== La Faim – Partie 2 ==

Les cinq minutes de course à pied nécessaires pour sortir de la forteresse et rallier les jardins de Kaamelott sous le soleil impitoyable de la mi-journée lui coûtèrent tout son souffle, un demi-galon de sueur et lui refilèrent un joli point de côté en prime. Le druide s'empressa de rejoindre les grandes haies en fleurs pour souffler à l'ombre, fourbu. Ce que ce cornichon d'enchanteur ne l'obligeait pas à faire, sérieusement…

« Merlin ! »

Le cri aigu enthousiaste, associé à de petits bras se drapant autour de sa jambe, fit oublier au druide son inconfort respiratoire l'espace d'un instant.

« Bonjour bonhomme, salua-t-il en caressant gentiment les cheveux de Yoan, dont le sourire extatique menaçait de lui emporter la moitié du visage. Qu'est-ce que tu fais ici, tu promènes tout seul ?

- Nan. Pique-nique ! »

L'enfant désigna du doigt un grand chêne touffu sous lequel une couverture s'étendait à même l'herbe. Assises de part et d'autre d'un panier en osier, vêtues de robes légères, Guenièvre et Séli observaient l'échange tout en préparant des tartines.

« Ah, bonjour Merlin, sourit la reine de Bretagne. Vous joindrez-vous à nous ? Les cuisines nous ont drôlement gâtés, je ne pense pas que nous allons pouvoir tout terminer !

- Bonjour, c'est très gentil à vous et ç'aurait été avec plaisir, mais j'ai… disons, une affaire urgente à traiter. D'ailleurs, euh, puisqu'on en parle, vous avez vu Elias ?

- Non, répondit sèchement Séli. A moi, maintenant : vous avez vu la dégaine que vous vous payez, à courir comme si vous aviez les loups aux miches ? A quoi ça ressemble, je vous le demande !

- Mère, je vous en prie, soupira Guenièvre. Si nous n'avons pas convié Père et Arthur, c'est justement pour pouvoir profiter du calme le temps d'un déjeuner, alors ne commencez pas à crier…

- Ah mais personne ne crie. Seulement, moi quand je vois des gens risquer la syncope en courant en plein été sous le soleil de midi comme des abrutis, ça me scie les nerfs. Excusez. »

La plus jeune des deux femmes leva les yeux au ciel avant d'offrir à Merlin un sourire désolé. « Il me semble avoir vu Elias de l'autre côté des jardins, près des rosiers grimpants. Mais dites-moi, vous avez parlé d'une affaire urgente, rien de grave j'espère ?

- Oh non ma reine, vous inquiétez pas-

- L'affaire urgente c'est que ces deux-là arrivent plus à respirer correctement dès qu'ils se retrouvent éloignés de dix pas l'un de l'autre, voilà, marmonna Séli. J'ai déjà vu des huîtres moins collées à leurs rochers que ces zigotos.

- Mère, s'il vous plaît…

- Bon, puisque je vois qu'on est partis dans les politesses, je vais vous laisser à votre pique-nique, fit Merlin, passablement agacé. Merci pour l'info, maintenant je filoche.

- Oh, euh, Merlin… je pensais à une chose. » Guenièvre chercha son fils des yeux. Lorsqu'elle constata qu'il était assis dans l'herbe à quelques pas en train de plumer des pissenlits, elle baissa la voix pour s'adresser au druide en toute discrétion. « L'anniversaire de Yoan est dans un mois, je ne sais pas si vous vous en souvenez ? »

S'il s'en souvenait ? Merlin n'aurait pas pu oublier la date quand bien même il l'aurait voulu. Trois ans déjà que l'héritier avait débarqué dans son futur royaume, pour le plus grand bonheur de ses parents et de tous ceux à Kaamelott qui avaient la chance de le côtoyer de près ou de loin. Le temps filait à une telle allure.

« Oui, je me souviens, sourit-il. Vous avez besoin de quelque chose ?

- Eh bien, pour tout vous dire, je me demandais… pensez-vous qu'il serait possible de fabriquer un autre jouet, comme le dragon que vous lui aviez offert à son premier anniversaire ? »

Merlin fronça les sourcils, intrigué. « Le dragon est cassé ? Il est censé être indestructible, Elias l'a enchanté pour qu'il résiste à tout ce qui existe, ou à peu près.

- Oh non non, il va très bien, regardez. »

Guenièvre extirpa le jouet en laine susnommé du panier en osier. Malgré deux ans de bons et loyaux services auprès de son petit maître, le petit dragon rouge était aussi impeccable que le jour où il avait été fabriqué. Il le resterait tant que l'enchanteur à l'origine des charmes de protection serait en vie, c'est-à-dire durant de longues, longues décennies, si Merlin avait son mot à dire. L'objet avait toutes les chances de connaître plusieurs générations de Pendragons avant que les coutures ne lâchent.

« Yoan l'adore, il l'emmène pour ainsi dire partout avec lui. Simplement, il s'inquiète de le savoir seul. Il pense que Piou-Piou – je sais, je sais, aucun commentaire je vous prie – enfin qu'il bénéficierait grandement de la présence d'un ami à sa taille. A l'effigie de Mogriave, par exemple, si ce n'est pas trop demandé, vous savez à quel point il aime ce chien. Ce serait un formidable cadeau d'anniversaire. Mais je ne veux pas vous obliger, je sais que vous êtes tous très occupés et je vous dis ça à la dernière minute…

- C'est une très bonne idée. Je vais en parler à Elias, je suis sûr que le projet lui plaira et que le délai est tenable.

- Oh, merci beaucoup !

- C'est ça, renchérit Séli. Eh ben vous lui en parlerez entre deux sessions de bécotage, enfin s'il vous reste un peu de souffle, hein. »

Merlin aurait certainement pu trouver quelque chose d'habile à rétorquer ; seulement, si ses joues étaient aussi rouges qu'elles étaient chaudes, il se doutait bien qu'il n'aurait aucune crédibilité. Avant que l'épouse de Léodagan ne comprenne à quel point elle visait juste avec sa remarque, le druide marmonna un « Bonne journée » à moitié sincère avant de s'enfoncer dans les jardins.

Il trouva son enchanteur près des rosiers grimpants, comme indiqué. Assis en tailleur dans l'herbe, dos à Merlin, Elias s'intéressait aux orties qui poussaient dans l'ombre des élégants massifs de roses. Il n'avait pas remis son manteau en partant du château, laissant le large col de sa chemise dévoiler le creux de sa nuque à chaque fois qu'il se penchait en avant vers les plantes aux larges feuilles urticantes. Le druide s'efforça de garder son calme ; la conversation qui l'attendait avait besoin d'arguments convaincants, pas de tressaillements excités.

Il se laissa tomber au sol avec une nonchalance forcée, juste à côté d'Elias. Ce dernier sursauta et manqua de faire tomber le flacon qu'il tenait dans sa main gauche.

« Merlin, merde, siffla-t-il. Vous pourriez vous annoncer au lieu d'approcher comme un assassin !

- Qu'est-ce que vous faites ? » demanda l'accusé en ignorant royalement la remarque, allongé sur le flanc avec un coude planté dans l'herbe grasse pour soutenir le poids de sa tête et une jambe pliée pour lui éviter de basculer.

- Vous voyez bien. Je récupère des poils d'orties, on en a bientôt plus. »

A l'aide d'une fine pince en métal, Elias prélevait les minuscules soies urticantes sur les tiges et les feuilles des orties pour les faire tomber dans son flacon. Un travail de fourmi qui nécessitait la plus grande attention pour ne pas se faire piquer, mais également une sacrée dose de minutie pour repérer les poils quasi-transparents et les décrocher sans les briser. Pour remplir la fiole, il faudrait probablement répéter l'opération un bon millier de fois, minimum. Quand ça l'arrangeait, le Fourbe pouvait faire montre d'une remarquable patience ; quel dommage que l'exploit ne s'étendait pas à d'autres domaines, comme par exemple ses relations avec ses confrères magiciens.

Armé d'un grand sourire, Merlin tendit sa main libre pour la déposer sur le genou d'Elias. Ce dernier lui adressa un regard en biais intrigué mais, comme il n'y avait personne d'autre qu'eux deux dans ce coin tranquille des jardins, l'enchanteur choisit de tolérer le contact et retourna bientôt toute son attention à sa tâche délicate. Les uns après les autres, les poils cassants trouvaient leur chemin dans le goulot du flacon, prélevés par des doigts à la dextérité légendaire. Des doigts qui savaient faire bien plus que manier une pince ou remuer des potions.

« Elles sont si habiles, ces mains, ronronna le druide. Je me demande ce qu'elles sont capables de faire d'autre…

- Elles peuvent vous retourner une tarte, si jamais vous continuez à me déconcentrer, » marmonna Elias sans même le regarder.

Premier essai, premier échec. Merlin ne se laissa pas démonter. Il savait à quel point son compagnon pouvait se montrer imperméable aux tentatives de séduction lorsque son sacro-saint travail d'enchanteur officiel de Kaamelott pesait dans la balance. Il n'avait qu'à persévérer.

« J'pensais à quelque chose de plus doux qu'une tarte, plus agréable, retenta-t-il en massant le genou d'Elias à travers le tissu de ses braies. Vous devinez pas ?

- Ce qui est facile à deviner, c'est ce qui va vous tomber dessus si jamais je renverse cette fiole à cause de vous. » Le plus jeune magicien éloigna son précieux flacon de la main aventureuse de Merlin, sourcils froncés. « Sérieusement, laissez-moi bosser tranquille, j'ai pas le temps de jouer aux charades. »

Le bougre avait renoué les lacets de sa chemise, dérobant aux yeux de son amant les ravissantes clavicules qui avaient joué un rôle non négligeable dans l'éveil de son appétit. Malgré tout, le col trop large offrait une vue imprenable sur l'entièreté de sa gorge et laissait deviner un début d'épaule. De la même manière, les manches retroussées s'ouvraient en baillant sur les avant-bras de l'enchanteur, elles aussi trop longues et grandes pour un homme de sa stature.

« C'est marrant, je me souviens pas de cette chemise, fit remarquer Merlin sans réfléchir. Ceci dit, votre manteau a tendance à tout cacher, d'habitude. Ça fait longtemps que vous l'avez ?

- Non mais c'est la phase de la lune ou vous avez les globes en vrac aujourd'hui ? C'est vous qui me l'avez achetée, cette chemise.

- De quoi ? Certainement pas !

- Certainement que si, gros navet ! Dans un village paumé après que la seule hydre venimeuse de Bretagne m'ait arraché la moitié de l'épaule. Alors je sais que ça fait plus de quinze ans, mais étant donné que c'est plus ou moins suite à cette mission qu'on s'est mis ensemble, je pensais que vous auriez pas oublié. »

Merlin s'intéressa à l'habit de près, plissant les yeux. « Ah beh si, peut-être… mais… depuis tout ce temps, vous l'avez encore ?

- Je l'avais sur le dos au moment de fausser compagnie au taré du Lac. Avec les autres merdouilles que vous aviez laissées au labo, c'était quand même un des derniers trucs qu'il me restait de vous. J'allais quand même pas la foutre en l'air. »

Il n'avait pas le droit. Absolument pas le droit de balancer ce genre de truc sans même regarder Merlin et en haussant une épaule d'un air absent, comme si la chose était d'une aveuglante évidence. La flamme alanguie qui brûlait dans le cœur du druide s'en trouva attisée, l'affection qui siégeait déjà dans sa poitrine décuplée par ce qu'il venait d'apprendre. C'était décidé : avec ou sans subtilité, il allait faire comprendre à Elias qu'il allait devoir remettre sa collecte de poils d'ortie à plus tard au profit d'une activité beaucoup, beaucoup plus plaisante.

Il était d'ailleurs à ça de trouver la phrase parfaite à murmurer à l'oreille de son promis quand une nouvelle voix retentit derrière lui.

« Ah ! Mon bon Merlin ! Comme je suis heureux de vous trouver ici ! »

Surpris, le druide faillit se mordre la langue. Il retira à regret la main qui reposait toujours sur la jambe d'Elias et se retourna pour faire face à l'importun qui venait perturber la sérénité des jardins et, par la même occasion, contrecarrer ses plans.

Bohort n'avait pas l'air désolé du tout, bien inconscient du moment qu'il venait de briser en mille morceaux. Au contraire, il progressait vers les deux magiciens avec aux lèvres le sourire candide qui le définissait.

« J'aurais souhaité m'entretenir avec vous d'un sujet qui, je dois bien le dire, me tire quelque soucis.

- Je vous écoute, soupira Merlin en tentant de masquer son impatience.

- Eh bien, voyez-vous, je rentre tout juste du continent. Une excursion dans mon village natal à la demande de notre roi, à titre diplomatique. Dieu me soit témoin qu'il ne m'est rien de plus agréable que de revoir les terres de mon enfance, surtout en cette saison, avec tous les pommiers aux branches chargées de fruits et les hortensias qui rivalisent de couleurs pour-

- Seigneur Bohort, dites-moi directement ce qui vous tracasse.

- Oui, vous avez raison. Il se trouve que ce voyage, outre le plaisir de revisiter mes souvenirs, a du se faire entièrement à cheval, faute de diligence. Des semaines de route sur une selle des plus inconfortables à être balloté au gré des sentiers, écrasé par le soleil d'été.

- C'est pas terrible, en effet… mais qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ? demanda le druide.

- Eh bien, voilà, je ne sais pas s'il convient de blâmer la longueur du trajet, la qualité de la selle ou même la chaleur omniprésente mais il se trouve que depuis mon arrivée à Kaamelott hier au soir, j'ai pu constater que… euh… »

Merlin se retint tout juste de lever les yeux au ciel devant les balbutiements du chevalier de Gaunes. Pourquoi ? Pourquoi aujourd'hui, de tous les jours possibles ?

« Seigneur Bohort, je comprends rien à ce que vous me chantez. Dites-moi directement ce qui ne va pas, sans ça je vais pas pouvoir beaucoup vous aider. »

- C'est-à-dire… c'est un peu délicat à évoquer, et… »

Il ne fallut pas longtemps à Merlin pour se rendre compte que les coups d'œil gênés de Bohort étaient dirigés vers Elias, qui avait repris sa cueillette comme si de rien n'était. Au bout de quelques instants de silence pesant, l'enchanteur leva le nez de sa tâche pour croiser les deux jeux de regards braqués dans sa direction. D'abord intrigué, il se para bien vite d'une expression agacée et reboucha son flacon.

« Bon, ben si j'ai bien compris, j'arriverai pas à bosser tranquille ici, quoi, grogna-t-il avant de se lever. Heureusement pour vos pommes que je connais un autre coin à orties. »

Le magicien évincé s'éloigna à grandes enjambées bougonnes, hors de portée de son compagnon aux abois qui n'avait d'autre choix que de le suivre tristement du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse au détour d'une haie.

Une grosse demi-heure plus tard, après avoir promis à Bohort un onguent cicatrisant pour ses débuts d'escarres fessiers – qu'il s'appliquerait tout seul, comme un grand, merci bien – Merlin se remit en chasse. Il ratissa tous les jardins en long, en large et en diagonale mais ne parvint pas à remettre la main sur Elias, à son grand désarroi. Au bout du troisième passage désespéré sous les rosiers, il ne lui restait plus qu'à se rendre à l'évidence : l'enchanteur avait bel et bien déserté les lieux.

Merlin lâcha un grognement contrarié et donna un coup de pied dans un caillou pour libérer un peu de frustration. L'autre courge avait aussi bien pu se tirer chercher ses poils d'ortie dans le bois au Sud qu'à la lisière de la forêt au Nord. Impossible d'en avoir le cœur net à moins de crapahuter dans les fourrés pendant des heures, en espérant qu'Elias s'en tienne à un seul lieu de cueillette. Le druide n'avait pas d'autre choix que d'aller attendre l'objet de sa tentation à l'endroit où il reviendrait forcément : le laboratoire.

L'endroit était d'ailleurs désert, boudé par Mehben et Mehgan. Parfait. Merlin n'avait plus qu'à s'asseoir sur un des deux fauteuils, face à la porte, et attendre tranquillement que sa proie ne vienne se jeter dans la proverbiale gueule du loup. Un véritable jeu d'enfant.

Deux heures plus tard, dans la même position, ses doigts tapotaient nerveusement les accoudoirs de son siège, au même rythme que les battements de son talon droit contre les dalles du sol. Qu'est-ce qu'il foutait, mais qu'est-ce qu'il foutait au bout d'un moment ? Il était parti en Armorique le chercher, son bosquet d'orties à la noix ? Ça pressait pas à la minute, il aurait quand même pu attendre le lendemain… Raidi par la tension, Merlin s'arracha du fauteuil pour préparer son baluchon. Occuper ses mains était voué à le distraire un peu, et ce serait toujours ça de gagné pour le lendemain matin.

Une heure supplémentaire s'écoula, durant laquelle il eut tout le loisir de vérifier son sac de voyage une bonne dizaine de fois, avant de le pendre près de la porte avec son bâton de marche et ses bottes favorites. Prêts au départ. A défaut d'une meilleure occupation, le druide bouillonnant d'impatience se laissa de nouveau tomber dans son fauteuil.

Quand la fin d'après-midi s'amorça, la frustration céda du terrain à l'inquiétude. C'était trop long. Et si Elias était tombé dans une autre embuscade ? Après tout, peut-être que les victimes de la rivière faisaient partie d'un groupe plus conséquent. Un groupe qui ne serait que trop heureux de se venger de l'enchanteur, tapi dans l'ombre, à attendre qu'il passe à leur portée…

Alors que Merlin réfléchissait à la manière de convaincre un ou deux gardes de sortir de Kaamelott avec lui pour une petite patrouille dans les environs, la porte du labo s'ouvrit sans crier gare pour laisser passer le gros radis qui occupait toutes ses pensées.

« Ah bah c'est pas dommage ! » s'écria-t-il par réflexe, soulagé de voir qu'Elias ne s'était pas encore fourré dans les ennuis.

Mal interprétée, son exclamation lui attira un froncement de sourcils de la part de son aimé qui, finalement, n'était pas porté disparu. « Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a, encore ?

- Vous êtes parti tout l'après-midi, je commençais à me faire du mouron ! Vous m'avez même pas dit où vous alliez.

- Je bossais, je peux, oui ? Déjà que vous me virez des jardins pour pouvoir discutailler tranquille et que j'ai du me taper toute la route jusqu'au bois pour continuer ma récolte, j'vous trouve un peu gonflé de la ramener maintenant. »

Elias se dirigea sans un mot supplémentaire vers l'arrière-salle, certainement dans l'intention de ranger le précieux flacon qu'il serrait dans sa main gauche. Il avait récupéré son manteau dans la petite cour et s'en était enveloppé, le bougre, cachant gorge et avant-bras sous l'épais tissu noir. Merlin étouffa sa déception et se leva de son fauteuil pour suivre le plus jeune dans la réserve, son attraction renouvelée maintenant que son promis était rentré sain et sauf.

« Je vous ai pas « viré », faut pas exagérer non plus. Vous vous êtes tiré tout seul, j'ai pas eu le temps d'en placer une.

- Mhmm, se contenta de répondre machinalement Elias sans se retourner, penché sur la petite table à côté des étagères.

- Vous faites la gueule ?

- Non…

- Ah. Tant mieux. » Merlin s'approcha dans le dos d'Elias, curieux. « Qu'est-ce que vous faites ?

- Dites, je travaille, là, vous voudriez pas vous occuper de vos fesses ? »

Ravalant une remarque graveleuse comme quoi il préfèrerait largement s'occuper des siennes, le druide laissa son menton tomber sur l'épaule du plus petit magicien et ses mains reposer sur ses hanches. L'odeur si familière qu'il trouva au creux de son cou, mêlée à la douce fraîcheur des sous-bois, faillit avoir raison de son sang-froid.

« Allez, vous pouvez bien me dire, non ? » lui murmura-t-il à l'oreille.

L'enchanteur se raidit au contact aussi rapproché que soudain. Il se retourna, coincé entre Merlin et la petite table, le cou tordu à un angle inconfortable pour pouvoir regarder son compagnon dans les yeux malgré leur proximité. Il serrait dans ses doigts une étiquette à moitié rédigée, sur laquelle il manquait la fin de la date de récolte

« Non mais qu'est-ce qui vous prend, aujourd'hui ? D'abord vous me traquez dans les jardins et maintenant je peux même pas écrire tranquillement sur une étiquette sans que vous veniez me souffler dans la nuque. Pourquoi vous me collez ? Qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce que vous… » Une lueur de réalisation s'éclaira dans ses yeux pâles, bien vite remplacée par un reflet de suspicion. « Où vous l'avez planqué ?

- De quoi ?

- Ce que vous avez cassé. Vous l'avez planqué où ?

- Mais j'ai rien cassé !

- C'est ça, oui. J'vous préviens, il vaut mieux me l'avouer tout de suite plutôt que je tombe dessus plus tard par hasard, je serai beaucoup beaucoup moins sympa et ça risque de chauffer pour votre derche.

- Non mais ça va bien maintenant ! J'ai rien fait !

- Le problème c'est que vous faites jamais rien. On pourrait remplir les archives du château avec tous les trucs que vous avez pas fait !

- Bon ! s'offusqua Merlin, désireux de réorienter la conversation dans une direction qui lui plaisait davantage. Je vous le promets, je n'ai rien cassé, rien paumé, rien mis en désordre ! Vous êtes content, maintenant ? »

Elias croisa les bras, moins méfiant. « Mhmm… mouais, mettons. Alors pourquoi vous traînez dans mes pattes comme un louveteau perdu ? »

Merlin grimaça. Voilà ce que l'on gagnait à être le moins entreprenant des deux : une méprise systématique sur ses intentions lorsqu'on essayait de prendre les devants de façon trop subtile. Qu'à cela ne tienne, il pouvait se montrer plus transparent sur ses motivations.

Doucement, il leva les mains pour encadrer le visage d'Elias, un pouce gentiment posé sur chaque pommette pour y tracer de tout petits cercles. A cette distance, il pouvait clairement voir la fine cicatrice cachée sous la barbe du sorcier, traçant une ligne claire juste sous sa mâchoire. Un souvenir laissé par la dague d'Elena au tournoi, désagréable au possible, mais qui par un curieux truchement ne faisait que raviver les flammes de la possessivité de Merlin.

« Qu'est-ce qui te tracasse, mon chéri ? J'ai pas le droit de profiter un peu de ta présence ? sourit-il amoureusement, avant de marquer un temps d'arrêt quand l'enchanteur écarquilla les yeux, interdit. Quoi, qu'est-ce qu'il y a encore ?

- … « mon chéri » ?

- Ah… oui, je l'ai senti en le disant, moi aussi. Ça vous plaît pas, donc ?

- C'est pas que ça me plaît ou que ça me plaît pas, c'est juste… non mais sans déconner, « mon chéri » ?

- Oui bon ça va, grommela Merlin en laissant retomber ses mains, fauché dans son élan romantique. J'ai tenté un truc, c'était pourri, voilà, on est p't'être pas obligés de faire la soirée avec ça. Vous m'appelez « mon pinson » tout le temps, pourtant j'en fais pas tout un plat.

- Parce que c'est généralement pour me foutre de votre tronche, mais là… non mais qu'est-ce que vous êtes allé chercher, vous vous êtes cru dans un des romans débiles de Mehgan, avec les princes charmants et autres mièvreries ? Oh non, ça y est, je sais ! Vous vous êtes encore fait une tisane avec des vieilles feuilles moisies non identifiées trouvées au fond d'un bocal. Combien de fois il faut que je vous le dise : arrêtez de faire ça, c'est un coup à vous faire fondre le citron ! »

Merlin était à deux doigts de s'arracher des poignées de cheveux sous le coup de son extrême frustration. Pourquoi ? Pourquoi les Dieux s'acharnaient-ils ? Qu'avait-il fait de si horrible pour mériter une telle punition ? Et surtout, comment s'était-il retrouvé affublé d'une âme sœur au crâne aussi épais ?

« Je me suis pas fait de tisane, je suis pas malade, ni intoxiqué ni délirant ni rien du tout. » Avec une profonde inspiration, le druide posa ses mains sur les épaules d'Elias pour le regarder dans les yeux. Au diable les finauderies, autant exprimer clairement ses envies s'il comptait les voir aboutir avant le lendemain. « Elias, ce que j'essaie de te faire comprendre depuis ce matin, c'est que- »

L'ouverture soudaine de la porte du labo l'interrompit brutalement et le poussa à faire un pas en arrière.

« Tonton Merlin ! lança Mehgan en se penchant simplement par l'ouverture sans vraiment franchir le seuil. C'est juste pour vous dire que je m'occupe de préparer le casse-croûte pour demain ! Je serai là à l'aube, promis ! Et tonton Elias, si je vous croise pas demain matin, à dans deux semaines !

- A bientôt Mehgan, et faites bonne route, » répondit l'enchanteur avec un sourire aimable.

La porte se referma dans un grincement sur l'apprentie, les laissant de nouveau seuls.

Merlin soupira. « Bon, on va retenter. La journée a été très longue, et tout ce que je voudrais ce serait- »

Il lui fallut mobiliser toute sa volonté pour ne pas feuler de consternation quand cette maudite porte pivota de nouveau sur ses gonds sans prévenir.

« Tonton Elias ! Vu que j'ai rien le droit de faire au labo, j'm'en fous demain matin je fais la grasse mat' ! annonça Mehben sur un ton qui ne souffrirait aucune contestation.

- Eh ben c'est ça, reposez-vous, vous avez raison ! rétorqua son maître.

- Non, j'en ai rien à foutre ! Vous pourrez dire c'que vous voul-… euh, c'est vrai ? Je peux ?

- Mais oui, dormez. Ça me dérange pas, au contraire, je serai tranquille.

- Bon, ben… j'y vais, alors… bonne soirée ?

- Voilà. Bonne soirée. »

Légèrement éberluée, Mehben fit lentement machine arrière et quitta la pièce en refermant la porte derrière elle. Aussitôt résonné le clac du battant retrouvant sa place dans son dormant, Merlin empoigna les mains d'Elias pour requérir son attention.

« Plus de distraction, maintenant. Ecoute, j'ai vraiment envie qu'on- ET MERDE A LA FIN ! »

Aux trois coups frappés contre la porte du labo, l'invective était sortie toute seule, poussée par l'exaspération au regard de cet enchaînement de malchance. Le druide traversa la pièce en quatre grandes enjambées furibondes pour se saisir de la poignée et tira d'un coup sec.

« Ce serait possible d'être tranquille deux minutes ?! beugla-t-il à l'attention du visiteur indésirable, certain que de la fumée devait lui sortir des oreilles. Ça commence à bien faire, maintenant !

- Euh, ouais… bonsoir aussi. »

Sur le seuil, Arthur fixait Merlin avec de grands yeux de chouette ahurie, comme figé par le choc. La fureur du demi-démon s'estompa sensiblement devant le souverain.

« Ah, Sire… j'avais pas vu que c'était vous.

- Comment ça, vous aviez pas vu que c'était moi ? Parce que si c'était quelqu'un d'autre que moi, ce serait normal d'accueillir les gens en leur gueulant dessus ?

- Mais non, mais c'est juste que j'étais en train de… euh…

- En train de quoi ? »

Détournant les yeux, Merlin soupira, vaincu. « Rien. Oubliez. Vous aviez besoin de quelque chose ?

- Plutôt, oui. Est-ce qu'Elias est là ? »

Attiré par la voix d'Arthur et l'évocation de son nom, l'enchanteur vint se tenir aux côtés de Merlin devant l'entrée. « Bonjour Sire. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service ?

- Ah, Elias, bonjour. J'ai une réunion militaire qui va commencer là, dans dix minutes, j'aurais aimé avoir votre avis sur quelques trucs si vous avez un moment.

- Vous voulez que j'assiste à la réunion ?

- Ben non, non vous inquiétez pas, je vous préviens à la dernière minute, en plus ça risque de durer deux plombes, vous aviez sûrement autre chose de prévu pour la soirée… »

Merlin s'appliqua à bien convoyer par le regard que oui, en effet, le programme de la soirée était déjà bien établi et immuable et que oui, à n'en point douter, tout contrevenant s'exposait à un déchiquetage en règle. Malheureusement, de là où il se tenait, Elias n'avait aucune chance de recevoir le message.

« Non mais c'est pas grave, je peux venir, affirma le sorcier à la grande détresse de son compagnon. C'est toujours mieux de voir sur pièce, on se fait une meilleure idée.

- Bah, disons… moi ça me va, mais vous êtes sûr que ça vous dérange pas ? demanda précautionneusement Arthur – qui, lui, avait bien reçu le message – avec un coup d'œil en biais vers Merlin.

- Pas du tout, Sire, pas du tout. J'ai rien sur le feu. » Le choix de la tournure arracha au druide un bruit guttural d'autodérision qui fit tourner la tête d'Elias. « Ah, oui, avant que j'y aille, c'est quoi que vous vouliez me dire ? Ça avait l'air assez important. »

Oh le con. Bien sûr, maintenant il prenait le temps de l'écouter. Au pire des moments possibles, avec la porte du labo ouverte et les yeux inquisiteurs d'Arthur braqués sur eux deux rendant toute conversation un tant soit peu aguicheuse impossible. Les Dieux avaient un sens de l'ironie bien vicelard, tout de même.

« Non mais c'est bon, dit-il à regret. C'est pas urgent. Ça peut attendre que vous reveniez. »

Combien de temps pouvait bien durer une réunion militaire, après tout ?

La réponse appropriée était : au moins deux heures. Assez longtemps pour que le soleil estival disparaisse derrière l'horizon et que les premières étoiles pointent le bout de leurs nez sur la voûte céleste. Assez longtemps pour que Merlin polisse toutes les dalles du sol de ses bottes à force de faire les cents pas en travers de la pièce.

Rien n'arrivait à distraire son esprit de la spirale infernale dans laquelle il se retrouvait plongé. Il aurait pu vérifier une dixième fois qu'il n'oubliait rien pour son voyage mais à force de les ouvrir et de les fermer, les attaches de la besace allaient finir par péter. Il aurait pu faire un détour aux cuisines pour se faire un casse-croûte mais la faim qui lui tordait le ventre n'avait rien à voir avec la nourriture. Les secondes s'égrenaient avec une lenteur glaciale et Merlin se trouvait stupide de persister à les compter. Elias rentrerait quand il serait prêt à rentrer, pas avant.

Son calvaire prit fin alors que les dernières lueurs rougeoyantes abandonnaient leur territoire au voile de la nuit et qu'il s'apprêtait à tout envoyer péter. La porte s'ouvrit dans un long grincement, poussée d'un geste absent par un Elias absorbé par la lecture d'un petit parchemin. Lorsqu'il leva le nez, il adressa à Merlin un regard surpris.

« Ah, vous êtes encore là ?

- Quoi, j'ai pas le droit ? rétorqua-t-il avec un peu plus de mordant que nécessaire.

- Euh, si, si… mais comme vous partez tôt demain matin, je pensais que vous seriez déjà couché, c'est tout.

- Ben je suis pas couché. » En temps normal, Merlin aurait demandé si la réunion s'était bien passée. Mais les circonstances, au même titre que son niveau d'agitation, étaient loin d'être normales. « C'est bon ? C'est fini la journée de travail, là ?

- Ouais, et c'est pas dommage, j'suis rincé. Même si… » Elias déroula un des trois parchemins ramenés de la réunion pour y jeter un nouveau coup d'œil. « Même si j'hésite à lancer la marinade pour la potion d'endurance maintenant, comme ça ce sera déjà prêt pour demain et je pourrai enchaîner sur la suite. »

Là, c'était le sac de trop qui brisait l'échine du poney.

Par réflexe, Merlin envoya la patte pour arracher les documents des mains d'Elias et les balança par-dessus son épaule, sans se préoccuper de l'endroit où ils allaient atterrir.

« Non mais vous êtes pas malade ?! s'étouffa l'enchanteur scandalisé. Je les avais rangés par ordre de priori- »

Fort de tous les contretemps de la journée et de deux heures à vide, Merlin avait eu largement l'occasion de repenser son approche. Le temps du dialogue était largement dépassé ; alors, sans plus hésiter, le druide saisit Elias autour de la taille pour le soulever franchement et l'asseoir sur le plan de travail le plus proche. Le plus jeune agrippa les bras de son compagnon pour se stabiliser, surpris et pas franchement rassuré par sa soudaine prise d'altitude.

« Wow, d'accord, très bien. Parfois j'oublie comme vous êtes costaud, ah ha. » Avec un sourire nerveux, Elias serra dans ses mains les biceps de Merlin. « Ce qui est marrant, quand on y pense, parce que je vous vois pas spécialement faire d'exercice ou quoi. Vous avez toujours été naturellement balèze comme ça ? Ou c'est juste votre côté druidique ? »

Le fils de démon se saisit du visage rosissant pour le rapprocher du sien. « Boucle. La, » grogna-t-il à travers ses dents serrées avant – enfin, enfin – de s'emparer des lèvres qu'il avait passé la journée à convoiter de loin.

L'exclamation de surprise d'Elias se perdit dans le baiser passionné et, après un instant de crispation initiale, il se relâcha suffisamment pour enrouler ses bras autour des épaules de son druide entreprenant. Encensé par cette réaction positive et sa capacité de jugement largement aliénée par les dernières heures passées à tourner en rond comme un loup en cage, Merlin s'empara des hanches du sorcier et les ramena abruptement contre les siennes. Plutôt que de s'attarder sur le bruit guttural d'inconfort soufflé contre ses lèvres, le druide en mission s'attaqua au manteau d'Elias. Par bonheur, la fermeture capitula immédiatement sous ses mains avides ; elle avait du deviner qu'il était prêt à tout arracher sur son chemin au moindre signe de résistance.

Les lacets de la chemise noire subirent le même sort, ouvrant le col trop large sans se rebiffer et laissant la gorge et le haut du torse d'Elias – ceux-là même qui l'envoûtaient depuis des heures, les scélérats – vulnérables à tous les assauts. Merlin s'y jeta d'ailleurs sans ménagement, dévorant jalousement la peau ainsi dévoilée à grands renforts de baisers brûlants. Il sentit la chair vibrer sous ses attentions quand Elias eut un rire mêlé de toux.

« Hé, hé, doucement, pantela-t-il, d'abord amusé, avant d'écarquiller les yeux quand une offensive particulièrement vigoureuse à l'encontre de sa clavicule le fit basculer en arrière sur l'établi. Ho, Merlin ! Doucement, merde ! »

L'action combinée de deux mains poussant à plat contre sa poitrine stoppa avec succès la progression du plus âgé, l'obligeant à contrecœur à battre en retraite.

« Quoi ? souffla-t-il entre deux halètements, une main appuyé sur le plan de travail et l'autre cramponnée au ceinturon de son compagnon.

- Comment ça, quoi ? siffla Elias, redressé sur ses coudes. Qu'est-ce qui te prend ? Je comprends pas, là, c'est quoi l'urgence ?

- Bah tu vois bien… je… je voudrais qu'on… enfin t'as compris, quoi…

- Non mais ça merci, j'ai une vague idée de ce que tu veux faire, je suis pas encore débile. Ce que j'aimerais savoir c'est pourquoi tu t'y prends comme si tu allais calancher si jamais ça se passait pas là, tout de suite, dans les cinq minutes et à un endroit où n'importe qui pourrait nous voir. »

Fauché dans son élan, Merlin se mit à balbutier, pris à défaut. « Ben, c'est… ben… je me suis dit… comme je pars demain matin… m'enfin si tu veux pas…

- C'est pas que je veux pas, mais comme tu l'as dit, tu pars demain matin. Dans quelques heures, donc, pas dans dix minutes. On peut p't'être prendre un peu notre temps, histoire de profiter un minimum, tu crois pas ? Sauvage… »

L'accusation manquait cruellement de mordant, pour autant elle frappa Merlin en plein visage, pire qu'une gifle. S'il avait passé la journée à ronger son frein, il ne lui était même pas venu à l'esprit qu'il ne s'agissait pour Elias que d'un jour de travail comme un autre. Du point de vue de l'enchanteur, il s'était tout bonnement fait sauter dessus comme un vulgaire morceau de jambon en rentrant au labo, sans aucune forme de procès – ni de douceur, à bien y repenser.

Le druide horrifié sentit la honte lui chauffer l'arrière des oreilles et jeter un froid sur ses ardeurs. Il s'était monté le bourrichon tout seul, emmagasinant des doses croissantes de frustration là où l'âge et l'expérience auraient du le forcer à plus de retenue. Même s'il l'avait dit sur le ton de la plaisanterie, Elias avait raison : il n'était pas plus civilisé qu'une bête sauvage, à imposer ses désirs sans tenir compte de ceux de l'autre.

« Pardon, murmura-t-il, penaud et incapable de croiser le regard de celui qu'il comptait épouser et pour lequel il venait de montrer autant de respect qu'à la boue séchée coincée sous ses bottes. J'ai pas pensé, euh, je voulais pas… je voulais pas te forcer, jamais… je vais peut-être monter me coucher, c'est mieux…

- Hé là, hé là, stop. Reste là. » Elias retint la main qui venait de lâcher son ceinturon, empêchant Merlin de s'enfuir. « Personne force personne à quoi que ce soit, c'est pas la question. Je dis juste que ça sort de nulle part, que ça te ressemble absolument pas et que j'aimerais comprendre. Rien de plus.

- Tu vas te foutre de ma gueule…

- C'est toujours une possibilité pour tout ce que tu fais, alors ça ou autre chose, tu prends pas plus de risque. »

Merlin tenta un regard courroucé que son embarras ne lui permit pas d'afficher de façon optimale avant de baisser de nouveau les yeux. « C'est stupide, c'est juste que… ben je me suis rendu compte qu'on allait être séparés pour deux semaines, qu'on avait plus fait aussi long depuis des mois et que tu allais beaucoup me manquer, voilà, c'est… c'est tout, j'avais juste envie d'être près de toi avant de devoir partir.

- Ah ben là, je confirme, c'est complètement stupide. » Devant l'expression outrée de Merlin, Elias se fendit d'un sourire taquin. « Tu pars pas à la guerre, grosse betterave, tu vas juste danser dans les montagnes et boire des godets à la pleine lune en chantant des trucs ringards avec tes charlots de copains. Profite. Je vais pas m'évaporer. Quand tu rentreras dans deux semaines, je serai là. Et dans deux ans, et dans dix ans, bon sang, même dans cinquante ans je s'rai toujours là. Tellement que tu finiras par en avoir ras le bonnet de voir ma sale tronche, alors tu seras gentil de me laisser le temps et de pas précipiter le processus. »

Il avait beau le nier de toutes ses forces, Elias de Kelliwic'h était un grand romantique. Peu conventionnel et un brin caustique sur les bords, mais un grand romantique quand même.

Déglutissant autour de la boule dans sa gorge, Merlin se laissa tirer vers l'avant dans une nouvelle étreinte, infiniment plus affectueuse et douce que celle qu'il avait initiée plus tôt. Le menton niché entre l'épaule et le cou du sorcier, il passa ses bras autour de sa taille pour le serrer contre son torse et sourit lorsque le plus jeune l'imita. Quelques instants passèrent ainsi, en silence, simplement à apprécier la sérénité du moment sans les pulsions capricieuses qui avaient animées Merlin tout au long des dernières heures.

Elias brisa le silence en premier par un chuchotement amusé. « Alors comme ça on a passé une rude journée ?

- Une véritable torture, geignit son fiancé directement à son oreille. J'ai pas arrêté de penser à toi. Toute la journée. A quel point t'es superbe, intelligent, drôle. Comme cette chemise te va aussi bien quand tu la portes que quand tu la portes pas. »

L'enchanteur émit un bref souffle d'air par le nez, un peu mal à l'aise, comme à chaque fois que Merlin lui faisait ouvertement un compliment. « Eh bien, eh bien, tout ça… si tu continues, je risque de tomber dans les pommes, attention.

- Avancer dans l'après-midi a été aussi pénible que si j'avais été enfoncé jusqu'à la taille dans un marécage. J'ai tellement envie de toi que j'arrive même plus à réfléchir normalement.

- Non sans déconner, arrête, je vais vraiment tourner de l'œil. »

Le magicien blanc cacha un rire contre la joue cramoisie de son compagnon avant d'y presser un baiser. Puis un autre, juste sous son oreille. Et enfin un dernier, sur l'arête de son nez, avant de reposer son front contre le sien et d'amener une main à la nuque du plus jeune pour y caresser ses cheveux.

« Je t'aime, souffla-t-il, la voix rendue rauque par l'émotion.

- Mhmm je t'avoue que je commençais à m'en douter, un peu. » Elias esquissa un sourire mutin quand Merlin lui tira légèrement une mèche de cheveux en représailles. « Je t'aime aussi, andouille. A ce stade, j'espère que tu le sais. »

Le druide franchit le dernier pouce qui séparait ses lèvres de celles de son amant, infusant dans le baiser autant de tendresse qu'il en était physiquement capable.

« Si j'ai pas tout fait foirer, tu veux bien qu'on monte à la chambre ? murmura-t-il ensuite. Je promets de bien me tenir.

- Pas trop bien non plus, j'espère. Mais ouais, ça marche, laisse-moi juste descendre de là. »

Elias se laissa gauchement glisser à bas de l'établi, entravé par son état de débraillement avancé. Il prit la main de Merlin et s'apprêtait à le suivre vers l'escalier quand il s'immobilisa, vraisemblablement pris d'une soudaine pensée.

« Attends, attends, attends. » L'enchanteur relâcha sa prise pour partir de son côté au fond du laboratoire, vers la réserve. Il s'accroupit, farfouillant dans la pénombre, puis se redressa après un « Ah ! » victorieux. Sur l'établi qui lui avait servi de perchoir, il déroula les trois parchemins que Merlin avait envoyés valser plus tôt dans son empressement et, après avoir vérifié leur contenu, les aligna soigneusement dans un certain ordre.

Prêts pour la journée de boulot du lendemain. Le druide s'esclaffa ; il n'était pas encore venu, le jour où Elias laisserait des pulsions frivoles entacher son éthique professionnelle.

« Magne-toi le céleri au lieu de te marrer, lui intima son compagnon en lui passant sous le nez, direction la cage d'escalier. Tu nous as déjà fait perdre un temps considérable, tu peux pas te permettre de lambiner en prime ! »

La mâchoire de Merlin menaçait de heurter le sol tant son indignation était vive. Le culot ! « Ce qu'il faut pas entendre ! Tu manques vraiment pas de cran !

- J'essaie juste d'optimiser les quelques heures qu'il nous reste ensemble, il faut bien que quelqu'un le fasse ! »

Tout en parlant, Elias ôta son manteau déjà ouvert et le pendit à un crochet près de l'escalier. Au moment où il allait également se débarrasser de sa chemise en montant les premières marches – pour gagner du temps, comme il disait, ce fourbe – Merlin l'en empêcha en attrapant une manche.

« Non ! s'écria-t-il, un poil plus fort que prévu. Euh, je veux dire… tu pourrais la garder, pendant qu'on… ? S'il te plaît. »

Le plus jeune baissa les yeux sur son col, largement ouvert sur son torse, puis releva le menton et regarda son compagnon un instant sans comprendre. « Euh… pourquoi ?

- C'est ça, fais celui qui sait pas… »

De nouveau, Elias toussota et ses joues prirent une teinte rouge joliment mise en valeur par les lampes fixées aux murs du labo. Il se racla la gorge pour chasser son embarras. « Erm, ouais… si tu veux. Bon, c'est pour ce soir ou pour demain ? »

Demain.

Demain il prendrait la route pour deux longues semaines loin de son enchanteur, de leur lit, de cet endroit qui était devenu leur foyer au fil des années et le resterait tant qu'ils ne décideraient pas d'aller ailleurs. Elias avait raison : qu'est-ce que c'était, finalement, deux malheureuses semaines dans le grand schéma de leurs vies ? Une miette, une bricole insignifiante qui n'avait pour seule fonction que de leur faire apprécier d'avantage le moment des retrouvailles.

Pour autant, Merlin s'appliqua à graver dans sa mémoire tous les détails de leur nuit pour les revisiter avec délice plus tard, sur la route, lorsqu'il serait seul avec ses pensées. La solidité d'une hanche dans le creux de sa main, se laissant docilement guider. Les frémissements d'un ventre contre ses doigts, traqué à l'aveuglette sous une chemise trop ample. La chaleur d'une respiration saccadée, alanguie, articulée autour de mots à peine audibles au milieu des grognements mais dégoulinant d'un plaisir désespéré. Chaque pression de ses talons dans le matelas guidant ses reins en feu vers le haut, alors qu'il répondait volontiers au plus ancien instinct du règne animal. Et enfin une paire de rires, étranglés et doux, quand les bras d'Elias finirent par le trahir et qu'il s'écroula sur le torse de Merlin, sans élégance mais perclus de satisfaction.

Une fois les flammes dévorantes de la passion rassasiées, les deux magiciens s'abandonnèrent à une étreinte bien plus chaste mais non moins intime, laissant leurs mains courir paresseusement le long d'un dos ou d'une épaule en attendant que le sommeil vienne tranquillement les cueillir. Le druide pêcha du pied la couverture poussée hors du lit pour couvrir son amant, lové contre sa poitrine et déjà somnolant, sans trop le bousculer ; s'il se sentait capable de veiller pour profiter d'encore un peu de temps avec son partenaire, il savait à quel point Elias courait après les heures de sommeil. Il ne comptait pas l'en priver, loin de là.

Quand résonnèrent les premiers ronflements, bas et feutrés contre son poitrail, Merlin était toujours bien éveillé à regarder les lattes du plafond. Tout de même… deux semaines. Quatorze jours. Ça voulait dire quatorze nuits, aussi, seul sur une paillasse dans la forêt à déplorer l'absence d'un autre corps près du sien. A se demander égoïstement s'il n'aurait pas du insister pour que l'enchanteur les accompagne, Mehgan et lui, même si la Célébration du Sanglier était de loin la fête « la plus moisie, la plus ridicule et la plus paumée que ces crétins du Conseil ont pu inventer. ».

Avec un soupir mélancolique, le druide resserra l'étau de ses bras autour d'Elias au risque de l'étouffer, arrachant d'ailleurs au dormeur un grommellement pâteux de protestation. Il allait profiter d'une longue promenade en pleine nature, et le sorcier allait avoir le labo pour lui tout seul. Tout le monde y gagnait.

Il avait plus de neuf cents ans. Il avait vécu dix longues années sous terre avec une troupe de débiles qui trouvaient chaque semaine une nouvelle façon de mourir dans d'atroces souffrances.

Il pouvait gérer. Sans problème.