== L'Auberge Abandonnée – Partie 2 ==

Au premier coup frappé sur la porte, Merlin avait déjà saisi la poignée pour l'ouvrir.

« Bonjour ! salua-t-il avec son sourire le plus convaincant. Bienvenue à l'auberge du Cochon qui Boîte ! Ne restez pas sous la pluie, voyons, entrez, entrez ! »

La troupe de saxons resta un instant sur le seuil, interdite, le premier de la file avec le poing toujours levé pour toquer à la porte. Puis ils entrèrent finalement, un pas hésitant à la fois. Merlin ne leur laissa pas le temps de s'interroger.

« Vous pouvez mettre vos manteaux à sécher sur les crochets près de la cheminée, et ensuite mon assistant se fera un plaisir de vous guider jusqu'à votre table pour prendre vos commandes. »

Engoncé dans un tablier trop grand pour lui, le « plaisir » d'Elias d'être désigné comme assistant pouvait se lire clairement sur son visage.

« Voilà, c'est ça, grommela l'enchanteur en gratifiant son « patron » d'un regard assassin. On va faire comme ça. Suivez-moi les artistes, et j'espère que vous avez du blé pour payer.

- Faites pas attention, sourit nerveusement Merlin tandis que son serveur récalcitrant s'éloignait déjà vers la cheminée la plus proche, les mains fermement fourrées dans les poches de son tablier. Il est un peu brut de décoffrage, mais il est pas méchant. Bon je vous laisse, je dois retourner en cuisine pour, euh… superviser. »

Le druide laissa le petit groupe – sept saxons, au compte final – aux bons soins d'Elias en espérant que son compagnon parvienne à se maîtriser au moins le temps du service. Malgré sa maigre expérience dans le domaine hôtelier, Merlin restait convaincu qu'il était forcément déconseillé de mettre le feu aux clients.

Jusque-là, heureusement, tout se passait comme prévu. Dans les quinze-vingt minutes nécessaires aux saxons pour installer leurs chevaux à l'écurie, il s'était passé dans l'auberge ce qui pourrait s'apparenter à un miracle. Tous les cadavres avaient pu être traînés et enfermés à clé dans un grand placard derrière le comptoir par Gareth, Iagu et Petrok tandis qu'Elias et Merlin mettaient de l'ordre dans la grande salle à manger. Une fois tous les tabourets réarrangés autour des tables et les quelques traces de sang au sol récurées par un petit coup de pouce magique – « Alors, môssieur Elias ? J'vous avais pas dit que ça servirait un jour ? On dit plus rien, là, hein ? » – il était venu le temps pour la troupe de comédiens de se préparer à entrer en scène.

Ils avaient entassé leurs affaires dans un coin de la cuisine, hors de vue. Manteaux, plastrons, armes… Tout ce qui pouvait alerter les nouveaux-venus quant à leurs véritables identités s'était vu retiré, de même que tous les éléments pouvant rappeler leur affiliation à Kaamelott. Si les garçons avaient suivi les directives de Merlin sans broncher, il avait été plus compliqué de faire lâcher son bâton et sa tiare à Elias. Fort heureusement, le druide connaissait son bonhomme et l'égo démesuré qu'il se trimballait : une petite promesse d'aller trouver où se planquait Viviane depuis des semaines pour lui annoncer leurs futures noces, et le tour était joué.

« OK, mais je veux être là quand vous le faites, avait cédé l'enchanteur de mauvaise grâce en posant ses attributs de magicien sur son manteau noir soigneusement plié. Et j'veux qu'à la fin, vous lui tiriez la langue.

- Lui tirer la langue ? Vous croyez pas que c'est un peu puéril, non ? Franchement, j'ai passé l'âge…

- C'est ça ou je le fais pas, votre plan débile !

- D'accord ! D'accord ! Tout ce que vous voulez ! Bon sang… »

Tous les cinq avaient enfilé à la hâte les gilets mités et tabliers à la propreté douteuse récupérés sur le personnel de l'établissement ainsi que dans un cagibi de la cuisine. Aussitôt, Merlin avait assigné Iagu à la tâche cruciale d'explorer le garde-manger à la recherche de nourriture encore comestible ; Gareth et Petrok, quant à eux, s'étaient vus confier l'importante mission de préparer les chambres à l'étage. Merlin espérait simplement qu'ils n'allaient pas tomber sur un carnage encore plus colossal que celui du rez-de-chaussée.

Si Iagu était le cuisinier et ses deux compères les valets de chambre, le druide s'était octroyé le titre d'aubergiste en chef. De la pure logique, étant donné qu'il avait pris sur lui d'orchestrer cette pantalonnade. Avec les cheveux attachés et un trousseau de clés trouvé sur son « prédécesseur » cliquetant à sa ceinture, il espérait simplement être suffisamment convaincant pour tromper les saxons le temps d'une soirée. C'était en tout cas le plan qu'il s'était fixé : maintenir la mascarade jusqu'à ce que leurs nouveaux alliés germaniques montent se coucher, aligner eux-mêmes quelques heures de sommeil puis reprendre la route dès que la luminosité de l'aube le permettrait en laissant l'auberge et ses habitants – vivants comme morts – en plan. Simple, efficace et sans effusion de sang.

Lui qui n'avait aucun don pour la comédie, il était tout de même déterminé à repousser ses limites pour mener le plan à bien ; la même chose ne pouvait pas être dite à propos d'Elias, qui accompagnait leurs « invités » en traînait des pieds à chaque pas, chargé de toute la mauvaise grâce du monde.

Merlin réfréna un soupir exaspéré et poussa la porte de la petite cuisine, où il s'engouffra.

« Alors ? lança-t-il immédiatement à Iagu qui avait le nez dans un placard.

- Jusqu'ici j'ai un sac de patates, dix carottes, deux gros oignons et au moins deux livres de fèves, pour une raison inconnue, énuméra le jeune homme. Dans le cellier derrière il y a pas mal de charcuterie, des bocaux de pâté, du lard séché, et un truc qui ressemble à du hareng fumé. Mais j'ai pas fini tous les placards. Ah, et j'ai trouvé la vaisselle aussi, c'est dans la petite desserte sur votre droite.

- C'est bien ! » félicita Merlin, soulagé. Pendant trente affreuses secondes, il avait craint que la cuisine ne soit entièrement vide. Dans des cas atypiques comme celui-ci, même les plus petites victoires valaient le coup d'être célébrées. « On peut déjà leur faire une planche de saucisson pour les faire patienter le temps qu'on trouve quoi préparer. Je vous laisse gérer ça ?

- Tout de suite, monsieur Merlin ! »

Le druide s'autorisa un court instant de satisfaction. Même si c'était pour de faux, ce n'était pas désagréable du tout d'être celui qui distribue les ordres, au lieu de les recevoir.

« Tout de même, c'est étrange, fit remarquer Iagu en décrochant un saucisson dans le petit cellier. Toute cette viande à portée de main, pourtant tout est intact. Si des loups ou des ours étaient vraiment responsable de la mort de tous ces types, ils en auraient profité pour manger un morceau, non ? »

C'était fort probable, en effet. Si Merlin avait eu plus de temps disponible, il aurait probablement creusé la question, mais il avait – fort à propos – d'autres choses sur le feu.

Il attrapa les légumes exhumés par Iagu et s'installa sur un bout de plan de travail. Les pommes de terre étaient un peu flétries et les carottes manquaient de couleur mais il allait falloir s'en contenter. Avec le lard séché et les petits pots d'épices que Merlin apercevait sur l'étagère, il y avait de quoi faire un genre de pot-au-feu simplifié pas trop toc. En espérant que les saxons n'étaient pas de ceux qui se nourrissaient exclusivement de viande et de fromage.

Piochant un couteau dans la desserte, Merlin s'attela à l'épluchage des pommes de terre. Une première, puis une seconde, et ainsi de suite. Bercé par les mouvements répétitifs et familiers, le druide s'était presque laissé glisser dans un cocon d'apaisement quand la porte de la cuisine pivota brutalement sur ses gonds.

« Voilà ! s'exclama Elias en entrant dans la pièce, irrité. Donc, en fait, ça va pas être possible. Je parle pas saxon, je pane rien à ce qu'ils disent et réciproquement. »

Merlin aurait pu se mettre une baffe. Bien sûr ! La langue ! Comment avait-il pu être aussi bête ?

« Vous pouvez leur mimer, peut-être ? tenta-t-il.

- Leur mimer quoi, gros malin ? Je sais même pas ce qu'on propose à bouffer !

- Ben c'est… c'est en cours de décision. On n'est pas fixés. Un genre de potage, je pense ?

- Ah oui d'accord, j'vois le genre, grogna l'enchanteur en tendant un torchon accusateur en direction de son compagnon. Vous m'avez jeté dans la gueule du loup en me donnant la moitié des informations. Eh bah je vais vous dire, moi j'en ai ma claque de votre pièce de théâtre à la con ! Je vais retourner là-bas, et alliés ou pas alliés je vais tous les-

- Moi je sais dire des trucs en saxon ! » intervint Iagu.

La remarque lui attira un regard surpris d'Elias, bien vite remplacé par son habituel masque d'agacement. « Et on peut savoir pourquoi vous l'avez pas dit plus tôt, gros navet ? Allez, en salle ! Je prends votre place.

- Mais je-

- J'ai dit : je prends votre place. Il vous faut une invitation officielle ou quoi ? »

Mal à l'aise, Iagu tourna le regard vers Merlin, comme s'il attendait une confirmation. Le druide se retint tout juste d'éclater de rire ; si quelqu'un lui avait dit que ses directives seraient un jour considérées comme plus importantes que celles d'Elias, il aurait conseillé à cette personne de freiner un peu sur la boisson. Pourtant, les faits étaient là.

« Oui, allez-y, dit-il finalement. Amenez-leur déjà le saucisson, ce sera toujours ça de pris. »

Iagu ne se fit pas prier. Juste le temps de saisir sa planche de charcuterie et le jeune homme fila vers la salle à manger sous les yeux affligés d'Elias.

« Non mais sérieusement… vous croyez pas qu'il aurait pu ouvrir sa bouche plus tôt, non ? rouspéta-t-il en venant se poster à côté de Merlin. Lui et les deux autres, ils ont vraiment la soupière trouée…

- Mais vous allez arrêter, oui ? Pourquoi vous êtes si méchant avec eux, d'abord ? Je vous rappelle que dans le lot il y a le mari de Mehben et le futur mari de Mehgan. Alors d'accord, je sais bien que les voyages en groupe et les relations sociales c'est pas votre truc, mais vous pourriez faire un effort pour être un poil plus sympa.

- J'essaie ! Les Dieux m'en soient témoins, j'essaie ! Ne serait-ce que parce que vous et les gamines me l'avez demandé. Mais ils comprennent rien, ils sont toujours là avec leurs grands yeux ahuris dès que je leur demande un truc, non c'est trop, c'est consternant. Tenez ! A l'époque où on nous les avait tous filés pour leur apprendre quelques combines en magie. Mehben et Mehgan, pas de problème, mais ces trois-là ils ont jamais été foutus de faire un philtre de sommeil correct. Un philtre de sommeil ! Le machin le plus simple du bouquin ! »

Merlin haussa les épaules en empoignant sa quatrième pomme de terre. « Oui, oh, ça va, c'est bon, moi aussi j'ai du mal avec les philtres de sommeil, et alors…

- Oui, non, mais vous c'est pas pareil…

- En quel honneur ?

- Je couche avec vous, moi. Je peux pas tout le temps dire que vous êtes nul, ce serait pas trop dans mon intérêt. »

Le druide leva les yeux vers les lattes vermoulues du plafond mais sentit un peu de chaleur lui picoter le haut des joues. Le Fourbe aurait sa peau, un jour.

« Au lieu de dire des âneries, prenez un couteau dans le tiroir et coupez-moi ça en morceaux, marmonna-t-il en poussant les pommes de terre déjà pelées vers Elias. Au moins vous ferez quelque chose d'utile. »

L'enchanteur s'exécuta avec un sourire satisfait, apparemment ravi de son impertinence.

Pendant quelques instants, aucun des deux ne parla, leur attention entièrement dévouée aux légumes sous leurs lames. Si l'on omettait la petite dizaine de dépouilles entassées pêle-mêle et les saxons attablés dans la pièce d'à côté, la scène avait tout d'une calme matinée au laboratoire à travailler dans un silence plaisant, avec comme seul perturbateur le shtock, shtock régulier d'un couteau contre le bois du plan de travail.

Ces matins tranquilles, à bosser presque épaule contre épaule sur le même établi, il y en avait eu de plus en plus depuis la nuit – à la fois effroyable et splendide – où Merlin s'était essayé à sa toute première demande en mariage en neuf cents ans d'existence. Il lui en avait fallu, du courage, pour enfin aligner les mots qui le tourmentaient depuis des jours et le gardaient éveillé jusqu'aux heures les plus noires de la nuit. Il avait tourné et retourné le problème dans tous les sens, jusqu'à s'en rendre presque malade. Jusqu'à atteindre un tel niveau d'épuisement qu'il en avait négligé la relation qu'il luttait pour préserver.

Elias avait toujours été de nature solitaire, mais depuis le tournoi et le refus de Merlin, son caractère avait pris un tournant pour le pire. Aucune raison que l'attaque de la rivière y ait changé quoi que ce soit. La meilleure parade que le druide avait trouvé depuis toutes ces années à côtoyer le sorcier, c'était encore de lui laisser de l'espace le temps que l'orage passe, alors c'était ce qu'il avait fait. Comment aurait-il pu deviner que cette andouille allait prendre ça pour un abandon ?

Bon, peut-être que Merlin n'aurait pas du refuser de revenir dormir avec Elias, le soir où il l'avait demandé. Certes. Mais il n'était pas encore parvenu à une décision, à ce moment-là, et renouer avec la chaleur réconfortante du corps de son compagnon contre le sien aurait eu toutes les chances d'influencer son choix final et le drainer de toute impartialité. S'il était retourné dormir avec Elias cette nuit-là, nul ne saurait dire si Merlin en serait arrivé à la même conclusion que celle qui lui avait bondi dessus, quelques jours plus tard, après un énième retournement dans son lit froid et impersonnel.

Ce n'était pas lui qui avait refusé la demande en mariage d'Elias. C'était Guendolonea. C'était Nimue. S'il se privait de la perspective d'une vie commune plus ouvertement assumée, c'était à cause d'elles, à cause d'histoires vieilles de plusieurs siècles. Sauf que c'était Elias, aujourd'hui, qui en faisait les frais. Elias, le fourbe, qui n'avait jamais cherché un intérêt personnel dans sa relation avec le demi-démon, au-delà du bonheur qu'il pouvait en tirer. Elias, l'impitoyable, qui accueillait chaque retour de voyage de Merlin avec une tisane et un baiser de bienvenue. Elias, le loup solitaire, qui était prêt à passer tout le restant de sa vie de mortel enchaîné à un druide qui confondait le jus de navet et la pisse d'ours.

Le lien qui unissait les époux sensibles à la magie restait un problème, bien sûr. Le jour où il se romprait, Merlin serait détruit, c'était entendu. Il en avait déjà senti un semblant de morsure, quand Nimue s'était fait la malle chez les anges ; mais elle n'avait pas été une magicienne accomplie à l'époque, et lui bien trop affaibli par le vol de sa puissance magique pour distinguer quoi que ce soit dans les méandres vides de sens où il s'était retrouvé plongé. Leur histoire entière, par ailleurs, pâlissait face à celle qui l'unissait à l'enchanteur bougon, qu'il s'agisse de la durée ou de la profondeur des sentiments. Le choc serait beaucoup, beaucoup plus violent avec Elias. Sûr comme la mort.

Mais mieux valait pleurer un amour perdu que des décennies de regrets. C'était dans cette optique que Merlin avait approché son blessé à charge avec la question qui leur avait valu une de leurs pires engueulades, suivie de très près par une de leurs meilleures nuits.

Fiancés… qui l'aurait dit, très franchement ? Qui, à Kaamelott, aurait pu deviner en les observant se balancer des corbeaux morts à la tronche vingt ans auparavant qu'ils en arriveraient là ? Personne, en vérité, et Merlin ne pouvait pas vraiment les blâmer. A l'époque, le simple espoir de les voir passer une demi-journée sans se crier dessus était considéré comme tout à fait saugrenu, à la limite du paranormal.

Ces jours-ci, le paranormal, c'était plutôt bricoler un bouillon de légumes pour une brigade de saxons dans une auberge paumée près de l'île de Thanet.

Si l'esprit du druide s'était laissé aller à divaguer, ses mains exercées n'avaient de leur côté pas eu ce luxe. Un coup d'œil dans le sac lui apprit qu'il n'avait plus que deux pommes de terre devant lui avant de pouvoir passer aux carottes. Satisfait, il se tourna ensuite vers le poste de travail d'Elias, où une quinzaine de patates encore intactes attendait sagement, à son grand désarroi.

« Mais qu'est-ce que vous foutez ? demanda-t-il avant de pouvoir s'en empêcher.

- Comment ça, ce que je fous ? rétorqua l'enchanteur aux mains couvertes d'amidon. Je découpe, comme vous m'avez demandé. »

Pour imager son propos, le plus jeune magicien se saisit d'un tubercule qu'il incisa avec précaution en trois parties d'épaisseur égale, avant de répéter l'opération en tournant la pomme de terre d'un quart de tour. Puis, après s'être assuré que toutes ses lamelles étaient bien alignées, Elias s'appliqua à couper des cubes de tailles identiques, prenant bien soin de rajuster les quartiers entre chaque coup de couteau. Devant lui, l'équivalent de quatre malheureuses pommes de terre avait ainsi été réduit en petits carrés pas plus gros que l'ongle du pouce.

« Mais c'est trois fois trop long ! s'insurgea Merlin. A ce rythme on en a pour toute la nuit !

- Parce que vous croyez que vous arriveriez à faire plus vite ?

- Evidemment que oui ! Regardez ! » Le druide saisit une patate et la découpa en quatre coups de couteaux inégaux, jetant les morceaux biscornus ainsi obtenus sur la pile de cubes parfaits devant Elias. « Et hop, à la suivante !

- Non mais vous rigolez ou quoi ? C'est pas du travail, ça ! Ils sont tout pourris vos morceaux, y en a pas deux pareils !

- Qu'est-ce qu'on s'en fout, au bout d'un moment ? Vous comptez les encadrer ?

- Et vous allez faire comment pour qu'ils cuisent tous pareil, pauvre andouille, si aucun n'a la même taille ?

- Elias, c'est un potage, pas une potion de toute-puissance, soupira Merlin, exaspéré. Si c'est pas au poil de cul, c'est pas grave. Bon vous savez quoi, lâchez tout, je vais le faire, moi. En attendant essayez de voir si vous trouvez une grosse marmite ou un chaudron, enfin n'importe quoi pourvu qu'on puisse faire cuire tout ça dedans. »

Le plus jeune le gratifia d'une œillade mécontente, une remarque acerbe probablement prête à fuser, mais il posa finalement le couteau à plat sur le plan de travail avant de s'éloigner à la recherche du récipient demandé. Le rôle de commis de cuisine lui plaisait manifestement au moins autant que celui de serveur, mais par un procédé miraculeux il s'en acquittait avec une étonnante docilité – pour qui le connaissait un peu. Tandis que Merlin prenait le relais sur la découpe des légumes, Elias fouillait dans les placards sans prendre particulièrement de pincettes ni faire le moindre effort de discrétion. Il émergea finalement du cellier en tenant par l'anse un genre de gros chaudron plat en cuivre cabossé qui devait être assez vieux pour avoir servi à faire des confitures du temps de feu Uther Pendragon.

« Voilà, j'ai pas trouvé mieux, annonça l'enchanteur en accrochant l'ustensile dans le foyer avec un grognement d'effort. Il y a bien deux ou trois casseroles sinon, mais elles sont trop petites. »

Merlin s'approcha pour jeter un œil à la trouvaille, appréciant moyennement le fond décoloré et le rebord tout effrité. « Vous avez vraiment rien trouvé de mieux que cette antiquité ?

- Bah j'sais pas, on dit pas que c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes ? demanda Elias avec un sourire narquois en direction de son compagnon.

- Alors c'est tout à fait curieux, parce que j'espère que le vieux pot dont vous parlez c'est pas moi, et paradoxalement j'espère aussi que c'est personne d'autre que moi.

- Moi je voulais juste parler de cette gamelle-ci, hein. Remarquez ça marche aussi pour vous, c'est vrai. »

Merlin avait du mal à déterminer s'il s'agissait d'un compliment déguisé en pique ou le contraire, mais avec si peu de temps pour étudier la question, il se rabattit sur l'option la moins génératrice de conflit et retourna à son découpage de carottes.

Quelques minutes plus tard, une généreuse quantité d'eau prélevée dans le collecteur pluvial frémissait gentiment au-dessus du feu. Merlin y jeta les pommes de terre, les carottes, les oignons ainsi qu'une poignée de fèves et tout le lard séché. Une gousse d'ail hachée très fin et une pincée de clous de girofle trouva également son chemin dans la mixture, que le druide remua à l'aide d'une louche en bois trouvée dans une bassine.

« Voilà, dit-il en tapotant l'ustensile sur le rebord du chaudron pour en faire tomber les gouttes. Je verrai à la fin pour le sel, à coup sûr il y en aura même pas besoin vu la croûte qu'il y avait sur le lard.

- Combien de temps ça doit cuire ? demanda Elias en regardant flotter les rondelles de carotte.

- Bof, au moins vingt minutes, peut-être trente. On verra bien.

- « On verra bien » ? Ah ben dites donc, mon pinson, c'est rudement précis. Si c'est comme ça que vous gérez vos potions, je commence à comprendre pas mal de choses.

- Pour la dernière fois, c'est de la cuisine, pas de la fabrication de potions ni un rituel de purification ! C'est pas la même chose, bon sang ! Vous le sauriez si vous preniez le temps de vous préparer un vrai repas de temps en temps, au lieu de constamment compter sur moi ou les cuisiniers de Kaamelott.

- Je vous signale que j'avais une vie, avant Kaamelott, grogna l'enchanteur. Vous vous doutez bien que si j'ai réussi à survivre plus d'un siècle avant de mettre les pieds à la forteresse, c'est que j'arrive à me débrouiller tout seul question bouffe.

- On se demande bien comment, quand on voit le résultat. On vous voit quasiment à travers, venez pas faire celui qui sait pas, non plus. Si vous mettez autant de temps à vous remettre d'une blessure, mon pauvre vieux, c'est parce que vous avez aucune réserve sur votre carcasse, rien, que dalle. C'est bien simple, si vous vous promenez dans un champ, les paysans risquent de pas vous laisser partir parce qu'ils vous auront pris pour un de leurs épouvantails, alors à votre place je la ramènerais pas trop. » L'absence de réponse immédiate titilla l'attention de Merlin ; un coup d'œil vers son compagnon à l'air contrit le fit grimacer. « Non mais… c'était pas dit méchamment, le prenez pas comme ça… vous savez bien que je vous reproche rien…

- Ouais… on va dire ça…

- Voilà, c'est bon ! » s'exclama Iagu en poussant la porte de la cuisine.

Les épaules de Merlin s'affaissèrent de soulagement devant l'arrivée providentielle du jeune homme et l'interruption bienheureuse d'une conversation qu'il n'avait aucune envie de poursuivre.

« Quoi qu'est bon ? demanda Elias.

- Ben les saxons, je leur ai parlé, c'est bon.

- Ah, bon, bien. Et du coup ?

- Du coup quoi ? s'étonna le futur chevalier.

- Comment ça, « quoi » ? s'agaça l'enchanteur alors qu'une veine bien connue de Merlin commençait à prendre du relief sur son front. Vous dites que vous leur avez parlé, j'imagine qu'ils vous ont répondu.

- Euh, oui.

- Eh ben dites-nous ce qu'ils vous ont dit, nom d'un chien !

- Ah mais j'en sais rien, moi. Je comprends pas le saxon. »

En de rares occasions, la vie se réservait le droit de suspendre son cours, allongeant les secondes à volonté le temps que le couperet inflexible du destin choisisse de quel côté s'abattre. Au moment de se tordre la cheville en promenant à bord de falaise, par exemple, ou lorsqu'un objet particulièrement fragile s'échappait des mains qui le tenaient.

Ce phénomène était en train de prendre possession de la petite cuisine, accompagné d'un silence de plomb et, à en juger par le regard glacial d'Elias, de remontées acides pour certains.

« Non mais c'est sûrement moi qui suis con, lâcha-t-il finalement en se tournant vers Merlin. Vous avez compris quelque chose, vous ?

- Pas plus que vous, admit le druide avant de se tourner vers Iagu. Vous nous avez dit que vous parliez le saxon, tout à l'heure.

- Ah non, c'est pas ça que j'ai dit. J'ai dit que je savais dire des trucs en saxon. C'est pas pareil. »

Les yeux écarquillés par la consternation devant un tel étalage de stupidité – car même Merlin devait l'admettre : ce coup-ci, Iagu avait fait fort – Elias manqua s'étouffer. « Mais… mais vous leur avez dit quoi, aux saxons ?

- Euh, ben… « Demain il va faire beau » et « J'aime les voyages en bateau ». Après pour gagner du temps j'ai tenté une petite chanson apprise dans mon village, mais comme je la connais qu'en phonétique je pense que je me suis gouré sur pas mal de mots. J'espère qu'ils ont compris quand même.

- Ah ben avec tout le mal que vous vous êtes donné, ce serait quand même dommage ! » railla le magicien brun en portant une main à son visage pour se masser une tempe. Avec un soupir de désespoir, il secoua la tête et poursuivit en marmonnant : « Vous, le jour où on distribuait les facultés mentales, vous étiez à la plage, c'est pas possible autrement…

- De quoi ?

- Rien, intervint fermement Merlin pour étouffer l'engueulade qu'il sentait poindre dans le ton outré de Iagu. Il a rien dit. Bon, de toute manière ça sert pas à grand-chose de leur demander ce qu'ils veulent manger, ce sera potage de légumes. Pas vraiment le choix. »

Le reste de temps de cuisson se déroula dans une ambiance maussade que le druide faisait de son mieux pour ignorer, s'intéressant régulièrement à la texture et au goût de son bouillon pour ne pas voir les deux hommes qui se lançaient des œillades courroucées d'un bout à l'autre de la pièce. Le manque d'indulgence d'Elias envers la jeune génération de Logres – aussi maladroite soit-elle – était trop navrant à observer ; Merlin ne s'interdisait pas un tir de louche dans la tronche de l'enchanteur si ce dernier s'avisait de faire un autre commentaire.

Le calme bougon régnait toujours quand Gareth et Petrok firent leur apparition à la porte de la cuisine, essoufflés et en sueur.

« Voilà, monsieur Merlin, les chambres sont prêtes, haleta le mari de Mehben en essuyant son front à l'aide d'un chiffon pioché sur le plan de travail. En revanche il n'y en a que cinq de disponible.

- Seulement cinq ? » s'étonna le druide en décrochant le chaudron du foyer pour stopper la cuisson. Encore une pincée de sel, un brin de persil et un tour de poivre, et le potage serait parfait. Enfin, « parfait »… au mieux de ce qu'il était possible de faire avec les moyens du bord. « Vu la taille de l'auberge, je m'attendais à plus.

- Normalement il y en a sept, acquiesça Gareth. Mais comme il y avait encore trois corps là-haut, nous les avons mis dans la plus petite chambre que nous avons fermée à clé. Ah, d'ailleurs, tenez pendant que j'y pense. » Le jeune homme rendit à Merlin les clés des chambres. « Les lits sont faits, il y avait du linge dans un grand placard au fond du couloir. Quelques couvertures aussi.

- Quand nous étions en formation militaire, nos camarades s'accordaient tous à dire que j'ai un véritable don pour faire les lits au carré, fanfaronna Petrok avec un air bien trop pompeux pour la « prouesse » dont il était en train de se vanter. Nos clients ne seront pas déçus, je vous le garantis ! »

Si Merlin avait bien envie de rire devant la prévenance candide de Petrok pour ses « clients », l'humeur d'Elias n'était pas prête à gagner en légèreté.

« Et l'autre ? demanda le sorcier en approchant.

- L'autre quoi ?

- L'autre chambre. Vous avez dit qu'il y avait sept chambres au départ. Vous en avez préparé cinq et vous avez condamné la sixième. J'suis sûrement pas le plus calé du monde question calcul, mais il me semble qu'il devrait en rester une, non ?

- Ah, oui, euh… en fait on a pas réussi à ouvrir la dernière, admit Gareth. C'était déverrouillé, mais la porte a refusé de bouger. On s'y est mis à deux, on a poussé de toutes nos forces, rien à faire. Alors comme il y avait assez de lits dans les autres chambres, on a préféré ne pas perdre de temps inutilement.

- Vous voulez dire que là-haut, il y a une chambre, on ne sait pas ce qu'il y a dedans ? Levez-moi d'un doute, mes loupiots, vous venez bien de vous frapper trois-quatre ans de formation militaire, non ? » Devant les hochements de têtes hésitants des deux chevaliers en herbe, Elias fronça les sourcils et planta ses poings sur les hanches de son tablier. « A part faire les lits au carré, on vous y a appris quoi, au juste? Il y aurait pas eu une notion ou deux sur la sécurisation complète de l'endroit où on s'arrête pour la nuit, par hasard ?

- Nous étions pressés par le temps ! s'insurgea Petrok. Et diablement peu préparés à assumer les fonctions de personnel de chambre au pied levé !

- Oui, désolé si la gestion des auberges où tout le monde est mort ne figurait pas au programme des classes ! renchérit Gareth. On improvise depuis le début, faites pas celui qui découvre !

- Ben improvisez mieux !

- Mais vous allez baisser d'un ton, au bout d'un moment ? siffla Merlin tout en remplissant de potage les larges bols en bois que Iagu, son fidèle commis, lui tendait. Radinez par ici au lieu de vous friter, il y a sept écuelles à coltiner et j'ai pas trouvé de plateau, alors vous allez tous vous y coller. Et si j'entends encore une engueulade avant que les saxons montent se coucher, les Dieux m'en soient témoins, je vous lâche comme des bouses et je me tire dormir à l'écurie. Question odeur et confort ce sera peut-être pas super, mais au moins la conversation sera plus agréable. »


La mascarade avait duré deux bonnes heures de plus, sous l'œil vigilant de Merlin et, par bonheur, sans accrochage entre Elias et les jeunes.

En fouinant dans le garde-manger, Gareth avait trouvé le placard à fromages. La demi-douzaine de tommes de chèvre à l'affinage bâclé qui s'y trouvait avait tôt fait de se retrouver à la table des saxons ; le joli pavé de fromage au lait de vache soigneusement emballé dans un torchon, quant à lui, avait été précieusement mis de côté pour plus tard ainsi que la miche de pain à peine desséchée qui l'accompagnait.

Parti dans un coin de la pièce pour une session de solide bouderie – il n'accepterait probablement jamais le terme, lui préférant certainement une tournure moins puérile, mais les faits étaient là – Elias était tombé sur la trappe qui dissimulait le stock de spiritueux de l'établissement. L'interdiction d'importation de vin étranger n'avait décidément pas remporté un franc succès auprès des taverniers : sur les dix tonneaux planqués sous le plancher de la cuisine, six portaient une estampille de transport provenant d'un port romain, et deux d'un port grec. Les deux derniers fûts avaient l'odeur et le goût punitifs du pinard breton. Sans avoir besoin de se concerter outre mesure, les tenanciers d'un soir n'avaient eu aucun mal à choisir à quel tonneau la carafe des saxons devait être remplie.

Quelques godets plus tard, les écuelles de potage étaient vides et leurs chers « clients » ronds comme des boules, mûrs pour le plumard. Après un arrêt obligatoire auprès d'Elias pour régler leurs consommations et leurs chambres – le langage du pognon se trouvait être universel, ce qui arrangeait bien les affaires du Fourbe – la petite troupe de saxons éméchés se laissa guider par Gareth et Petrok vers les chambres à l'étage. Chacun équipé d'une bougie, les deux jeunes hommes récalcitrants accompagnèrent les mercenaires qui, encore cinq ans auparavant, semaient la terreur dans le royaume de Logres mais qu'ils étaient obligés désormais de traiter comme des alliés.

« Et les alliés, on les laisse pas se viander dans les escaliers quand ils ont un coup dans le nez, c'est comme ça, avait argumenté Merlin avec sa plus belle voix de chef face aux protestations du duo affamé. Vous leur montrez leurs piaules, vous leur donnez leurs clés, ça vous prend trois minutes et après on mange, c'est promis. »

Pour être tout à fait honnête, l'affaire avait pris plus que trois minutes. Mais le soulagement d'être enfin débarrassés de la troupe saxonne, ainsi que la promesse d'un repas chaud, empêcha les deux jeunes hommes de faire le moindre commentaire.

Merlin déposa sa marmite de potage et des écuelles propres sur une table près du feu. Il en restait largement assez pour cinq. Avec le fromage, les saucissons, le pain et les filets de hareng fumé, il y avait là de quoi faire un bon repas revigorant. La carafe de vin grec qui trônait au centre de la table ne s'en doutait pas, mais son espérance de vie était elle aussi très limitée. Ensuite, une bonne nuit de sommeil au sec – les paillasses étaient déjà disposées dans la cuisine près du foyer, car non seulement il n'y avait pas assez de lits disponibles à l'étage, mais personne n'avait envie de dormir à côté des saxons, alliés ou pas alliés – et aux premières lueurs de l'aube, ils reprendraient la route, ni vus ni connus. Question petit déjeuner, leurs « clients » feraient bien comme ils voudraient.

Tout en découpant d'avance quelques rondelles de saucisse sèche pour sa petite équipe, Merlin s'autorisa un sourire satisfait. Au bout du compte, son plan avait fonctionné de façon impeccable. Les saxons ne les avaient pas attaqués, et ils allaient quand même pouvoir profiter d'un repas et d'une nuit au chaud au lieu de s'entasser dans une tente trempée sous les coups de tonnerre. Tout le monde s'était prêté à la comédie presque sans rechigner, ce qui était assez extraordinaire pour être remarqué étant donné que le groupe comptait l'enchanteur le plus contrariant de l'île de Bretagne. Le résultat escompté avait été au rendez-vous, et tout ça grâce à qui ? Grâce à Bibi.

Il avait même été si convaincant dans sa motivation des troupes qu'elles s'étaient approprié les lieux et faisaient maintenant du zèle.

« Monsieur le tavernier a raison, lança Gareth tout en retournant les tabourets sur les tables. Aubergiste, c'est loin d'être une sinécure. »

Debout derrière le comptoir où il nettoyait des coupes en fer, Iagu hocha la tête avec toute la gravité du vieux tenancier aguerri. « C'est bien vrai. Je sais pas si c'est pas plus dur que chevalier, en fait.

- Oh ben tout de même…

- En tout cas c'est pas moins dur, quoi. Les horaires, le stress… et puis les gens sont pas reconnaissants, c'est fou. J'ai passé deux heures à les resservir en pinard, godet après godet, je peux vous dire que je m'en suis tapé des voyages avec cette carafe. Et ben vous croyez que j'aurais eu droit à un « merci » ? Noooon…

- Je dois dire que je suis assez d'accord, acquiesça Petrok en remettant une nouvelle bûche au feu pour le raviver avant de s'essuyer les mains sur le chiffon qui dépassait de sa poche. Lorsque nous les avons guidés jusqu'à leurs chambres, c'est tout juste s'ils ne nous ont pas claqué la porte au nez sans le moindre mot.

- Qu'est-ce que vous auriez voulu qu'ils vous disent ? » demanda Merlin, amusé. Il frotta ses mains sur son tablier pour les débarrasser du gras du saucisson et rajusta sa queue de cheval. La fin de soirée approchant, quelques mèches avaient tendance à s'échapper. « Ils parlent pas la langue, et vous comprenez pas la leur. Fallait pas s'attendre à un miracle.

- La barrière de la langue, c'est pas une excuse pour être malpoli, fit remarquer Iagu qui, à court de coupes, passait maintenant son torchon sur le comptoir.

- Je crois qu'on tient la nouvelle devise de la boutique, se moqua Elias en sortant de la cuisine. On va l'afficher devant, à côté de l'enseigne moisie, ça fera ton sur ton. »

Merlin leva les yeux au ciel, exaspéré. « Ah ça y est, le grincheux est de retour. On était bien plus tranquilles sans vous, vous savez ?

- Bah peut-être, mais c'est fini. Au passage, pendant que vous êtes là à faire mumuse, moi j'ai empaqueté toute la bouffe et l'eau pour le voyage retour vers Kaamelott. Vous avez pas oublié, Kaamelott, la chevalerie, tout ça ? Alors je sais que c'est moins marrant que nettoyer des tâches de jus de viande ou passer le balai, mais à un moment il faudrait se rappeler que c'est pas ça votre vraie vie.

- Oui, bon, ça va, on s'est un peu prêtés au jeu, c'est pas si grave, grommela Merlin.

- Je dis pas que c'est grave, je dis juste que jouer au tavernier ça va bien dix minutes mais il serait temps de lâcher l'affaire et de passer à autre chose.

- Eh ben et vous ? accusa le druide. Vous avez toujours pas remis votre costard de terrible enchanteur, à ce que je vois ? Vous pouvez parler. »

Elias baissa les yeux pour constater qu'il portait toujours en effet son tablier trop grand aux poches trouées. En quelques gestes irrités, il arracha le vieux vêtement pour le jeter en travers du comptoir – bousculant par la même occasion les coupes soigneusement alignées par Iagu – puis croisa les bras sur sa tunique grise, l'œil mauvais. « Voilà, vous êtes content maintenant ?

- Content, je sais pas, mais affamé ça j'en suis à peu près sûr. Allez tout le monde, à table avant que ça refroidisse. »

Cette formule magique-là, Merlin était certain de ne jamais la rater. En moins de trente secondes, les tabourets se retrouvèrent occupés et les hostilités furent lancées : tartines de pâté, de fromage, tranches de saucisson… La petite troupe s'affaira à débarrasser la table de tout son contenu périssable, une bouchée à la fois, dans le silence le plus paisible depuis le début de cette mission. Une fois le plus gros de la faim maîtrisé, le repas se poursuivit avec la reprise de discussions en toile de fond. Invariablement, la question principale à l'origine des angoisses des trois jeunes hommes refit surface.

« Vous pensez que mon oncle sera en colère ? s'inquiéta Gareth en épluchant nerveusement sa mie de pain.

- Pourquoi est-ce qu'il se mettrait en colère ? demanda Merlin. Vous avez rien fait de mal.

- Certes, mais l'objet de la mission était de se distinguer par un fait d'arme, renchérit Petrok. Peu importe comment on tourne la chose, nous ne nous sommes pas distingués du tout. Nous revenons avec un échec et il me semble envisageable que notre roi y voie une raison de se courroucer.

- Courroucer, c'est quand on n'est pas jouasse, c'est ça ? intervint Iagu en reposant sa coupe de vin après l'avoir vidée. Parce que si c'est ça, on y fonce tout droit, c'est sûr. »

Le druide secoua la tête. « Mais vous y foncez de rien du tout. Je le connais moi, Arthur. Il comprendra, vous en faites pas. Il vous trouvera une autre mission très vite et vous serez chevaliers en moins de deux, vous verrez.

- Vous croyez ? »

La voix pleine d'espoir de Gareth pinça le cœur de Merlin. Ils avaient tellement envie de bien faire, ces petits jeunes. Tellement envie que le roi soit fier de leur réussite. Du jour où ils étaient venus à la rencontre de Karadoc et Perceval pour intégrer la Résistance, ils n'avaient rien montré d'autre qu'une loyauté sans faille et une bonne volonté à toute épreuve. Toutefois, faute d'adoubement, Arthur ne pouvait pas décemment les envoyer en mission diplomatique ou laisser des troupes sous leur commandement. Vu la tournure de la mission, ce ne serait pas encore pour cette fois-ci, mais Merlin savait pertinemment que la motivation du trio ne laissait pas le roi de Bretagne insensible. Tôt ou tard, ils deviendraient chevaliers, ce n'était que justice.

Le druide ouvrit la bouche pour convoyer ces mêmes pensées, quand son voisin de droite lui dama le pion.

« Faut pas vous inquiéter. Des incapables qui ratent tout, il en a plein sa table ronde, votre roi Arthur. Il a l'habitude des bras cassés, quelques-uns en plus ou en moins, ça lui fera ni chaud ni froid. »

Devant les mines déconfites de Petrok et Iagu et celle passablement irrité de Gareth, Merlin tourna un regard mécontent vers l'enchanteur indélicat. « Vous avez raison, soyez pas trop de mon côté, vous auriez l'air trop sympa et ça colle pas avec votre marque de fabrique.

- Quoi ? se défendit Elias en haussant une épaule. J'ai dit qu'il fallait pas s'inquiéter. Ça va dans votre sens.

- Mouais, vous avez aussi sous-entendu qu'ils étaient incapables.

- Mais j'ai rien sous-entendu du tout, mon pinson. Ce sont des incapables, de fait. Alors c'est vrai, la mission n'a pas raté à cause d'eux, mais techniquement ils n'ont pas prouvé qu'ils étaient capables de quoi que ce soit. Conclusion : ils sont incapables, jusqu'à preuve du contraire. Eh oui c'est con, mais c'est comme ça. »

Merlin regretta vivement d'avoir resservi Elias en vin. Avec sa constitution de râteau de jardinage et la fatigue de la journée, l'alcool lui était sûrement monté droit à la tête. Et comme avec cet oiseau-là, la tête était en raccordement direct avec la bouche…

« Bon allez maintenant ça suffit, vous vous taisez, intima-t-il doucement mais fermement. Si c'est pour faire ce genre de commentaire, vous pouvez vous abstenir. Pour une fois vous pourriez faire un effort pour être gentil, c'est quand même pas si compliqué.

- Et vous, vous trouvez sûrement que vous êtes gentil ? grogna le sorcier. Vous leur rendez pas service en les cocolant, vos petits chatons. La vie, ça s'affronte pas avec des câlins et des promesses vides de sens. Vous dites qu'ils seront chevaliers demain mais en vrai vous en savez rien. Vous dites qu'Arthur comprendra et sera pas déçu, mais vous êtes pas dans sa tête. La seule estimation un peu réaliste qu'on peut faire, c'est qu'il ne sera pas surpris, parce qu'avec les pleines cagettes de traîne-savates qu'il se paie depuis des années il est habitué à l'échec, le fils Pendragon. Au-delà de ça, ben, c'est de la spéculation. Et avec la spéculation, un coup sur trois on se plante, c'est pas moi qui l'invente. »

Au cours de la tirade, les trois futurs chevaliers troquèrent leurs expressions décontenancées pour un air carrément dépité. Aucun ne mangeait ou ne buvait, quand bien même leurs écuelles et leurs coupes n'étaient pas vides. Face à ce découragement global, et même s'il n'en était pas à l'origine, Merlin sentit sa poitrine se serrer de culpabilité.

« Oui, bon, si vous comptez pas être agréable, vous pouvez aussi bien occuper votre bouche à autre chose. » Le druide se saisit de la louche et la plongea dans la marmite fumante qui occupait toujours le centre de la table. « Vous avez pas encore mangé de potage, vous en voulez ?

- Non merci, j'ai déjà eu la chiasse cette semaine.

- Ah ben bien, charmant, de mieux en mieux…

- Je vois vraiment pas ce que Mehgan vous trouve. »

Déclamée froidement depuis l'autre côté de la table, la phrase attira l'attention des deux magiciens. Gareth se tenait droit sur son tabouret, ses deux poings serrés posés sur la table devant lui et son regard glacial fixé sur Elias.

« Elle parle toujours de vous comme si vous étiez un demi-dieu, poursuivit le jeune homme en colère sous les regards effarés de ses compères. Maître Elias-ci, maître Elias-mi… à l'entendre, on croirait que vous avez accroché les étoiles dans le ciel de vos propres mains. Mais au plus je vous côtoie, au plus je me rends compte à quel point elle a tort de vous idolâtrer. Vous n'êtes pas quelqu'un d'extraordinaire. Vous n'êtes même pas quelqu'un de bien. Vous avez toujours une remarque méprisante ou une insulte à la bouche, y compris envers celui que vous prétendez aimer. Et vous savez le pire dans tout ça ? » Gareth repoussa son tabouret pour se lever, ramassant son écuelle encore à moitié pleine. « Le pire, c'est que vous m'attristez plus que vous ne m'énervez. Parce que si vous mettez autant d'énergie à détester le reste du monde, c'est certainement pour oublier à quel point vous vous détestez vous-même. »

Sans un regard supplémentaire, le fiancé de Mehgan tourna les talons et s'en alla vers la cuisine pour y terminer son repas. Transis de stupeur – rehaussée d'un soupçon d'effroi – Petrok et Iagu connurent quelques instants d'hésitation puis, devant l'inquiétant manque de réaction d'Elias, estimèrent qu'il était plus sage de collecter leurs assiettes et de rejoindre leur camarade plutôt que de subir à sa place le souffle du dragon.

Cette lourde tâche, ils la laissèrent à Merlin.