== L'Auberge Abandonnée – Partie 3 ==

Enchanteur et druide se retrouvèrent seuls dans un silence de plomb, à regarder les quignons de pain se battre en duel sur la table et la porte de la cuisine se refermer après le passage des trois jeunes.

Merlin se mordait l'intérieur de la joue, aussi estomaqué par la diatribe assassine de Gareth que la passivité avec laquelle Elias l'avait encaissée. Incapable de briser en premier le calme cachant la tempête ou même de tourner les yeux vers son compagnon, de peur de foutre en l'air le fragile équilibre qui empêchait la situation de se casser la figure. Alors en attendant la riposte du Fourbe – parce qu'elle allait venir, même si la forme restait à déterminer – le druide se tut et mena sa propre petite analyse.

Incontestablement, il y avait du vrai dans les accusations de Gareth. Le caractère merdique d'Elias le rendait plus prompt à railler qu'à compatir, il le prouvait chaque jour depuis le début de ce voyage. L'andouille s'était figuré que les petits méritaient son mépris pour la seule raison qu'ils ne remplissaient pas absolument tous les critères nécessaires à l'attribution de ses bonnes grâces. Comme les trois quarts du monde connu, du reste. Vilipender son prochain, parfois avant même de l'avoir rencontré, c'était aussi instinctif que de respirer chez ce gros radis du Nord. Il fallait bien l'admettre.

Mais il y avait également beaucoup d'allégations fausses et Merlin s'étonnait de ne pas voir Elias sauter au plafond, comme il avait l'habitude de faire à la seconde où des accusations infondées étaient dirigées à son encontre. Pourquoi pas là ? Pourquoi laisser Gareth lui dire qu'il n'était pas quelqu'un de bien, alors qu'il avait tourné le dos à Lancelot pour chercher à rejoindre la Résistance ? Alors qu'il travaillait nuit et jour pour un roi qui lui avait appris ce que loyauté voulait dire ? Quant à se détester lui-même… Elias n'était pas quelqu'un d'extraordinaire, au sens où il n'était certainement pas un demi-dieu responsable de la position des étoiles dans le ciel, mais il n'avait pas non plus à rougir de son parcours de vie ni de ses prouesses dans le domaine de la magie. Il était extrêmement curieux qu'il n'en ait pas fait l'étalage une fois de plus, pour prouver avec l'arrogance qui le caractérisait à quel point il se trouvait supérieur au reste de ses contemporains.

Ce n'était pas une attitude très honorable, bien entendu. S'il avait appris à s'en accommoder, Merlin le déplorait assez fréquemment. Mais cela montrait au moins que l'enchanteur était loin d'éprouver le moindre dédain pour sa propre personne. Il aurait du bondir à la gorge du jeune abruti pour cet affront ; non pas que le druide encourageait de telles pratiques, mais ce style de réaction l'aurait largement moins surpris que… eh bien, que l'absence totale de réaction d'Elias. Rester stoïque face à une attaque aussi frontale qu'acrimonieuse ne ressemblait absolument pas au bonhomme ; il n'y avait aucune raison valide qui expliquerait pourquoi il était toujours là sur son tabouret, le nez sur son écuelle vide, alors qu'en toute logique il devrait être en cuisine en train de pourrir le plus jeune fils de Loth jusqu'à le réduire à l'état de flaque.

Sauf si…

Oh. Oh. Merlin se sentit légèrement blêmir quand le début d'une possible explication alluma une étincelle dans son esprit fourbu.

Sauf s'il y avait plus de vérité dans le discours de Gareth qu'Elias n'était prêt à entendre.

Une nouvelle fois, le premier réflexe du druide fut d'écarter cette hypothèse peu probable, tellement elle paraissait saugrenue. Il lutta contre cet instinct pour se permettre d'envisager ce qui jusqu'alors tenait de l'impensable. Peut-être… peut-être que sous ses dehors de terrible, peut-être que derrière ses aboiements condescendants, Elias n'était pas aussi sûr de lui qu'il s'acharnait à le proclamer.

La notion aurait eu de quoi faire éclater de rire l'ensemble du monde magique breton, et à une certaine époque Merlin les aurait imités sans hésitation. Plus aujourd'hui. Ils ne connaissaient pas le Fourbe comme lui avait appris à le connaître – et continuait chaque jour de le connaître mieux, concession après concession. Ils ne s'étaient jamais rendus témoins des doutes, des moments de faiblesse, des incertitudes. Ils n'avaient aucune idée de la pression perpétuelle que s'infligeait Elias dans ses efforts d'avoir toujours trois coups d'avance. Aucune idée des nuits blanches que l'enchanteur passait à travailler comme un forcené sur une fournée de potions ratée durant la journée, pour que personne n'en sache rien le lendemain. Pour que personne, à part peut-être Merlin dans de rares cas, ne lui prête jamais rien de moins que la perfection.

Ce besoin maladif de ne jamais échouer, cette propension à toujours crier ses victoires sur les toits… y aurait-il quelque chose de caché, là-dessous ?

Comme l'heure tournait et qu'Elias demeurait muet, Merlin avala péniblement sa salive avant de pivoter sur son siège, vers son fiancé.

S'il faisait abstraction de tout l'épisode de l'attaque de la rivière et de son cortège de conséquences, cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas vu une expression aussi sombre sur le visage d'Elias. Le regard creux, la bouche pincée en une fine ligne entre barbe et moustache, les cernes plus prononcées que jamais, incrustées sous ses yeux comme si elles y avaient été gravées de façon permanente au ciseau à bois… L'enchanteur n'adoptait cette attitude que lors de ses périodes d'intense réflexion, quand un problème particulièrement épineux lui rongeait la cervelle, ou qu'il avait l'issue défavorable d'une dispute coincée en travers de la gorge. Sauf que pour une fois, ce n'était pas le druide qui se trouvait de l'autre côté de ladite dispute. L'inédit de la situation le rendait perplexe quant à la marche à suivre pour en démêler les fils.

Hésitant, Merlin tendit la main pour caresser du dos des doigts l'avant-bras d'Elias, posé sur la table. Le plus jeune se raidit, extirpé de ses pensées comme on réveille le dormeur avec un seau d'eau en travers de la tronche.

« Hé… ça va ? souffla le druide, anxieux.

- Mhmm…

- Vous… tu veux en parler ?

- Parler… parler de quoi ?

- Ben, j'sais pas… du fait que le petit ait encore la tête attachée à ses épaules à l'heure qu'il est, après ce qu'il a dit… de cette tronche de six pieds de long que tu tires… de pourquoi t'es en train de t'arracher littéralement la peau du pouce… c'est pas les choix qui manquent. »

Elias interrompit immédiatement la maltraitance en cours sur son pouce gauche, dont les contours de l'ongle n'avaient cessé de se creuser à mesure qu'il y arrachait des tout petits bouts de peau en grattant avec ses autres doigts. Il posa ses mains à plat sur la table, comme pour les surveiller, et lâcha un soupir. « Honnêtement, je pense pas que ce soit utile…

- Moi je crois que si. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure que le gamin a soulevé un lièvre, me prends pas non plus pour un jambon. Je veux juste savoir ce qui te-

- Non, Merlin, stop, crissa l'enchanteur, le bout des doigts blancs à force de se crisper sur la surface devant lui. Je sais que tu crois bien faire, mais… non. Laisse tomber, sois pas chiant. S'il te plaît. »

Les deux alternatives habituelles se présentaient : exiger des réponses en haussant la voix, tout en sachant qu'Elias était plus que capable de gueuler au moins aussi fort que lui et que la « discussion » avait toutes les chances de se terminer en match nul par abandon des deux parties. Ou hausser les épaules et laisser l'enchanteur mariner dans son jus jusqu'à ce que le sujet perde de son intérêt et ne soit plus ré-abordé.

Mais depuis leurs chaotiques fiançailles, Merlin s'était promis de faire plus d'efforts. De s'investir davantage dans cette relation qui avait bien failli faner, comme la plante en pot laissée au soleil se dessèche malgré tout par manque d'eau. Il connaissait l'imagination galopante d'Elias et les impasses abjectes où elle pouvait le mener. Alors son choix se porta sur la troisième option, celle pour laquelle ni l'un ni l'autre n'avait beaucoup d'expérience : le dialogue apaisé.

« Non, je laisserai pas tomber, affirma-t-il avec douceur mais fermeté en couvrant la main gauche d'Elias de la sienne. Si quelque chose te tracasse, peu importe ce que c'est ou si c'est moi le fautif, j'aimerais que tu me le dises. Comme ça on pourra chercher une solution, ensemble.

- Et si je refuse ? marmonna Elias en gardant les yeux résolument braqués sur les miettes de pain dans son écuelle.

- Ben tu refuses, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Je compte pas te forcer à parler. Je dis juste que ça pourrait aider. C'est évident que t'es en train de ruminer quelque chose et que ça a un lien avec ce que Gareth a dit, je suis peut-être un manche mais ça je le vois bien, quand même. »

Un moment de flottement s'installa. Merlin lui en laissa le loisir, conscient qu'Elias avait besoin de quelques instants pour intégrer la proposition et que le brusquer ne servirait qu'à la lui faire refuser, propre et net. Sa patience se trouva récompensée quand les épaules de l'enchanteur se détendirent et qu'il retourna sa main pour intercaler ses doigts à ceux de son compagnon, manifestement soulagé qu'il n'y avait pas de condition attachée à son abdication.

« Je vois pas ce que tu veux que je te dise, soupira le plus jeune magicien. Enfin je vois, je vois même très bien en vrai, c'est juste que… je sais pas où commencer, je suis vraiment une bille pour ce genre de truc. Comprendre à quoi on pense, mettre des mots dessus… c'est plutôt ton truc, ça. T'as eu neuf cents ans pour apprendre à te connaître, alors moi à côté…

- Tu serais surpris… regarde, il y a deux mois je pensais que je ne me remarierai plus jamais, et il y a pas vingt ans je pensais que rien ne me ferait plus plaisir que de te fendre le crâne en deux avec un pied de chaise. Comme quoi, tu fais vraiment tout pour me donner tort. Même si je dois avouer que pour le coup du pied de chaise, j'ai encore des pulsions qui me viennent de temps en temps, quand tu fais ta mauvaise tête. » Merlin ponctua sa pique amicale d'un léger coup d'épaule joueur. A sa grande satisfaction, Elias esquissa un demi-sourire amusé. « Et pour ce qui est d'où commencer, ben… tu pourrais déjà essayer de trouver ce qui te gêne le plus dans ce qu'a dit le petit.

- C'est pas que ça me gêne, c'est juste… ça m'a fait penser à un truc, voilà, c'est tout…

- Quoi comme truc ?

- … un truc.

- Elias, je comprends que c'est pas facile mais ça va pas fonctionner si je dois te tirer les vers du nez à chaque phrase. Si tu veux vraiment pas en parler, d'accord, je te laisse tranquille, tu me diras quand tu seras prêt. Ou tu me diras jamais, on s'en fout. Mais si ces dernières années m'ont appris quelque chose, c'est que c'est jamais bon de se laisser ronger de l'intérieur par un fardeau qui peut être partagé. T'es pas tout seul, t'es plus tout seul. Je suis là, moi, pour autant de temps que tu voudras bien m'avoir. Je peux pas te promettre d'avoir toujours une solution pour tout, j'ai pas cette prétention, mais une chose est sûre : je ferai toujours mon possible pour t'aider. »

Les mots venaient tout seuls, sans forcer, profondément ancrés dans la plus sincère des bienveillances. Même s'il ne pratiquait pas assez souvent ce type de dialogue – on pouvait avoir neuf cents ans et quand même dégoupiller pour une broutille, malheureusement – Merlin savait pertinemment qu'il s'agissait d'un moyen très efficace de faire entendre raison au gros radis qui lui servait de moitié.

Ce dernier hochait d'ailleurs la tête en continu, de façon imperceptible, son attention toujours dédiée aux ustensiles disposés sur la table. A cet angle, Merlin pouvait voir clairement les muscles de ses mâchoires serrées jouer sous la surface de la peau, à l'insertion sous les pommettes. Deviner les rouages qui grinçaient dans la cervelle de l'enchanteur, pesant le pour, envisageant le contre. Puis enfin, Elias prit une profonde inspiration et consentit à tourner ses yeux bleu-gris vers le druide.

« Tu sais quand tu dis que je fais pas exprès d'envoyer chier tout le monde ? Que c'est plus ou moins un réflexe, que j'y fais plus attention ? Ben… c'est pas exactement vrai. Je fais exprès. La plupart du temps.

- Ah bon ?

- Ouais… ça garde les gens à distance, c'est mieux. Comme ça, je les connais pas, ils me connaissent pas, je peux me barrer et eux aussi sans que ça me fasse ni chaud, ni froid.

- Parce que la première chose à laquelle tu penses quand tu rencontres quelqu'un, c'est le moment où il va se barrer ? demanda Merlin, un brin éberlué. C'est pas un peu bizarre comme façon de faire ?

- J'sais pas, p't'être bien, oui, admit Elias en haussant une épaule. En même temps, j'ai jamais prétendu être normal, hein.

- Non mais même sans parler de normal ou pas normal… pourquoi tu crois que les gens vont forcément finir par se barrer ?

- Parce que tout le monde le fait toujours. C'est tout, c'est inévitable. Ma mère l'a fait, mon père l'a fait – contre sa volonté, mais ça revient au même – tous les collaborateurs que j'ai pu avoir l'ont fait, tout le monde. Le secret pour ne pas se sentir laissé sur le carreau, c'est d'être seul dès le départ. Y a que comme ça que personne peut te blesser. »

L'amertume brute dans la voix d'Elias perturba Merlin et le laissa momentanément sans voix. Incapable de passer outre le ton définitif de l'enchanteur.

S'il s'était douté. Poussé par l'attachement et une forte réticence à initier des disputes, le druide avait préféré – un peu lâchement, il s'en rendait compte à présent – apprendre à vivre avec la personnalité abrasive d'Elias plutôt que de tenter d'en déterminer l'origine. Pire encore, il lui trouvait des excuses, avec une facilité désarmante : « C'est son caractère, il s'en rend même pas compte », « On n'y peut rien, autant faire avec » ou encore le très hypocrite « C'est pas bien méchant, et puis c'est un peu ça qui fait son charme, aussi ».

En creusant un peu, il aurait sûrement découvert plus tôt que repousser le reste du monde était la seule manœuvre, aussi triste et tordue soit-elle, qu'avait trouvé Elias pour se préserver.

« Mais… mais t'as changé, ne put que bredouiller gauchement Merlin. C'était peut-être vrai avant, mais t'as changé.

- Vraiment ? fit le Fourbe, sceptique. J'ai changé ?

- Mais oui !

- Si j'ai tellement changé, pourquoi ça fait des jours que tu me dis d'arrêter d'être méchant avec les trois ahuris ?

- Ben… bon, t'as peut-être pas changé changé, pas sur tous les plans… mais tu peux pas non plus dire que t'es toujours le même emmerdeur qu'est venu piquer la butte aux cerfs à Kaamelott il y a vingt ans ! Je te l'ai dit tout à l'heure, je te le redis maintenant : ça fait longtemps que t'es plus tout seul, et tu le sais. Enfin, Elias, qu'est-ce que tu fais des petites ? Tu les as pas laissées entrer dans ta vie, peut-être ? Et… et moi ?

- Bien sûr que si, grinça Elias en détournant de nouveau les yeux vers la table. Bien sûr que tu fais partie de ma vie, jusqu'au cou t'es dedans. Et les gamines aussi. Bordel, même ce corniaud de Mogriave y est ! Des pleines cagettes j'en ai, maintenant, des putains de gens qui comptent pas pour du beurre. Sauf que j'arrive pas… je mérite pas… je… » Une inspiration mal assurée, une main serrée en un poing. « Je m'en foutais, avant… mais maintenant… après un siècle à être tranquille, je recommence à avoir des choses à perdre. A attendre le jour où je les perdrai, parce qu'après une vie à tremper dans les coups les plus tordus je les mérite pas, parce que je suis pas quelqu'un de bien, comme le gamin a dit. Et parfois quand j'y pense un peu trop longtemps, ça me rend complètement dingue. »

La peur de l'abandon.

L'explication s'imposa d'elle-même à Merlin, aussi naturelle que grotesque. Enfin, des mots pour décrire le mal qui rongeait son futur conjoint. Elias redoutait d'être abandonné par les quelques personnes auxquelles il tenait vraiment. Plus ahurissant encore, il s'y préparait avec l'aplomb conféré par la fatalité, comme tout à chacun sait pertinemment que la mort l'attend au bout du chemin.

La notion était follement incongrue mais en même temps si évidente. Voilà pourquoi l'enchanteur travaillait nuit et jour, comme s'il avait quelque chose à prouver, comme si quelqu'un était là, prêt à lui sucrer sa place. Voilà pourquoi le premier instinct de ce ridicule salsifis était de penser à une rupture, dès qu'il ne comprenait pas quelque chose dans son couple. Sous ses airs arrogants et sûrs de lui, il se considérait si peu important aux yeux de son entourage, si dispensable, qu'il s'attendait à se faire dégager ou remplacer dès que les choses tournaient au vinaigre. Quelle piètre opinion de soi-même fallait-il avoir pour en arriver à ces cheminements de pensées ?

Rendu muet par la stupeur, Merlin sentit son cœur se tordre à un angle inconfortable. Qu'est-ce qui avait du passer à travers la tête d'Elias, à sa première demande en mariage loupée ? Une confirmation qu'il n'était pas assez bien pour ce genre d'engagement ? Le sentiment perfide que son compagnon voulait se garder une porte de sortie, en cas de changement d'avis soudain ?

Non. Il ne fallait pas penser comme ça. Toute cette histoire était finalement réglée, après tout le mal qu'elle avait provoqué. Elle ne méritait pas une revisite de sitôt, pas avant quelques années, pour pouvoir en rire autour d'une coupe de vin.

« Pas tous, murmura le druide sans réfléchir.

- De quoi ?

- Tout à l'heure. T'as dit que tout le monde finissait par se barrer. Mais c'est pas vrai. J'suis là, moi. Depuis le temps, je suis jamais allé nulle part, ça doit compter pour quelque chose, non ?

- On reparle d'avant Lancelot, quand tu t'es tiré rejoindre le clan des deux mous du cerveau ?

- Non mais t'es pas sérieux ? s'offusqua Merlin en sentant les petits cheveux de sa nuque se dresser, comme à chaque fois que le sujet revenait. Tu vas quand même pas remettre ça sur le tapis ! T'oublies que t'avais été odieux cette semaine-là, tu m'as pratiquement ordonné de me barrer.

- T'as pas encore compris, depuis le temps ? La moitié des choses que je dis, je les pense pas !

- Oui, ben c'est un peu facile, à ce compte-là. Et à l'époque, je te connaissais pas comme maintenant. Ça faisait quoi, même pas un an qu'on était ensemble ?

- Ça faisait peut-être moins d'un an, n'empêche que ça m'a fait un mal de chien. Tu étais… tu es le premier à m'aimer pour qui je suis. Pas par intérêt. Pas pour ce que je peux t'apporter. Juste pour moi. Forcément, j'ai pas l'habitude. Même si je m'améliore, il m'arrive encore de penser que tout ça n'est qu'un joli rêve, susceptible de se terminer un beau matin, juste comme ça. Ouais… juste comme ça…

- Gareth a raison, alors. Pour te croire si peu digne d'intérêt… tu dois vraiment te détester. »

Curieusement, un sourire affecté étira le coin des lèvres d'Elias. « C'est pas d'hier… faut croire que ça m'avait un peu passé, mais j'sais pas, c'est depuis que Mehben nous a dit pour le bébé, ça m'a fait ressortir tout ça et des trucs nouveaux en prime… du genre qui tournent en boucle et qui me vrillent la tête…

- Quoi comme truc ? s'enquit affectueusement Merlin en caressant du pouce la main qu'il tenait toujours dans la sienne.

- Je sais pas, j'te dis, j'ai comme… c'est pas moi le père, je suis même pas de la famille – me fais pas cette tête, je sais ce que tu vas dire, je parle des liens du sang, là… enfin, bref, malgré tout ça quoi, j'ai l'impression d'en être… j'en sais rien… responsable ? De devoir les protéger ? Sauf que je sais pas comment faire, ni même si j'ai le droit de penser comme ça, si j'en suis capable, et ça tourne et ça tourne et ça tourne… t'y comprends quelque chose, toi ?

- Oh oui. C'est même très clair. Elias de Kelliwic'h s'est enfin rendu compte qu'il n'allait pas mourir foudroyé sur place s'il s'autorisait à profiter un peu de la vie. Et quand on profite de la vie, on ressent des choses, on s'attache aux gens, les gens s'attachent en retour, c'est normal. Et oui, et oui, c'est pas la peine de soupirer comme ça, les gens s'attachent en retour, appuya le druide quand son compagnon secoua la tête d'un air désabusé. T'as beau être la pire tête de mule de ce côté du monde connu, tu peux le nier pendant des heures, ça change rien : y a tout un tas de gens qui tiennent à toi, maintenant. Non seulement ça va pas te tuer, mais tu veux savoir la meilleure ? T'en vaux la peine. T'en vaux tellement la peine qu'il y a même un con qui a accepté de te filer le train pour le reste de ta vie, et d'affronter avec toi tout ce qui pourra se présenter, en bien comme en mal. »

Elias se tourna vers Merlin, pivotant entièrement sur son tabouret pour lui faire face. Il brillait dans les yeux du plus jeune magicien une lueur de fascination aux reflets admiratifs.

- Comment t'arrives à faire ça ? demanda-t-il, plus souffle que voix. A dire tout ça, à t'y jeter sans hésiter, alors que tu sais très bien qu'un jour, tôt ou tard, je vais finir par te laisser tout seul ici ? Merde, Merlin, y a même pas deux mois tu m'expliquais encore pourquoi tu voulais pas qu'on se marie, parce que t'étais mort de trouille à l'idée de me perdre un jour.

- Oui, euh, c'était un poil plus compliqué que ça, quand même… mes deux premiers mariages foirés, tout ça… bon, bref, on s'en fout, c'est pas le sujet. Bien sûr que j'ai toujours peur. Bien sûr que je sais que je te survivrai, sauf catastrophe, et que j'en aurai mal à crever. Mais je préfère pleurer les gens qui me manquent plutôt que de ne jamais les avoir connus. »

Huit cents ans n'avaient pas guéri la douleur de perdre son fils, simplement reléguée à une vieille cicatrice qui le peinait de temps en temps, mais pour rien au monde il n'effacerait le souvenir de cet enfant qu'il avait été le seul à aimer, quand bien même cela allègerait ses souffrances. Cinq cents ans n'avaient pas rendu plus acceptable la traîtrise de Nimue, pour autant Merlin la considérait en marge de leurs premières années, à l'époque où leur amour était un baume pour son âme esseulée. Ces souvenirs, il les conservait jalousement, car malgré tout le chagrin qu'ils avaient généré, ils faisaient partie intégrante de lui. Ils avaient construit la personne qu'il était aujourd'hui.

Dans une certaine mesure, il comprenait la façon de faire d'Elias. Ne pas se créer d'attache, pour ne pas souffrir. Mais à jouer à ce jeu-là, à œuvrer activement pour faire le vide autour de soi, on avait tôt fait de se transformer en bloc de glace insensible que la vie survolait sans jamais avoir le moindre attrait. De l'avis de Merlin, c'était là un châtiment bien sévère pour n'importe quel être vivant.

« Alors qu'est-ce que je fais ? » demanda l'enchanteur en le regardant avec l'air perdu habituellement affiché par Perceval devant un mot de plus de trois syllabes. Cela devait arriver une fois tous les deux ans, que le Fourbe cherche conseil auprès de Merlin pour un sujet qui lui était complètement étranger ; décidément, le druide ne s'en lassait pas.

« Des efforts, conseilla-t-il. Personne ne s'attend à ce que tu changes entièrement de personnalité, si demain tu te pointes aux goûters de Bohort et que tu beurres les tartines de tout le monde, j'en connais certains qui vont faire des malaises. Mais tu peux déjà laisser des gens s'approcher sans les mordre, de temps en temps, pour commencer. Tu l'as bien fait pour moi et les petites, bon ça a pas été sans mal, mais tu vois bien que le ciel ne s'est pas effondré. Regarde, il nous reste encore quelques jours de voyage avec Gareth, Petrok et Iagu, tu peux essayer avec eux.

- Essayer avec eux ? Essayer quoi ?

- D'ouvrir un peu la grotte polaire qui te sert de cœur, gros misanthrope. Je te dis pas de devenir leur copain, mais heureusement tu t'es laissé un peu de marge de manœuvre. Réponds à leurs questions, au lieu de les envoyer péter. Engage une conversation pour autre chose que leur donner des ordres. Félicite-les quand ils font quelque chose de bien, même si c'est un petit truc.

- Non mais c'est trop dur, ton truc, c'est trop d'un coup, je sais pas faire… j'y arriverai pas…

- Ça va peut-être te faire bizarre au début, c'est vrai, mais c'est comme tout : tu commences petit et à force, ça viendra plus facilement. Ça te va ? »

Elias prit une poignée de secondes pour réfléchir mais finit par hocher la tête avec précaution, à moitié convaincu. « Eh ben on va dire que ça coûte rien d'essayer… par contre t'attends pas à des miracles, hein, il y a quand même de grandes chances que je reste globalement… ben, le même connard insupportable, quoi.

- Tu seras mon mari insupportable. Question miracle, ça me suffit. »

Avec un rire étouffé mais franc, les épaules d'Elias consentirent enfin à se détendre, comme délivrées d'un poids. L'enchanteur se pencha en avant sur son tabouret pour poser ses mains sur les genoux de Merlin et capturer ses lèvres dans un baiser chargé de reconnaissance. Par réflexe, le druide glissa ses mains de part et d'autre du visage de son compagnon, ses doigts s'insinuant parmi les mèches brunes pour rejoindre leur point d'ancrage habituel à l'arrière du crâne d'Elias, avant de s'abandonner complètement dans l'étreinte.

Une foule de questions se bousculait encore dans sa tête, avide de réponses. Il crevait d'envie d'en savoir plus sur les parents de l'enchanteur, par exemple, eux qui avaient été si nonchalamment évoqués au début de la conversation. Mais le pluri-centenaire avait appris depuis longtemps à choisir ses batailles et s'arrêter sur une victoire, au lieu de tenter dame chance au risque de tout perdre. Ils avaient le temps pour évoquer ces sujets. Ils avaient tout le temps du monde.

« Bon, chuchota-t-il en pressant son front à celui d'Elias, notant avec amusement que le plus jeune avait le souffle bien court et les joues bien colorées. Maintenant que tout est dit… tu veux du potage ? »

Elias étouffa un nouveau rire dans sa barbe. « Oh non mais toi, pour ce qui est de plomber l'ambiance, t'es un précurseur… tu pourrais avoir la décence de garder ça pour le Rassemblement du Corbeau…

- C'est oui ou c'est flûte ?

- Allez, ouais… c'est toi qui l'a fait, alors ça doit valoir le détour.

- Ah ben voilà. Là, c'est gentil. Là, je dis oui. Fais péter ta gamelle, qu'on finisse ça et qu'on aille se coucher. On a tout un tas de clients à lourder dès l'aube, ça va pas se faire tout seul. »

Alors qu'Elias se rasseyait face à la table pour attraper son écuelle, Merlin préleva une généreuse louchée du pot-au-feu encore tiède.

Cette dernière n'arriva jamais à destination. A peine la louche sortie de la marmite, un cri strident déchira l'air, faisant sursauter le druide et envoyant légumes et bouillon s'étaler sans grâce sur la surface de la table.

« Qu'est-ce que… c'était quoi ? s'alarma-t-il, louche vide toujours en main, en jetant un œil à Elias qui avait bondi de son siège en entendant le bruit.

- Je sais pas. Ça venait de l'étage. »

Le vagissement retentit de nouveau, à la limite de la stridulation, suivi cette fois-ci d'un chœur de hurlements terrorisés qui glaça le sang de Merlin directement dans ses veines. Il abandonna sa louche pour se lever à son tour et se poster à côté d'Elias, les yeux braqués sur la cage d'escalier.

Dans un désordre d'habits débraillés et de bottes à moitié enfilées, Gareth accourut hors de la cuisine, Petrok et Iagu sur ses talons. Tous les trois agrippaient leurs épées si fermement que leurs doigts présentaient la même teinte blême que leurs visages effarés.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda l'orcanien, tentant sans succès de dissimuler l'appréhension dans sa voix.

- Aucune idée, » fit Elias sans jamais quitter du regard les marches qui disparaissaient vers les chambres. Sa posture alerte et immobile traduisait la mobilisation de tous ses sens pour tenter de déterminer l'origine de la menace. Car il s'agissait bien d'une menace, étant donné la nature lugubre du vacarme qui leur parvenait. « Baissez-vous.

- Quoi ? Pour quoi faire ? s'étonna Iagu.

- Faites-le, vous verrez bien ! Juste deux secondes, allez ! »

Les trois jeunes s'exécutèrent, intrigués mais poussés par l'urgence dans le ton de l'enchanteur. Aussitôt, le bâton d'Elias s'échappa hors de la cuisine et passa en coup de vent au-dessus de leurs têtes pour venir s'encastrer dans la main tendue de son maître, attiré par un accès de psychokinésie.

« On dirait que ça vient par ici, remarqua Petrok en se rapprochant des deux magiciens, imité par ses camarades.

- Ouais, confirma Elias. On va pas tarder à y voir plus clair. Restez derrière, le temps qu'on se fasse une idée. »

Docilement, les trois chevaliers en devenir prirent position derrière le meilleur duelliste de l'île de Bretagne – aux dernières nouvelles. A l'étage, des bruits de cavalcade et l'écho caractéristique de corps heurtant sèchement le sol se surajouta aux beuglements déjà présents. Merlin déglutit péniblement et espéra très fort qu'Elias savait ce qu'il faisait.

Soudain, du mouvement agita les ombres en haut de l'escalier. Un saxon s'en élança, dévalant les marches trois par trois dans un effort désespéré pour s'éloigner… de quoi, exactement ? Merlin n'apercevait rien qui justifiait la terreur abjecte étalée à la vue de tous sur le visage du mercenaire germanique.

La réponse parvint dans la seconde qui suivit, alors qu'Elias envoyait tout semblant de comédie – ainsi que toute notion de barrière de la langue – au vent pour aboyer au saxon d'expliquer ce qui était en train de se passer. Sans crier gare, une forme énorme se détacha de la pénombre de l'étage, massive et sombre et trop rapide pour être correctement identifiée. Avec l'agilité du chat, l'assaillant ignora complètement la cage d'escalier, lui préférant un plongeon direct vers sa victime. Dans un cri d'agonie, le saxon se retrouva écrasé sur les marches les plus basses, sous le poids accablant de son agresseur. Ce dernier ne perdit pas une seconde ; il se recroquevilla autour du pauvre homme, lui arrachant de nouveaux hurlements de détresse et une brochette d'invectives incompréhensibles pour les oreilles des bretons présents.

En l'espace de quelques battements de cœur, celui du saxon s'arrêta définitivement, ainsi que ses tentatives frénétiques pour s'échapper. Plongés dans un mutisme mêlé d'horreur et de choc, les cinq compagnons de route ne pouvaient détacher leurs yeux du spectacle morbide qui s'offrait à eux. La chose n'était pas humaine, Merlin n'avait aucun doute là-dessus. Pas plus qu'elle ne figurait parmi les animaux qu'il connaissait. Dans la semi-pénombre de l'escalier, il ne distinguait qu'un large dos à la peau lisse, grisâtre, étirée en ce qui ressemblait fortement à des ailes démesurées, et une paire de longues oreilles pointues.

Le sang du druide ne fit qu'un tour. Par tous les Dieux d'ici et d'ailleurs, se pourrait-il…

« VAMPIRE ! » rugit Elias, identifiant le nouveau-venu au même moment que Merlin.

La créature de cauchemar se retourna brutalement, son attention attirée par le cri. A la lumière des flammes qui dansaient dans la cheminée, ses yeux étaient du même rouge profond que le sang frais qui lui dégoulinait sur le menton. La bête retroussa ses lèvres grises pour dévoiler des crocs sanguinolents, effilés comme des aiguilles excepté deux horribles canines plus longues encore que l'index de Merlin.

Pivotant sur des jambes aux muscles noueux, le vampire laissa tomber son repas germanique pour se tourner vers un mets plus typique de la région. Un pas en avant le plaça en pleine lumière, dévoilant à son public médusé l'entièreté de son corps monstrueux, de ses mains aux griffes de trois pouces jusqu'aux deux fentes qui lui servaient de nez. Derrière Merlin, un des jeunes émit un gémissement apeuré, mais il n'eut pas le temps de se demander lequel des trois en était à l'origine. Ce n'était pas très important, et il n'aurait eu aucune légitimité pour blâmer qui que ce soit dans la mesure où il était lui-même à un cheveu du malaise vagal.

Le monstre s'accroupit avant de se propulser, horrible gueule grande ouverte, vers les cinq personnes qui respiraient encore dans l'établissement. Le druide s'entendit hurler de concert avec Gareth, Petrok et Iagu alors que le vampire dévorait d'un bond la distance qui le séparait de ses nouvelles proies.

Assourdi et sous le coup de la panique, il ne se rendit compte qu'Elias était en train de marmonner une incantation à toute allure que lorsqu'une lumière aveuglante jaillit du bâton au dragon de cuivre pour frapper la créature maléfique en plein torse. Stoppée en pleine course, cette dernière se fendit d'un cri de rage et de souffrance qui résonna jusque dans les os de Merlin. Du point d'impact sur sa poitrine, des filaments dorés émergèrent pour s'enrouler autour de ses bras, de ses jambes et de ses ailes. A leur contact, la peau grise se mit à fumer et le vampire poussa une nouvelle complainte suraiguë dont le but premier était certainement d'éclater les tympans de toutes les personnes présentes.

« Qu'est-ce que vous avez fait ?! beugla Merlin pour se faire entendre, les mains fermement plaquées sur les oreilles.

- Sortilège de lumière solaire ! cria Elias en retour, ses propres mains trop occupées à tenir fermement son bâton pour pouvoir protéger son audition. J'ai que ça en stock !

- C'est génial ! glapit Iagu, rendu à moitié hystérique par le soulagement.

- Pas tant que ça ! Non seulement ça va pas le tuer mais je sais pas combien de temps je peux le tenir ! Celui-ci c'est un balèze, du jamais vu ! » L'enchanteur tourna la tête pour regarder par-dessus son épaules, les mâchoires serrées par la concentration. « Mes cousins, ça va être le moment de vous distinguer ! Gareth !

- Là ! répondit l'orcanien, s'accrochant aux paroles d'Elias comme un marin en pleine tempête se cramponne à sa ligne de vie.

- Dans ma besace ! Il y a un couteau en argent, avec un manche blanc ! Vous le prenez, et vous radinez ici le plus vite possible !

- Tout de suite !

- Et nous, que faisons-nous, monsieur Elias ? s'enquit Petrok alors que Gareth se précipitait dans la cuisine.

- Gardez vos épées pas loin ! Vous allez en avoir besoin quand il sera revenu ! »

Ou peut-être que Gareth n'aurait pas le temps de revenir. Les filaments qui emprisonnaient les membres du vampire commençaient à vaciller tant le monstre bataillait pour s'en défaire. Les bras d'Elias se mirent à trembler sous l'influence de l'effort surhumain nécessaire à l'immobilisation de son adversaire. Il ne s'agissait pas là d'un duel règlementé entre magiciens, où celui d'en face faisait montre d'un minimum de retenue. Non, cet ennemi-là usait jusqu'à ses dernières réserves pour assouvir un besoin aussi primaire que bestial : arracher de ses crocs la gorge de tous ceux qui avaient l'audace de se tenir encore debout devant lui.

Avec un râle de défi, le vampire parvint à faire un pas en avant. Elias s'arc-bouta pour contenir l'avancée de la créature et empêcher une nouvelle progression. Ce drain supplémentaire d'énergie força l'enchanteur à tomber sur un genou, haletant ; s'il parvint à se relever, ce ne fut qu'au prix d'un intense acharnement, le visage luisant de sueur et la mâchoire crispée à s'en rompre les tendons du cou.

Merlin ne pouvait que regarder, désemparé, aussi immobile que s'il avait les pieds piégés dans une chape de plomb. Le sort n'allait pas tenir. La bête s'en était aussi rendu compte, à en croire le rictus mauvais qui déformait sa face plate et allongée. Plus que quelques secondes et Elias s'effondrerait, emportant avec lui la seule barrière qui se dressait entre leur petite compagnie et une mort atroce. Et il n'y avait rien que Merlin, catastrophique duelliste de son état, puisse faire pour empêcher ce sinistre destin de s'abattre.

Ou alors… peut-être que si, en fait.

Sans se laisser le temps de réfléchir à tout ce qui pouvait mal tourner, le druide s'empressa de rejoindre Elias. Posté dans son dos, il enroula ses bras autour de la taille de l'enchanteur pour le ramener fermement contre son torse.

« Qu'est-ce que vous foutez ?! tempêta le plus jeune, raide et hérissé. 'Croyez que c'est le moment ?!

- J'essaie un truc !

- Oui, c'est ce que j'dis, vous croyez que c'est le moment ?!

- Bouclez-la ! J'ai besoin de me concentrer !

- Ah ben tout va bien alors, j'suis tout de suite plus rassuré !

- Flûûûûûûteuh ! »

Le vampire gagna une enjambée supplémentaire et libéra son bras droit à la faveur de leur court échange. Pressé comme il l'était contre Elias, Merlin en ressentit par ricochet l'impact dans l'aura magique de son compagnon, rappelant à son bon souvenir l'urgence de la situation. Encore un pas et ils seraient à portée de griffes. Et Gareth qui ne revenait toujours pas…

Le fils de démon avala péniblement sa salive et se pencha pour poser son front contre les cheveux trempés de sueur d'Elias, à l'arrière de son crâne. Il parvenait à visualiser ce qu'il voulait faire, en revanche pour ce qui était de le mettre à exécution, il était complètement largué. La manœuvre relevait de l'inédit, au-delà de tout ce que Merlin avait pu tenter avant ; aussi, puisqu'il ne pouvait pas compter sur l'expérience, le druide laissa les rênes à l'instinct.

Le résultat dépassa ses attentes les plus folles. Semblable à une entité propre, l'essence même de son énergie magique s'enflamma, sauvage et brute et si intensément violente qu'il pouvait l'entendre rugir dans ses oreilles par-dessus les vociférations enragées du vampire. Dans un effort désespéré, il tenta de dompter cette tornade chaotique de puissance pour la rediriger vers Elias, priant Dieux et Démons indistinctement de ne pas les griller sur place comme une paire de vulgaires saucisses. A son grand soulagement, l'énergie dévala la longueur de ses bras à la manière de gros serpents brûlants jusqu'à ses mains ; ces dernières, fermement plaquées contre la poitrine de l'enchanteur du Nord, lui insufflèrent directement la totalité de cette magie à l'état pur.

Merlin ne savait certainement pas manipuler des sortilèges assez balèzes pour venir à bout d'un vampire belliqueux. Par contre, il pouvait prêter ses pouvoirs à quelqu'un qui en était capable.

Elias encaissa l'afflux de puissance avec un hoquet de surprise. Il se serait cassé la figure, sans doute, si son compagnon n'avait pas été là pour le maintenir debout. L'hébétement fut toutefois de courte durée : son aura magique, déjà explosive, accueillit avec joie sa consœur démonique au sein des veines du sorcier. Le mélange ainsi obtenu se révéla volcanique, sulfureux, et l'ampleur démesurée de son potentiel ravageur envoya des frissons le long de l'échine de Merlin.

Le druide pouvait sentir l'exaltation nue émaner d'Elias en vagues régulières, comme une cadence punitive battue sur un tambour de bataille. Une mélopée guerrière, un chant lyrique scandé à la gloire de la destruction qui l'aurait effrayé en temps normal mais qui, dans les circonstances actuelles, rendait Merlin incroyablement heureux d'être dans le même camp que l'enchanteur.

Le trajet doré du sortilège tripla en diamètre et en luminosité, frappant le torse du vampire avec toute la férocité d'un marteau divin. La bête se retrouva expulsée à l'autre bout de la pièce où elle s'écrasa contre le mur, maintenue à quelques pouces au-dessus du sol en une grotesque imitation de ces papillons que Merlin avait eu le déplaisir de voir épinglés dans des cadres, dans certaines maisons. Les filaments magiques se multiplièrent, d'abord une dizaine, puis plusieurs, pour arriver à une centaine de cordelettes brillantes qui entravaient tous les membres de l'immonde bestiole. Leur contact devait également lui brûler la peau, à en juger par ses beuglements d'agonie et l'odeur de chair grillée qui emplissait l'air.

« Vous l'avez buté ? demanda Merlin directement dans l'oreille de son compagnon vibrant de puissance.

- J'aimerais bien ! Mais c'est pas destiné à tuer, ce sort-là, c'est rien de plus qu'une cage ! Les vampires, ça se tue tranquillement en journée avec un petit rituel, pendant qu'ils dorment ! Là on est carrément en dehors des sentiers battus !

- Alors qu'est-ce qu'on peut faire ?! » s'affola Iagu, son épée toujours pointée vers le buveur de sang volant malgré son inutilité.

Gareth choisit cet instant pour émerger de la cuisine, couteau en argent brandi en évidence.

« Je l'ai ! annonça-t-il, fébrile.

- Parfait ! lança Elias sans quitter sa cible du regard, son corps entier rigide dans les bras de Merlin. Maintenant, vous allez le planter dans le cœur de cette horreur sur pattes ! »

Le jeune homme stoppa net sa course, figé sur place. « Euh... j-je fais quoi ?!

- Vous lui foutez droit dans son cœur, c'est le seul moyen ! J'le ferais bien moi mais j'suis légèrement occupé, alors ça tombe sur vous ! Vous vous sentez les épaules ?

- Euh... o-oui je suppose, mais-

- Vous autres ! aboya l'enchanteur vers Petrok et Iagu sans laisser l'occasion à Gareth de faire marche arrière. Tenez-vous prêts ! Dès qu'il aura transpercé le cœur, l'un de vous va devoir lui trancher la tête. Et après tant qu'à faire vous la balancez dans la cheminée, comme ça on prend aucun risque ! Magnez-vous le fondement, ce sortilège est pas éternel et ce sera beaucoup plus compliqué de le buter si jamais il se libère ! »

Merlin n'aurait pu que confirmer les mots du sorcier. Le mélange de leurs auras magiques avait beau être détonnant, il n'était pas non plus une source de pouvoir inépuisable. De plus, Elias semblait avoir de plus en plus de mal à canaliser cette puissance à laquelle il n'était pas habitué ; sa respiration se faisait de plus en plus laborieuse contre les mains du druide, ses jambes s'étaient remises à trembler. Lancer un sort, c'était une chose, mais le maintenir en place pendant plusieurs minutes était un exercice bien plus difficile et gourmand en énergie vitale. Même pour un magicien aussi accompli qu'Elias.

« Gareth, allez-y, vite ! » cria Merlin au jeune homme toujours immobile qui serrait le poignard contre son torse, le visage blême, pour le sortir de sa transe.

- O-oui ! » Le fiancé de Mehgan esquissa deux pas, avant de s'arrêter. « Mais… c'est de quel côté le cœur, chez un vampire ?

- Pareil que pour les humains ! grinça l'enchanteur du Nord en raffermissant sa prise sur son bâton qui avait une inquiétante tendance à flancher.

- D'accord ! » Deux pas supplémentaires, un nouvel arrêt. « Euh… juste pour être sûr… pour les humains du coup, c'est de quel-

- A VOTRE DROITE, GARETH, A VOTRE DROITE ! GROUILLEZ-VOUS, MERDE ! »

Le rugissement d'Elias, en plus de mener les veines de son cou au bord de l'éclatement, acheva de réveiller le jeune orcanien. Ce dernier se précipita vers le monstre ailé avec un cri qui aurait eu sa place sur un champ de bataille, au moment de donner l'assaut. La bête piégée lui retourna la politesse avec un autre hurlement suraigu mais Gareth ne s'en trouva pas impressionné – du moins, il n'en laissa rien paraître. Levant bien haut le couteau au-dessus de sa tête avec ses deux mains, il l'abattit de toutes ses forces pour l'enfoncer jusqu'à la garde dans la poitrine grise de la créature, droit dans le cœur mort et froid qui s'y cachait.

Le mugissement d'agonie que poussa le vampire ressemblait à s'y méprendre au crissement strident du fer contre la pierre, avec les cris de souffrance de la pierre en prime. Il tomba à genoux au sol, toujours saucissonné par le sortilège de lumière solaire, le manche blanc du poignard formant une grotesque protubérance à la surface de son muscle pectoral.

Sans attendre qu'on les y pousse, Petrok et Iagu s'élancèrent à leur tour, accompagnés de leurs propres versions du cri de guerre. Le mari de Mehben brandit son épée, le bras guidé par une fureur destinée à étouffer son épouvante ; un coup brutal vers le bas, et la tête de l'égorgeur roula au sol. Dans la demi-seconde qui suivit, Iagu concentra toute la force de son élan dans un coup de pied qui envoya l'immonde trogne et sa gueule béante de stupeur droit dans les flammes de la cheminée.

Un ultime hurlement strident, le crépitement morbide de la chair calcinée, une odeur fétide à s'en retourner l'estomac. Puis le corps ailé cessa de convulser et un silence de cathédrale s'abattit dans la salle à manger.

Au moment où Elias brisa le sortilège et que la clameur issue de l'union de leurs magies s'estompa, ses jambes se dérobèrent finalement sous son poids. L'état de fatigue de Merlin le rendit incapable de supporter ce poids supplémentaire. Les deux magiciens s'écroulèrent au sol, profondément drainés et toujours étroitement enlacés. Sous ses doigts, le druide pouvait sentir les côtes de son compagnon enfler et désenfler à un rythme effréné dans ses tentatives éperdues pour reprendre son souffle. Non moins perturbé, le cœur du Fourbe battait à une cadence vengeresse, comme s'il avait pour objectif de lui briser les côtes pour s'échapper de sa cage thoracique.

« Dites, pantela Elias après quelques instants passés ainsi, la joue contre le plancher de l'auberge. Ce qui vient de se passer… le coup du lien magique, là… j'espère que ça va pas faire ça tout le temps quand on sera mariés… parce que j'vous préviens… j'pense pas tenir le choc… »

Merlin se fendit d'un rire essoufflé avant de rouler sur le dos, vidé mais victorieux. Il s'efforça de reprendre le contrôle de sa propre respiration en fixant les lattes du plafond, pleinement conscient du bouillon désormais froid qui dégoulinait droit sur ses chausses depuis le bord de la table. Il s'en fichait pas mal. Ils avaient gagné.

Gareth et Iagu s'approchèrent bientôt pour aider les deux mages à se relever. Petrok, inquiet, se tenait toujours debout à côté de la dépouille sans tête étendue par terre.

« Vous êtes sûr que c'est bon ? demanda-t-il, son épée légèrement tremblante pointée sur la bestiole qui cinq minutes plus tôt se débattait encore contre ses entraves magiques.

- Certain, acquiesça Elias en acceptant la main tendue de Gareth pour se hisser debout. C'est sûrement le vampire le plus vieux que j'ai jamais vu mais avec ce qu'on lui a mis, il va rester mort cette fois-ci.

- Vous en avez vu beaucoup, des vampires ? s'enquit Merlin en remerciant Iagu d'un hochement de tête quand le jeune l'aida à se redresser.

- Quelques-uns, quoi, des petites striges égarées qui attaquaient les troupeaux de moutons. Rien à voir avec celui-ci. Je pensais qu'il y en avait qu'au fin fond des Carpates, des spécimens comme ça. Je sais pas ce qu'il est venu foutre ici…

- En tout cas maintenant on sait qui est responsable du carnage, même si on risquait pas de le deviner. On doit quelques excuses aux loups du coin. »

Ironiquement, le saxon allongé en travers de l'escalier occupait presque exactement la même position que le voyageur trouvé en début de soirée. Il ne restait guère de mystère sur les évènements qui avaient du se dérouler la veille : après s'être régalé du sang du personnel et des clients de l'auberge, le vampire avait du trouver refuge à l'étage pour passer la journée tranquille à digérer son copieux repas, en attendant la nuit suivante.

« C'est ma faute, fit soudainement Gareth, nerveux. Je… c'est moi qui ai convaincu Petrok de ne pas perdre de temps sur la chambre fermée. Peut-être qu'en insistant un peu avec la porte, on aurait pu l'ouvrir… on aurait pu se rendre compte… vous aviez raison, monsieur Elias, depuis le début. Nous avons été négligents et ça aurait pu nous coûter très cher à tous. Je suis désolé. »

Peu importe la quantité de courage nécessaire pour affronter un vampire de sept pieds de haut, il en fallait probablement le double pour reconnaître ses torts et admettre devant le grand prétentieux du Nord qu'il avait vu juste. Merlin voyait d'ailleurs les prémices d'un mâchouillage en règle se préparer dans les yeux pâles d'Elias. Il en soupira d'avance ; regarder la mort dans le blanc de l'œil n'avait donc rien fait pour assouplir l'inflexibilité de l'autre courge. Quel dommage, vraiment, après la bonne discussion qu'ils avaient pu avoir.

« Vous pouviez pas vous douter. C'est pas plus mal, en fait, il aurait pu se réveiller en sursaut et vous trucider sans qu'on puisse rien faire. Non, c'est mieux comme ça au final, vous avez bien fait. »

Une licorne aurait pu trottiner à travers la pièce sans que les regards stupéfaits des trois jeunes hommes et de Merlin ne se décrochent d'Elias. L'enchanteur leur renvoya à tous un froncement de sourcils agacé, comme pour les défier de faire le moindre commentaire.

« Quoi ? grinça-t-il, bras croisés.

- Rien, fit précipitamment Merlin avec un sourire encourageant avant que le moment de grâce ne puisse retomber. Rien du tout.

- Mouais… bon, et pendant que j'y suis, j'voudrais vous présenter des excuses pour la façon dont je vous ai parlé depuis le début de la mission. J'voulais pas… enfin c'était pas correct, quoi. C'est pas vraiment une façon de s'adresser à des chevaliers. »

Un second vampire aurait pu dévaler l'escalier, toutes griffes dehors, et avoir le temps de grignoter tout le monde avant que la moindre réaction ne puisse se manifester. Des excuses, dans la bouche du Fourbe. Les yeux fixés au sol et grommelées abruptement comme si elles lui laissaient un goût aigre au fond de la gorge, certes, mais des excuses quand même.

« C'est… c'est pas grave, répondit Gareth, le premier à reprendre ses esprits. Et puis de toute manière, comme vous l'avez dit tout à l'heure, on est encore loin d'être chevaliers, alors…

- Vous venez de buter un vampire supérieur, mes cousins. Ça doit être quinze fois plus dangereux qu'une pauvre hydre à une tête. Si le roi Arthur vous adoube pas dans l'heure où vous descendrez de cheval, c'est qu'il a de la marmelade à la place du cerveau. »

Le fils de Loth cligna des yeux une fois, puis une seconde pour faire bonne mesure. Si son visage se détendit visiblement, il restait dans son attitude un fond d'hésitation, une réticence à accepter ce qu'il entendait.

« Mais si vous l'aviez pas tenu, on aurait jamais réussi, fit-il remarquer.

- Tout comme Merlin et moi aurions eu toutes les chances de caner sans votre intervention.

- Le couteau en argent était dans votre sac !

- Ledit sac se trouvant largement hors de ma portée au moment où il y en avait besoin. On continue encore un peu ou vous admettez directement que vous avez pas envie qu'on vous appelle Seigneur Gareth ? »

Fauché dans ses protestations, le jeune homme s'acquitta de quelques instants d'une observation pensive avant d'encaisser la pleine réalisation des mots du sorcier. Il céda à l'envie qui bouillonnait juste sous la surface et se fendit d'un grand sourire extatique, bientôt imité par ses camarades.

« On… on va être chevaliers ? bredouilla Iagu, aux anges. Pour le roi Arthur ?

- Je suis désolé pour vous, mes petits vieux, mais on dirait bien, » acquiesça Elias. Quand les trois jeunes poussèrent des cris d'allégresse, il grimaça et leva ses mains en signe d'apaisement, paumes en avant. « Wow, wow, wow ! Mollo sur les aigus ! On n'est pas encore rentrés au bercail alors comptez pas vos pommes tant que vous les avez pas cueillies ! Y a encore pas mal de boulot qui nous attend avant de pouvoir aller se pieuter alors on va tâcher d'expédier ça vite fait. Petrok, vous allez me chercher tous les bocaux que vous trouverez dans la cuisine, et pas les pétés, ceux qui sont bien étanches. Iagu, avec le tisonnier vous vous assurez que la tête crame en entier et quand ce sera le cas, vous éteignez le feu. Gareth, filez-moi un coup de main, on va lui ouvrir le bide à la bestiole. »

S'il paraissait évident à Merlin que les jeunes hommes étaient ravis du changement d'attitude d'Elias à leur égard, il était difficile d'ignorer leur teint pâle à l'annonce du sorcier.

« Mais… vous aviez dit qu'il était mort, alors pourquoi tout ça ?

- Pour récupérer tout ce qu'on peut, c'te question ! Le sang, le cœur, les griffes, la peau des ailes, les cendres, tout ! Je vous raconte pas tout ce qu'on peut faire avec, ni la blinde que ça vaut ! Avec un demi-galon de sang, j'ai de quoi approvisionner le labo pendant un an, si vous croyez que je vais m'en priver. Donc, Petrok, les bocaux. On prend tout ce qu'on peut.

- Même le crâne ?

- Surtout le crâne, je le veux pour la déco du labo. Sur l'étagère en face en rentrant, ça en imposera un peu. Vous en dites quoi ? demanda Elias en consultant Merlin du regard.

- J'en dis que si vous mettez cette horreur en évidence, je ne veux plus jamais entendre la moindre remarque sur les pierres et les coquillages que je ramène dans la chambre. »


Comme s'il niait jusqu'à l'existence de l'orage de la veille, le soleil estival brillait déjà haut dans le ciel lorsque la troupe hétéroclite reprit la route. Entre le tumulte de la nuit et l'absence inopinée de clients à fuir, personne n'avait vu l'intérêt de se lever aux aurores pour quitter l'auberge. Après un copieux petit déjeuner, les compagnons remontèrent à cheval en milieu de matinée. Les montures des saxons, trop nombreuses pour être ramenées à Kaamelott, furent simplement détachées et libérées dans les bois environnants. Merlin n'avait aucun doute quant à leurs capacités à retrouver le chemin du logis.

A l'image du temps radieux – et en dépit de la soirée catastrophique qu'ils avaient eu le déplaisir de vivre – les conversations de Gareth, Petrok et Iagu rayonnaient de bonne humeur. Même en chevauchant vingt pas devant le trio, Merlin percevait très nettement la teneur joyeuse de leurs propos et leur enthousiasme retrouvé. A ses côtés, perché sur sa jument, Elias faisait mine d'être indisposé par les pépiements dignes d'un poulailler qui sévissaient derrière lui, mais le druide voyait bien que l'agacement ne lui montait pas aux yeux. Il ne pouvait que se réjouir de cette ambiance de voyage bien plus agréable que celle de la veille.

Le cœur léger, Merlin accueillit volontiers le soleil de début d'été sur sa peau et l'air forestier dans ses poumons. Partout autour, la nature détrempée reflétait les rayons solaires, des flaques au sol jusqu'aux gouttes de pluie qui s'accrochaient vaillamment aux feuilles des grands chênes en bordure de sentier. Alerté par le passage des cavaliers, un couple d'élégantes tourterelles des bois s'envola d'une branche basse pour planer en direction du Sud. La vue des deux oiseaux rappela à Merlin qu'il y avait une autre tâche qui pourrait bénéficier du temps incompressible de leur trajet.

« Bon, et Kaelig, alors ? lança-t-il en se rapprochant pour se retrouver quasiment botte à botte avec son compagnon. Elle habite en Cornouailles, si je me souviens bien, c'est pas très loin.

- Qu'est-ce qu'on en a à foutre ? répliqua Elias en rajustant son assise. Vous voulez l'inviter à un goûter ?

- Pour le mariage, andouille ! Vous savez, le nôtre, qu'on a dit qu'on faisait avant la fin de l'année… ?

- Oh non mais ça y est, il est reparti…

- Eh ben oui, je suis reparti, oui ! Il faut bien que quelqu'un s'en préoccupe, vu que vous en avez rien à péter ! Alors très bien, môssieur Elias veut se marier, môssieur Elias me fait tout un foin, sauf que môssieur Elias refuse d'y mettre la moindre bonne volonté !

- Mais c'est pas ça, faut pas exagérer non plus, soupira l'enchanteur. C'est juste que vous me proposez que des baltringues, comment voulez-vous que je dise oui, moi ? Vous croyez vraiment que ça me fait rêver de laisser Kaelig officier à mon mariage ? La gonzesse, ça fait au moins trente ans qu'elle vit dans les marécages entourée que de canards et d'oies, elle vient une fois tous les cinq Rassemblements du Corbeau et c'est uniquement parce qu'on y bouffe pas de volaille. J'ai jamais entendu le son de sa voix et il est très possible qu'elle sache plus s'en servir, vu qu'elle en a pas besoin avec ses potes à plumes. Allez pas prétendre le contraire.

- Bon, d'accord, j'ai compris, pas Kaelig. Altaïr, alors ?

- No- qui c'est celui-là ? J'le connais pas.

- Mais si, Altaïr ! Il vient de la frontière avec l'Hispanie, là-bas, dans le Sud. Un grand tout bronzé, tout mince, un peu, euh… bas de plafond, mais hyper gentil.

- Mhmm non. J'vois pas. »

Merlin leva les yeux vers le ciel azuré, excédé. « Mais si, rho, bon sang ! Vous le faites exprès ou quoi ? Il était au tournoi ! Vous lui avez parlé, au banquet de clôture, il vous tannait pour danser mais vous avez pas voulu. »

Les yeux d'Elias s'ouvrirent en grand. « Ah mais, lui ? Ah ben oui, en effet, je vois qui c'est. Je vois, euh, très bien même. Ouais.

- Ah, tout de même ! C'est pas dommage.

- Oui, bon, je suis pas non plus obligé de me rappeler des noms de tous les pignoufs qui se laissent pousser trois poils au menton et qui s'auto-stipulent druides parce qu'ils font des tisanes dégueulasses avec des herbes ramassées dans la colline !

- C'est ça, soyez vexant, c'est plus facile que de dire pardon, grogna Merlin avant de secouer la tête pour revenir à l'ordre du jour. Du coup, c'est oui ?

- « Oui » quoi ?

- Oui pour Altaïr, pour le mariage.

- Ah. Non.

- Oh mais zut, au bout d'un moment ! s'exclama le druide frustré.

- Non mais vous foutez pas en rogne ! se défendit l'enchanteur. Là j'ai une vraie raison ! En fait, ce type, je le connais-

- Ah parce que maintenant vous le connaissez ? Y a deux minutes vous voyiez même pas qui c'était, arrêtez de vous payer ma fiole !

- Oh, doucement les basses ! C'est son nom que j'avais pas, mais le type, je peux vous assurer que je le connais ! Je le connais même, euh… ben, un peu trop. Ouais. »

Les gigotements embarrassés d'Elias pour ajuster sa position en selle et son regard fuyant attisèrent la curiosité de Merlin. « Qu'est-ce que ça veut dire, ça, « un peu trop » ?

- Non mais on s'en fout, c'est pas important…

- Elias.

- Ben… c'était il y a vachement longtemps, un siècle peut-être. Je m'emmerdais à un rassemblement pourri, normalement mon père devait venir mais finalement il est pas venu, je me suis retrouvé tout seul, alors bon j'ai passé le temps comme je pouvais…

- Laissez-moi deviner, vous avez picolé comme un trou jusqu'à plus trouver vos pieds pour marcher ? Eh ben, ça date pas d'hier alors.

- Bon c'est moi qui raconte ou c'est vous ? s'offusqua l'enchanteur, avant que son expression irritée ne se mue en moue de défaite. Alors oui, j'ai pas mal picolé, comme vous dites… la nuit est tombée, les gens ont commencé à se barrer, sauf que moi j'étais pas en état. Je me suis mis à chercher un endroit pas trop toc pour passer la nuit. Là-dessus, euh, comment… Altaïr ? Ouais, voilà, Altaïr est arrivé. Alors j'ai pu voir qu'aujourd'hui il a pas mal changé, et je sais pas si vous le connaissez depuis longtemps, mais à l'époque il était très avenant, pas très farouche… et pas très habillé, si vous voyez ce que j'veux dire. »

Merlin voyait parfaitement. Un peu trop parfaitement, pour être honnête.

« On a parlé un peu, puis bon, une chose en entraînant une autre… je vais pas vous faire un dessin, vous pigez le tableau.

- Plutôt, oui, marmonna le fils de démon sans réelle animosité, étant donné que ses bagages à lui valaient trente fois ce petit aveu. Pour un terrible enchanteur, pardon, mais vous aimez quand même beaucoup chasser du côté des druides.

- J'étais rond, aussi ! rétorqua Elias comme s'il s'agissait d'une excuse recevable. Quand j'ai décuvé, vous pensez bien, j'ai réalisé ma connerie ! Depuis, à toutes les réunions où je l'ai croisé avant Lancelot, je lui ai posé tellement de lapins qu'il a eu largement de quoi commencer un élevage. Après comme j'y allais plus trop, aux rassemblements pourris, ça allait, mais il est revenu à la charge au tournoi. J'vous raconte tout ça, j'en suis pas fier hein, mais c'est juste pour vous dire que ce serait pas très correct de lui demander à lui d'officier à notre mariage. C'est tout. »

Merlin hocha la tête, songeur. En effet, ce ne serait pas très délicat. Altaïr était peut-être un peu simplet sur les bords, mais c'était un brave type qui ne méritait pas ce genre de coup fourré.

« Attendez, réalisa-t-il soudainement. Attendez, attendez. Vous avez fait des cochonneries avec lui… et vous connaissez même pas son nom ?

- J'ai dit que j'étais pas fier, là ! Qu'est-ce que vous voulez de plus ? Qu'on s'assoit en cercle et qu'on lance un colloque sur tous les mauvais choix que j'ai pu faire un jour ? Prévoyez un coussin pour vos miches parce que ça risque de durer une semaine, l'histoire !

- Bon, bon, ça va ! Pas la peine de gesticuler comme ça, vous allez faire peur aux chevaux. Moi tout ce que je voulais dire au début, c'est que la date approche et qu'à un moment il va bien falloir choisir quelqu'un. On peut quand même pas prévenir au dernier moment, c'est pas correct. »

Ce ne serait pas non plus inédit, mais Elias n'avait pas besoin de le savoir. Merlin lui-même avait parfois été sollicité au pied levé pour une cérémonie improvisée, en pleine cambrousse ou à la cour d'un noble. Mais par égard pour l'officiant – et pour palier à un éventuel refus, étant donné que la moitié du couple à marier était constituée de l'infâme enchanteur du Nord, mieux valait ne pas l'oublier – il préférait donner un préavis confortable. Préavis qui fondait comme neige au soleil avec chaque jour qui passait.

Là où le printemps et l'été étaient les saisons privilégiées pour les mariages, les deux magiciens étaient tombés d'accord sur la fête de Samain. Non seulement car elle représentait le début de la nouvelle année celte, à l'image du début d'un tout nouveau chapitre de leurs vies – « Non mais sérieusement, pour trouver plus fleur bleue que vous, il va falloir se lever tôt. » – mais également car la date coïncidait avec une toute première demande en mariage involontaire, un an auparavant, chuchotée pour blaguer dans la semi-pénombre d'un bateau en route pour l'Armorique mais qui avait été le point de départ de toute leur épopée sentimentale des derniers mois – « Qui c'est qui est fleur bleue maintenant, môssieur Elias le gros romantique refoulé ? ».

La fête de Samain… il ne restait plus que quatre mois. Quatre tout petits mois. Quand il prenait deux secondes pour y penser, Merlin en frissonnait d'appréhension autant que de joie. Ce serait la troisième fois qu'il unirait sa vie à celle d'une autre personne, mais par certains aspects, c'était la toute première. Les deux précédentes occurrences, il les avait vécues de façon passive, un simple spectateur dans la tournure des évènements ; celle-ci, il comptait bien en profiter pleinement, en ignorant royalement la petite voix sournoise qui lui murmurait qu'il s'agissait d'une mauvaise idée, qu'il allait encore finir avec le cœur en miettes.

Dans quatre mois, aussi sûr que la nuit arrive après le jour, il épouserait le plus grand et le plus terrible enchanteur du royaume de Logres. Il était sûrement illégal de ressentir autant de papillons au creux de l'estomac face à une telle destinée.

Envahi par une bouffée d'affection soudaine, Merlin tourna la tête à droite vers celui qui avait accepté de marcher à ses côtés pour le restant de sa vie. Peut-être qu'il s'agissait juste du soleil estival, ou de la bonne humeur ambiante, toujours était-il que le plus jeune magicien lui paraissait particulièrement ravissant en cette fin de matinée. Bien sûr, le druide n'était pas aveugle au point d'ignorer les affres d'une semaine de voyage : il voyait bien les cheveux dépeignés, la barbe négligée, les cernes conférées par plusieurs nuits successives sous la tente. Il choisissait simplement de voir au-delà.

Comme si l'attention de son futur mari avait titillé la sienne, Elias leva les yeux de son pommeau de selle pour croiser son regard. Certainement adouci par la chaleur qu'il devait y voir, le coin des lèvres du mage brun tressauta en un semblant de sourire.

« Bon, écoutez, ce qu'on va faire… j'admets que je me suis pas trop investi sur cet aspect du machin, peut-être aussi parce que vous connaissez beaucoup plus de ces pégus à barbiche que moi. Donc, ce que je vous propose, maintenant que vous m'avez déjà sorti les noms des plus tocards et que je prends pas trop de risque : si vous promettez de vous racler la soupière pour votre prochaine proposition, moi de mon côté, je vous promets de l'accepter.

- Promis ?

- Promis, » confirma Elias en tendant un bras entre leurs deux montures.

Merlin s'empressa de serrer la main ainsi offerte pour sceller le marché avant que le Fourbe ne change d'avis. S'il retint les doigts de son amant un poil plus longtemps que nécessaire après coup, eh bien, ça ne concernait personne d'autre que lui.

« Hé ! De quoi est-ce que vous parlez ? »

L'interpellation de Iagu aurait pu se superposer à celle de la veille, avec l'orage en moins et un brin de confiance en plus. La logique voulait que la réponse d'Elias soit à l'image de celle aboyée le jour d'avant : un rappel farouche qu'il valait mieux se mêler de ses propres affaires, si le jeune tenait à la santé. Merlin commença d'ores et déjà à faire le deuil de l'ambiance légère qui les accompagnait depuis le départ de l'auberge.

Aussi, quelle ne fut pas sa surprise de voir l'enchanteur pivoter en selle pour regarder les trois futurs chevaliers et répondre à peine sèchement : « Si vous voulez tout savoir, il nous manque un druide pour officier à notre mariage, alors si vous avez des suggestions…

- Pourquoi il vous faut forcément un druide ?

- Parce que j'ai eu la bonne idée de dire oui à un mariage druidique, voilà pourquoi. Et pour les mariages druidiques, il faut un druide, sauf que ce cornichon veut pas le faire sous prétexte que c'est lui qui se marie.

- Dites, vous savez ce qu'il vous dit, le cornichon ? ronchonna Merlin, faussement outragé.

- Rien. Les cornichons, ça parle pas, aux dernières nouvelles.

- Vous avez demandé à Gwenaël ? suggéra Iagu. Je suis sûr qu'il sera d'accord ! »

Comme frappé par la foudre, Elias se raidit sur son cheval, les mains crispées sur les rênes. Tout doucement, il se tourna pour faire face à Merlin, qui arborait déjà un grand sourire ravi.

« Non, souffla le sorcier horrifié. Non, non, non…

- Oh que si, pépia joyeusement le druide, ivre de victoire. T'as promis. T'assumes.

- Je sais, mais… Merlin, me fais pas ça… j't'en prie, pas lui…

- Allez les jeunes ! La route va pas se tailler toute seule ! Vous avez un adoubement qui vous attend et moi j'ai une lettre à écrire ! On fait la course jusqu'à la colline là-bas ? Le dernier arrivé paie une tournée à la taverne ! »

Merlin poussa immédiatement son cheval au galop, rapidement imité par Gareth, Petrok et Iagu à grands renforts d'accusations de triche. Laissé tout seul sur le sentier dans la poussière soulevée par les quatre montures, le « T'es un chieur, Merlin, je sais qu'tu le sais ! » hurlé par Elias se perdit dans le vent et les bruits de cavalcade effrénée.