== La Dette – Partie 3 ==
S'il avait remarqué le changement d'attitude de son grand blessé, Merlin le cachait admirablement bien.
En dehors de réponses monosyllabiques à des questions qui lui étaient posées directement, Elias ne parlait plus. S'il ne pouvait pas répondre par « oui » ou « non », un haussement d'épaules désintéressé était devenu sa solution passe-partout pour se défaire de l'attention du druide. Qu'est-ce qu'il en avait à foutre, après tout, de ce qu'il y avait à manger ce midi ou du temps qu'il faisait dehors ? Une seule conversation lui importait vraiment : celle que Merlin n'avait pas le courage d'amorcer, mais qu'il voyait briller dans ses yeux à chaque fois qu'il le regardait un peu trop longtemps. Sans doute que le druide attendait le moment où Elias serait suffisamment remis pour balancer la purée ; ça lui ressemblait bien, à ce gros radis, de retenir ses coups jusqu'à ce qu'il juge le sorcier apte à encaisser la nouvelle.
Ce qu'il prenait pour de la prévenance était en vérité d'une cruauté sans nom.
Elias ne comptait pas lui faciliter la tâche en faisant le premier pas. Il se prêtait aux soins avec docilité mais raideur. Il avalait ses potions journalières, toutes plus dégueulasses les unes que les autres, sans un seul commentaire quant à leur goût anormalement immonde. C'était également dans le silence le plus complet qu'il laissait Merlin masser ses muscles ankylosés par l'inactivité forcée de ces dernières semaines ; pour favoriser la circulation sanguine et les préparer doucement au moment où ils allaient reprendre du service, soi-disant. Il se mordait violemment la langue à chaque fois que les larges mains du guérisseur s'attardaient un peu trop longtemps sur une cuisse ou insistaient sur un nœud coriace au creux de ses reins. Hors de question d'éprouver le moindre plaisir devant ce pantomime d'affection qui n'était rien de plus qu'une manière détournée d'adoucir le coup à venir.
Une coquille vide. Voilà comment il se sentait, et voilà ce qu'il avait envie de présenter au reste du monde.
Quand l'hématome qui lui décorait le torse abandonna le violet pour une teinte verdâtre, Elias fut enfin autorisé à faire quelques pas dans sa chambre. Il s'appuya le moins possible sur Merlin, lui préférant les murs ou le mobilier, ou encore aucun appui du tout. Si le druide s'en formalisait, il n'en laissait rien paraître. Il ne s'énervait même pas lorsqu'il retrouvait Elias par terre, dans un coin de la pièce, après une tentative calamiteuse de réapprentissage de la marche en solo. Il se contentait de l'attraper par le bras pour le guider jusqu'au lit, sans le plus petit froncement de sourcils, un pas bienveillant à la fois.
C'était la rupture la plus longue et la plus mielleuse de l'histoire des ruptures. Elias aurait pu en pleurer de frustration, s'il ne s'était pas juré de ne plus verser la moindre larme à cause de ce gros débile de druide.
Avec l'amélioration de son état – et peut-être aussi parce que Merlin en avait secrètement ras-le-bol de devoir se farcir seul son comportement taciturne – il se vit octroyer une liberté supplémentaire : celle de recevoir des visiteurs. Sans surprise, Mehben et Mehgan furent les premières à se précipiter à son chevet. Les deux sœurs mirent un point d'honneur à lui donner des nouvelles de ce qu'elles appelaient avec humour « le monde extérieur », comme s'il était en train de moisir au fond d'un cachot sans fenêtre plutôt que dans sa propre chambre. Ceci dit, la comparaison avait du mérite.
Avec une fierté non dissimulée, elles lui annoncèrent qu'elles avaient pris en charge les commandes habituelles qui arrivaient au laboratoire, pour éviter que le travail ne s'accumule. Dans la limite de leurs compétences, bien entendu ; pour les demandes complexes ou délicates, elles prévenaient les commanditaires qu'il allait falloir attendre un peu.
« On complète le carnet de commande, on tient les stocks à jour, on a même fait la réunion budget avec le roi la semaine passée, avait assuré une Mehgan radieuse. Comme ça, quand vous reviendrez au labo, vous aurez que deux ou trois bricoles en retard à régler mais tout le reste sera nickel !
- Les pieds sous l'établi, et hop ! Au boulot ! Non parce que ça va bien maintenant, les excuses pour flemmarder, » s'était gentiment moquée Mehben.
Elles avaient l'air si contentes d'elles-mêmes, ses petites soldates débrouillardes, si ravies de lui apporter ces nouvelles. Il n'avait pas le cœur de leur dire qu'il n'était même pas sûr de rester bosser à Kaamelott, en définitive. Alors il leur avait un peu souri, complaisant et faible, avant de leur murmurer ses félicitations pour cette prise d'autonomie inattendue.
Elles venaient plusieurs fois par jour, quelques minutes à chaque fois, la plupart du temps avec une question concernant le laboratoire. S'il valait mieux utiliser une louche en métal ou en bois pour les philtres de sommeil, ou le prix moyen de la livre d'amanite jonquille, pour ne pas se faire arnaquer au marché. Là où Merlin leur demandait de perturber le moins possible le repos d'Elias, le principal concerné profitait des diverses interrogations pour stimuler son esprit à moitié éteint. Comme à beaucoup d'autres moments de sa vie, c'était encore une fois le travail qui l'aidait à s'ancrer dans la réalité.
Des visiteurs, il y en avait eu d'autres. Bohort et ses roulés à la cannelle. Gareth et ses vœux de rétablissement. Perceval, qui était là par hasard mais voulait « faire comme les autres, pour pas passer pour un rabat-joie ». Même Léodagan, sous le couvert d'une demande de détails concernant l'attaque – visiblement, il avait cramé ses adversaires au-delà de toute possibilité d'identification, ce qui n'était pas du goût du Sanguinaire – avait demandé comment il se sentait. Il y en avait peut-être eu des dizaines encore, mais Elias s'en foutait comme de ses premières godasses.
Bientôt, il serait totalement remis. Bientôt, il allait devoir prendre une décision, avant qu'elle ne soit prise pour lui. Piétiner, avant d'être piétiné.
La fatalité, première et principale enquiquineuse de ce monde, se fichait éperdument de son programme. Si bien qu'un soir, après avoir réussi pour la première fois depuis l'attaque à descendre et remonter l'escalier en colimaçon menant au laboratoire – tout en fermant très fort les yeux sur le bordel qu'était devenu son cher espace de travail, abandonné à la merci de ses apprenties – Elias se retrouva fâcheusement à cours de temps.
Habituellement, après l'avoir guidé jusqu'au lit, Merlin lui souhaitait une bonne nuit en déposant un baiser sur son front, ses cheveux, ou parfois sa joue. Puis il s'en allait dormir dans la chambre d'en face et ne repointait son nez que le lendemain avec un petit déjeuner léger. Mais ce soir, quelque chose était différent. Ce soir, après avoir aidé un Elias éreinté à s'allonger, Merlin s'attarda. Debout et immobile, il passait le poids de sa grande carcasse d'une jambe à l'autre, nerveux. Un intrus dans cette chambre qui était pourtant autant la sienne que celle de l'enchanteur.
Quand le druide prit place sur la couche à ses côtés, le dos contre les oreillers et les jambes étendues devant lui dans une posture aussi gauche qu'anxieuse, Elias réalisa soudain que le moment était venu. Et qu'il était loin d'être prêt.
« Qu'est-ce qu'il y a ? » grogna-t-il, la panique le poussant à frapper le premier, vicieusement. Comme à ses vieilles habitudes. « Fait trop froid dans votre chambre, vous avez finalement décidé de taper l'incruste ? »
C'était peut-être la phrase la plus longue qu'il avait adressée à Merlin depuis des jours, ce qui était une raison suffisante pour le haussement de sourcils surpris qu'elle suscita. Mais son compagnon – car oui, ce n'était peut-être plus qu'une question de minutes, mais techniquement ce crétin disposait toujours du titre – secoua la tête.
« Non… j'avais espéré qu'on pourrait parler un peu, nous deux, si vous êtes d'accord. Enfin plutôt… qu'on parle de nous deux. »
Voilà, comme ça c'était lancé. Il fallait bien que cette conversation arrive un jour. Le bougre avait même très bien choisi son moment : épuisé comme il l'était, Elias serait bien incapable de fuir, mais il était désormais assez rétabli pour ne pas pouvoir jouer la carte de l'endormissement soudain. Et c'était lui qu'on appelait le Fourbe…
« De quoi est-ce que vous voulez parler ? demanda-t-il avec une nonchalance toute feinte, repoussant l'inévitable de quelques précieuses secondes.
- Ben… voilà… en fait ces derniers jours, j'ai beaucoup réfléchi… enfin, ces derniers jours, je veux dire depuis l'attaque… votre attaque, je veux dire, celle au cours de laquelle vous avez été blessé…
- J'avais compris, c'est pas vraiment utile de préciser.
- Oui, pardon. C'est vrai, pardon. »
Merlin fixait ses mains, jointes et posées sur ses cuisses, ses doigts tordus par l'appréhension. Cette posture et cette tendance à balbutier pour gagner du temps, Elias en avait souvent été le témoin. Au début de leur collaboration, c'était au moment de découvrir que la moitié des produits du labo avait foutu le camp dans une énième explosion. Plus récemment, elles ponctuaient habituellement chaque départ de dernière minute pour la Célébration de truc ou la Grande Fête de machin, qui allait tenir le druide éloigné de Kaamelott pendant de longues semaines.
Jusqu'ici, Elias avait eu de l'affection pour ces mimiques penaudes. Sauf qu'aujourd'hui, elles allaient lui asséner un des coups les plus violents de sa vie.
« Donc, comme je disais, j'ai beaucoup réfléchi et… bon sang, c'est pas simple… » Le druide lâcha un soupir lourd et passa une main peu assurée dans ses longues mèches blanches. « Vous savez quoi, c'est pas urgent, on pourra en reparler plus ta-
- Ah non ! aboya Elias, tendu au-delà de toute commune mesure, à tel point qu'il s'entendait à peine par-dessus le sang qui battait à ses oreilles. Vous avez commencé, maintenant vous terminez !
- Ça peut attendre, il est tard et vous avez besoin de dorm-
- Ne vous avisez pas de me dire ce dont j'ai besoin et pas besoin ! » Aussi corrosive soit-elle, il sentait nettement sa voix commencer à se fissurer. Il se mordit brutalement l'intérieur de la joue. Hors de question de craquer. « Je suis pas un gamin, c'est pas la peine de faire attention à pas me blesser ou me prendre pour un débile en me racontant des salades.
- Mais… je vous prends pas pour un débile, ni un gamin…
- Non, à peine ! Ça fait des jours que je vous regarde vous éloigner tout doucement, à reculons, vous allez me soutenir que c'est pas vrai, peut-être ? Alors arrêtez de me prendre pour un jambon, sortez tout votre baratin un bon coup, et après on se reparle plus jamais ! »
Pour un œil extérieur, il s'agirait sans doute de masochisme ; après tout, le problème aurait facilement pu être repoussé à plus tard. Mais affronter les emmerdes en gueulant sur un ton abrasif, c'était sa manière dérangée à lui de maintenir un minimum de contrôle sur la situation.
Ce qui ferait progresser l'histoire, ce serait que Merlin enchaîne, au lieu de rester avec la bouche grande ouverte comme une carpe hallucinée de se retrouver hors de l'eau.
« Euh… de quoi ? demanda-t-il bêtement, et par tous les Dieux, à quel moment Elias était-il tombé amoureux de ce navet modèle géant ?
- Soyez pas cruel non plus… Sérieusement, vous allez m'obliger à le dire à votre place ?
- Bah là il va falloir, parce que j'ai aucune idée de ce que vous me chantez.
- Ah, non mais voilà, j'ai compris. En fait vous jouez au con. D'accord, bien, bien. Foutez le camp.
- Quoi ?!
- Foutez le camp ! vociféra Elias, toute la rancœur qui avait élu domicile dans sa poitrine se frayant finalement un chemin à coups de griffes vers l'extérieur. Je rentrerai pas dans votre jeu ! Pour une fois je ferai pas les choses à votre place, alors vous vous barrez de cette chambre et vous reviendrez quand vous aurez trouvé une paire de couilles suffisamment solides pour dire c'que vous avez à dire ! »
Le sorcier perçut les relents âcre de la bile teinter le fond de sa gorge. Sa furieuse tirade lui avait coûté bien plus d'énergie qu'il ne l'aurait pensé. Il ne serait pas étonnant qu'il finisse par vomir.
La nausée allait devoir attendre, car Merlin n'avait pas dans l'idée de courber l'échine et de s'enfuir la queue entre les pattes.
« Non mais oh ! Vous croyez pas que vous déconnez sec ?! rugit le demi-démon, toute trace de nervosité balancée par la fenêtre. Comment vous pouvez savoir ce que je veux vous dire ? Voilà des jours que vous m'adressez à peine la parole, et que vous m'écoutez encore moins !
- Mais j'ai pas besoin de vous parler pour comprendre ce qui se trafique dans votre tête, mon pinson ! C'est ça votre drame, vous êtes un livre ouvert, avec marque-page, traduction en douze langues, et tout le cortège !
- Ah d'accord ! Alors allons-y, ô grand Elias qui sait toujours tout sur tout. De quoi je voulais vous parler ? Qu'on se marre un peu. »
Ils n'étaient pas officiellement séparés qu'ils étaient déjà revenus à leurs interactions belliqueuses des premières années. Ça promettait pour la suite.
« Je dirai rien du tout, vous vous démerdez, feula l'enchanteur, bras croisés sur un poitrail hérissé de pointes douloureuses.
- Non mais allez, tentez le coup, qu'on rigole. Et si c'est pas ça, je vous mets un taquet sur le coin du pif, ça vous réveillera un peu.
- J'ai dit que je dirai rien ! Vous êtes bouché à la cire ou quoi ? Sans blague, vous êtes un manche, mais j'aurais pensé que vous auriez la décence de faire ça proprement !
- Mais de faire quoi proprement, à la fin ?!
- Me lourder comme un sac de purin ! »
Bon. En dépit de ses meilleurs efforts, il avait fini par craquer. De toute façon, il fallait absolument que cette conversation à la conclusion inéluctable progresse : si son cœur se serrait encore, il risquait de se déchirer. Finalement, que la chose vienne de lui ou de Merlin – dont les yeux venaient de s'écarquiller encore plus, si une telle prouesse était possible – l'issue restait dramatiquement la même.
« Des jours et des jours qu'il dure, votre manège, » reprit âprement Elias. Maintenant que la digue avait pété, les mots jusqu'alors emprisonnés s'échappaient sans grand effort, aigres et mordants. « Il faut vraiment être le dernier des débiles pour ne pas voir que vous savez plus quoi foutre de moi, que vous en avez marre de toujours passer derrière pour me rafistoler et que vous attendiez juste que je sois tiré d'affaire pour me le dire.
- Attendez, attendez… » Merlin pivota sur le lit pour venir s'asseoir en tailleur, face à Elias. « Donc la raison pour laquelle vous avez pas desserré les dents depuis une semaine c'est parce que vous vous êtes mis en tête que j'allais vous larguer comme un vieux chiffon troué ?
- Oui…
- Soi-disant parce que j'en aurais ma claque de passer mon temps à vous retaper ?
- Ben… entre autre, oui. »
Avec un grognement d'exaspération, le druide laissa son visage tomber dans ses mains. « Oh non mais vous avez un problème, j'vous assure… »
Timidement, une petite bulle d'espoir enfla sous les côtes d'Elias. Il s'était peut-être fourvoyé, après tout. Entre la fièvre qui l'avait rongée et les galons de potions de soin qu'il s'enfilait, sa cervelle grillée s'était possiblement laissée emporter à tirer des conclusions hâtives. Mais non, pas à ce point, tout de même ! Il savait ce qu'il avait vu !
« Vous dormez en face ! glapit-il sur le ton de la défense. Vous avez dit « il faut qu'on parle de nous deux » ! Venez pas me dire que c'est pas suspect !
- Si je dors en face en ce moment, c'est à la fois pour vous laisser vous reposer tranquille et aussi parce que j'avais besoin de calme pour réfléchir à nous deux, figurez-vous !
- Ah, voilà, c'est ce que je dis ! Réfléchir à comment m'annoncer que nous deux, c'est fini !
- Réfléchir à comment vous annoncer que finalement, je veux bien vous épouser, bougre de taré ! »
La réplique suivante d'Elias mourut dans sa gorge avant même d'avoir pu passer le seuil de ses lèvres, étouffée par la stupéfaction.
Profitant de ce silence inopiné, Merlin poursuivit, troquant l'emportement contre la douceur.
« J'ai beaucoup repensé aux raisons qui m'ont poussé à refuser. Déjà, parce que ce serait très atypique, mais au final qu'est-ce qui n'est pas atypique avec nous, hein ? L'avis des autres, on s'en contrefout… Ensuite, il y a le problème de l'âge. Je ne suis pas immortel, je ne pense pas, mais même si vous avez encore un siècle ou deux devant vous, je vais vous bousiller question longévité. Ce qui m'amène à mon point principal… » La nervosité reprenant du terrain, le druide baissa les yeux en même temps que la voix. « Si j'ai refusé la première fois, c'est principalement… parce que je suis un lâche. »
Elias n'osa pas interrompre l'explication avec une remarque bien sentie comme quoi cela n'expliquait rien, dans la mesure où il le savait déjà. Il se contenta d'attendre, sa boîte crânienne entièrement dominée par un bourdonnement d'appréhension entêtant, alors que Merlin cherchait ses mots.
« Vous le savez peut-être, mais lorsque des pratiquants de magie se marient, un lien privilégié se crée. Un peu comme le lien que vous avez avec Mehben et Mehgan, en tant qu'apprenties, mais beaucoup plus profond. En théorie la magie de l'un s'entrelace à la magie de l'autre, ça peut les décupler comme ça peut ne rien changer du tout, c'est assez flou et mal décrit. Il y a aussi une histoire de compatibilité des âmes à prendre en compte, ou je sais plus trop quoi. Remarquez je vous parle de tout ça, j'ai jamais pratiqué, vu que mes deux premiers mariages… enfin, elles étaient pas magiciennes, quoi. Bref, tout ça pour vous dire que si on se marie, ce lien existera. Et quand je vous perdrai – parce que c'est moi qui vais vous perdre, tôt ou tard, on ne va pas se mentir – ce lien sera détruit. Si j'ai refusé votre demande en mariage, c'est parce que je sais que perdre ce lien sera une douleur insoutenable, et que j'en suis mort de trouille. »
Par chance, Merlin avait toujours le nez résolument baissé vers ses mains. Elias ne savait pas comment il aurait réagi, s'il avait du entendre le même discours en scrutant les profondeurs céruléennes des yeux du druide. En vérité, yeux ou pas, il ne savait pas comment réagir. Point final.
Un frisson lui dévala la chute des reins. Bien sûr, il s'était interrogé quant au motif de refus, sans jamais poser la question à voix haute. Il s'était figuré que ses premiers souvenirs de vie matrimoniale avaient laissé Merlin échaudé, et il en était resté là. Il n'avait pas trouvé bon de creuser le sujet. Visiblement, il avait eu tort.
« J'ai toujours les jetons, hein. Ça, pour le coup, ça n'a pas changé. Seulement… à chaque fois que vous êtes passé tout près de calancher, ces derniers jours, ben je me suis rendu compte que… marié ou pas marié, j'aurais eu mal à en crever. La seule différence, ce serait que dans un des deux cas de figure, je devrais vivre avec le poids des regrets en plus du reste. Du coup, j'ai beaucoup réfléchi, et… enfin, je veux dire, j'ai pas souvent fait le premier pas en ce qui nous concerne, et j'ai jamais demandé personne en mariage, alors je m'y prends sûrement comme un pied de chaise mais… » Doucement, presque timidement, la main de Merlin vint chercher celle d'Elias pour entremêler leurs doigts. Un demi-sourire hésitant étirant une joue barbue. « Elias… j'ai été stupide, mais… est-ce que vous voulez toujours bien m'épouser ?
- Non. »
Le mot trancha l'air, à peine plus haut qu'un chuchotement. Sans mordant, sans méchanceté, mais ferme et définitif. Merlin se figea, l'incompréhensible crue chassant la tendresse naissante sur son visage.
« … non ? répéta-t-il, hébété.
- Non, confirma l'enchanteur, attristé mais pas vraiment surpris par le retrait de la main du druide.
- Mais… mais pourquoi… ?
- Parce que c'est non, c'est tout.
- Si vous cherchez juste à vous venger, j'vous préviens, c'est vraiment pas malin…
- Je cherche rien du tout ! C'est non parce que je peux pas vous dire oui ! » Elias se vit dans l'obligation de détourner le regard, incapable de supporter la détresse qui emplissait peu à peu les yeux de Merlin. « Vous ne vouliez pas vous marier. Les raisons qui vous ont poussées à refuser sont toujours d'actualité, rien n'a changé. Si vous revenez sur le sujet ce soir, c'est juste parce que cette histoire d'attaque vous a fait peur, sinon vous l'auriez jamais fait. Quand on prend des décisions sur un coup de tête, on finit toujours par le regretter.
- Mais non justement, je vous dis que j'y ai réfléchi pendant des jours ! C'est absolument pas sur un coup de tête !
- Vous avez pas à faire semblant, ou à vous forcer pour moi. J'ai pas besoin de votre pitié. Alors maintenant arrêtez d'insister, vous êtes ridicule.
- Arrêter d'insister de quoi ? Elias, merde ! C'est toi qui m'as demandé au départ !
- Ben disons que je suis revenu sur ma décision, moi aussi, comme ça on sera deux.
- Non mais tout, TOUT est TOUJOURS d'un compliqué avec toi ! »
Le rugissement frustré de Merlin, au-delà de ses ressemblances avec le tonnerre de certaines nuits d'été, résonnait de vérité. Rien n'était jamais simple là où le sale caractère contradictoire d'Elias de Kelliwic'h était concerné. Malgré tout le malheur que son irascibilité lui avait déjà attiré, il n'y pouvait rien. Si seulement il avait un poil de fierté en moins, un chouya d'humilité en plus, il aurait accepté la branche d'olivier que le druide lui tendait.
Mais non.
La promesse de larmes dans les yeux de Merlin fit sauter un battement au cœur d'Elias. Il était certainement à deux doigts de se barrer, et pour un peu plus loin que la chambre d'en face cette fois. La perspective était assez inquiétante pour que le sorcier sente les prémices de l'angoisse le saisir. Cette fois-ci… cette fois-ci il était peut-être allé trop loin. Mais que dire, pour rectifier un tir si mal engagé ?
Brisant le silence pesant qui s'était installé entre les deux magiciens, trois coups frappés contre la porte ouverte leur firent tourner la tête.
« Euh… bonsoir ? »
Le roi Arthur avait rarement eu l'air aussi hésitant, figé sur le seuil comme le proverbial cheveu sur la soupe. C'était peut-être le manque de luminosité, mais le souverain avait l'air plus perplexe que jamais.
« Bonsoir, marmonna Merlin en se levant, l'humidité au coin de ses yeux assez discrète pour qu'Arthur ne la remarque pas dans la semi-pénombre. Vous êtes là depuis longtemps ?
- Là, c'est-à-dire, dans le couloir ? Non, je viens d'arriver.
- Ah. Et… ailleurs que dans le couloir ?
- Dans la conversation, vous voulez dire ? Ben… disons qu'entre le volume sonore et la fenêtre ouverte, on vous entend jusqu'à la cour principale, en fait.
- Ah… désolé, Sire. On… on n'a pas réalisé.
- Du tout. Du tout. Enfin bref, euh, je vais pas vous embêter longtemps, de toute manière. Je suis juste passé en coup de vent pour prendre un peu des nouvelles et dire un mot à Elias. Je sais qu'il est un peu tard, je suis désolé, mais j'ai vraiment pas pu me libérer plus tôt. »
Merlin jeta le plus bref des regards en coin vers son malade à charge, avant de se diriger vers la sortie. « Il est tout à vous, dit-il platement, sans colère, mais sans sympathie non plus.
- Ah non non, mais j'en ai pour deux minutes, vraiment ! Vous pouvez rester.
- Oui, mais je peux partir, aussi. »
La grande silhouette du druide contourna le roi de Bretagne pour disparaître dans le couloir. Malgré lui, Elias tendit l'oreille, pour entendre avec soulagement le bruit des bottes se diriger vers la chambre d'en face au lieu de prendre la direction de l'escalier. C'était au moins ça de pris.
Arthur jeta un œil en-dehors de la chambre tout en se grattant la nuque, gêné, avant de recentrer son attention sur son enchanteur. « Je suis désolé, je voulais pas… il va bien ?
- Ça ira sûrement mieux plus tard, répondit vaguement Elias, peu enclin à partager ce genre de détails avec son employeur. Donc… vous vouliez me voir ?
- Oui. » Arthur s'approcha et se laissa tomber dans la chaise que la plupart des visiteurs utilisaient lorsqu'ils se rendaient au chevet d'Elias – Mehben, pour une raison obscure, s'y faisait toujours pousser par sa sœur à peine le seuil franchi. « Voilà. J'aurais du venir à la seconde où Merlin a autorisé les visites, mais j'ai une délégation saxonne qui a débarqué en même temps et il a fallu que je m'en occupe… les mecs découvrent que la Bretagne est infestée de bestioles plus ou moins monstrueuses et que leur petite île fait pas exception, m'font marrer ces cons… Enfin bref, je sais pas pourquoi je vous embête avec ça, d'autant que c'est pas le plus capital. Non, moi ce que je venais vous dire, c'est surtout merci.
- Euh… pardon ?
- S'il existait un mot plus fort, croyez bien que je l'utiliserais. » Arthur se fendit d'un sourire affable. « Vous vous en êtes peut-être pas rendu compte, parce que c'est pas votre branche, mais ce que vous avez fait à la rivière relève entièrement de la chevalerie. Vous avez mis votre vie en jeu pour sauver celles de personnes plus faibles que vous, en l'occurrence celle de mon fils unique – bon, et celle de ma belle-mère aussi, mais on va tâcher de se concentrer sur les points positifs. En tant que roi, je vous félicite pour votre abnégation, qui est un exemple pour tous. En tant que père, je vous suis éternellement reconnaissant et j'espère bien trouver un jour un moyen de payer cette dette. Et comme il se trouve que le père est aussi le roi… demandez-moi ce que vous voulez. Si c'est en mon pouvoir, je vous l'obtiendrai. Vous avez ma parole. »
C'était dans ce genre de moment qu'Elias sentait le plus cruellement son manque d'expérience point de vue remerciements sincères. S'il n'était pas doué pour les donner, les recevoir était pour lui un véritable supplice. Oh, il se doutait bien qu'il existait des phrases toutes faites pour ce genre de situation, seulement il ne s'était jamais donné la peine de les apprendre, par manque d'utilité. Alors il se contenta d'un hochement de tête, gauche et muet.
A voir le regard intrigué d'Arthur, ce n'était peut-être pas la bonne marche à suivre.
« Quoi ? Il faut que je choisisse maintenant ? demanda Elias, alarmé.
- Euh non, non pas forcément… enfin sauf si vous avez déjà une idée ? »
Remonter le temps pour rectifier une conversation désastreuse ? Pas sûr que ce soit possible.
« Là comme ça, non, admit le sorcier.
- Bon. Prenez le temps qu'il vous faut pour y penser, l'offre reste ouverte. Ah, et avant que j'oublie. » Le roi fouilla dans sa poche pour en sortir un petit objet qu'il tendit à Elias. « De la part de Yoan. Il parait que vous savez de quoi il s'agit. »
Déposé dans le creux de sa paume, le petit galet bleuté était froid et sec. Malgré lui, l'enchanteur laissa un sourire se dessiner sur ses lèvres.
« Vous le remercierez pour moi, murmura-t-il en resserrant ses doigts autour du caillou.
- Vous le remercierez vous-même. Il est rentré ce soir de Carmélide, il n'a qu'une envie c'est venir vous voir. Ah… ben oui, du coup, parce qu'il y a ça aussi, c'est vrai… » Arthur pesta dans sa barbe avant de reprendre la parole. « Ma belle-mère aussi est rentrée de Carmélide ce soir, fatalement – c'est pas que ça m'enchante, mais c'est comme ça. Au dîner, elle m'a dit qu'elle compte venir vous voir demain, j'vous le dis comme ça vous avez un peu de temps pour vous préparer. Ou fuir, ça après… c'est vous qui voyez. Mais au moins vous avez un préavis, c'est plus honnête.
- C'est noté. Merci, Sire.
- 'Pensez. Celle-là, si une fanfare pouvait la précéder d'une demi-journée partout où elle va, ça faciliterait la vie à beaucoup de monde, je vous le garantis. » Avec un petit rire de commisération, Arthur se redressa, décoinçant une longue mèche noire des attaches de sa cape. « Elle m'a dit de vous dire que votre dette est payée, quoi que ça veuille dire. J'imagine que ça aussi, vous savez de quoi il s'agit… ? »
Elias laissa un court souffle d'air railleur s'échapper par son nez et secoua la tête d'un air désabusé. Cette picte… « Oui, Sire. Je sais de quoi il s'agit.
- Ben vous avez bien de la chance. Bon, eh bien écoutez, maintenant que mon travail de pigeon voyageur est terminé, il ne me reste qu'à vous souhaiter une bonne nuit, et un bon rétablissement. Bien sûr ça va sans dire, vous retournez au laboratoire quand vous le sentez. J'ai l'impression que la boutique tient debout pas trop mal en attendant votre retour, non ? »
Le bataillon qui avait reçu un lot de philtres de force trois fois trop concentrés en sang de taureau aurait sûrement un commentaire à ajouter à cette remarque. Enfin, ceux qui n'avaient pas perdu toutes leurs dents en mâchant trop fort leurs rations de campagne, du moins.
« Les petites se débrouillent correctement, acquiesça-t-il simplement.
- J'pense bien, je connais leur professeur. Allez, bonne nuit.
- Bonne nuit, Sire. »
Avec un dernier hochement de tête, Arthur prit le chemin de la sortie. Cependant il s'immobilisa un pas avant la porte et se retourna, songeur.
« Oh, et pour… » D'un doigt, le roi de Bretagne désigna alternativement la chambre d'Elias et celle d'en face, circonspect. « J'ai bien conscience que c'est pas mes oignons, mais… comment dire… » Le souverain s'interrompit un instant, un ongle tapotant le dormant de la porte alors qu'il rassemblait ses pensées, avant de reprendre à voix basse. « Quand j'étais à Rome, à tous les coins de rue ou presque, on pouvait trouver un cadran solaire. Il faut savoir que le temps qui passe, pour les romains, c'est une véritable obsession. Ils écrivent des bouquins sur le sujet, ils en font des pièces de théâtre, des chansons… bref, vous voyez le tableau. Il se trouve qu'autour de chaque cadran solaire, habituellement, il y avait une petite maxime gravée. Un bon mot, si vous voulez, sur ce fameux temps qui passe. En vrai, il y en avait des pleines cagettes, des drôles, des moins drôles, des carrément déprimantes… mais il y en a une en particulier, celle du cadran juste devant la caserne, qui m'a toujours plus parlé que les autres. Ça faisait comme ça : en haut, un petit Carpe diem, classique, jusque-là rien de bien fabuleux. Et en bas, juste en dessous des chiffres, il y avait marqué Serius est quam cogitas. « Profitez du moment. Il est plus tard que ce que vous pensez. » »
Pour appuyer son effet, Arthur lança à Elias un regard éloquent qui aurait plus eu sa place sur le visage d'un vieillard centenaire que celui d'un homme d'une cinquantaine d'années.
« Ça vaut ce que ça vaut venant de quelqu'un qui n'a pas su suivre son propre conseil, mais… n'attendez pas qu'il soit trop tard. On en sort toujours perdant. Bonne nuit, Elias. »
A court de mots, l'enchanteur ne put que regarder alors que le fils d'Uther s'en allait, ses pas discrets résonnant un temps dans le couloir de pierre pour finalement s'éteindre en bas de l'escalier. Auprès de quel shaman du désert le roi de Bretagne ombrageux avait-il acquis une telle sagesse ?
Là n'était pas la question la plus importante de la soirée, en vérité.
Combien de temps il resta assis dans son lit à se repasser les mots d'Arthur en boucle, Elias l'ignorait. Une heure, peut-être deux. Assez longtemps en tout cas pour que la bougie meure, et qu'un rayon de lune accommodant prenne son relais à travers la fenêtre ouverte. Assez longtemps pour prendre une décision.
Avec un grognement d'effort, Elias se leva, les dalles rugueuses et froides du sol accueillant ses pieds nus sans délicatesse. Selon son schéma habituel, il prit appui sur la tête de lit, puis sur la commode, et enfin sur l'armoire pour arriver au seuil de la pièce.
La porte d'en face était à moitié ouverte, la chambre derrière plongée dans l'obscurité. Elias étouffa un rire sardonique. Même furieux et vexé au-delà de toute commune mesure, Merlin restait un fieffé guérisseur, prêt à bondir à l'appel de son malade. C'était aussi louable que consternant, et bien pratique pour les enchanteurs convalescents peu versés dans l'art de la furtivité.
En une poignée de pas vacillants – la marche sans appui demeurait encore une discipline compliquée – le couloir fut traversé. Elias s'agrippa à l'encadrement de porte salvateur avant de se glisser par l'ouverture ; dos au mur, il s'accorda quelques instants de répit pour souffler et laisser à ses yeux le temps de s'habituer à la pénombre plus prononcée.
La chambre était peu meublée. Elle n'était que rarement utilisée, après tout, depuis que les gamines avaient leurs propres quartiers dans la forteresse. Elle servait de point de chute ponctuel à l'éventuel connard de passage, ou de solution de secours à Elias quand il se faisait botter hors du plumard – notamment pour avoir traité un ami druide de Merlin de connard de passage. Aussi le magicien brun n'eut-il aucun mal à repérer la forme massive du lit, plaquée contre le mur Nord, et la longue silhouette qui y était allongée.
Un pas précautionneux à la fois, plus par nécessité que par effet de style, Elias se rapprocha de la couche. Il savait que Merlin ne dormait pas : aucun ronflement ne venait percer l'épais silence qui emplissait la pièce. Aucun bruit de respiration, du reste. Et comme il n'avait pas été particulièrement discret, le druide devait désormais être parfaitement au courant de sa présence.
Faisant appel à ses dons inexistants de cambrioleur, Elias souleva un coin des couvertures pour se glisser dessous avec toute la souplesse conférée par ses membres épuisés. Il tressaillit immédiatement au contact du linge froid ; la température de cette chambre n'avait, en effet, rien à voir avec celle d'en face. Une brique supplémentaire de culpabilité vint s'ajouter aux nombreuses autres qui pesaient déjà sur sa conscience et, à tâtons, il envoya une main au contact de son compagnon.
Merlin lui tournait le dos, ce qui servait assez bien ses desseins. Elias rampa sur son flanc droit, soufflant un juron quand le mouvement y réveilla une douleur lancinante, jusqu'à se retrouver avec le torse plaqué contre les omoplates du druide. A partir de ce point de repère, l'habitude fit le reste : un bras glissant autour de la taille, un mollet se cherchant une place entre ses confrères, un menton se nichant dans le creux d'une épaule. Si bien qu'en quelques secondes, Elias tenait Merlin dans une étreinte quasi-intégrale, et le druide ne lui avait toujours pas dit de débarrasser le plancher.
La victoire était déjà belle. Toutefois, l'enchanteur savait bien qu'il ne pouvait pas s'arrêter en si bon chemin. Même si ses talents en matière d'excuses étaient au moins aussi pitoyables que sa discrétion de rôdeur.
« Je suis désolé, murmura-t-il dans les cheveux couleur neige.
- Mhmm. »
Le bruit guttural était trop imprécis pour indiquer si Merlin acceptait ou refusait les excuses. Aussi, Elias se vit contraint de poursuivre.
« Je suis un abruti.
- Je confirme. »
Ah. Le dialogue s'amorçait. Pas exactement en faveur d'Elias, mais à ce stade, tout était bon à prendre.
« Je… je te mérite pas…
- Ça c'est bien vrai… »
Un soupçon de légèreté, associé à un imperceptible hochement de tête contre l'oreiller. Autant d'indices que l'enchanteur était sur la bonne voie.
« J'ai probablement aucun droit de venir te demander ça, après toutes ces semaines où tu t'es cassé la tête à t'occuper de mes miches ingrates, et après ce que je t'ai fait, mais… enfin, si jamais tu veux toujours de moi sur le long terme… »
Rattrapé par sa couardise, Elias laissa la fin de la phrase mourir au milieu des mèches d'ivoire. La question resta suspendue, lourde de tout le mal qu'elle avait déjà infligé. Appelant une réponse qui serait l'échappatoire ou le dernier clou dans le cercueil, mais une délivrance quoi qu'il en soit.
Pendant trois ou quatre battements de cœurs, le temps resta figé. Puis, sans faire l'usage de mots, Merlin répondit. La main du druide recouvrit celle qu'Elias avait laissé reposer sur son ventre, ses doigts rendus rugueux par la vie en plein air s'intercalant harmonieusement entre ceux, bien moins calleux, de l'enchanteur. Ce dernier autorisa un sourire extatique – du moins, selon ses propres critères – à passer le seuil de ses lèvres.
C'était le moment rêvé pour débiter une ânerie romantique ou éclater en sanglots soulagés. S'il était le mièvre protagoniste de ces romans à l'eau de rose que Mehgan s'entêtait à dévorer, cachée au fin fond des archives là où elle pensait qu'il ne la verrait pas, ce serait sûrement ce qu'il aurait fait. Mais il était Elias de Kelliwic'h, et les trop-pleins d'émotion, sa cervelle mâchouillée les gérait en détournant l'attention.
« J'imagine que tu vas vouloir un mariage druidique, avec la chance que j'ai. »
A voir la façon dont Merlin éclata de rire et se retourna pour l'attirer dans un câlin digne de ce nom, avant de presser ses lèvres aux siennes – au bout de trois essais maladroits, l'obscurité faisant échouer les deux premières tentatives – il ne devait pas trop lui en tenir rigueur.
Après ce qui devait être sa meilleure nuit de sommeil depuis un mois, Elias se réveilla lentement au son d'un couple de mésanges malpolies qui se faisaient bruyamment la cour sur le rebord de la fenêtre. Engourdi, il ouvrit un œil récalcitrant sur la semi-obscurité d'une chambre que son esprit léthargique ne reconnut pas tout de suite. La porte n'était pas censée se trouver de ce côté du lit. La petite table encombrée qui occupait le coin de la pièce ne lui disait rien. Où diable était passée l'armoire ?
Une traînée paresseuse de baisers le long de sa nuque rappela à son bon souvenir les évènements de la veille. Fermant de nouveau les yeux, l'enchanteur abandonna le reste de son cou aux douces lèvres qui s'empressèrent d'apposer leur sceau sur ce territoire nouvellement conquis. Derrière lui, la forme solide et rassurante de Merlin épousait à merveille le galbe de son dos. Une main glissée sous l'oreiller et l'autre, possessive, ancrée sur la hanche d'Elias, maintenant leurs bassins fermement imbriqués. Le druide n'avait pas à craindre une éventuelle fuite : son compagnon n'aurait pas bougé de ce lit chaud et confortable pour tout l'or de Bretagne.
Enfin… disons qu'il aurait hésité un bon moment. Fallait pas déconner non plus.
« Bonjour, murmura Merlin directement à côté de son oreille, la voix encore râpeuse de sommeil. Bien dormi ?
- Mieux que jamais, » ronronna le plus jeune en sentant des doigts baladeurs quitter sa hanche pour se glisser sous sa chemise. Les caresses qu'ils semaient derrière eux étaient à un cheveu de lui arracher d'autres bruits bien moins discrets. « A part qu'à un moment donné, j'ai pris une tarte.
- Une tarte ?
- Ouais. Un coude dans les dents, pour être précis.
- Ah… désolé. En même temps, j'ai prévenu que je bougeais beaucoup ces jours-ci.
- Trouve-toi les excuses que tu veux, moi je dis juste que c'est pas une manière de traiter son fiancé. »
Son fiancé.
Le mot résonna dans la tête d'Elias, aussi insolite et profane qu'il l'avait été sur sa langue. Ce rôle qu'il n'avait jamais pensé endosser un jour. Cette nouveauté qu'il n'accueillait pas avec la dose habituelle de méfiance.
La main de Merlin s'immobilisa sur son ventre. Lui aussi avait du tiquer sur l'épithète tout neuf qu'ils venaient de gagner, l'un comme l'autre. Pendant un instant, Elias se demanda avec inquiétude si le druide n'était pas en train de se remémorer quelque mauvais souvenir de ses fiançailles passées ; cette ombre perpétuelle au tableau était vouée à le faire douter à chaque étape. Mais la grande asperge de magicien se pelotonna encore plus contre le dos de son enchanteur, son étreinte revigorée.
« On va le faire, souffla-t-il, les lèvres pressées contre la jugulaire d'Elias. On va se marier. On va vraiment se marier.
- Il semblerait. Sauf si tu changes encore d'avis, mais bon moi tu sais, le comique de répétition…
- Si je change d'avis ? Non mais tu manques vraiment pas de souffle… » Par vengeance, Merlin fit mine de mordre l'épaule que le large col de la chemise d'Elias laissait à moitié à découvert. Avec les canines que cet allumé se trimballait, il y avait moyen de faire du dégât ; mais il abandonna bien vite son idée de châtiment au profit d'une question empreinte d'appréhension. « Tu penses qu'Arthur approuvera ? »
Elias haussa l'épaule qui avait finalement le droit de rester indemne. « Alors, déjà, on en a quasiment rien à foutre. La politique et le monde de la magie, c'est deux modes de fonctionnement distincts, je vois pas bien quelle légitimité il aurait pour approuver ou désapprouver quoi que ce soit. Mais si ça peut te rassurer… je pense qu'il n'y aura pas le moindre souci de ce côté-là. » Ou alors la conversation qu'il avait eue la veille avec le roi de Bretagne était la pièce de théâtre la plus convaincante de la décennie, et le souverain lui-même un comédien hors pair. « Les seuls qui auraient peut-être leur mot à dire, ce serait le Conseil ou la Guilde, mais… non, ben non en fait, même ça on en a rien à secouer. On fait ce qu'on veut. T'as neuf cents balais, tu t'écrases devant personne. »
Sa réponse sembla pacifier Merlin, dont les muscles se détendirent sensiblement et la main se remit à dessiner des formes aléatoires sur l'abdomen d'Elias. Pourtant, le druide ne pipait mot, sa joue toujours blottie à la mâchoire de son compagnon.
« D'autres questions ? s'enquit l'enchanteur.
- Une seule. Ça t'embête si on ramène cette barbe à une longueur acceptable aujourd'hui ? Non seulement ça te va pas mais en plus ça pique, c'est affreux.
- Vendu. Je commençais à ressembler à un crétin de druide, de toute manière. » Elias encaissa le petit coup de genou dans le mollet en se disant que c'était de bonne guerre. « Quelle heure il se fait, d'ailleurs ?
- Pas loin de midi, à vue de pied.
- M-midi ? On a pioncé jusqu'à midi ?!
- Ah non, seulement toi. Moi ça fait un moment que je suis réveillé. En plus je crois que les petites sont en train de paniquer à force de nous chercher, ça fait plusieurs fois que je les entends monter et descendre.
- Et à aucun moment tu t'es dit que tu allais passer la tête dehors pour leur dire qu'on était ici ?
- Si, si, je me suis même levé. Mais bon, finalement, j'ai juste verrouillé la porte. Histoire qu'on soit tranquilles. Maintenant chut, j'ai du travail. »
Elias étouffa un ricanement contre l'oreiller et se laissa rouler sur le dos, abandonnant toute résistance aux attentions de son compagnon. On félicitait souvent Merlin d'être une influence bénéfique sur son caractère. Ce que les gens savaient moins, c'était que le phénomène inverse pouvait s'avérer tout aussi valable.
Une bonne heure supplémentaire s'écoula avant qu'ils n'arrivent dans le laboratoire, Elias s'aidant du bras du druide comme d'une rampe d'escalier, au grand soulagement des deux apprenties affairées autour des établis.
« Bon sang, mais vous étiez passés où ? attaqua Mehgan en guise de salutation. Trois heures qu'on vous court après ! Les cuisines, les écuries, la cour, on se demandait même si vous étiez pas partis en promenade sans nous le dire !
- Pour partir en promenade, il faudrait déjà qu'une certaine personne arrive à aligner plus de vingt pas d'affilée sans être obligé de s'asseoir comme un petit vieux, » fit remarquer Merlin avec un sourire narquois.
Elias gratifia la pique impertinente d'un regard accusateur. « Je vois que vous choisissez votre camp… méfiez-vous.
- Vous m'excuserez mais là tout de suite, j'ai pas très peur. »
Le druide installa néanmoins son malade à charge sur un des deux fauteuils qui trônaient devant la cheminée, avec une extrême précaution en contradiction directe avec ses moqueries. Il laissa même ses mains traîner sur les épaules d'Elias pour rajuster la tunique noire récupérée en hâte dans leur vraie chambre.
« Si vous vous sentez de manger quelque chose d'un peu plus consistant que d'habitude, je peux aller aux cuisines vous faire une omelette, proposa Merlin en rapprochant un tabouret pour que son confrère puisse y poser les pieds. Ça vous tente ?
- Je dis pas non, » acquiesça Elias, bien conscient qu'après la nuit qu'ils avaient passée, il n'avait aucune chance de se soustraire aux attentions de mère poule de son compagnon. Autant gagner du temps en s'y soumettant directement.
« Champignons et fromage ?
- Parfait.
- Allez, c'est parti. J'en ai pour une vingtaine de minutes, tous les trois vous restez sages.
- Tonton Merlin, intervint Mehben avant que son oncle ne sorte. Je me demandais… vu que tonton Elias va mieux maintenant – et qu'il finira bien par s'en apercevoir de toute manière – est-ce que je pourrais lui dire pour… ?
- Pour ?
- Ben, vous savez bien…
- Ah, oh, euh… ben oui, oui pourquoi pas, allez-y. »
Par réflexe, Elias fronça les sourcils quand trois paires d'yeux se tournèrent vers lui. L'impression d'être le seul de la pièce à passer à côté d'une information sensible lui était toujours aussi désagréable. Mais il s'agissait de ses deux élèves, dévouées et assidues, et du grand couillon qu'il comptait épouser ; aucune raison concrète de s'inquiéter.
« Me dire quoi ? s'enquit-il en espérant que sa voix sonnait plus curieuse que suspicieuse.
- J'ai une grande nouvelle, annonça Mehben en venant prendre place dans le fauteuil en face du sien.
- Ah ben ça tombe bien, parce que moi aussi. Enfin plutôt, nous aussi.
- Ah, mais… vous voulez tout déballer directement ? » s'étonna Merlin en voyant son fiancé le désigner d'un geste de main.
Elias haussa une épaule. « Quoi, vous comptiez garder ça secret ?
- Non non, juste… enfin j'y avais pas pensé…
- Vous savez comme moi que ces deux-là finissent toujours par tout savoir – principalement parce qu'elles laissent traîner leurs oreilles là où elles n'ont rien à faire, hein-
- Hé ! éclatèrent les deux exclamations indignées, poussées à l'unisson.
- -alors autant s'épargner le voyage. L'autre avantage c'est qu'elles sont tellement pipelettes qu'on aura besoin de mettre personne d'autre au jus : demain soir, la moitié de la Bretagne aura eu vent de la nouvelle.
- Non mais ho, ça va bien maintenant ! se récria Mehgan en croisant les bras. Si c'est pour dire ce genre de truc, vous pouvez toujours remonter moisir dans votre chambre !
- Ouais ! Et c'est pas non plus très malin de vous en prendre à celles qui font vos potions de régénération sanguine, renchérit Mehben avec une moue vexée. Quand vous choperez la chiasse dans les jours qui viennent, faudra pas demander d'où ça vient !
- Les filles, les filles, sourit Merlin en levant les mains en signe de paix. Il vous fait marcher, ne rentrez pas dans son jeu. Vous savez bien qu'envoyer des fions, c'est juste sa manière à lui de faire savoir qu'il va mieux. »
Les deux sœurs marmonnèrent encore un petit peu, pour la forme, mais leur cœur n'y était pas. Elles étaient bien trop contentes de voir leur maître reprendre du poil de la bête.
« Bon, OK, céda Mehben. Balancez votre nouvelle toute pourrie, comme ça moi derrière je la bousille avec ma super nouvelle qui déchire tout !
- Va falloir vous lever tôt, ma colombe, parce qu'écoutez-moi ça… » Elias marqua une pause exagérément dramatique, ignorant le soupir fatigué de Merlin. Il n'existait rien de plus délicieux que les mines faussement désintéressées mais secrètement avides de potins de ses apprenties. « Votre oncle et moi, on va se marier. »
Ah, si, au final il y avait mieux. Les mines divinement estomaquées et sans voix de ses apprenties.
« Mais c'est génial ! s'exclama soudainement Mehgan en jetant ses bras autour de son druide d'oncle, extatique. Je suis trop contente ! Vous avez dit oui, finalement !
- J'en ai bien peur, rit doucement Merlin en retournant l'étreinte, avant de se figer. Euh, attendez… comment ça, « finalement » ?
- Oui, comment ça ? interrogea Elias, méfiant.
- Euh… j'ai dit « finalement » ? bredouilla la jeune femme en faisant un pas en arrière sous l'effet des quatre yeux bleus braqués sur elle. Ça m'étonne, ça… j'ai pas plutôt dit « forcément » ?
- J'crois pas, non… Elias ?
- J'ai entendu comme vous… j'vous préviens, vous avez intérêt à pas nous avoir encore espionnés, sinon ça va vraiment mal se m-
- Avec Petrok, on va avoir un bébé ! » s'écria Mehben.
Il aurait fallu avoir du gratin de courgette à la place du cerveau pour ne pas comprendre qu'il s'agissait là d'une tentative aussi maladroite que désespérée pour sauver les fesses de sa sœur. Pourtant, l'enchanteur mordit volontairement à l'hameçon comme une belle truite de fin d'été ; pendant un court instant, il en imita même la bouche béante de stupéfaction, avant de corriger sa posture.
« Vous et le moustachu ? Mais… comment… ?
- Vous savez très bien comment, ironisa-t-elle en roulant les yeux vers le plafond.
- Et vous, vous étiez au courant, je suppose ? Vous auriez pas pu me le dire ? Espèce de traître.
- C'était pas à moi de l'annoncer, se défendit son cachotier de futur mari. Et puis quand on a su, c'était à peu près une semaine après votre attaque, vous étiez encore inconscient. Je vois pas bien ce que vous auriez fait de l'information.
- Oui, non d'accord, mais après j'étais réveillé !
- Ben… Tonton Merlin nous a demandé de ne rien dire tant que votre état n'était pas stable, expliqua Mehben, un peu gênée. Pour ne pas vous perturber. A partir du moment où on a eu le droit de vous rendre visite, j'ai voulu vous le dire, mais… je sais pas, vous donniez pas l'impression de vous intéresser à grand-chose, à chaque fois qu'on venait. Comme aujourd'hui c'est la première fois que vous avez l'air d'aller mieux question moral… voilà. »
Elias se mordilla l'intérieur de la joue, ennuyé. Bien sûr, c'était d'une évidence accablante, maintenant qu'il avait la fin de l'histoire. Cette lueur enjouée dans les yeux à chacune de leurs visites à son chevet, cet entêtement de Mehgan à systématiquement laisser l'unique chaise à sa sœur, ces mines un poil déçues en repartant… A chaque fois elles avaient tenté de lui dire, et à chaque fois elles s'étaient retrouvées devant une porte close et froide. Tout ça à cause d'une angoisse qui n'avait aucune raison d'exister.
Un énième exercice dans l'art délicat de la rédemption était de rigueur, semblait-il.
« Je suis… désolé, souffla-t-il simplement. Si vous avez eu l'impression que je m'en foutais… j'aurais pas du… je suis très heureux pour vous, ça va sans dire, c'était pas… »
Encore une fois, il se retrouva confronté à son manque d'expérience dans le secteur des déclarations sincères. Par chance, avec ses deux élèves, il savait exactement quelle carte jouer pour clore magiquement un sujet épineux – et se faire pardonner dans le même temps.
« Venez là, bougonna-t-il en ouvrant les bras. Toutes les deux. Grouillez-vous. »
Sans protester, Mehben et Mehgan vinrent se placer de part et d'autre de son fauteuil pour une embrassade biscornue, bancale, mais infiniment plus agréable que les jours qui venaient de s'écouler. Contre le flanc d'Elias, une bosse encore assez discrète pour pouvoir se dissimuler dans les replis d'une robe se pressait, timide et ronde et pleine de promesses.
Arthur pouvait bien le seriner avec ses histoires de chevalerie et d'abnégation, l'enchanteur n'avait jamais été particulièrement guidé par un instinct de protection, en dehors de sa propre personne. S'il défendait le royaume, c'était parce qu'il avait des ordres – et qu'on le payait un peu pour ça, aussi. S'il veillait sur quelqu'un, c'était dans le cadre d'une mission d'escorte ou qu'il y trouvait son propre intérêt.
Pourtant, le contact avec ce bout de ventre rebondi éveilla chez lui une féroce volonté primaire de réduire en cendres tout ce qui pourrait venir menacer la future mère et cette nouvelle vie qu'elle abritait. C'était instinctif, ancestral, à la limite de la pulsion naturelle, et ça commençait tout de suite.
« Donc vous, vous faites des potions de régénération sanguine ? questionna-t-il en se tordant le cou pour lever les yeux vers Mehben.
- Ben quoi ? C'est pas très compliqué…
- Oh mais c'est pas que c'est compliqué. Par contre, du coup, vous manipulez du venin de vipère et de l'extrait de belladone ?
- Bah ouais, c'est la formule.
- C'est la formule, peut-être, mais vous êtes enceinte. A part ça, ça va ? Pas de problème, y a rien qui gigote dans votre caboche ? »
Mehben cligna des yeux avant de les écarquiller légèrement. « Ah… ah oui maintenant que vous le dites… m'enfin vous croyez vraiment que… ?
- Je sais pas s'il y a quelque chose à croire ou pas, ma petite dame, mais ce qui est sûr c'est que j'ai aucune envie de le découvrir ! Allez hop, interdite de préparation de potions et d'entraînement aux sortilèges jusqu'à nouvel ordre, dans le doute. »
Surprise et effarée, Mehben leva les yeux vers sa sœur qui hochait furieusement la tête pour manifester son entière adhésion à la décision d'Elias. Elle chercha de l'aide auprès de la dernière source possible de la pièce.
« Mais… Tonton Merlin, dites quelque chose !
- Ah non, moi j'suis bien du même avis, en plus c'est lui votre maître, alors techniquement c'est lui qui a le dernier mot, désolé ! Et puis je vais me marier avec, je vous rappelle. J'avais déjà pas bien intérêt à me le mettre à dos, maintenant c'est encore pire, je vais me retrouver à devoir être d'accord avec lui tout le temps.
- Vous voyez, quand le roi est venu augmenter le budget du labo il y a trois mois, je pensais que c'était la plus belle nouvelle de l'année, ricana Elias. Ben je me gourais : ça, c'est dix fois mieux ! »
