Résumé : la saison des amours, ce n'est pas forcément toujours le printemps.


== La Faim – Partie 1 ==

Pour la défense de Merlin, il n'avait jamais connu de véritable période de fiançailles avant. Guendolonea comme Nimue avaient sauté de la proposition à la cérémonie de mariage, avec peut-être quelques jours de battement entre les deux pour organiser le tout, en le gardant soigneusement à l'écart des détails et de leurs personnes. Il n'avait pas eu son mot à dire, pas plus qu'on ne lui avait laissé le temps de pleinement apprécier sa condition. L'impatience des noces, la douce torture de l'attente, le jeu du chat et de la souris des promis… tout ceci lui était jusqu'alors inconnu.

Pour ne pas arranger les choses, il n'avait jamais non plus été fiancé à quelqu'un dont il avait déjà eu l'occasion de partager le lit, à maintes reprises et lors d'une panoplie de contextes tous plus différents les uns que les autres. Non, Merlin ne s'était jamais auparavant retrouvé dans cette situation bien particulière. Ce qui expliquait peut-être pourquoi il était là, du haut de ses neuf cents ans passés, à tenter d'étouffer son besoin pressant de traîner Elias dans leur couche en plein milieu de la matinée.

A bien y réfléchir, les ennuis avaient commencé quand Mehgan avait exigé que la leçon du jour se tienne en extérieur, pour faire honneur à la splendide météo estivale. Elias avait accepté, en partie pour avoir la paix, mais également car le sujet portait sur la magie de combat et qu'il craignait pour l'intégrité de ses précieux produits et autres fioles en verre. Maître et apprentie étaient donc descendus dans la petite cour, talonnés de près par Merlin et Mehben ; si cette dernière était toujours interdite de sortilèges et autres activités potentiellement délétères pour le bébé à venir, elle avait néanmoins obtenu l'autorisation de donner un coup de main à Merlin lorsqu'il travaillait avec des ingrédients sans danger.

Ce jour-là au programme, baume cicatrisant contre les brûlures du soleil. Naturel, de saison, et assez simple d'exécution pour leur permettre de bosser tout en prêtant leur attention au spectacle offert par Elias et Mehgan.

Et nom d'une betterave, quel spectacle.

« Mehgan, je vous assure, je peux pas être plus prévisible que ça, » déplora Elias quand sa petite onde de choc envoya son élève au sol pour ce qui devait être la douzième fois de la demi-heure.

La jeune femme se releva avec une grimace d'inconfort, une main frottant son derrière endolori. A ce stade, les pavés de la cour devaient être estampillés sur ses fesses comme sur ce qui lui restait de dignité. Heureusement que Gareth, Petrok et Iagu n'étaient pas là pour voir ça.

« Mais vous me laissez pas le temps de réfléchir ! rouspéta-t-elle. A peine j'essaie de tenter quoi que ce soit, je suis déjà par terre !

- Parce que vous essayez systématiquement de contrer la magie avec de la magie ! L'onde est petite, et visible : esquivez-la. Rester mobile et attentif à son environnement, c'est tout aussi important que la maîtrise de la magie, vous savez. Admettons que vous tombez sur un ringard qui vous fait une pluie de pierres, bon, c'est méchamment démodé mais on a bien vu au tournoi que certains en sont encore là, alors mettons. Si vous avez la possibilité de vous abriter, abritez-vous. C'est plus facile et plus sûr qu'un sort de bouclier, si vous êtes pas certaine de pouvoir le faire correctement.

- Je croyais qu'on apprenait à se défendre avec la magie !

- Non, on apprend les combats de magie, nuance. Si vous esquivez et que mon sort se paume dans les rosiers, vous en profitez pour me mettre une peignée avant que j'ai le temps de balancer autre chose. C'est une forme de défense. Tenez, j'vous montre, moi. Attaquez-moi.

- De quoi ?

- Vous vous êtes bien entraînée avec la boule de feu pendant qu'on chassait le vampire avec vos bonhommes, c'est pas ce que vous disiez hier ? Alors attaquez. J'attends. »

Si de prime abord l'idée de s'en prendre au vainqueur du tournoi de la Guilde l'inquiéta, Mehgan adopta bientôt une posture offensive. Une main tendue devant elle, paume vers l'avant, elle ferma les yeux et concentra tous ses efforts dans l'invocation d'une boule de feu qui tardait à se manifester. Face à elle, son adversaire patientait avec un regard qu'il arborait de plus en plus souvent au contact des petites : bienveillant, confiant et un peu fier sur les bords.

Merlin observait l'échange silencieux avec intérêt. Il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte que son attention retournait inlassablement sur Elias.

Elias, qui ne parlait pas, ne bougeait pas, ne faisait rien de bien intéressant, pour être honnête. A part se tenir là, sous le soleil, les bras croisés sur sa chemise noire légèrement trop grande pour lui – son manteau avait été abandonné dans les premières minutes de leur duel, évincé par la chaleur accablante – manches relevées pour exposer ses avant-bras. Mordillant machinalement sa lèvre supérieure et tapotant doucement les doigts d'une main contre son coude, une lueur amusée brillant au fond de ses yeux bleu-gris alors qu'il se préparait à subir l'assaut dévastateur que Mehgan lui réservait.

Merlin sentit son estomac se ratatiner comme une boule de papier froissé et sa gorge s'assécher subitement.

C'était stupide. Complètement ridicule. Il voyait cet homme presque tous les jours. Ils vivaient ensemble, ils partageaient le même lit. Pourquoi regarder Elias en train de ne rien faire du tout lui donnait ce genre de fourmillement chaud le long des reins ? Tout ceci n'avait aucun sens.

Et pourtant…

Merlin jeta un bref coup d'œil à Mehben, assise en diagonale au même établi que lui. Cette dernière était bien trop absorbée par le pétrissage de sa pâte à base de cire d'abeille et de pissenlits pour lui prêter la moindre attention. Parfait. Le druide pouvait donc examiner son fiancé à loisir sans se faire repérer, même si la chaleur de ses joues n'avait rien à voir avec les températures estivales et qu'il se sentait aussi gauche et idiot qu'un adolescent soupirant après son premier béguin.

Les boules de feu venaient de faire leur entrée, petites et bien espacées mais beaucoup plus maîtrisées qu'en début d'année. Elias montrait à Mehgan une technique d'esquive et de contre-attaque assez simple, un jeu de jambes à base de pas de côté et éventuellement de roulades pour se rapprocher subtilement de l'adversaire et lui décocher une riposte déstabilisante. Quelques démonstrations suffirent au sorcier pour se retrouver essoufflé et aussi rouge que devait l'être le visage de Merlin, envoyant de nouveau l'esprit du druide à la dérive.

Il avait chaud, bien trop chaud, du col de sa tunique jusqu'au bas de son échine. Son palpitant battait bien trop rapidement pour le niveau d'effort physique qu'il était en train de fournir, tranquillement assis sur son tabouret. Il se sentait profondément inconfortable, agité, partagé entre la honte de sa réaction et le besoin brûlant d'attraper son promis par le col et le traîner à l'abri des regards pour partager avec lui une activité que la décence ne lui permettait pas d'évoquer.

« Euh… tout va bien, tonton Merlin ? »

Brutalement tiré hors de ses pensées enflammées, le druide se tourna vers Mehben, dont l'expression se situait à mi-chemin entre l'inquiétude et la méfiance. Oh non.

« Oui, bien sûr, tout va bien, répondit-il avec une nonchalance qui masquait de façon convaincante son trouble – du moins, il l'espérait. Pourquoi cette question ?

- Ben… ça fait bien cinq minutes que vous faites racler le pilon au fond du mortier mais il y a rien dedans, alors… »

Merlin posa aussitôt les ustensiles, comme s'il avait été brûlé par la pierre froide. Si la passion avait été responsable de l'embrasement de ses joues, un peu plus tôt, elle céda d'un coup tout son territoire à l'embarras. Pris en flagrant délit de reluquage, et par une de ses nièces, par-dessus le marché…

« Non mais c'est rien, ça, j'ai juste… je frottais pour enlever les saletés du fond.

- Ah bon… pourtant tout a été lavé hier soir.

- Oui, ben, il y en avait encore. C'est quand même pas ma faute, si ?

- Non, non. C'était juste une question, vous énervez pas… »

Merlin soupira et passa une main tremblotante dans ses cheveux. Voilà qu'il se mettait à houspiller Mehben alors qu'elle n'avait rien fait de mal. « Je sais. Désolé. Je dois être un peu fatigué, c'est tout. »

C'était complètement débile. Indigne de son âge. A l'heure qu'il était, il aurait du avoir terminé au moins deux pots de baume cicatrisant, pourtant il peinait à achever le premier. Le druide secoua la tête et se repencha résolument sur son travail ; il avait plus de neuf cents ans, pour l'amour des Dieux. Il avait vécu des guerres trop anciennes pour être consignées dans les livres d'histoire. Un léger trop-plein d'ardeur, aussi inattendu et déstabilisant fut-il, n'était certainement pas suffisant pour lui faire perdre son sang-froid. Il pouvait gérer, sans problème.


Il ne gérait rien. Du tout.

A partir du moment où Elias avait défait les lacets de son col pour permettre à l'air de circuler sous sa chemise – laissant entrevoir le début de son torse et la légère pilosité, brune et douce, qui occupait les lieux – Merlin avait entamé une descente aux enfers comme il en avait peu connu.

Chaque regard vers l'enchanteur luisant de sueur, chaque coup d'œil en direction de ses joues rougies par l'effort aggravait le tiraillement au creux du ventre du fils de démon. Il n'osait pas se lever de son tabouret, de peur que toute l'étendue de sa délicate condition ne devienne évidente pour Mehben. Alors il bricolait ce qu'il pouvait avec les ingrédients et les ustensiles à sa portée, remerciant l'univers que son assistante soit assez débrouillarde désormais pour travailler seule de son côté sans le solliciter.

Tout de même, ce n'était pas comme si leur vie intime en était à ses premiers balbutiements. D'accord, elle était géniale, excitante et chaque étreinte semblait les rapprocher un peu plus l'un de l'autre, mais elle ne datait pas d'hier. Alors oui, leurs rencontres passionnées avaient une saveur différente depuis leurs fiançailles, plus tendre parfois, mais la chanson était bien connue de toutes les parties impliquées.

C'était peut-être ça, en vrai, la racine du problème. Il n'avait rien besoin d'imaginer. Il savait parfaitement à quoi ressemblait Elias sous les couches d'habits qu'il revêtait telle une armure. Il connaissait par cœur le goût de ses lèvres et chaque cicatrice gravée sur sa peau. La chaleur de son corps encore engourdi de sommeil, au matin, alors que l'instinct le poussait à se retourner à la recherche de Merlin. Le picotement d'une barbe dans son cou, les baisers ensommeillés déposés dans le creux de sa clavicule, une main baladeuse qui descendait paresseusement vers son bas-ventre et puis…

La cuillère en bois dont il se servait pour touiller ses mixtures cassa net entre ses doigts. Il planqua les morceaux sous la table avant que Mehben ne réalise d'où provenait le bruit.

D'où lui venait cet appétit soudain ? Non pas qu'il ne lui était jamais arrivé de laisser son imagination divaguer – certains, parmi lesquels son cher enchanteur, appelaient ces moments d'évasion « glandouiller » – mais ses rêveries étaient habituellement bien plus… contrôlées. Dociles. L'endroit et l'heure assignés à l'assouvissement de ses convoitises étaient d'ordinaire plus gérables et avaient la décence de ne pas le frapper en plein milieu de sa journée de travail.

Merlin laissa son regard se promener entre sa marinade de camomille et le duel d'entraînement qui se déroulait à quelques pas de là, songeur. Quelle excuse bidon serait-il capable d'inventer pour attirer Elias dans l'intimité toute relative du laboratoire et lui donner une raison supplémentaire de transpirer ?

La question ne devrait même pas se poser. Il ne s'était pas fait une place à Kaamelott en négligeant les tâches qu'on lui confiait. Après tout, Arthur comptait sur lui.

Oh, mais ce tiraillement oppressant au fond de ses tripes. Cette envie indomptable. Et ce gros radis d'enchanteur qui donnait maintenant quelques bases de combat au corps-à-corps à une Mehgan épuisée par sa demi-douzaine de boules de feu.

« La magie c'est génial, c'est super, vous m'entendrez pas dire le contraire, expliquait Elias tout en ramenant en arrière les mèches collées à son front par la sueur. Mais il peut arriver un moment où vous vous retrouvez à sec, comme maintenant. Du coup, c'est pas plus mal d'avoir une ou deux astuces dans sa poche. Rappelez-vous, y a pas qu'une seule façon de gagner un combat, il faut utiliser tous les moyens dont vous disposez. Si c'est grâce à la magie, tant mieux. Si c'est grâce à un coup de pied dans les noix, c'est tout aussi bien. Non, non ! Je disais juste ça comme ça, pas la peine d'imager ! »

Mehgan reposa au sol la jambe qui se préparait à décocher un coup dévastateur à l'entrejambe que son maître s'était empressé de protéger. « C'est pas un peu… déloyal, comme façon de faire ?

- Quand c'est votre vie ou celle du mec en face, la loyauté ça devient considérablement superflu comme notion. Allez, venez, je vous montre quelques trucs. Mais vous tapez pas pour de vrai, c'est compris ? »

Attentive, elle laissa Elias lui saisir la main pour lui montrer à quel angle frapper une trachée, un genou, une côte flottante, bref, tout ce qui était susceptible de passer à sa portée et de lui obtenir l'avantage dans un combat à mains nues. Après la théorie, la jeune femme esquissait les gestes contre l'enchanteur, sans y mettre de force. Elias corrigeait les mouvements lorsque c'était nécessaire, avec une pédagogie remarquable, et s'autorisa même un ou deux compliments satisfaits quand la manœuvre décrite se trouva correctement exécutée.

Merlin lutta contre un sourire mielleux d'attendrissement. Si seulement plus de monde pouvait se rendre témoin de ce genre de moment et réaliser que le sorcier n'était pas qu'une bête de travail, acariâtre et froide. Qu'il y avait un cœur qui battait là-dessous, méfiant et abîmé, mais fidèle et – qui l'eut cru – intègre. Elias était un maître investi, un allié précieux, un amant dévoué, et par toutes les divinités de tous les continents Merlin crevait d'envie de le coincer contre la première surface solide venue et de le besogner jusqu'à frôler la perte de connaissance.

Oh. Alors ça. C'était pas banal.

Est-ce que c'était monnaie courante pour tous les fiancés amoureux de vouloir sauter sur le râble de leur future moitié ? Pas étonnant que le monde soit un endroit si chaotique.

Merlin força son esprit capricieux au calme, une inspiration à la fois. Il avait passé la majeure partie de sa vie à attendre une relation aussi sereine que celle qu'il partageait avec Elias, sans parler de la petite décennie passée sous terre à s'interroger sur le statut vital de son corniaud d'enchanteur. Il pouvait bien attendre quelques heures de plus que la soirée arrive, ce n'était pas la fin du monde.

Il survivrait. Normalement.

Un bruit sourd et un cri de douleur lui firent brusquement lever la tête. Mehgan venait tout juste de s'étaler une nouvelle fois sur les pavés, mais au lieu de se relever péniblement comme aux précédentes occurrences elle s'était recroquevillée sur le flanc, agrippant son coude gauche de sa main opposée.

« Bon sang, Mehgan, mais c'est pas vrai ! s'écria Elias, debout près de son apprentie prostrée. Vous aviez trois fois le temps d'esquiver, je vous ai prévenu avant, qu'est-ce que vous me faites, là ?

- Vous avez dit qu'on tapait pas pour de vrai ! gémit la jeune femme sans lâcher son membre blessé.

- Mais j'ai pas tapé pour de vrai, je peux vous assurer que vous sentiriez la différence ! » L'enchanteur lança une œillade nerveuse en direction des établis, depuis lesquels Merlin parvenait à maîtriser suffisamment ses ardeurs pour adresser au bonhomme un regard désapprobateur, avant de s'approcher, inquiet. « Bon, euh… vous vous êtes fait mal ?

- Ouuuuii…

- Arrêtez de chouiner, vous avez plus six ans. Vous avez mal où ?

- A mon bras. Je suis tombée dessus, la vache, ça fait hyper mal ! J'suis sûre que c'est cassé… »

De nouveau, Elias jeta un coup d'œil préoccupé en biais vers le druide. « Mais non, mais non, vous êtes à peine tombée de votre hauteur, il en faut plus que ça. Venez, on va regarder ce qu'il en est. »

Le magicien se pencha légèrement pour tendre une main vers son élève. Cette dernière leva son bras valide pour accepter l'aide ainsi offerte mais, au moment où le sorcier la tira vers le haut, Mehgan accrocha sans crier gare sa cheville derrière un genou d'Elias et s'agrippa à son avant-bras pour le tirer vers le bas. Sous l'influence des deux forces contraires, l'enchanteur perdit l'équilibre et s'écrasa au sol avec un glapissement de surprise, sans aucune forme de grâce.

« Qu'est-ce que vous foutez ?! s'exclama-t-il, éberlué.

- J'utilise tous les moyens à ma disposition ! pépia la jeune femme en bloquant un bras de son maître derrière son dos, usant de tous le poids de son corps pour l'empêcher de se relever.

- Mais j'étais en train de vous aider ! C'est déloyal !

- Mon cher monsieur, vous apprendrez que la loyauté n'a pas sa place dans un combat réel ! »

Réalisant que Mehgan ne faisait qu'appliquer ses directives – et qu'il s'était fait avoir par la combine la plus vieille du manuel – Elias cessa de se débattre. Après un instant d'immobilité, le Fourbe laissa un demi-sourire amusé se dessiner sur son visage et un chuchotement de rire passer la barrière de ses lèvres. Ravi de l'impertinence éhontée de son apprentie.

« Vous manquez pas de cran, traîtresse, concéda-t-il avec un hochement de tête de défaite. Mais c'était bien joué. Très bien joué. »

Les deux lutteurs se relevèrent, la première avec un grand sourire dégoulinant d'orgueil et le second avec une lueur de fierté dans les yeux. Après une poignée de main bienséante et un époussetage en règle – entendre les mains d'Elias claquer sur ses cuisses et ses fesses pour débarrasser ses habits de la poussière de la cour avait d'ailleurs le plus curieux des effets sur les entrailles de Merlin – le duo se rapprocha des établis pour une pause bien méritée, à l'ombre des toiles tendues.

« On parle de moi, mais question fourberie vous vous défendez pas trop mal, fit remarquer le sorcier en tendant une coupe d'eau à une Mehgan que son exploit du jour faisait presque sautiller sur place.

- J'ai gagné, j'ai gagné, va falloir vivre avec. Ça sert à rien de râler.

- Je râle pas, je dis juste que pour ce qui est de suivre les règles, vous êtes pas un exemple.

- C'est pas ma faute. Mon professeur a une très mauvaise influence sur moi.

- Ouais, c'est ça, allez-y, mettez-moi tout sur le dos… Mais méfiez-vous : la victoire n'a jamais dispensé de faire preuve d'humilité.

- Ah bon ? Vous êtes sûr ? Non parce que, à vous regarder, on croirait pas. »

Elias lui décocha le regard noir qui faisait habituellement trembler ses confrères magiciens, mais qui avait depuis longtemps perdu son capital terreur auprès de ses élèves, à en juger par les ricanements de connivence des deux sœurs. Vaincu, l'enchanteur se renfrogna et reporta son attention sur sa propre coupe d'eau fraîche, bien plus digne de son intérêt que les gamines qui se foutaient ouvertement de sa trogne à deux pas de là.

En penchant la tête en arrière pour boire, la colonne de son cou se retrouva exposée. Hypnotisante, sa pomme d'Adam tressautait à chaque gorgée, tentante et juste hors de portée d'un druide dont la soif bien moins avouable ne saurait pas être apaisée par une simple coupe d'eau.

Il voulait… par Taranis, il voulait bien trop de choses. Comme une boule coincée en travers de sa gorge, inconfortable et impossible à ignorer peu importe à quel point Merlin s'efforçait de se concentrer sur son travail. Il avait beau se voir faire des erreurs, il n'arrivait pas à trouver la motivation ni l'intérêt nécessaire pour les corriger. Si le baume cicatrisant ne ressortait pas exactement comme prévu, au moins les gens seraient plus prompts à blâmer sa soi-disant incompétence légendaire plutôt que son inaptitude à dompter son attirance pour Elias. Pour une fois que ça pouvait servir…

« Hé mais vous vous êtes amochée, en fait, » remarqua Mehben, tirant efficacement Merlin hors de ses pensées.

Mehgan se tordit le cou pour regarder son coude « blessé » par la chute. Si la douleur avait été feinte, l'écorchure et le sang qui s'en échappait étaient quant à eux bien réels.

« Bof, c'est rien, assura-t-elle en haussant une épaule. Ça pique à peine.

- On va quand même mettre quelque chose dessus, déclara subitement Merlin. Bougez pas, je reviens. »

Saisissant à bras-le-corps cette occasion de s'éloigner de l'objet de son tourment, qui n'avait pas eu le temps d'émettre la moindre remarque, le druide s'esquiva en direction du laboratoire. Une fois l'escalier grimpé à la hâte, il s'engouffra dans la semi-pénombre en prenant soin de bien refermer la porte derrière lui. Puis, avec un soupir peiné, il s'adossa au mur pour quelques instants de répit.

La pierre froide était un véritable délice, pressée contre sa nuque en feu, de même que l'air frais du labo contrastait agréablement avec la chaleur estivale de l'extérieur. Tous ses nerfs étaient tendus, tiraillés par d'égales mesures de désir et d'embarras devant son comportement pour le moins inhabituel. Il lui avait coûté tout ce qu'il avait en stock question retenue pour ne pas saisir Elias par le col de sa chemise et le tirer à travers l'établi, vers ses bras, vers ses lèvres. Merlin se pinça fort l'arête du nez, affligé. Il était pourtant persuadé d'avoir une plus grande maîtrise de lui-même que la piètre performance qu'il était en train d'offrir aux yeux de tous.

Un moment. Voilà tout ce dont il avait besoin. Juste un tout petit moment à l'écart pour reprendre ses esprits et se convaincre qu'il pouvait y arriver. Ce n'était tout de même pas la mer à boire, et après tout ils étaient tous censés être en train de travailler. Connaissant Elias, il ne se serait pas laissé distraire du turbin pour un caprice de Merlin, de toute manière. Surtout un aussi frivole.

Le druide laissa passer quelques minutes, permettant à la sérénité de la pièce vide d'insuffler un peu de calme dans ses veines. Inspiration, expiration. Encore. Au bout d'une dizaine de répétitions, il se sentit de nouveau lui-même, bien plus apaisé que lorsqu'il avait franchi le seuil du laboratoire.

Il tiendrait la journée. Il en était capable. Une fois la soirée arrivée, par contre, Elias n'aurait qu'à bien se tenir.

Merlin collecta rapidement de quoi nettoyer et soigner la plaie de Mehgan sur les étagères avant de reprendre le chemin des établis extérieurs. Toutefois, il fronça les sourcils en constatant qu'il ne restait plus que deux personnes dans la petite cour, là où il en avait laissé trois.

« Ben, où est-ce qu'il est parti ? demanda-t-il en cherchant son compagnon du regard.

- Aux jardins, répondit Mehben. Il a pris des pots qui traînaient, il a dit qu'il avait des trucs à récolter.

- Ah ? Ah bon… » Merlin étouffa la pointe de déception qu'il sentait sous ses côtes. Il s'était convaincu avec succès qu'il n'allait pas jeter le sorcier en travers de son épaule pour le traîner dans leur chambre, autant ne pas mettre en péril cette bonne décision en le gardant à portée de main. « Allez, remontez votre manche et montrez-moi ce coude. On va tâcher de rafistoler tout ça. »

L'éraflure n'était vraiment pas sérieuse, une bête coupure sur l'arête de l'os à cause du choc contre les pavés. Un petit coup de flotte pour nettoyer les saletés et une lichette d'onguent de guérison des plaies, et il n'y paraîtrait plus. Merlin s'attela à la tâche sans perdre de temps.

« Tonton Merlin, je voulais vous demander, dit Mehgan en laissant son oncle passer un bout de tissu mouillé sur la plaie, comme lorsqu'elle était petite et qu'elle s'était écorché les genoux en trébuchant dans les galeries. A quelle heure est-ce que vous voulez que je vienne demain ?

- Demain ? Pourquoi, qu'est-ce qu'il y a demain ?

- Bah, c'est pas demain qu'on part pour la Célébration du Sanglier ? Vous m'avez dit ça la semaine dernière, quand vous êtes revenu de la mission avec les garçons, vous vous souvenez pas ?

- Ah, ben si, peut-être… »

Ça lui était complètement sorti de l'esprit, ce voyage. C'était pourtant un rendez-vous incontournable pour tout druide qui se respectait un minimum, même s'il se déroulait toujours dans le même coin paumé de Cornouailles année après année, là où la plupart des autres fêtes druidiques essayaient de bouger sur le territoire de Logres pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui se tapent un périple de plusieurs jours pour s'y rendre. Une histoire de tradition.

Mehgan hocha la tête. « Vous m'avez juste dit qu'on partirait « tôt » mais sans préciser vraiment quand, alors…

- A l'aube, ça devrait suffire pour atteindre la forêt des vieux hêtres avant que la nuit tombe. J'ai un copain qui a sa cabane là-bas, il va à la réunion lui aussi. On aura qu'à dormir chez lui puis on partira tous ensemble le lendemain matin.

- J'aurais trop aimé venir avec vous, ronchonna Mehben en épluchant machinalement des pétales de camomille. Vous allez voir des loups, vous allez apprendre la danse du sanglier… Y a même Gwenaël qui vient, il a dit qu'il allait ramener des souvenirs de Calédonie ! Franchement, c'est trop nul…

- On en a déjà parlé, c'est trop pénible comme voyage, raisonna sa sœur, fermement mais avec néanmoins une bonne dose de compassion. On va marcher pendant des jours, en plus c'est dans les montagnes, il va falloir grimper un peu… dans votre condition, c'est pas raisonnable.

- Je sais, je sais… n'empêche, c'est trop nul…

- On échangera l'an prochain, assura Mehgan avec un sourire. Vous me laisserez bébé et hop, vous prendrez la route avec tonton Merlin. Ça passe vite, une année. Et puis, il faut bien que quelqu'un reste ici pour surveiller que tonton Elias ne fasse pas de bêtise.

- Surveiller de quoi ? C'est à peine si j'ai le droit d'entrer dans le labo ! » La future maman se redressa sur son siège pour mimer l'air raide et constipé de son maître, sourcils froncés et lèvres pincées en une fine ligne. « Mehben, on peut savoir pourquoi vous vous tenez si près du chaudron ? Mehben, asseyez-vous, ça fait trop longtemps que vous êtes debout. Mehben, arrêtez de regarder le couteau, vous allez vous faire mal. Sérieux, vous me laissez toute seule avec un monstre ! »

Merlin eut un sourire empreint de sympathie. Bien sûr, elle ne pouvait pas savoir. Elle n'avait pas été là, dans l'auberge, au milieu de la nuit avec pour seule compagnie le craquement des bûches dans l'âtre et une marmite de potage tiède. Elle n'avait pas écouté Elias lui déballer ses inquiétudes, sa peur de mal faire, et sa cruelle inaptitude à extérioriser son affection pour la vie qu'il était persuadé de ne pas mériter.

« Il s'inquiète pour vous, affirma-t-il gentiment. Il le montre de façon un peu maladroite, c'est vrai, mais ça part d'un bon sentiment.

- Oh mais j'en doute pas ! ironisa Mehben. Lui comme les autres ! Mon père qui regarde tout ce que je mange et va lui-même aux cuisines de Kaamelott pour donner des directives, ça aussi, ça part d'un bon sentiment ! Tonton Perceval qui m'interdit de monter à cheval, oulala, on est sur du très très bon sentiment ! Et je vous parle même pas de Petrok, celui-là il pète tous les records, c'est tout juste si j'ai encore le droit de marcher toute seule sans qu'il me tienne la main ! Vous savez pas ce qu'il m'a sorti hier ? Il a voulu me porter pour descendre les escaliers. Me porter, tonton Merlin ! Non mais on est où, là ? »

Le druide rit sous cape, discrètement imité par Mehgan. Connaissant le caractère impétueux et indépendant de Mehben, il était seulement normal qu'elle se sente étouffée par autant d'attention et de précautions inutiles – du moins, à son sens. Son cinquième mois de grossesse déjà bien entamé n'était pas à ses yeux une raison suffisante pour la traiter comme un fragile vase en céramique.

« On sera pas partis longtemps, reprit Merlin en enroulant un bandage autour du coude de Mehgan après y avoir appliqué une quantité généreuse d'onguent de guérison. Vous le laissez bricoler, vous dites oui oui quand il vous parle, et puis vous lui rappelez qu'il faut qu'il mange de temps en temps et vous essayez de lui faire prendre un peu le soleil aussi, ça lui fera pas de mal. On sera rentrés avant même que vous vous en rendiez compte. Qu'est-ce que c'est, après tout, deux petites semaines ?

- C'est quatorze jours à supporter tonton Elias sans que vous soyez là pour le canaliser, voilà ce que c'est, » grommela la jeune femme.

Merlin s'apprêtait à trouver d'autres avantages à leur absence temporaire quand la réalité le gifla au visage sans prendre de pincettes.

Quatorze jours. Il allait passer quatorze jours loin de son enchanteur – peut-être plus, selon la météo – sans le voir, sans lui parler et sans aucun moyen de le contacter. Ce serait leur période d'éloignement la plus longue depuis leurs fiançailles, peut-être même depuis plus d'un an. Cette simple perspective suffisait déjà à larguer un poids dans les entrailles du druide, mais une autre éventualité horrifiante la supplanta, tel le revers de la première gifle.

S'ils partaient à l'aube, Mehgan voudrait peut-être gagner du temps en dormant au laboratoire. Et si elle dormait au laboratoire, impossible pour Merlin de mettre à exécution son plan concernant Elias, leur lit et une bonne moitié de la nuit.

Il se figea, paralysé par le doute. Impossible à ce stade de revenir sur l'heure du départ. Impossible tout simplement d'en reparler, de peur que l'idée ne soit soufflée à Mehgan, si jamais elle n'y avait pas encore songé. Bon sang… il était à peu près certain de pouvoir tenir la journée sans sauter sur la couenne de l'enchanteur, mais dans son état de fébrilité actuelle, lui demander de repousser la chose de deux semaines était bien, bien au-dessus de ses forces.

« Euh… tonton Merlin ? Ça va ? s'enquit Mehgan, probablement inquiète au bout de trente bonnes secondes sans que son oncle ne termine d'attacher le bandage, les mains tenant le tissu blanc sans pour autant le bouger.

- Il a fait ça tout à l'heure, c'est trop la flippe, chuchota Mehben à sa sœur. Il est tout bizarre depuis ce matin…

- Bizarre ?

- Ouais, il a renversé son bol de marinade deux fois, il a confondu la camomille et la prêle – faut le faire quand même – il touillait le mortier alors qu'il y avait rien dedans… Il a même cassé une cuillère en deux, il croit que je l'ai pas vu…

- Mais non… ?

- Si, si, j'vous assure… vous croyez que c'est… l'âge ?

- … non… ça se pourrait ?

- Bah j'sais pas… »

Merlin entendait les mots sans aucun problème mais il ne les écoutait pas. Ils le survolaient sans l'atteindre, occupé comme il l'était à décider quoi faire. Midi n'allait pas tarder à arriver, il n'avait plus que quelques heures devant lui, potentiellement. Oui, mais comment jouer ses cartes, vu la main médiocre qui lui était donnée ?

Un coin discret des jardins ? Non, trop exposé, Elias ne voudrait jamais. Envoyer les petites chercher à déjeuner et mettre à profit un des établis du labo le temps qu'elles reviennent ? Trop empressé, trop inconfortable, pas du tout ce que Merlin avait en tête. Il voulait du temps. Il voulait une communion complète du corps et de l'esprit. S'il s'agissait juste d'une bête délivrance physique, il était encore assez grand pour s'en charger tout seul, merci bien ; mais non, il voulait plus que ça, bien plus. Ç'aurait été trop facile, aussi…

Pas le choix. Il allait devoir revenir à son idée première : convaincre l'enchanteur d'abandonner son travail une petite heure ou deux et de se laisser traîner jusqu'à leur chambre. Le tout poliment et sans le laisser deviner à quel point Merlin se sentait ridicule, ainsi soumis à des pulsions de jouvenceau.

« J'dois y aller, décréta-t-il soudainement en lâchant le bandage. Je vous laisse finir ça, j'ai un truc, je dois… je reviens !

- Quoi ? Mais vous allez où, et pour faire quoi ? s'étonna Mehgan.

- Pas loin, je reviens ! »

Plantant là ses deux nièces médusées, Merlin prit la poudre d'escampette en direction de la grande porte.