Résumé : une mission loupée et une auberge déserte. Ou tout l'inverse.
== L'Auberge Abandonnée – Partie 1 ==
« Kenann ?
- Non.
- Stefan ?
- Non plus.
- Yael ?
- Plutôt me jeter à poil dans un champ d'orties. »
Merlin soupira lourdement et fit faire un écart à son cheval pour éviter la large flaque au milieu de la route. Il pleuvait déjà à faire déborder les ruisseaux, inutile de courir en plus le risque que sa monture glisse et qu'il se retrouve tartiné de boue. Elias l'imita, guidant sa jument pour contourner la flaque par l'autre côté, avant de revenir près du druide.
Capuches rabattues contre les flots qui se déversaient directement du ciel, Petrok, Gareth et Iagu chevauchaient quelques pas derrière eux, sombres et silencieux. Les trois jeunes n'avaient pas du décrocher plus de quinze mots cumulés depuis leur départ du campement, le matin même ; si Elias donnait l'air d'apprécier pleinement ce calme inopiné, Merlin ne pouvait s'empêcher de compatir avec les petits.
La mission avait eu pour but de prouver leur valeur aux yeux du Roi Arthur et de faire d'eux de vrais chevaliers. Comme elle avait foiré bien proprement sans leur laisser l'occasion de prouver quoi que ce soit, ils ne risquaient pas d'être adoubés tout de suite.
Le destin avait pourtant semblé pencher en leur faveur, initialement. Pile poil au moment d'achever leurs classes militaires, une hydre s'était mise à terroriser des petits villages le long de la côte Est. La bête s'était fait un nid douillet dans l'étroit bras de mer qui séparait l'île de Thanet des terres rattachées à Kaamelott ; par un vilain coup du sort, elle avait élu domicile dans une grotte maritime à dix pas du point de passage privilégié entre Thanet et le reste de l'île de Bretagne, n'ayant aucun scrupule à nager d'une rive à l'autre en quête de pitance. Elle s'était mise à semer une telle peur chez les gens du coin que le seigneur Horsa avait envoyé une délégation à Kaamelott, exigeant du roi Arthur qu'il fasse le nécessaire pour s'occuper de la bestiole car « après dix ans de sale boulot, ce n'était pas aux saxons de nettoyer le royaume de ses nuisibles. »
Ou, en des termes plus réalistes : « On pourrait s'en occuper mais cette chose nous fout les jetons, venez la buter. »
Au début, Arthur avait eu dans l'idée de les envoyer promener. Ils avaient voulu s'installer en Bretagne, les cocos ? Eh bien ils prenaient le paquetage entier, créatures malveillantes et climat pourri compris. Mais ensuite, il avait réfléchi : il y avait tout de même des gars à lui d'un côté du bras de mer, sans compter que terrasser une hydre qui flanquait les miquettes aux saxons serait de nature à les impressionner et – on pouvait toujours rêver – clouer le bec à Horsa pendant quelques temps. Alors il avait renvoyé la délégation saxonne chez elle en promettant que de l'aide leur parviendrait dans les plus brefs délais.
Le fait d'arme susceptible de faire de Petrok, Gareth et Iagu de vrais chevaliers était tout trouvé.
Sans être d'une extrême facilité, la quête était loin d'être insurmontable. L'hydre était jeune, à en croire les faits rapportés. Une seule tête à son actif et une taille n'excédant pas le cheval de trait. Les saxons auraient très bien pu s'en dépatouiller tout seuls, seulement ces pétochards avaient tourné de l'œil à la simple découverte qu'il existait des hydres plus grosses, et avec plusieurs têtes. Avec un peu de chance, ils allaient convaincre Horsa que la terre de Logres était maudite et qu'il fallait rentrer chez eux, dans cette bonne vieille Germanie où la faune locale ne venait pas vous chercher sur la plage pour vous traîner dans les fonds marins. Là aussi, on pouvait toujours rêver.
Merlin et Elias s'étaient vite retrouvés embrigadés dans l'aventure ; l'un en cas de blessure à réparer, et l'autre pour régler l'affaire à coup de sortilèges au cas où la difficulté de la mission aurait été sous-estimée. Comme il ne s'était écoulé que deux semaines depuis le rétablissement complet de l'enchanteur, son guérisseur attitré s'était prononcé contre cette escapade à l'autre bout du pays. Mais un ordre du roi restait un ordre du roi, et Elias lui avait maintes fois assuré qu'il se sentait tout à fait capable de mener la mission à bien. Alors ils étaient partis tous les cinq, laissant temporairement le laboratoire aux mains d'une Mehgan ravie et d'une Mehben au ventre de plus en plus arrondi. Le voyage avait été estimé à une quinzaine de jours, zigouillage d'hydre inclus, pour peu qu'ils ne se perdent pas en chemin.
La petite troupe hétéroclite avait chevauché sans perdre de temps à l'aller, leur progression ponctuée par les plaisanteries des plus jeunes et leur empressement à se distinguer aux yeux de leur roi. Ils n'avaient parlé pratiquement que de ça, du lever au coucher : leur adoubement, leurs futures responsabilités de chevaliers, les missions prestigieuses qu'ils se verraient confier. Si leurs bavardages incessants avaient eu tendance à vriller les nerfs d'Elias, Merlin quant à lui les avait trouvés attendrissants et s'était réjoui de la bonne humeur qui accompagnait leur traversée.
Du moins, jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur destination.
Malgré son entrée à moitié bouchée par le sable, la grotte maritime n'avait pas été compliquée à trouver à marée basse. Au fond, dans un goulot creusé par le ressac, ils avaient trouvé l'hydre. Repliée sur elle-même, et morte depuis des jours.
« Elle est peut-être tombée malade, avait suggéré Merlin en observant le corps déjà gonflé par la décomposition. Ou alors elle s'est blessée et l'infection a pris le dessus, à ce stade c'est dur à dire. Ça reste des animaux, ces machins-là, ils sont susceptibles de choper une saloperie tout pareil. »
Leur première vraie quête expédiée aux oubliettes, les trois jeunots avaient fait le deuil de leur possible adoubement tout en montant le campement sur la plage, à deux pas de la grotte. Alors qu'Elias était reparti voir le cadavre du grand reptile pour y prélever les parties encore viables, Merlin avait tenté de remonter le moral des futurs chevaliers. Avec la brochette de créatures monstrueuses que la Bretagne se payait, le roi aurait tôt fait de leur trouver un nouveau défi à leur mesure. S'il avait récolté quelques hochements de tête semi-attentifs, la déception de ne ramener à Kaamelott qu'une mauvaise nouvelle et deux semaines de bleus aux fesses à force de chevaucher avait régné sans partage sur le camp.
Pour ajouter à leur malheur, le ciel s'était mis à déverser des trombes d'eau le lendemain matin, rendant plus morose encore le début de leur voyage de retour. Ils avaient patienté une heure ou deux le temps que l'averse s'allège, abrités dans la grotte, mais Elias avait vite perdu patience.
« Bon, on va pas rester la journée ici à se pogner, si ? avait-il élégamment demandé, pressé de retrouver le confort de son laboratoire. Il faut rentrer, on rentre, c'est tout. La mission est un échec, c'est con mais c'est comme ça. Allez on se tire, il s'arrêtera de pleuvoir en chemin. »
Comme pour lui donner tort, le déluge les avait accompagnés toute la journée, détrempant les sacs et rendant la route glissante sous les sabots de leurs montures. Ils progressaient beaucoup moins vite et dans une ambiance beaucoup moins légère qu'à l'aller. Dans ces conditions, les lieues avaient tendance à compter triple ; pour tromper l'ennui que lui apportaient le paysage gris et le silence bougon qui planait sur leur compagnie, Merlin s'était rabattu en milieu d'après-midi sur son nouveau jeu favori : faire valider à Elias un druide pour officier à leur mariage.
Un jeu assez frustrant et si dénué de toute logique qu'il pourrait avoir du succès au Pays de Galles.
« Erwann, alors ?
- Ah ben vous voyez, je change ma réponse de tout à l'heure, grogna l'enchanteur sous sa capuche. Je le mets là, le champ d'orties, et non seulement je m'y jette à poil mais je m'y roule jusqu'à avoir la peau qui se décolle toute seule.
- Mais enfin vous pouvez pas refuser tous les noms que je vous donne ! lâcha Merlin, frustré. Au bout d'un moment, il va bien falloir en choisir un !
- Bah vous êtes pas druide, vous ? Vous pourriez pas le faire ?
- Je peux pas officier à mon propre mariage, enfin ! Quelle tronche ça aurait ?
- Parce que ça aurait meilleure tronche de laisser Erwann le faire ? Ah ha, je me marre ! On sait même pas s'il a passé un seul jour de sa vie sans être complètement torché, ce type ! »
Merlin se redressa en selle, offusqué. « Ah attention, hein ! Attention ! Cet homme a énormément souffert, alors un peu de respect !
- Oh mais c'est bon maintenant, moi aussi j'ai souffert, et vous j'en parle même pas. C'est pas pour ça qu'on s'enfile un demi-fût de bière tous les matins, faut pas pousser non plus…
- Hé ! De quoi est-ce que vous parlez ? »
La voix de Iagu, forcée pour être entendue au-dessus des trombes d'eau qui martelaient le sol, fit tourner la tête aux deux magiciens. Merlin ouvrit la bouche pour répondre mais Elias lui coupa l'herbe sous le pied.
« Du moyen le plus efficace de se mêler de nos oignons ! aboya l'enchanteur avec un niveau d'indulgence proche du zéro absolu.
- Ça va, c'était pour causer, pas la peine de gueuler, » rétorqua le plus jeune en essorant un coin de sa capuche. Un geste bien inutile. « Ça vous arrive jamais de dire les choses poliment ?
- Faut pas lui en vouloir, c'est physique, il peut pas s'en empêcher, plaisanta Merlin avant de baisser la voix pour s'adresser à son compagnon sur un ton désapprobateur. Vous pourriez faire un effort, quand même. Les gamins sont déjà déprimés par toute cette histoire, c'est pas très sympa de leur parler comme vous le faites ces derniers jours…
- Qu'est-ce que vous voulez dire ? Je leur parle normalement.
- Ah vraiment ? Et hier soir près du feu, quand Gareth vous a gentiment demandé le titre du bouquin que vous lisiez ?
- Et ben ?
- Vous avez répondu, et là je vous cite : « Les aventures du Seigneur Allez-Faire-Chier-Quelqu'un-D'Autre, troisième volume ». »
Elias haussa une épaule, comme s'il ne voyait absolument pas où se situait le problème. « Oui, et donc ?
- Vous avez pas de cœur, c'est affligeant.
- C'est toujours mieux que de pas avoir de cervelle comme les trois zigotos à l'arrière.
- Monsieur Elias ! lança Petrok.
- Oh, ça va, c'est parce que j'ai dit « pas de cervelle », c'est ça ? grogna le sorcier par-dessus son épaule. Mais pétez un coup, mes pauvres vieux, et arrêtez de laisser traîner vos oreilles partout, on dirait vos bonnes femmes !
- Euh… alors je ne suis pas sûr d'avoir tout compris – d'autant que je ne vois pas ce que mon épouse et sa sœur viennent faire là – mais je souhaitais juste vous indiquer qu'il y a un bâtiment, là-bas en retrait de la route, qui ressemble à une auberge. »
Merlin tourna la tête dans la direction indiquée, plissant les yeux pour percer l'épais rideau de pluie. En effet, plantée au pied d'une colline, la forme sombre d'une grande bâtisse se détachait du gris omniprésent. Si proche d'un axe routier et sans rien autour qui laissait penser à une exploitation agricole, il se pouvait bien que l'établissement soit en effet un relais voyageur.
« Oui, et alors ? fit Elias.
- Et bien, dans la mesure où monsieur Merlin ne souhaite pas intervenir pour faire cesser ce déluge-
- On en a déjà parlé, soupira le druide. Il pleut, il pleut, c'est comme ça. Toute la nature en a besoin. Je vais pas perturber la météo de tout le pays sous prétexte que vous voulez pas vous mouiller la frange.
- Dites plutôt que vous savez pas faire, c'est plus honnête, ricana Elias.
- Ah vous hein, s'il vous plaît…
- Nous ne revenons pas là-dessus, reprit Petrok en pressant légèrement sa monture pour se rapprocher des deux mages. Simplement, comme la situation n'a pas l'air de s'améliorer et que la nuit approche, nous nous faisions la réflexion mes collègues et moi-même qu'il serait peut-être opportun d'aller vérifier s'il s'agit bien d'une auberge. Si tel est le cas, peut-être pourrions-nous envisager d'y dormir au sec ?
- Parce que la nuit sous la tente avec la pluie, le froid et trempés jusqu'aux os à bouffer du séché parce qu'on peut pas faire de feu, ça va bien deux minutes, » grommela Iagu.
La demande avait du sens. Il n'y avait pas lieu de souffrir inutilement, puisqu'ils n'étaient pas particulièrement pressés de rentrer à Kaamelott. D'autre part, il était vrai que le tonnerre qui roulait au loin semblait s'approcher dangereusement et que si une opportunité était donnée pour s'éviter de dormir dehors pendant une nuit d'orage estival, il fallait être stupide pour la laisser passer.
Elias n'était pas stupide. Par contre, il était chiant. Merlin pouvait déjà voir le reflet calculateur dans les yeux pâles de son compagnon. Le Fourbe était prêt à refuser la requête juste pour contrarier les petits et s'épargner la ridicule dépense que leur coûteraient une nuit et un repas à l'auberge. Même si cela signifiait s'entasser à cinq avec lesdits petits dans une tente trempée et se geler les meules jusqu'à l'aube.
Aussi, avant que l'enchanteur n'ait le temps d'ouvrir la bouche, Merlin prit la parole.
« Quelle bonne idée ! sourit-il en stoppant sa monture pour laisser le trio les rattraper, tout en prenant soin d'éviter le regard courroucé d'Elias. Avec la mer et la rivière juste à côté, ils doivent avoir du bon poisson au menu ! Je dirais pas non à un bar grillé. »
Le visage de Petrok s'illumina instantanément, son sourire radieux contrastant comiquement avec sa moustache détrempée et la capuche trop ample qui l'obligeait à se tordre le cou pour espérer voir ses interlocuteurs.
« Magnifique !
- Merci monsieur Merlin ! renchérit Gareth.
- Oui, merci, seconda Iagu en corrigeant déjà la trajectoire de son cheval pour sortir du chemin. Avec un peu de chance ils auront deux chambres de libre et on aura pas à se farcir une nouvelle histoire d'horreur abracadabrante avant d'aller se coucher.
- Qui a dit que c'était une histoire inventée ? glissa Elias avec un sourire mauvais. Le coup de l'hydre venimeuse, c'est du vrai. » L'enchanteur regarda avec satisfaction les trois jeunes pâlir et s'éloigner prestement. Puis son regard dévia vers le druide qui se tenait toujours à ses côtés et la malice céda la place à la contrariété. « Quelle bonne idée… ça m'aurait étonné que vous veniez pas jouer à la maman poule avec vos petits poussins, aussi.
- Vous savez quoi ? Suivez donc votre propre conseil et pétez un coup, rétorqua Merlin en se lançant dans le sillage des futurs – mais pas encore – chevaliers, talonné par son compagnon. Jusqu'ici je les ai trouvés très courageux, les petits, ils méritent bien une nuit au chaud.
- Courageux ? On peut savoir à quel point de vue ?
- Ben si, je suis désolé. Ils se sont quand même lancés sans discuter dans une quête potentiellement dangereuse avec un monstre à la clé pour la première fois de leurs vies, quand on y pense. Savoir que ça peut faire très mal et y aller quand même, vous m'excuserez, mais c'est la définition du courage.
- Ce qui est marrant, c'est que c'est également celle de la stupidité.
- Bon, vous l'aurez cherché : s'ils ont plusieurs chambres, vous dormez tout seul. »
Le bâtiment avait bien l'allure d'une auberge, avec son écurie attenante et son toit de chaume abîmé par les éléments. Sur l'enseigne vermoulue on pouvait lire « Au Cochon qui Boîte ». Ou alors était-ce plutôt « Au Torchon qui Brûle » ? Avec la couche de mousse, c'était dur à dire.
Les écuries vides étaient propres et garnies de paille fraîche, les abreuvoirs pleins à ras-bord et un ballot de foin tapissant le fond de chaque mangeoire, pour le plus grand bonheur des cinq montures fourbues. Malgré l'entretien évident des lieux, l'absence de toute lumière provenant de l'intérieur de l'auberge intriguait Merlin. Les deux fenêtres qui encadraient la large porte d'entrée ne laissaient filtrer aucune lueur de lampe, aucun feu de cheminée, dessinant juste deux carrés noirs dans la façade en pierre.
Petrok frappa à la porte poliment mais suffisamment fort pour espérer être entendu malgré la pluie battante. Aussitôt, une flopée de corbeaux s'envola précipitamment du refuge qu'elle avait trouvé sous l'avancée du toit à grands renforts de croassements. L'apparition soudaine des lugubres volatiles arracha un cri de surprise à Gareth et Iagu et renforça le mauvais pressentiment de Merlin.
« Arrêtez de faire vos fillettes, c'est juste des piafs, s'agaça Elias tout en essorant son manteau saturé d'eau de pluie. Et vous, frappez encore. On va pas rester sur le seuil comme des cons toute la nuit. »
Petrok fit une nouvelle tentative, plus musclée cette fois-ci. Comme personne ne semblait décidé à venir leur ouvrir, il essaya ensuite la poignée qui, par chance, n'était pas verrouillée. La porte s'ouvrit dans un grincement sourd sur un intérieur aussi sombre que les fenêtres l'avaient laissé suggérer. Aucun bruit, et aucune odeur de nourriture.
« Il fait, euh… drôlement noir, là-dedans, remarqua nerveusement le mari moustachu de Mehben.
- C'est un sport national chez vous d'énoncer des évidences ? railla l'enchanteur du Nord. Allez, entrez, vous bloquez le passage.
- Euh… eh bien… c'est-à-dire…
- Oh non mais c'est pas possible… » Elias marmonna quelque chose qui ressemblait à « Courageux, mon cul » et « Tout faire soi-même » avant de bousculer le jeune homme apeuré pour entrer en premier dans l'auberge. « Ho ? Y a quelqu'un dans ce gourbi ? »
Aussi avenant fut-il, l'appel se perdit dans les ténèbres ambiants et demeura sans réponse.
« Ils sont peut-être en vacances ? suggéra Gareth. Ou alors une affaire urgente les a contraints à s'absenter ?
- Ouais, ben quand on n'a pas été élevé chez les sangliers, on met un panneau dans ce genre de cas, c'est une tradition, ironisa Elias en levant son bâton pour jeter un peu de lumière sur la situation. Ça évite que des voyageurs comme nous se retrouvent comme deux ronds de flan au moment de… ah… euh, d'accord…
- Quoi ? Quoi ? s'enquit Iagu depuis l'arrière en se hissant sur la pointe des pieds pour voir par-dessus les épaules de ses camarades.
- Ben, de ce que j'peux voir… ils sont pas vraiment partis en vacances. »
Le groupe se pressa autour de l'enchanteur pour profiter de la lumière de son bâton. La scène qui les attendait à l'intérieur les laissa sans voix.
Dans la grande pièce qui devait tenir lieu de réfectoire, tout le monde était mort. Entre les tables, Merlin aperçut au moins trois cadavres, étalés de tout leur long au milieu de tabourets renversés. Un autre corps était drapé sur le comptoir qui longeait le mur du fond, et des pieds bottés en dépassaient au niveau du sol. A la limite de la visibilité conférée par le bâton d'Elias, les premières marches d'un escalier en bois se dessinaient, avec une victime supplémentaire jetée en travers.
Réduite au silence par différents degrés de stupéfaction et d'horreur, la troupe resta un long moment immobile dans l'entrée à dégouliner sur le plancher. Quand le premier éclair déchira le ciel, suivi de très près par un roulement de tonnerre qui fit trembler les vitres, la compagnie toute entière sembla reprendre ses esprits.
« Non mais c'est quoi la tisane, là ?! s'exclama Iagu, sa voix grimpant dans les aigus sous le coup de l'effroi. C'est pas une auberge, c'est un coupe-gorge, ici !
- Vous croyez qu'ils sont tous morts ? » demanda Gareth à Elias et Merlin.
L'enchanteur haussa une épaule. « A vue de pied, je dirais que oui. Faudrait vérifier, pour être sûr.
- Vérifier ? Vous êtes cintré ! On se tire ! Je préfère me noyer dans une coulée de boue ou me prendre un coup de foudre dans l'oignon plutôt que de rester ici !
- Iagu, taisez-vous ! ordonna Petrok, agacé par l'attitude de son camarade. Tâchez de mériter votre place ! S'il se trouve des survivants parmi ces pauvres malheureux, c'est notre devoir en tant que chevaliers de leur venir en aide. Monsieur Elias a raison.
- Euh… non mais moi quand j'ai dit qu'il faudrait vérifier, c'était plutôt pour… non, oui, en fait vous savez quoi, c'est ça. C'est tout à fait ça. »
Merlin gratifia son compagnon d'un regard désabusé. Il y avait de fortes chances que ce n'était pas tant le statut vital des victimes qui préoccupait le Fourbe que le contenu de leurs poches, mais en l'absence de preuve tangible, il ne pouvait guère le pointer du doigt.
« Notre devoir, notre devoir, on n'est même pas encore chevaliers j'vous ferais dire ! protesta Iagu, cloué sur place alors que ses camarades emboîtèrent le pas à Elias.
- C'est sûr que c'est pas avec ce genre de mentalité que ça risque d'avancer ! lui lança Gareth.
- Et si les types qui ont fait ça sont encore là et finissent par nous tomber sur le râble ? On aura l'air fin !
- On a intégré la Résistance, espèce de gros trouillard ! On va pas trembler devant une paire de brigands de grand chemin.
- C'est pas des brigands qui ont fait ça, intervint Elias depuis sa position accroupie à côté du corps le plus proche. Celui-ci a la gorge déchiquetée. Sauf si on est sur du gros barbare sadique, je vois pas l'intérêt de s'acharner comme ça. Et puis il y a autre chose qui me chiffonne mais il me faudrait plus de lumière… Merlin, vous voulez bien allumer les cheminées ? Et vous autres, les « chevaliers », regardez s'il y a pas des lampes sur le comptoir ou le long des murs. »
Une fois les deux grands foyers de part et d'autre de la pièce allumés, ainsi qu'une poignée de lampes et le grand lustre au-dessus des tables, la situation devint plus lisible – à défaut d'être moins tragique. Les deux corps retrouvés près du comptoir étaient manifestement l'aubergiste et son épouse, reconnaissables à leurs tabliers et aux torchons fourrés dans leurs poches. Au sol parmi les tabourets, quatre cadavres furent finalement retrouvés, dont trois portaient l'uniforme blanc caractéristique des mercenaires saxons. Le quatrième malheureux, tout comme celui qui gisait dans les escaliers, était vêtu d'habits de voyageur quelconques. Des clients, sans doute.
Les deux dépouilles retrouvées dans la petite cuisine attenante à la salle portèrent le total des victimes à neuf. Tous sans exception étaient passés ad patres via le même mode opératoire : une ouverture béante au niveau de la gorge, particulièrement dérangeante par la sauvagerie que son infliction avait du nécessiter. En observant les abords déchirés des plaies, Merlin ne pouvait que rejoindre Elias dans ses suppositions : ceci n'était pas l'œuvre d'êtres humains.
« Moi ce qui me dérange, c'est qu'il n'y ait pas plus de sang que ça par terre ou sur leurs fringues, remarqua l'enchanteur en tournant la tête de l'aubergiste avec le bout de son bâton. Vu ce qui a été coupé, on devrait patauger dedans, mais i peine quelques gouttes. J'ai déjà fait pire en ripant avec un couteau de table.
- Ce qui me dérange, moi, c'est qu'on soit tous là avec le nez sur dix macchabées alors qu'on devrait carrément être en train de faire autre chose, à savoir : mettre le plus de distance possible entre cette horrible taverne et nous ! grinça Iagu. Qu'est-ce qu'on en a à foutre, au bout d'un moment, qu'ils soient morts égorgés ou noyés ou parce qu'ils se sont étouffés avec un os de poulet ? »
Merlin soupira et se tourna vers le jeune affolé, mains sur les hanches. « Iagu, vous allez arrêter de rouspéter, oui ? J'ai déjà un bonhomme grincheux à gérer dans ce groupe, vous serez gentil de pas en rajouter.
- Euh, le bonhomme grincheux, c'est censé être moi ? bougonna Elias. Parce que si c'est ça, j'vous préviens, ça me plaît pas des masses…
- La caisse est quasiment pleine, annonça Petrok depuis le comptoir où il farfouillait en quête d'indices. Vous avez certainement raison, monsieur Elias, je ne crois pas que tout ceci soit l'œuvre de brigands. Les bougres se seraient empressés d'emporter leur butin.
- Eh ben on va faire en sorte d'être moins cons qu'eux, laissez-moi ça sur le comptoir je vais venir m'en occuper. »
Petrok ouvrit de grands yeux hésitants et rapprocha imperceptiblement le petit coffret de son torse. « Mais monsieur Elias… cela ne pourrait-il pas être considéré comme… du vol ? s'enquit-il en baissant nettement la voix pour les deux derniers mots, comme si le simple fait de l'évoquer tout haut relevait du délit.
- Oui, môssieur Elias, éclairez-nous donc sur ce point très intéressant, persifla Merlin en croisant les bras d'un air désapprobateur.
- Vous croyez vraiment que dans l'état où ils sont, ils en ont quelque chose à faire du pognon ? fit le sorcier sans se démonter. Si c'est pas nous qui l'embarquons, ce sera quelqu'un d'autre, à la différence que nous on peut le mettre dans les caisses de Kaamelott là où le connard standard ira tout dépenser en pinard. Après si vous voulez on laisse tout, moi je m'en tape, seulement la prochaine fois qu'on vous refusera quelque chose sous prétexte qu'il y a pas assez de blé, vous viendrez pas chouiner. »
Merlin soupira. En tant que druide, il n'avait que peu d'intérêt pour les richesses ou les possessions matérielles de manière générale. Arthur avait souvent plaisanté à ce sujet, proclamant qu'il était sans doute la personne la moins corruptible de Logres. Pour Merlin, l'argent n'était qu'un moyen de s'octroyer de manière plus facile ce que l'on pouvait obtenir au prix de quelques efforts : de l'eau, de la nourriture, un toit au-dessus de la tête. Il ne dédaignait pas la méthode, non, il en faisait l'usage bien souvent lui-même ; mais il savait aussi qu'il pouvait très bien vivre au fin fond de la forêt pendant des mois sans avoir besoin du moindre sou. Forcément, il n'avait pas le même rapport à l'argent que la plupart des personnes.
Enfin, du moins, que certaines personnes.
Mal à l'aise face à ce genre de décision éthiquement questionnable, Petrok abandonna le coffret sur le comptoir pour poursuivre l'exploration de la salle avec Gareth. A l'instar du vautour attiré par la charogne, Elias s'y dirigea immédiatement, posant sa besace trempée sur le plan de travail pour fouiller à l'intérieur.
Merlin s'approcha, partagé entre sa désapprobation du pillage et l'admission que ledit pillage ne causait de tort à personne. Pas vraiment.
« Vous allez vraiment mettre l'or dans les caisses de Kaamelott ? demanda-t-il, sceptique.
- Mais figurez-vous que oui !... enfin, une bonne partie, quoi…
- Elias…
- Vous la voulez votre étagère pour vos plantes aromatiques ou vous la voulez pas ?
- Ben… si, mais…
- Alors chut, intima l'enchanteur en transférant l'honorable quantité de pièces dans une bourse en cuir qu'il noua très serré. Je veux bien être loyal à Kaamelott, jouer au gentil clébard la plupart du temps, tout ce que vous voulez, mais parfois il faut aussi un peu penser à son cul. On était même pas censés ramener de blé pendant cette mission de toute manière, alors peu importe la quantité qu'on filera à la trésorerie, ce sera que du bonus. Si on s'en met un peu à gauche pour se payer un ou deux trucs, personne a besoin de le savoir. On en profitera par exemple pour vous prendre une nouvelle paire de godasses au marché, pour remplacer ces machins infâmes que vous persistez à porter même s'ils perdent un morceau à chaque pas. »
En dépit de l'affront fait à ses bottes – confortables et irréprochables, même si le trou au niveau du talon avait tendance à laisser passer l'eau – Merlin ne put réfréner un sourire. Elias le Fourbe l'incluait dans ses petites magouilles ; pire encore, il le comptait parmi les bénéficiaires. Pour une raison aussi obscure que saugrenue, le druide se sentit touché par ce statut de complice.
« J'aurais jamais cru voir le jour où vous diriez « on » en parlant de pognon, s'amusa-t-il en poussant gentiment son compagnon du coude. Je croyais que vous aimiez pas partager ?
- Ben… vous allez bien m'épouser, non ? Y a pas une histoire comme quoi ce qui est à moi est à vous, ce genre de connerie ?
- Venant de vous et connaissant votre rapport particulier à l'argent, c'est peut-être le truc le plus romantique que j'aie jamais entendu.
- Que voulez-vous, il faut bien que l'un de nous s'y colle. »
Merlin aurait bien bloqué l'enchanteur impertinent contre le comptoir pour lui ôter son rictus goguenard, un baiser à la fois, jusqu'à ce que le malotru accepte de réviser sa définition du romantisme. Malheureusement, la situation ne s'y prêtait pas vraiment.
« Si ce n'est pas un groupe de brigands qui a fait ça, alors quoi ? s'interrogeait Gareth. Des animaux sauvages ? Des loups, des ours… ?
- Possible, fit le druide en s'approchant des corps des trois saxons. Une meute de loups en colère serait capable de ce genre de carnage, si elle se sent suffisamment menacée.
- Cela expliquerait certainement le côté bestial de la scène, approuva Petrok. Mais quid de l'absence de sang au sol ? Il me semble qu'une créature aussi simple d'esprit qu'un loup- » En croisant le regard noir de Merlin, le jeune homme se corrigea promptement. « J-je voulais dire, une créature aussi peu regardante – mais non moins noble – qu'un loup sur la propreté n'aurait pas pris le soin de nettoyer les lieux après son passage.
- Ah, ça, c'est vrai que c'est étrange…
- Je voudrais pas casser l'ambiance mais je crois qu'on va avoir d'autres problèmes plus graves que le manque d'intérêt des loups pour le ménage, » indiqua Iagu depuis la fenêtre par laquelle il regardait dehors.
Le groupe se pressa devant la vitre. Non loin, dans l'obscurité grandissante qui accompagnait le coucher de soleil, ce qui ressemblait à une petite troupe de cavaliers venait de quitter la grande route pour se diriger vers l'auberge. Ils étaient au moins six à marcher sous les trombes d'eau, leurs tenues blanches et leurs grands chapeaux asymétriques ne laissant planer aucun doute quant à leur identité.
« Une patrouille de saxons ! siffla Iagu. On est cuits !
- On est cuits de quoi ? demanda Merlin. C'est pas de gaieté de cœur mais les saxons, c'est un clan allié maintenant, je vous signale. Ils ont aucune raison de nous attaquer.
- Aucune raison ? Et quand ils vont rentrer ici et qu'ils vont voir que tout le monde s'est fait buter, y compris trois de leurs copains, vous pensez pas qu'ils vont se dire qu'on y est pour quelque chose ?
- Pfff ce qu'il faut pas entendre comme conneries, dédaigna Elias.
- Bah en tout cas, si la situation était inversée, moi je les accuserais direct. Sûr de sûr. »
Merlin balaya la grande salle à manger du regard avant de retourner son attention sur le groupe en approche, songeur. Iagu avait une propension exagérée à s'inquiéter de tout et à voir des risques là où il n'en existait pas ; cependant, pour une fois, il n'avait peut-être pas tout à fait tort. La situation avait toutes les chances de déboucher sur une problématique délicate.
« Bon, il se pourrait que vous ayez raison, fit prudemment le druide. A leur place, j'avoue que j'aurais des doutes aussi… il vaudrait mieux éviter la confrontation.
- Alors quoi, on remballe et on se tire ? demanda Elias.
- Sous cet orage ? intervint Gareth. Dans dix minutes on n'y voit plus à dix pas, on va se perdre, c'est certain ! Et puis il n'y a qu'une porte, ils nous verront sortir à coup sûr, sans compter le temps qu'il faut pour récupérer les chevaux, les seller, et tout.
- Ben alors on les zigouille. Comme ça on craint rien, on peut rester ici dormir au chaud, problème réglé. Z'ont des têtes de cons, de toute manière, ça mérite bien de se faire cramer la tronche.
- Ah bah bravo, super, belle démonstration de comportement adulte ! sermonna Merlin devant la proposition outrageusement violente de son compagnon. Vous vous rendez compte de l'exemple que vous donnez aux jeunes ?
- Vous allez quand même pas me chier une galette pour trois saxons ? rétorqua Elias. On le dira pas au roi, et puis c'est tout, personne s'en rendra compte.
- C'est-nos-a-lliés !
- Ça-brûle-pa-reil !
- Ils rentrent dans l'écurie ! alerta Iagu. Ils seront bientôt là ! Qu'est-ce qu'on fait ?! »
Elias croisa les bras, agacé. « Moi, j'ai déjà donné deux solutions mais personne n'est content, maintenant si quelqu'un veut prendre le relais… »
Merlin parcourut les environs du regard, sa cervelle fonctionnant à toute allure. Ils ne pouvaient pas s'enfuir ; non seulement ce n'était pas prudent sous un tel orage, mais en plus les saxons pourraient prendre leur fuite comme une preuve de culpabilité et se lancer à leurs trousses. Ils ne pouvaient pas non plus se cacher, car l'établissement risquait d'être fouillé par les nouveaux arrivants tout comme eux-mêmes l'avaient fouillé. Le combat n'était même pas une option, les relations diplomatiques entre Kaamelott et Thanet étant déjà assez bancales sans devoir y ajouter l'extermination d'une patrouille entière.
Autant y faire face, ils étaient bel et bien cuits.
Cuits…
Soudain, la seule échappatoire possible s'imposa à Merlin. Coup de génie ou erreur stupide, seul le temps pourrait en juger.
« J'ai peut-être une idée ! annonça-t-il alors que les premiers croquis d'un plan se dessinaient à la va-vite dans sa tête. Mais on a très peu de temps alors il va falloir faire exactement ce que je vous dis, sans discuter et sans râler ! J'ai dit sans râler, Elias ! »
