Résumé : un sombre secret s'invite à Kaamelott.


== Le Cachottier – Partie 1 ==

A bien y réfléchir, Merlin aurait du se douter que quelque chose allait de travers. Les indices, après tout, s'étaient manifestés assez tôt. A la minute où il était revenu de la Célébration du Sanglier, à vrai dire.

« J'suis rentré ! » avait-il annoncé à la cantonade le matin même en poussant la porte du laboratoire, fourbu et sale et cruellement impatient de pouvoir reposer les yeux sur son fiancé.

Seulement, en lieu et place d'un accueil aussi enthousiaste que le sien, il s'était heurté à un regard déconcerté et une bouche béante de confusion.

« Mais… vous deviez pas rentrer dans trois jours ? avait bafouillé Elias depuis son tabouret, sa plume figée à mi-chemin vers un bout de parchemin.

- Ah ben charmant, bonjour l'accueil, avait grommelé le druide déçu en soulageant son épaule du poids de sa besace. Je sais que les effusions de joie c'est pas votre truc, mais vous pourriez au moins faire semblant d'être content de me revoir.

- Non mais je suis content de vous revoir, commencez pas… je m'y attendais juste pas aujourd'hui, c'est tout.

- Si vous voulez je repars et je reviens dans trois jours, comme ça vos attentes seront pas perturbées. »

Elias avait levé les yeux au ciel. « Arrêtez de faire votre bêcheuse deux minutes et dites-moi plutôt ce que vous avez fait de la petite.

- Je l'ai laissée à la taverne en passant pour qu'elle voie son père et son oncle Perceval, elle viendra au château demain.

- Mhmm. Tout s'est bien passé ?

- Plutôt, oui. Y avait moins de monde que ce à quoi je m'attendais, pourtant on a eu beau temps. J'comprends pas. Enfin sauf sur le retour, on s'est pris un déluge sur la tronche, j'vous raconte pas la saucée. Comme Mehgan était crevée et que je voulais pas qu'elle chope une pneumonie, on a pris une diligence pour le dernier tiers du chemin. Ah ben c'est pour ça qu'on arrive en avance, d'ailleurs. » Tout en parlant, Merlin s'était débarrassé de sa cape de voyage et de ses bottes crottées près de l'entrée, pour ne pas être accusé de semer de la boue séchée de partout. Puis il s'était approché de l'établi, curieux. « Et vous ? Vous bossez sur quoi ? »

Un éclair de réalisation avait alors traversé les yeux pâles d'Elias. Dans le même geste, il avait lâché sa plume et ramassé à la va-vite les bouts de parchemin dépliés devant lui sur l'établi pour les fourrer dans une poche, au mépris des froissements.

« Sur rien, c'est juste, c'est pas… c'est pas intéressant, avait-il cafouillé.

- Vous pouvez me dire, non ?

- Oui j'pourrais, euh, mais non. Déjà parce que ça vous regarde pas, et ensuite, euh… vous comprendriez rien, de toute manière. Autant vous épargner le voyage.

- Ah ben d'accord, de mieux en mieux, avait sifflé Merlin, vexé. Dites-le tout de suite si je vous fais chier… j'vous rappelle pour mémoire que j'ai toujours ma cabane en forêt et que ça me dérange absolument pas d'aller y passer quelques jours si ma présence ennuie môssieur Elias et sa mauvaise humeur légendaire. »

Elias avait soupiré et s'était levé de son siège pour rejoindre son compagnon. « Mais non, allez, excusez-moi… bien sûr que ça me fait plaisir de vous voir, vous m'avez juste pris de court, c'est tout. On recommence. » L'enchanteur s'était planté devant le druide, tête inclinée en arrière pour le regarder dans les yeux. « Bonjour Merlin, vous m'avez manqué, j'espère que vous avez fait bon voyage, auriez-vous l'obligeance d'aller vous laver le derche car je me suis rendu compte en approchant que vous daubiez la sueur plus fort qu'une carcasse laissée en plein soleil et que vous risquiez de faire pourrir tous les produits du labo ? »

Amusé malgré lui par le ton très protocolaire de l'insulte, Merlin s'était surpris à sourire et à jouer le jeu. « Bonjour Elias, vous m'avez manqué aussi, le voyage a été très bon, je n'irai nulle part tant que je n'aurai pas eu mon baiser de retour règlementaire.

- Ben mon pauvre vieux, vous pouvez toujours vous gratter, parce qu'avec l'odeur de poney moisi que vous vous trimballez je risque pas d'approcher mon pif à moins de- argh, Merlin, non ! Je déconne pas, c'est dégueulasse ! »

Le druide s'était contenté de resserrer un peu plus l'étreinte de ses bras, insensible aux protestations et aux menaces du plus jeune magicien, pour voler de ses lèvres ce qui lui revenait de droit.

Bon, au final, il avait abdiqué, admettant qu'un bain lui ferait en effet le plus grand bien après son périple de plusieurs jours. Il avait tenté de convaincre Elias de prendre avec lui le chemin de la baignoire mais le sorcier avait décliné l'offre – aussi tentante fut-elle – au profit d'un détour par les cuisines pour récupérer un casse-croûte. L'estomac éploré de Merlin n'avait pu qu'approuver l'initiative et les deux magiciens s'étaient donné rendez-vous au labo après l'accomplissement de leurs missions respectives.

Armé d'une éponge savonneuse et d'un peigne robuste, cela faisait bien une demi-heure que le druide s'acharnait à éliminer jusqu'à la dernière trace de terre sous ses ongles et à démêler jusqu'au dernier nœud tapi dans ses mèches blanches. Il n'avait absolument rien contre un brin de communion avec la vie sauvage, mais il devait bien reconnaître qu'une allure plus civilisée était tout aussi satisfaisante. Une fois toiletté et vêtu d'une chemise blanche propre piochée dans son armoire, il reprit la direction du laboratoire, laissant dans son sillage une bonne odeur de propre et de savon parfumé aux fleurs.

En poussant la porte de l'espace de travail pour la seconde fois de la journée, il ne s'attendait certainement pas à trouver un revenant vautré dans un des fauteuils avec les pieds sur un établi et un sourire de pirate en travers du visage.

« Bah ça alors, Merlin ! salua Venec tout en se balançant allègrement d'avant en arrière, faisant grincer les pieds du fauteuil. Ça biche, depuis le temps ?

- Euh, oui, j'imagine, répondit l'intéressé sans pouvoir débarrasser sa voix d'un fond de méfiance. Pardon, mais… enfin d'après ce qu'on m'a dit, vous étiez plus ou moins… porté disparu ? Ou un truc approchant, en tout cas. »

Le contrebandier hocha la tête. « J'vois ce que vous voulez dire. J'admets que j'ai passé une paire d'années pas très folichonnes à jouer les larbins pour l'autre pomme d'Alzagar. Allez savoir pourquoi, ce con-là m'a trimballé d'un bout à l'autre du continent pour me faire faire les boulots les plus moisis de l'histoire du monde, et pour pas un rond en plus. J'crois qu'il m'en veut pour un truc que je lui ai fait un jour, mais de là à savoir pour quoi… j'ai trempé dans tellement de combines depuis que je suis en activité, hein, comment j'suis sensé me rappeler de tous les guignols que j'ai pigeonnés ?

- Ah non, là, c'est sûr…

- Ah, vous voyez, on est bien d'accord ! C'est moi la victime, dans l'histoire. » Venec croisa lourdement ses pieds sur l'établi et Merlin grimaça en voyant une croûte terreuse se détacher de la semelle pour s'éclater sur le plan de travail. Si Elias était là, Venec se serait déjà rendu compte que ses tribulations avec Alzagar faisaient bien pâle figure comparées au courroux du grand maniaque du Nord. « Enfin, bref. Un jour qu'on dévalisait des baraques cossues en Aquitaine, vers Burdigala là-bas, il nous est venu la nouvelle qu'Arthur avait repris le trône et flanqué une peignée à Lancelot. L'autre trouduc d'Alzagar y croyait pas, il s'en foutait pas mal de toute manière. Seulement moi, un jour où il regardait pas, tac !

- Tac quoi ? demanda Merlin, inquiet.

- Tac, j'me suis fait la malle ! Propre et net. J'ai sauté dans le premier bateau en partance, et hop ! Revoilà ce bon vieux Venec sur l'île de Bretagne, prêt à se mettre au service de notre bon roi légitime et de son nouveau gouvernement ! Question loyauté, cherchez pas, vous trouverez pas mieux ailleurs. Et attention, je dis, je reviens : cette fois-ci, je suis droit dans mes bottes, les affaires louches c'est du passé, c'est moi qui vous l'dis ! »

Le sourire convaincu du roublard avait tout pour faire rire. Merlin ne pouvait pas vraiment se targuer de bien connaître le spécimen, mais de ce qu'il avait entendu dire, il serait surpris si ses bonnes résolutions tenaient jusqu'à la fin de l'année.

« Alors ça y est, vous vous rangez ? fit-il sur le ton de la conversation. Donc contrebande, banditisme, trafic d'esclaves, tout ça c'est fini ?

- Parole, décréta solennellement Venec. Maintenant je donne dans le renseignement pour le compte de notre bon Sire. On a un accord, signé, estampillé, tout ce qu'il y a de plus légal. Si mes vieux étaient pas passés ad patres depuis longtemps, ils seraient fiers du fiston ! Bon, après… » Il retira ses pieds de l'établi et se pencha en avant pour y poser les coudes, un rictus de connivence aux lèvres. « J'dis pas que je cracherai sur les opportunités non plus, hein. J'ai des yeux et une cervelle, j'peux pas non plus les ignorer, ce serait pas moral. Par exemple, en arrivant tout à l'heure, j'ai vu le molosse que vous avez, dans la petite cour en bas. »

Un coup d'œil par la fenêtre suffit à Merlin pour apercevoir Mogriave étalé sans grâce sur les pavés à l'ombre des établis extérieurs, en plein milieu d'une sieste.

« Oui, et alors ?

- Bon, question chien de garde, il est un peu naze, faut dire ce qui est. J'ai pu entrer et m'installer sans que le bazar bouge une oreille. Mais si ça vous tente, vous me le filez, moi je l'entraîne un peu au combat et ensuite, ben, on voit ce que ça donne. Un clebs comme lui, y a un bon paquet de blé à se faire ou je m'appelle pas Venec. »

Entrer sans y être invité. Poser ses bottes sales sur la table. Proposer de faire de Mogriave la vedette des combats de chiens. Ça, pour sûr, il s'était drôlement assagi, le bonhomme.

« Redites-moi pourquoi vous êtes ici, déjà ? s'enquit Merlin, ignorant sciemment la dernière suggestion du trafiquant « repenti » comme si elle n'avait jamais été évoquée.

- Ici, au château ?

- Non, plutôt ici, dans le laboratoire. Je crois que c'est la première fois que je vous y vois, du coup, je m'interroge. Vous aviez besoin de quelque chose ?

- Je viens voir votre pote, indiqua Venec en s'emparant d'une petite fiole pour en observer le contenu écarlate au soleil, intrigué. Le petit teigneux, toujours à râler, voyez qui je veux dire ?

- Vaguement, marmonna le druide en se doutant bien que l'autre homme ne saisissait pas l'ironie de sa question et qu'il était fortement possiblement que le statut de sa relation avec Elias lui demeure inconnue.

- Voilà, lui. Il m'a passé commande la semaine dernière, comme j'ai peut-être trouvé ce qu'il lui faut, je viens le voir. Le suivi client, c'est primordial dans ma branche, on rigole pas avec ça. »

De quelle branche il s'agissait entre l'ancienne et la nouvelle, Merlin redoutait de poser la question. D'autant qu'il n'était pas habitué à voir Elias endosser le rôle du client, et encore moins avec un pourvoyeur connu pour ses pratiques louches, par-dessus le marché.

Alors qu'il passait une main dans ses cheveux encore humides du bain tout en réfléchissant à la manière la plus délicate de demander la nature de leur transaction, la porte du laboratoire s'ouvrit dans son dos.

« Voilà, bon ça m'a pris plus de temps que prévu mais vous me direz si ça valait le coup : clafoutis à la cerise, tout juste sorti du… » La voix d'Elias mourut dans sa gorge au moment où il prit conscience de la présence de Venec, mais il se reprit bien vite, dos raide et sourcils froncés. « Four. Qu'est-ce que vous foutez là ?

- Moi ou lui ? demanda naïvement l'ex-bandit en pointant un doigt sur son propre torse puis vers Merlin.

- Vous. Qu'est-ce que vous faites ici ?

- Ici, au château ?

- Non, ici, dans le laboratoire, » crissa Elias entre ses dents serrées, à bout de patience.

Au-delà de son irritation bien compréhensible – même Merlin devait admettre que s'introduire quelque part sans y avoir été invité ne volait pas très haut question savoir-vivre – une autre émotion semblait tirer les traits de son compagnon. Il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus, mais la perturbation prenait racine jusque dans l'aura magique de l'enchanteur, dont le druide avait appris à percevoir les variations les plus fortes au fil de ces dernières années. Celle-ci était subtile, discrète, cependant il lui sembla discerner quelque chose comme… de l'appréhension ? De la crainte ?

Merlin fronça les sourcils. Pourquoi Elias aurait-il peur de Venec ? Cela n'avait aucun sens, il devait se tromper.

« Je venais vous voir rapport à votre demande de la semaine dernière, reprit Venec sans se soucier ni de l'ambiance, ni des mots grinçants de l'enchanteur. Je pense que j'ai trouvé c'que vous voulez, faut juste me dire-

- Tenez, interrompit sèchement Elias en fourrant un ballotin de tissu dans les mains de Merlin. Montez, commencez à manger ou piquez une sieste, je vous rejoins très vite.

- Je croyais qu'on mangeait pas dans la chambre ? Soi-disant ça fout des miettes, ça tache le couvre-lit, ou j'sais pas quoi…

- On va dire que ça passe pour cette fois. Vous devez être crevé du voyage alors montez, allez. Vous épiloguerez plus tard. »

Le périple avait en effet bien usé Merlin ; si le bain l'avait rafraîchi, il n'avait pas été d'un grand secours pour ses articulations abusées et les courbatures lancinantes dans ses jambes. Cependant il n'était pas assez abruti d'épuisement pour ne pas reconnaître une demande de débarrasser le plancher lorsqu'elle lui était adressée droit dans les yeux. Plutôt que d'entamer une dispute dès son retour – et devant témoin – le druide hocha placidement la tête et s'en alla vers l'escalier, paquetage de nourriture en main.

Toutefois, une pulsion de mutinerie le fit s'arrêter en haut des marches. Après tout on lui avait demandé de monter, ce qu'il avait fait ; en revanche personne ne lui avait interdit de traîner dans le couloir en tendant l'oreille. Et puis c'était fou à quel point ça résonnait, la pierre.

« Vous auriez pu prévenir que vous alliez passer, lui parvint la voix abrasive d'Elias. Quand on a deux ronds de savoir-vivre, c'est généralement ce qu'on fait.

- Figurez-vous que je venais pas que pour vos beaux yeux, hein, rétorqua Venec. J'avais rendez-vous avec le roi, moi à la base. Seulement comme je sais pas quand je repasserai et que j'avais du nouveau pour votre affaire, je me suis dit que j'allais faire un crochet par chez vous. Entre parenthèses, vu comment elle est tordue votre requête, vous pourriez me dire merci au lieu de rouscailler. Quand on a deux ronds de politesse, c'est généralement ce qu'on fait.

- Bon, bon, passons… vous avez trouvé quelque chose, donc ? Posez ce truc, vous allez le casser et ça coûte la peau du fion. »

Un tintement clair laissa supposer que Venec avait reposé la fiole qu'il observait plus tôt.

« J'vous ai trouvé un gars qui pourrait faire l'affaire. Laissez-moi vous dire au passage que ça a pas été simple, déjà il a fallu choper quelqu'un qui se chiait pas dessus à l'idée d'être seul avec vous, rien que ça j'ai mis des plombes. Pardon, mais dans les villages alentours vous avez quand même une bonne réputation de merde, faut dire ce qui est.

- Laissez ma réputation là où elle est et marchez, grogna l'enchanteur. J'ai autre chose de prévu pour la journée.

- J'y viens, ça va. Donc je disais, j'ai trouvé un mec qui correspond à ce que vous voulez. Un jeunot. Il est d'accord sur le principe, et il est pas trop loin. Par contre il se déplace pas, faudra aller chez lui.

- C'était prévu, de toute manière. Vous vous imaginiez pas que j'allais faire ça ici à la vue de tous, si ?

- Est-ce que je sais, moi ? J'suis censé avoir deviné toutes les ficelles de votre plan farfelu ? Je suis déjà bien gentil de vous filer un coup de main alors que vous êtes pas super agréable, que vous me donnez la moitié des infos-

- Et que je vous paie, un menu détail mais qui a son importance, tout de même. Enlevez vos godasses pourries de mon établi, bon sang, vous êtes pas chez votre mémé. »

Le bruit sec de pieds de chaise retombant contre les dalles du sol résonna dans la cage d'escalier.

« Bref, je vous ai noté son adresse là-dessus, vous aurez qu'à aller voir vous-même si le gars vous convient, grommela Venec.

- Merci… vous êtes sûr qu'il saura tenir sa langue, votre type ?

- Ecoutez, vous vouliez un contact, vous l'avez. Maintenant pour le reste de vos bizarreries, vous vous débrouillez. J'suis pas non plus entremetteur de profession.

- Parce que c'est quoi, votre profession, sans être indiscret ? Un truc respectable, j'imagine ?

- Ouais, ben si c'est pour entendre ça, je préfère encore me barrer. Pas la peine de me raccompagner, j'connais le chemin. » Un raclement de siège contre la pierre, quelques pas puis le grincement caractéristique de la porte du laboratoire. « Ah, au fait, il est à vous le clébard dehors ?

- Le clébard ? Ah… ouais, en quelque sorte… pourquoi ? demanda Elias, intrigué.

- Il est plus tout jeune mais il a de beaux restes. Je connais un mec qui est pas mal calé en dressage de chiens de combat, si vous me le filez un mois ou deux y aurait moyen-

- Ouais. Alors, non, juste… touchez à mon chien et je vous bute. Bonne journée. »

Le claquement cinglant de la porte du laboratoire extirpa Merlin de ses pensées avec toute l'efficacité d'un clairon matinal. Le druide s'empressa de rejoindre la chambre sans faire trop de bruit avant d'être pris en flagrant délit d'espionnage. Il posa le baluchon à l'odeur alléchante sur sa table de chevet et s'allongea sur le lit, les bras croisés derrière la nuque, comme s'il avait sagement attendu là que son compagnon le rejoigne depuis le début au lieu de traîner à portée de voix comme un vilain garnement.

A peine eut-il choisi une position qui était le parfait mélange entre désinvolture et relaxation que les pas d'Elias s'approchèrent de leur chambre.

« C'est bon, je m'en suis débarrassé, annonça l'enchanteur en entrant dans la pièce.

- Il venait pour quoi ? feignit Merlin en tentant de dompter la curiosité qu'il sentait frémir juste sous la surface concernant l'étrange conversation dont il venait de se rendre témoin, tapi dans les ombres – et dont on avait voulu le tenir à l'écart.

- Rien de très palpitant, les affaires, je vais pas vous ennuyer avec ça. Vous avez pas commencé à manger ?

- Je vous attendais. » Le druide scruta la posture de son promis et, comme plus tôt, y trouva quelque chose de bizarre. Pas exactement inquiétant ou dérangeant, mais une impression furtive que le Fourbe ne lui disait pas la vérité. Ou du moins, qu'il ne lui disait pas tout. « Vous êtes sûr que vous voulez pas me dire ?

- Mais non, j'vous dis, rho. Je vais pas vous parler boulot alors que vous rentrez à peine, ça va bien maintenant. » Elias prit place sur le bord du lit et attrapa le paquetage de bouffe que le clafoutis à la cerise commençait lentement à teindre en rouge. « Vous allez plutôt me raconter votre petit périple en tête à tête avec Mehgan pendant qu'on grignote un morceau, ce sera bien plus intéressant. »

Si Merlin avait encore des doutes quant à l'étrangeté de la situation, ils venaient de prendre le large sans un regard en arrière. Elias qui considérait la nourriture et un récit de voyage – vers l'une des fêtes druidiques les plus débiles à ses yeux, qui plus est – comme plus digne d'intérêt que le boulot ? Non mais bien sûr. Pourquoi pas un goûter avec le lion de Némée tant qu'on y était, ou un pique-nique avec Néron ? Toute la communauté magique s'accordait à dire que Merlin n'était pas le couteau le plus affuté du tiroir, mais il aurait fallu être aveugle et sourd pour ne pas piger qu'il s'agissait là d'une tentative de changement de sujet à peine déguisée.

Alors, que faire ? Confronter Elias sur son attitude, ou la nature de la conversation qu'il avait honteusement épiée ? Si l'échange entre les deux hommes avait bien eu le ton de la transaction, Venec n'était pas spécialement connu pour son respect de la loi ; aussi, Merlin ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur le type de demande faite par son compagnon. Pourquoi avait-il fait appel à cette canaille, et pour quelle « requête tordue » avait-il besoin de se retrouver seul avec un inconnu ? La question méritait qu'on s'y attarde, pour autant le druide n'était pas bien persuadé qu'il était sage de s'y attaquer alors qu'il venait tout juste de rentrer. Déjà, il lui faudrait admettre qu'il avait laissé traîner ses oreilles dans une conversation privée, et ensuite qu'il remettait en question l'affirmation d'Elias selon laquelle il ne s'agissait que d'une discussion professionnelle tout à fait ordinaire.

Deux bons prétextes pour commencer une engueulade et Merlin était bien trop crevé. Il aborderait le sujet plus tard, après quelques heures de sommeil. Il n'avait absolument pas envie d'entacher la petite période de bonne humeur supplémentaire qui régnait dans le laboratoire à chacun de ses retours de voyage. De plus, il voyait peut-être le mal là où il n'y en avait pas vraiment : sans doute qu'Elias, éternel magouilleur, avait simplement trouvé un énième fournisseur de produit louche pour faire tourner la boutique à bas prix pour le royaume. Et si l'enchanteur avait eu l'air si mal à l'aise, eh bien, c'était certainement parce qu'il redoutait la réaction de Merlin face à ces pratiques un peu douteuses sur les bords.

Voilà, c'était certainement ça. Pas de quoi bousculer une charrette ou se faire une montagne d'un pet de souris. Pas non plus très glorieux, mais bon, il ne s'attendait pas vraiment à ce qu'Elias devienne subitement un enfant de chœur. Il trouverait bien un moyen détourné d'obtenir des réponses à un moment plus propice ; pour l'heure, il semblait bien plus judicieux de s'emparer de la part moelleuse de clafoutis que le sorcier lui tendait et de lui narrer les péripéties d'une Mehgan malchanceuse que Yael avait coincée durant trois heures avec des anecdotes sur ses dix marmots.


Malheureusement pour Merlin, ses suspicions se trouvèrent ravivées deux jours plus tard, juste au moment où il s'apprêtait à les enterrer.

Pour fêter le retour de sa sœur et de leur druide d'oncle – et aussi un peu pour tromper l'ennui que quelques jours passés à la taverne en compagnie des Semi-Croustillants générait forcément – Mehben avait enfilé son tablier de pâtissière. Fruits de son dur labeur : un magnifique cake à l'abricot, fondant et sucré, ainsi qu'une tarte aux mûres croustillante à souhait.

Le fumet enivrant de l'abricot rôti et la plaidoirie passionnée des deux jeunes femmes eurent bien vite raison de la détermination d'Elias. Après d'âpres négociations, l'enchanteur consentit à faire une pause au milieu de sa journée de travail pour goûter aux créations de son apprentie, mais « dix minutes, pas plus, sinon après on sera marrons pour finir la décoction de peau de salamandre avant ce soir et j'en ai besoin pour demain ». Il prit place en bout d'établi avec son compagnon et leurs nièces, affublé d'un air légèrement bougon qui disparut bien vite quand ses dents s'enfoncèrent dans la pâte dorée.

« Attendez, c'est vous qui avez fait ça ? articula-t-il autour de sa délicieuse bouchée, éberlué.

- Ben oui, pas le roi d'Irlande, ironisa Mehben tout en coupant de généreuses parts pour Merlin et Mehgan. Ça lui ferait un peu loin pour nous amener des gâteaux.

- Mais comment vous avez réussi à avoir les abricots craquants dehors et fondants dedans comme ça ?

- Je les ai faits à la poêle avec du beurre avant de les mettre dans la pâte, comme ça ils lâchent pas d'eau pendant la cuisson. C'est Père qui m'a montré.

- Ben voyez, je croyais pas dire ça un jour mais… il vaut p't'être quelque chose, au final, votre paternel. »

Mehben frappa l'épaule d'Elias de sa spatule en bois pour lui intimer le respect, arrachant au sorcier un bruit indigné que sa bouche occupée avait du mal à former correctement et à Merlin un sourire amusé. Elle était parfaite cette petite collation de milieu de journée, douce et empreinte de la familiarité des retrouvailles. Mogriave couché sur ses pieds, sous le plan de travail, grappillant toute la fraîcheur qu'il pouvait trouver contre les dalles en pierre. Les rayons du soleil caressant paresseusement chaque surface à travers la grande fenêtre du labo. Elias qui tentait de se resservir après avoir englouti son premier morceau de cake et les gamines qui l'empêchaient à grands renforts de protestations outrées de dérober la part destinée à Merlin.

Sa petite famille, en somme. Bancale, bruyante et à l'opposé complet de la tradition, mais aussi une des choses auxquelles il tenait le plus en ce bas monde.

Trois petits coups discrets frappés à la porte du laboratoire détournèrent Merlin de son observation attendrie de la scène de goûter – aussi attendri que l'on puisse être en voyant son fiancé âgé de plus d'un siècle défendre puérilement ses droits sur une part de gâteau. Dans l'embrasure, un jeune garçon que le druide reconnut comme un des coursiers du château brandissait une belle liasse de petits parchemins, certains roulés, d'autres pliés en quatre.

« Vous avez du courrier, m'sieurs dames les mages, annonça-t-il de sa voix encore fluette.

- Ouh, c'est pas désagréable, fit remarquer Mehgan, songeuse. Madame la mage… ouais, je pourrais m'y faire.

- Vous emballez pas trop non plus, ricana Elias, ses doigts refermés autour de son morceau de cake nouvellement volé telles les griffes du chat sauvage autour de la mésange innocente. Pour le moment vous êtes en formation, y a que deux magiciens ici. Si on veut pousser la chose, on pourrait même dire qu'il n'y en a qu'un seul, mais bon…

- Eh ben ça attaque sans sommation, aujourd'hui, siffla Mehben.

- Par égard pour cette belle journée si bien commencée, je vais faire comme si j'avais rien entendu, soupira Merlin en acceptant les missives. Merci, mon garçon. Tiens, pour la peine, et pour nous excuser du manque flagrant de politesse du coin. » Une fois le coursier reparti avec un bout de tarte et un sourire ravi sur son visage juvénile, le druide s'intéressa au courrier. « Alors, voyons… ah, les filles, vous avez un mot de Gwenaël. J'imagine que ça a un rapport avec la fête de Lugnásad, on a aussi reçu les invitations, si vous voulez toujours venir.

- Et comment ! fit la future maman en s'emparant du parchemin soigneusement roulé ainsi que d'un des bouts de papier arborant le sceau du Haut Conseil Druidique. Ça va être le seul rassemblement de l'année assez proche de Kaamelott pour que j'aie le droit d'y aller, vous pouvez parier que je vais pas louper ça ! »

Elias interrompit sa dégustation pour froncer les sourcils. « Quoi ? Vous allez vous frapper une randonnée en plein été, avec la chaleur qu'on se paie cette année, tout ça pour même pas boire d'alcool et regarder des pignoufs à barbiche se persuader que leurs chansons de poivrots jouent vraiment un rôle dans l'abondance des futures récoltes ? Hors de question.

- Non mais oh, vous êtes pas mon père, hein ! s'offusqua Mehben. Je suis quand même assez grande pour savoir ce que je suis capable de faire, ça va bien, là ! En plus c'est juste à côté !

- Elle a raison, appuya Merlin alors qu'Elias tournait vers lui un regard noir empreint de trahison. Désolé mais c'est vrai. A tout péter, il doit y avoir une heure et demie de marche, deux si on traîne. On n'est même pas obligés de rester le soir : on y va, on profite un peu de la journée, et hop, on sera rentrés avant que vous vous en rendiez compte.

- Mhmm…

- Allez, soyez sympa. Je sais que le concept vous est pas familier, mais faites un effort.

- C'est marrant, ce genre de remarque ça m'incite pas vraiment à aller dans votre sens…

- Allez, tonton Elias, dites oui, implora Mehgan. On fera hyper gaffe ! Si vous y croyez pas, vous avez qu'à venir aussi, après tout vous avez votre propre invitation. Ce serait chouette, qu'on sorte un peu tous les quatre ensemble, non ?

- Euh, moi si c'est pour l'avoir sur le dos toute la journée, j'aime autant rester là, ronchonna Mehben. Je sors de deux semaines d'enfer, j'aimerais être un peu tranquille, merci bien.

- Charmant, » grogna l'enchanteur. Néanmoins, il adopta une moue pensive durant quelques instants avant d'acquiescer à contrecœur. « Ça va, vous avez gagné, vous pouvez y aller à cette réunion pourrie-

- Youpi !

- -et je viens aussi, histoire d'être sûr que vous faites rien de stupide.

- Et merde…

- Vous inquiétez pas, le connaissant il va aligner godet sur godet et vous en serez débarrassée avant midi, remarqua Merlin en poursuivant son exploration de la liasse de lettres. Alors, maintenant, voyons voir… un, deux, trois… quatre courriers de vœux de bonheur pour le mariage. Je pensais bien que Gwenaël vendrait la mèche et que cette commère de Kenann se chargerait de relayer l'information aux quatre coins du monde connu, mais là c'est tout de même allé très, très vite. »

Elias leva les yeux au ciel tout en mâchant un abricot rôti. « Sans rire, vous êtes étonné ? Z'ont que ça à faire au fin fond de leurs forêts moisies, les bouffeurs de lichen. A part la texture des fientes de moineau, ils doivent pas avoir grand-chose à se mettre sous la dent quand ils se réunissent pour jacasser autour d'une infusion de mousse. Alors un truc comme ça, forcément, c'est comme un petit festival pour tous ces amateurs de ragots. Ça va leur faire quelques années de potins, sans problème.

- Et ça vous ennuie pas ? demanda Mehgan. Je veux dire, qu'on parle de vous comme ça, dans votre dos ?

- J'vous dirais bien que ça me met hors de moi et que je vais tous les cramer à la première occasion, mais pour ça il faudrait que j'en ai quelque chose à foutre, de l'opinion de tous ces traîne-patins. Sauf que voilà, j'en ai rien à carrer.

- Avant de dire ce genre de chose, écoutez-moi un peu ça, rit Merlin en parcourant des yeux le premier courrier qui lui était adressé. Parce que j'ai dit vœux de bonheur, mais faut le dire vite, quand même. » Le druide se racla la gorge pour faire bonne mesure et s'adressa au reste de la tablée comme un barde à son public. « Cher Merlin, permettez-moi de vous adresser mes plus sincères félicitations tatati, tatata, je passe, ah voilà, toutefois, il ne me semble pas déplacé (au regard de la réputation de votre future moitié, qui n'est plus à faire) de vous demander avant qu'il ne soit trop tard si vous êtes bien conscient de la voie dans laquelle vous vous engagez. C'est joliment dit, c'est déjà ça de pris.

- Qui a écrit ça ? grogna Elias, irrité.

- Ah, tiens ? Je croyais que vous en aviez « rien à carrer » ?

- Qui a écrit ce torchon ?

- Pour que vous alliez botter les fesses de l'auteur ? Non merci, je risque pas de vous le dire. Détendez-vous, il vaut mieux le prendre à la rigolade. Vous qui pensiez que votre réputation de terrible était de l'histoire ancienne, ça devrait vous rassurer de voir que des gens ont peur pour moi. Bon, bien sûr, ils peuvent pas se douter, hein, mais c'est ça qui est marrant. Tenez, je vous en lis une autre. »

Merlin délecta son auditoire de quelques passages bien choisis des lettres de pseudos-congratulations. A en croire ses homologues druidiques, il était au choix fou, retenu contre son gré, ensorcelé, ou encore tellement désespéré de se caser qu'il avait choisi le premier bonhomme à portée de main sans évaluer ses autres options. Depuis le moment où les courriers avaient commencé à arriver, quelques jours plus tôt, certains confrères avaient d'ailleurs pris sur eux de présenter leurs propres candidatures au poste d'époux ou d'épouse pour « sauver Merlin d'un sort funeste », le pauvre, imaginez un peu.

« Ah ben celle-ci c'est pas compliqué, y a juste marqué Merlin, faites pas le con, s'esclaffa le druide. Simple, sans détour, le message passe bien. »

Elias se fendit d'un reniflement railleur. Sa mauvaise humeur de plus tôt s'était estompée au profit de moqueries à l'encontre des auteurs moralisateurs.

« Ce qui me fascine dans tout ça, c'est que personne se préoccupe de mon avis à moi, nota l'enchanteur.

- Comment ça ?

- Bah, oui. Y en a que pour vous. Je pourrais avoir été forcé, moi aussi, qu'est-ce qu'ils en savent ces clampins ?

- Vous ? Forcé à faire un truc que vous voulez pas ? Et par moi ? Bien sûr, tout à fait. Sinon, ça va comme vous voulez, la picole ?

- Non mais même sans parler de contrainte, j'vais quand même passer ma vie enchaîné à l'un des leurs. Ils vous connaissent, ils pourraient avoir un peu de compassion pour moi.

- Alors celle-là c'est la meilleure ! railla Merlin. Vous voulez vraiment tout, en dépit du bon sens, vous ! Vous les méprisez depuis des décennies, vous les traitez de tous les noms, vous les terrorisez, et maintenant il faudrait qu'ils aient de la compassion pour vous ? Pardon mais je repose la question : la picole, vous en êtes content, ça va ?

- Pas vraiment mais vu l'ambiance je songe à m'y mettre, ouais, grommela le magicien vexé en décrochant un abricot particulièrement caramélisé pour lui accorder son attention.

- Allez, tirez pas la tronche, vous admettrez que c'est un peu tordu comme façon de penser. » Merlin laissa son compagnon marmonner dans sa barbe et ouvrit l'ultime missive du paquet. « Ah ben voilà, il suffisait d'en parler ! Celle-ci est pour vous !

Elias redressa la tête, intrigué. « C'est vrai ?

- Puisque j'vous le dis ! Tenez. »

L'enchanteur baissa les yeux sur ses doigts collants de sucre et l'abricot qu'il tenait toujours, en proie à un vif dilemme.

« Non mais on s'en fout, lisez-la, vous, dit-il finalement, réticent à l'idée de se séparer de son bien. Je m'en voudrais de vous interrompre sur votre lancée.

- Ce serait pas plutôt parce que vous avez les mains dégueulasses et la flemme d'aller les laver ? suggéra malicieusement Mehgan.

- Aussi. De toute manière ça va être dans le même ton que le reste, alors…

- Bon, d'accord, accepta Merlin en dépliant entièrement le parchemin plié en quatre. Alors, voyons ça… A l'attention de l'enchanteur Elias de Kelliwic'h, déjà ça c'est bien, c'est respectueux, ça part pas trop mal.

- Bon vous accouchez, oui ? Si vous vous arrêtez à chaque virgule, ça va durer dix ans, l'histoire. J'vous rappelle que j'ai du boulot.

- Je profite, c'est la seule lettre que vous avez ! répliqua le magicien blanc devant l'impatience de son compagnon. Je disais donc, avant d'être grossièrement interrompu… A l'attention de l'enchanteur Elias de Kelliwic'h. J'ai bien reçu votre message, je suis d'accord pour vous rencontrer demain soir à… l'endroit convenu ? Amenez bien les- hé ! Doucement ! »

A un certain point de la lecture, le visage de l'enchanteur s'était décomposé, passant par toutes les couleurs du spectre visible. Il avait ouvert la bouche pour parler en oubliant manifestement le demi-abricot qui occupait déjà tout l'espace. Un hoquet plus tard, le mage s'étouffait avec sa bouchée, luttant pour respirer à grands renforts de toux pour déloger le corps étranger bloqué en travers de sa gorge. Merlin se leva précipitamment pour lui asséner des claques dans le dos, sans toutefois rencontrer beaucoup de succès. Quand le teint de l'asphyxié vira au bleu, celui de Mehgan et Mehben au vert, et que le druide de plus en plus paniqué s'apprêtait à aller chercher le morceau à mains nues, le coupable pointa enfin le bout de son nez. Pour être plus exact, il s'échappa de la bouche d'Elias, décrivit un arc de cercle quasi-parfait et s'écrasa en une motte informe à l'autre bout du plan de travail.

« Non mais ça va pas bien de nous faire des frayeurs comme ça ?! s'emporta spontanément Merlin alors que les sueurs brûlantes de l'effroi refroidissaient sur sa nuque. Qu'est-ce qui vous prend, vous savez plus avaler correctement ? Il faut vous prémâcher la bouffe, maintenant ?! »

Avachi sur l'établi et haletant plus fort que s'il avait couru de la taverne au château sans faire de pause, Elias eut tout juste la force de lui envoyer une œillade furibonde en biais. Le druide regretta immédiatement son ton sec et sa remarque indélicate.

« Pardon, soupira-t-il en glissant une main encore un peu tremblante sur l'épaule du plus jeune. Vous m'avez filé un coup de chaud, j'ai parlé sans réfléchir… ça va ?

- Ça va, croassa Elias, la voix rauque et crissante comme le gravier sous les semelles. Ça va… » L'enchanteur se racla la gorge une bonne paire de fois sous les regards inquiets de l'assemblée avant de retrouver un semblant d'élocution. « C'est bon, j'vous dis, ça va, j'vais pas caner… vous tous en revanche si vous continuez avec vos yeux d'ahuris, c'est pas dit… »

Au mépris de ses doigts poisseux et de l'intégrité du document ciblé, il tendit le bras et s'empara de la lettre que Merlin avait commencée à lire avant son asphyxiante péripétie.

« Hé ! J'avais pas fini ! protesta le druide alors que le parchemin disparaissait dans une poche à l'intérieur du manteau noir.

- Ben maintenant vous avez fini, asséna Elias, péremptoire. C'est à moi qu'elle est adressée, cette lettre, de toute façon.

- C'est vous qui m'avez dit de la lire, je vous rappelle. » Soudain, le contenu de la missive se rappela au bon souvenir de Merlin, qui fronça les sourcils. « Et puis qu'est-ce que c'est, vous allez voir qui, demain soir ?

- Mais p-personne !

- C'est où, cet endroit convenu ?

- Nulle part, c'est nulle part ! prétendit Elias, fermement mais un peu trop rapidement pour être sincère, la voix serrée par un étranglement différent de celui qui l'avait saisi plus tôt. C'est une erreur d'envoi, c'est tout, faut croire que les coursiers sont devenus aussi cons que les pigeons ! »

Elle était de retour. Cette perturbation dans l'aura magique de l'enchanteur, cette agitation dérangeante et inexpliquée dans ses yeux pâles qui tordait les entrailles de Merlin à un angle déplaisant. Comme deux jours plus tôt avec Venec, elle irradiait le malaise et l'appréhension ; cependant, cette fois-ci, le fils de démon parvint à isoler un trouble supplémentaire qui refroidit considérablement son sang directement dans ses veines.

Le secret. Et la peur qu'il soit découvert.

Sonné par cette découverte, Merlin ne pouvait que dévisager son compagnon, incapable de prononcer le moindre mot. Quelque chose devait avoir également filtré dans le lien magique qui unissait Elias à ses apprenties, car ses dernières le scrutaient de façon similaire. Sous l'influence combinée des trois jeux de regards interdits, l'enchanteur gagna visiblement en anxiété, de ses yeux fuyants à ses doigts qui tripotaient nerveusement la boutonnière de son manteau. Son corps entier criait à la fuite et, comme lors de nombreuses autres occurrences, il l'écouta.

« Vaut mieux que j'aille leur dire, avant qu'ils fassent d'autres conneries, marmonna-t-il gauchement en opérant une retraite hâtive vers la sortie. Terminez sans moi, je vais… ouais, terminez sans moi. »

Il ne précisa pas s'il parlait de la revue du courrier, du goûter ou plus largement de la journée de travail. Pas plus qu'il ne laissa à qui que ce soit l'occasion de poser la question : dans la seconde qui suivit, les pans de son manteau disparaissaient à sa suite par l'embrasure de la porte et son ombre dévalant les escaliers passait furtivement devant la grande fenêtre.

« C'était quoi, ça ? » souffla Mehgan, éberluée, sans pouvoir détacher ses yeux de la silhouette de son maître qui traversait désormais la cour à grandes enjambées empressées.

Merlin commençait à avoir une vague idée de ce que « ça » pouvait être. Il s'était déjà retrouvé dans cette position, des siècles auparavant. Il connaissait ces signes. Cependant, non seulement il ne comptait pas en faire part à ses deux jeunes nièces, mais lui-même osait à peine envisager la possibilité. La formuler, ne serait-ce qu'en pensée, lui donnerait une valeur déjà bien trop réelle.

Du fond du cœur, il espérait se tromper.