu des mots, des pleurs. Des suppliques incompréhensibles, que son esprit apathique n'arrivait pas à analyser. De temps à autres, il lui semblait sentir la chaleur d'une autre peau sur son front, ou le poids de mains sur son torse. Des vestiges de sensation ancrés dans la mémoire d'un corps qui n'existait plus, sans doute, mais ces moments étaient trop agréables pour être relégués au simple rang d'hallucination. Parfois – trop peu souvent, pour être honnête – il avait l'impression distincte que des paumes s'affairaient sur son abdomen fantôme, massant, malaxant, laissant après leur passage comme une douce traînée de chaleur apaisante. Consciencieuses, elles lui balayaient toute la face avant, du creux de ses hanches jusqu'à la colonne de son cou, avant de se retirer en lui arrachant un soupir aussi immatériel qu'alangui.

C'était tout à fait curieux ; si on l'avait interrogé de son vivant, Elias aurait juré que la mort était une expérience bien plus passive et insensible que ce qui était en train de se passer. Mais qu'est-ce qu'il en savait, au fond ? Il n'avait jamais été mort, avant.

Il aurait bien aimé recroiser son père, ceci dit. Lui raconter tout ce qui s'était passé dans la petite centaine d'années qui avait suivi sa mort. Ses accomplissements, ses découvertes. Le sort de souffle mortel lui plairait tout particulièrement, à cet allumé du bocal. Elias aurait voulu lui dire qu'il l'avait buté, au final, ce dragon des neiges qui avait coûté la vie au grand Gregor de Kelliwic'h. Et lui avouer que depuis ce jour-là, même sans y penser vraiment, il n'avait cessé de lui manquer.

Il aurait bien aimé recroiser sa mère, aussi. Pour l'insulter un peu.

Le manège continua pendant ce qui lui parut une éternité, aussi abstraite que soit devenue sa notion du temps. Il n'était même pas sûr qu'une fin soit prévue au programme. C'était peut-être ça, les éternels tourments de l'enfer, au bout du compte : se noyer dans un océan d'obscurité, sans jamais pouvoir répondre aux vagues sollicitations physiques et sonores que sa cervelle éteinte s'amusait à imaginer.

Puis, un point de bascule. Les sons se firent plus nets, les voix plus familières. En sentant vibrer jusque dans ses os la voix inimitable de Merlin, bien trop réaliste pour avoir été inventée, Elias aurait pu pleurer de soulagement. L'espoir était permis. Il n'était peut-être pas mort, au final.

A partir de là, l'enchanteur passa chaque moment de sa semi-conscience à combattre l'engourdissement qui grignotait son esprit. Au fil des heures – des jours ? Des semaines ? La notion était assez vague – il lui semblait remarquer de nouvelles choses. Une surface solide sous son dos, ses coudes, ses chevilles. Des variations de lumière qui dansaient au fond du voile noir, l'attirant comme un papillon de nuit se laisse séduire par les flammes de la lampe. Un liquide froid contre ses lèvres, débordant sur son menton et coulant le long de sa gorge alors qu'une voix féminine pestait en arrière-plan.

Jusqu'au moment où il regagna assez de contrôle sur ses paupières alourdies pour les forcer à s'ouvrir, au prix d'un effort surhumain.

Dans un premier temps, il ne vit aucune différence. Les environs étaient sombres et flous, à tel point qu'il se demanda s'il n'avait pas rêvé, encore une fois. Puis, petit à petit, sa vision vacillante s'habitua suffisamment à l'obscurité pour lui permettre de distinguer des formes et quelques couleurs.

Il reconnut vaguement sa chambre à Kaamelott. Si ce n'était pas elle, alors c'était une chambre au mobilier et à la disposition identiques. Non c'était bien sa chambre : même à la lueur pâlotte de l'unique bougie sur la table de chevet, il pouvait identifier sans mal les immondes breloques que Merlin s'entêtait à faire pendouiller au mur. Pour une fois, la vue des bouts de bois et des cailloux saucissonnés suscita chez Elias une petite pointe d'euphorie, là où il n'avait habituellement que du mépris pour le fourbi druidique qui trouvait toujours le moyen d'envahir les lieux.

Le lit dans lequel il gisait sur le dos était également le sien. Son odeur, familière. Le poids de la couverture remontée jusqu'à son torse, réconfortant. Il aurait pu soupirer d'aise, enfoncé au fond de sa couche moelleuse, s'il n'y avait pas eu ce bruit irrégulier en toile de fond. Un vrombissement plus ou moins constant, comme les ailes d'une guêpe géante qui serait posée sur son épaule. Une pensée sordide s'imposa à son esprit souffrant : il en avait buté des dizaines, de guêpes, avec ses pièges. Sans qu'elles servent à quoi que ce soir, au bout du compte. Existait-il des reines guêpes grosses comme des poneys, qui parcouraient la Bretagne en exerçant leur vengeance sur les inconscients qui zigouillaient leurs sujets ?

Non, c'était ridicule…

Presque aussi ridicule que la position de Mehgan, avachie dans une chaise près du lit, un bras plié posé sur un accoudoir pour soutenir le poids de sa tête et l'autre pendant mollement dans le vide. De sa bouche grande ouverte, tout droit sorties de sa gorge tordue à un angle inconfortable, des salves de ronflements assez puissants pour réveiller les morts se succédaient sans trop d'accalmie.

L'antithèse de l'élégance féminine. L'apogée du ravissement d'Elias.

L'enchanteur ouvrit la bouche pour interpeler la jeune femme, mais aucun son ne sortit. Il passa une langue râpeuse sur ses lèvres asséchées, gonfla péniblement ses poumons, puis retenta. Toujours rien. En dépit de tous ses efforts, il ne parvint qu'à émettre un bruit éraillé, à mi-chemin entre le grognement d'un jeune sanglier et le miaulement d'un chat tuberculeux. Parfaitement pathétique, et bien incapable de percer le sommeil de plomb de Mehgan.

La chance lui sourit enfin quand le bras de sa jeune élève glissa, privant sa tête de son support pour un réveil un chouya brutal. Avec un grommellement incommodé, elle porta une main à son cou pour masser les muscles endoloris par sa position de sommeil et se fendit d'un large bâillement. Elle se leva machinalement pour étirer son dos tout aussi malmené et, après avoir fait craquer ce qui devait être l'entièreté de sa colonne vertébrale, fit un pas en avant pour se tenir directement à côté du lit. De là où il était, Elias pouvait nettement voir l'inquiétude dans le regard épuisé de Mehgan. Tracer à la lueur de la bougie le contour de cernes qu'il ne lui avait jamais connues. Lorsqu'elle se pencha pour rajuster inutilement la couverture sur la forme inerte de l'enchanteur, il put même sentir les légers tremblements qui parcouraient ses mains.

Sentant son énergie l'abandonner petit à petit, Elias força sur ses cordes vocales pour produire de nouveau un petit bruit rocailleux. Cette fois-ci, heureusement, il ne resta pas sans réponse.

Les yeux de Mehgan s'écarquillèrent pour lui donner un air de chouette ahurie.

« Oh mon Dieu, oh bon sang, oh mon Dieu, paniqua-t-elle, ses mains oscillant au-dessus du lit sans savoir ce qu'il convenait de faire. Vous êtes réveillé ! Je vais… je vais chercher tonton Merlin ! Juste… ne bougez pas ! »

Tout en regardant à travers des yeux mi-clos son apprentie se ruer hors de la chambre assez vite pour risquer de se rompre les tendons des genoux, Elias eut un reniflement ironique. « Ne bougez pas ». Comme si l'option était disponible.

Quelques claquements de porte plus tard, Mehgan refit son entrée, talonnée de près par Merlin. Le druide venait manifestement d'être tiré du lit, en témoignaient ses vêtements tout fripés et ses cheveux en vrac. Une bulle d'affection se mit à enfler quelque part sous les côtes d'Elias à la vue de son compagnon débraillé, l'œil hagard, mais bel et bien là.

En bon guérisseur, Merlin attrapa le poignet de son malade pour jauger son rythme cardiaque, puis il se pencha pour lui toucher le front à la recherche de fièvre. Lorsque ce qu'il y trouva parut le satisfaire, le masque professionnel se fissura. Le fils de démon appuya un genou sur la surface du lit pour s'emparer du visage d'Elias, une large main précautionneuse sur chaque joue, et approcher le sien pour une série de baisers aussi légers que soulagés.

« Merci, murmurait-il contre les lèvres de l'enchanteur comme un cantique, la gorge nouée et la voix prête à se briser. Merci, merci, merci… »

Les pouces de Merlin caressaient les pommettes d'Elias tandis que le reste de ses longs doigts dessinait des cercles apaisants dans ses cheveux bruns, juste derrière les oreilles. Si l'on mettait de côté l'affreuse sensation d'être trop faible pour esquisser le moindre mouvement ou prononcer le moindre mot, la situation n'était pas franchement désagréable, et l'enchanteur s'y abandonna sans chercher à lutter.

« Je vais prévenir les autres ! » annonça Mehgan, probablement pressée de vider les lieux pour se soustraire aux débordements d'affection de son oncle.

Merlin releva la tête dans sa direction, à la grande frustration d'Elias. « C'est le milieu de la nuit, laissez-les dormir. Surtout votre sœur, elle en a bien besoin. On leur dira demain matin. Allez vous coucher, je prends le relais.

- Vous êtes sûr ? Vous avez du dormir deux heures cette nuit, et encore c'est parce que vous vous êtes écroulé sur un plan de travail.

- Je m'en occupe, assura le druide avec un sourire aussi bienveillant que défraîchi. Vous pouvez aller vous reposer. »

Mehgan s'exécuta, non sans avoir pris le temps de s'approcher pour serrer une main d'Elias dans les siennes et promettre qu'elle reviendrait le lendemain à la première heure.

Les deux magiciens se retrouvèrent seuls dans la lueur de la bougie faiblissante, leurs fronts pressés l'un contre l'autre. Si la main gauche de Merlin épousait toujours la forme de la mâchoire d'Elias, la droite était remontée en haut de son crâne pour se glisser dans ses mèches courtes et caresser le cuir chevelu. L'enchanteur crevait d'envie de retourner l'étreinte, de clore le minuscule espace qui séparait ses lèvres de celles du druide. Il voulait parler, lui aussi, donner forme aux dizaines de questions qui se bousculaient dans son esprit.

Mais il était si fatigué. Si profondément vidé de toute énergie.

« Dormez, » lui chuchota Merlin, dont les yeux exercés avait du savoir lire dans les siens. Le grand salsifis eut l'audace de sourire, amusé, quand son amant émit un geignement de protestation. « Cette fois-ci, c'est pour vous reposer. Je reste avec vous. Dormez. »

Pour quelqu'un qui se targuait de ne pas marcher à la baguette, Elias n'eut aucun mal à suivre cet ordre-ci.

Son second réveil se révéla tout aussi éphémère que le premier, peut-être même plus. A peine le temps de se rendre compte qu'il faisait jour, que sa chemise était remontée en boule sous son menton et que Merlin était en train de lui appliquer une pâte verte et odorante sur la poitrine. Les mains rugueuses du druide étalaient l'onguent avec attention, caressant les côtes, traçant les clavicules, plongeant même sous le creux de l'estomac pour enduire de pommade le reste de l'abdomen d'Elias. Quand les doigts couverts de texture grasse frôlèrent ses hanches, l'enchanteur sentit quelques braises s'allumer naïvement dans son bas-ventre ; s'il avait pu, il aurait éclaté de rire devant cette réaction instinctive au toucher de Merlin. Son corps était trop faible pour le laisser s'asseoir, par contre il était partant pour une activité bien plus gourmande en énergie. Cette bonne blague.

Tout en se demandant si le druide allait se rendre compte de la réponse que son massage consciencieux avait suscitée – tout professionnel soit-il – Elias sombra de nouveau sans le vouloir dans l'inconscience.

A son troisième réveil, il fut accueilli dans le monde des vivants par la voix râleuse de Séli et le timbre irrité de Merlin, tous deux filtrant à travers la porte fermée de la chambre.

« Je vous dis qu'il n'est pas prêt à recevoir de la visite ! Alors maintenant soyez gentille de bien vouloir sortir de mes quartiers personnels !

- Comment vous le savez, qu'il est pas prêt ? Vous lui avez demandé ?

- Même si je lui demandais, pour le moment il n'est pas capable de répondre. Il se réveille tout juste assez pour que je lui donne son traitement sans qu'il s'étouffe, alors si vous croyez qu'il peut soutenir une conversation…

- Ecoutez, je pars tout à l'heure pour Carohaise, je reviens pas avant des semaines, laissez-moi au moins lui dire un mot ! Je vous demande quand même pas grand-chose !

- Vous avez rien du tout à me demander !

- Mais enfin ça fait des jours depuis l'attaque ! Vous me soutenez qu'il y a aucune amélioration ?

- Si, il y a une amélioration, c'est vrai, mais il est toujours pas prêt à voir du monde. C'est tout.

- Pfff… en somme rien ne change, quoi. Nouveaux pouvoirs ou pas, vous êtes toujours une grosse baltringue de druide incapable de faire le moindre truc correctement.

- Si ça vous fait plaisir. En attendant je vous laisserai pas entrer, alors maintenant sortez d'ici avant que je m'énerve. »

Quand les pas impérieux de la reine de Carmélide s'estompèrent, la porte de la chambre s'ouvrit sur un Merlin agacé et marmonnant dans sa barbe.

« Débarque sans prévenir… pas idée de gueuler comme ça… non mais sans déconner… » Le druide secoua la tête d'un air désabusé avant de réaliser qu'Elias ne dormait pas. « Ah… on vous a réveillé ? »

L'enchanteur réunit ses forces et parvint à hausser son épaule droite. Le pic de douleur qui éclata dans sa cage thoracique lui arracha un sifflement peiné.

« Hé, doucement ! s'inquiéta Merlin en venant s'asseoir sur le bord du lit, une main se posant par réflexe sur le diaphragme de son compagnon. C'est normal d'avoir encore mal mais ne forcez pas non plus. C'était assez compliqué comme ça de vous rafistoler alors allez-y mollo. »

Elias aurait voulu rétorquer qu'il avait à peine bougé le bras, pas de quoi fouetter un âne, mais il se contenta de froncer les sourcils. Il ne devait pas avoir l'air bien menaçant, cependant, car le druide le gratifia du même sourire indulgent qu'il réservait habituellement aux louveteaux s'essayant à leurs premiers grognements. Quelle humiliation…

« Vous arrivez toujours pas à parler ? » Devant le léger mouvement de tête négatif du sorcier, Merlin lui tapota le ventre d'un geste rassurant. « Remarquez, je me plains pas, hein. Ça me fait des vacances, un peu. »

Elias lui lança un regard offusqué, et avant qu'il ne réalise ce qui était en train de se passer, sa bouche s'ouvrit de son propre chef.

« 'Foiré. »

Plus souffle que voix, ses lèvres s'étaient néanmoins articulées autour de l'invective, le laissant estomaqué et tirant à Merlin un rire victorieux.

« Je savais que je vous aurais en vous foutant en rogne ! Comme quoi votre sale caractère peut être utile, parfois. Bon par contre maintenant, il va falloir travailler tout ça. J'ai pas mal de monde qui se presse au portillon pour venir vous rendre visite, j'aimerais pouvoir leur dire autre chose que « non » au bout d'un moment. »

Travailler à regagner sa voix éteinte de ne plus avoir été utilisée, Elias n'avait pas grand-chose d'autre à faire. Alors il s'y attela à chacune de ses périodes d'éveil, désormais trop nombreuses pour en tenir le compte et de plus en plus longues. Ses progrès étaient pathétiquement lents, même si Merlin les trouvaient assez encourageants. Il y avait quelque chose de particulièrement vexant à recevoir des félicitations enjouées pour chaque longue phrase qui passait la barrière de ses dents sans qu'il perde son souffle, ou chaque cuillerée de potage qui trouvait le chemin jusqu'à sa bouche sans être renversée par sa main vacillante.

Cependant, dans un recoin de sa cervelle mortifiée par ce traitement infantilisant, Elias ne pouvait s'empêcher d'éprouver une sincère reconnaissance envers Merlin et son soutien sans faille.

Un soir, alors que le druide lui tendait sa demi-fiole habituelle de potion de régénération sanguine – qu'il arrivait désormais à boire tout seul et sans haut-le-cœur, merci bien – il se sentit assez éveillé pour poser enfin la question qui le taraudait depuis plusieurs jours.

« Qu'est-ce qui s'est passé ? » demanda-t-il avec encore le goût rance de la potion sur la langue.

Merlin interrompit le rangement de sa besace pour regarder son compagnon, songeur mais pas surpris. « Vous êtes sûr que vous êtes d'attaque pour que je vous raconte ?

- Si je m'endors, c'est que j'l'étais pas.

- Non c'est surtout que je veux pas vous agiter trop…

- … s'il vous plaît ?

- Ah ben là, si vous sortez le grand jeu, je peux pas vraiment refuser. » Le druide rapprocha sa chaise du lit. « Déjà… de quoi est-ce que vous vous souvenez ? »

La question à vingt mille pièces d'or. Elias se l'était posée plusieurs fois au cours de sa convalescence, tentant de faire la distinction entre ses souvenirs et les rêves fiévreux dont était ponctué son sommeil agité. Sans grand succès.

« On était à la rivière, avec Séli et le petit, commença-t-il, la voix si râpeuse qu'elle était un supplice pour ses propres oreilles. On s'est fait tomber dessus par des types. Je me suis battu, et… c'est tout.

- Rien d'autre ?

- Non… enfin j'aurais bien un vague truc avec une guêpe géante mais bon…

- Non, ça c'est dans votre tête. Remarquez, ça explique pourquoi vous avez gueulé « Elle m'a piqué, la salope ! » en dormant, la nuit dernière. » Un bref sourire amusé fit un passage sur les lèvres de Merlin avant de céder de nouveau la place au masque sérieux du guérisseur. « J'étais pas sur place quand ça s'est produit, mais Dame Séli est arrivée au château en courant et a tout de suite alerté la garde. Le petit Gareth a pris son cheval et il a foncé vers la rivière avec un autre jeune. De ce que j'ai compris, ils vous ont trouvé inconscient au bord du sentier. C'est eux qui vous ont ramené. »

Elias étouffa un grognement agacé. Encore des glandus à rajouter sur la liste des gens à qui il devait quelque chose. Ça n'en finirait donc jamais.

« Vous étiez en état de choc, tout froid et anémié. Comme si vous aviez perdu une énorme quantité de sang – d'ailleurs du sang, il y en avait plein vos vêtements, même si à l'époque on s'était dit que c'était peut-être celui des mecs d'en face. De votre côté, vous n'aviez que quelques égratignures et une paire d'ecchymoses, en somme rien qui justifiait d'être si mal en point. Vous vous dégradiez d'heure en heure, tout ce qu'on tentait avec les petites n'avait aucun effet. Je vous raconte ça comme ça, mais j'en menais pas large, vous pouvez me croire. »

L'enchanteur n'avait aucun mal à y croire : durant son récit, les doigts de Merlin n'arrêtaient pas de s'entrelacer et de se défaire nerveusement, signe de contrariété évidente. Sans parler de sa lèvre inférieure qui s'était mise à trembloter après « ecchymose ».

« Je vous ai traité pour tous les poisons que je connaissais, toutes les piqûres et toutes les morsures d'animaux possibles, poursuivit le druide, les épaules basses. Je me disais que même si les coupures étaient légères, il y avait peut-être eu une lame empoisonnée dans le lot. Mais malgré tout, la fièvre s'est installée, et votre cœur était en train de lâcher. Je… je savais plus quoi faire. »

En entendant le désespoir cru dans la voix de Merlin, quelque chose se déchira dans la poitrine d'Elias. Il tendit le bras, plus assuré dans ses mouvements qu'il ne l'avait été quelques jours auparavant, et offrit un demi-sourire qu'il espérait rassurant quand son compagnon glissa sa main dans la sienne.

Merlin serra ses doigts dans les siens et essuya le coin de ses yeux de sa main libre, un rire amer aux lèvres. « Pardon, c'est vous la victime et c'est moi qui chougne. C'est vraiment n'importe quoi… » Il prit quelques secondes et deux ou trois inspirations salvatrices avant de reprendre la parole, plus calme. « Au final, c'est Mehgan qui m'a mis sur la voie. Elle est allée chercher vos vêtements avant qu'on ne les brûle, en se disant cette fois-ci que le sang qu'il y avait dessus était bien le vôtre, et pas celui des autres types. Comme la tâche semblait dégouliner depuis vos côtes, on s'est dit que le problème avait du provenir de là. »

Soudain, une bribe de souvenir, furtive et floue. Une douleur aveuglante au flanc, une lame sanguinolente…

« Poignardé, souffla Elias. Un de ces trouducs m'a poignardé… je… je crois que j'ai tenté de soigner la plaie avec la magie.

- Bah je suis désolé de vous le dire, mais vous avez encore du chemin à faire question sort de guérison des plaies. Vous avez refermé la peau et la chair, oui, mais en surface seulement. Là-dessous ça continuait à pisser le sang, c'est possible que le coup de couteau vous ait sectionné une artère du foie. La prochaine fois, laissez saigner, ce sera plus rapide pour localiser le problème.

- La prochaine fois… merci… »

L'aigreur dans la voix d'Elias amena un peu de regret sur les traits de Merlin. « Non mais vous voyez ce que je veux dire. C'est pas que je souhaite que ça arrive, c'est juste… enfin c'est limite si les gens commencent pas à croire que c'est un style, vous qui vous blessez tout le temps, et moi qui vous retape… faut admettre, ça arrive plutôt souvent.

- Si vous le dites… bon et après ?

- Après… il fallait laisser sortir tout ce qui devait sortir, et pour ça, la seule option c'était de vous ouvrir le bide. » Devant le regard scandalisé d'Elias, Merlin acquiesça sombrement. « Je sais. Je voulais pas. Je pensais pas que vous pourriez y survivre. Ce sont les petites qui m'ont convaincu, parce que de toute manière c'était soit tenter le coup, soit vous regarder crever sans rien faire. Arrêtez de me regarder comme si le choix était évident, parce qu'il ne l'était pas du tout : même si ça a marché au final, vous avez failli me claquer dans les pattes deux fois. Une fois pendant, et l'autre fois deux jours plus tard, quand votre foie s'est mis dans l'idée de lâcher. »

Le druide poursuivit son récit pendant encore plusieurs minutes. L'hématome caché qui lui compressait les poumons, la quantité grotesque de sang à moitié coagulé et de pus extraite de sa cage thoracique – parce que visiblement, si la lame s'était révélée exempte de poison, elle était suffisamment sale pour laisser derrière elle un bel abcès. C'était ce dernier, niché dans son foie, qui avait causé énormément de problèmes par la suite et nécessité au moins un drainage journalier, via une plaie que Merlin avait maintenue ouverte grâce à une longue bande de tissu imbibé de potion antiseptique. Les multiples massages dont Elias gardait un vague souvenir en sa mémoire embrumée avaient pour but d'évacuer les fluides indésirables.

Il ne restait désormais de cette plaie à visée curative qu'une fine ligne rose entre deux de ses côtes, à peine plus longue que son index. Il l'avait aperçue la veille, quand Merlin l'avait autorisé à s'asseoir le temps de lui passer une chemise propre. Selon le druide, encore quelques applications d'onguent cicatrisant et elle ne serait même plus visible. Non pas qu'Elias s'en préoccupait particulièrement ; une de plus, une de moins, sur le tableau global cela ne changeait pas grand-chose.

« Enfin voilà, termina Merlin en serrant une nouvelle fois les doigts d'Elias qu'il tenait toujours. Trois bonnes semaines pas marrantes du tout…

- T-trois semaines ? s'étouffa l'enchanteur.

- A une vache près, ça doit être ça.

- Mais… ça fait trois semaines que j'ai pas bougé de ce plumard ?

- Je confirme. Quand vous vous lèverez, il faudra y aller doucement, les muscles de vos jambes sont plus habitués. On fera ça petit à petit, ça ira, mais on va attendre quelques jours encore. » Le druide lui tapota la main avant de la lâcher et se lever de sa chaise, s'étirant avec une grimace d'inconfort. « Urf… Bon, il serait temps d'aller reposer les yeux… Je laisse les portes ouvertes, comme d'habitude si vous avez besoin je suis juste en face, vous hésitez pas. Bonne nuit. »

Elias passa sa langue sur ses lèvres sèches, pesant le pour et le contre de l'ultime question qu'il souhaitait poser pour la soirée. Au moment où Merlin allait passer le seuil pour rejoindre la chambre d'en face, qu'il occupait depuis le début de cette triste histoire, l'enchanteur céda.

« Hé, dites… »

Stoppé dans son élan, le fils de démon se retourna.

« Oui ?

- Vous pourriez pas… vous voulez bien dormir avec moi cette nuit ? »

Et celle d'après, et toutes les nuits suivantes, comme si cette mésaventure n'était jamais arrivée. Comme avant, en fait. Le druide voulait certainement laisser de l'air à son compagnon, pour ne pas lui donner l'impression de l'étouffer ; seulement voilà, chose curieuse, Elias n'aurait pas dit non à un peu d'étouffement, là où quelques semaines auparavant l'attitude de maman poule de Merlin lui sortait par les narines. La chaleur d'un autre corps près du sien au moment de s'endormir lui manquait, tout autant que l'étreinte inconsciente que son amant refermait invariablement sur lui chaque matin avant d'ouvrir les yeux. Il en avait marre d'envoyer son bras gauche en travers du matelas pour attraper seulement une poignée d'air froid. Tonnerre, même les blocs de glace qui tenaient lieu de pieds à Merlin lui manquaient !

Il aurait pu parier que le druide souffrait du même manque et ne serait que trop heureux d'accéder à sa demande. Pourtant, les yeux bleus se détournèrent, réticents, et une pierre tomba dans les entrailles d'Elias.

« Vaut mieux pas. En ce moment je bouge beaucoup la nuit, j'aurais trop peur de vous foutre un coup juste là où il faut pas.

- Vous bougez toujours la nuit, c'est pas comme si j'avais pas l'habitude.

- Oui non mais là c'est un cran au-dessus, ce serait pas raisonnable.

- Ben dormez dos à moi, avec une barrière d'oreillers, j'sais pas… mais revenez. Vous… tu me manques, Merlin. »

Voilà, c'était dit. A mi-voix et les yeux fixés sur le couvre-lit, mais c'était dit. Etrange à quel point ces trois petits mots le faisaient se sentir encore plus nu et vulnérable qu'à chaque fois qu'il retirait ses vêtements pour recevoir son traitement. Mais si c'était le prix à payer pour retrouver l'odeur rassurante de Merlin dans ce lit morne et froid, eh bien, Elias était prêt à se défaire d'un peu de sa dignité.

Son sacrifice, malheureusement, ne lui obtint qu'un sourire penaud et un baiser en haut du front. Comme pour consoler un gamin pleurnichard.

« A moi aussi, je t'assure. Mais c'est trop risqué pour le moment. Encore un peu de patience. »

Les tapotements paternalistes sur l'épaule vinrent sceller la défaite d'Elias, balayant sa requête avec autant d'aisance qu'on refuse un caprice ridicule à un enfant. Lui accordant la même importance. Outre la déception immédiate, une voix plus vicieuse se mit à chuchoter à l'esprit fatigué de l'enchanteur ; peut-être qu'il était le seul à souffrir de cette situation. De cet éloignement.

Si la mémoire d'Elias ne lui faisait pas défaut, Merlin avait été plutôt content de le retrouver, à son premier réveil. Depuis cette effusion affectueuse, en revanche… il ne le touchait pratiquement que pour les soins, réduisant leurs autres interactions physiques à une caresse sur les cheveux ou un serrage de main compatissant. Non seulement ça, mais le druide avait également pris une certaine distance sur le plan verbal : la plupart du temps il marchait sur des œufs, choisissant avec soin ses mots. Tempérant sa désapprobation devant le manque d'appétit d'Elias. Taisant les remontrances que son entêtement à vouloir s'asseoir dans le lit sans aide extérieure lui aurait attirées un mois plus tôt.

Calme et lisse. Evitant le conflit. Comme s'il préparait le terrain pour une annonce désagréable. Comme s'il allait…

Oh. Oh merde.

Bien sûr. Comment avait-il pu être aussi naïf ? La demande en mariage refusée, le retour des disputes quotidiennes, et maintenant ça… Merlin comptait le quitter. Aussi simple que ça.

Elias aurait du le voir venir depuis longtemps. C'était quoi, une poignée d'années, dans la vie d'un demi-démon potentiellement immortel ? Que dalle. S'enticher d'un mortel qui avait même pas le quart de son âge, ça avait du être distrayant un moment ; mais quand ledit mortel passait son temps à revenir au bercail avec telle ou telle blessure mortelle à traiter, la balance emmerdements / bénéfices commençait à être sacrément déséquilibrée. Jusqu'à atteindre un point de non-retour.

L'enchanteur s'était préparé à cette éventualité, comme pour tous les autres aspects de sa vie. Il avait bâti un mur autour du cœur dont il avait ignoré jusqu'à la simple existence pendant plus d'un siècle, redoutant le jour où le couperet allait tomber. Seulement voilà, la sentence était en chemin, et un grand couillon de druide s'était amusé à retirer des briques du mur, année après année, pour le transformer en passoire. Inutile. Ouvert aux attaques. Laissant Elias complètement vulnérable à la sensation de rejet qui le frappa avec toute la délicatesse d'un crochet à la mâchoire.

Au « Bonne nuit » murmuré gentiment par Merlin, il aurait voulu répondre un « Foutez le camp » cinglant. Mais il ne faisait pas confiance à sa voix pour ne pas se briser, alors il se contenta d'un hochement de tête silencieux, les mots hargneux qu'il brûlait de décocher soigneusement enfermés derrière ses dents serrées. Il afficha le masque d'indifférence qui avait été comme une seconde peau pendant la majeure partie de sa vie et regarda le druide s'éloigner du lit. S'éloigner de lui.

Il se maîtrisa le temps que Merlin sorte de la chambre et que l'écho de ses bottes disparaisse dans la pièce d'en face. Puis, incapable d'ignorer plus longtemps le fer froid qui s'était fiché en travers de son poitrail, Elias déglutit péniblement autour de sa gorge nouée. Autorisa une ou deux larmes à dévaler ses joues et se perdre dans la barbe hirsute dont les trois dernières semaines l'avait affublé.

Il y a longtemps, quand il était encore à son compte en Calédonie, un voyageur venu lui acheter du poison lui avait dit que les plus grandes violences se déroulaient souvent dans le plus grand silence. C'était bien vrai.