== Le Cachottier – Partie 2 ==

Elias fréquentait possiblement quelqu'un.

Merlin avait beau tourner et retourner les choses dans tous les sens possibles, il en arrivait toujours à cette conclusion. Invariablement. Deux semaines s'étaient écoulées depuis le goûter fatidique qui avait vu naître le début de ses soupçons et, depuis ce moment, tout dans l'attitude de l'enchanteur poussait le druide vers les mêmes déductions déplaisantes.

Elias fréquentait possiblement quelqu'un. Quelqu'un d'autre que Merlin. Et le pire dans cette sordide histoire, c'était que le Fourbe était persuadé d'être discret alors que les indices semés dans son sillage étaient plus nombreux que les tiques sur les chèvres du père de Petrok.

Le sorcier s'était mis à quitter le laboratoire plusieurs fois dans la semaine, pour aller aux commissions, au marché, ou tout simplement pour faire un peu d'exercice le temps d'une promenade. Lui. L'ermite taciturne qui évitait autant que possible les contacts sociaux avec ses contemporains et accordait autant d'importance à l'activité physique qu'aux déjections des animaux de basse-cour de Kaamelott.

Bien entendu, il ne voulait jamais être accompagné, que ce soit par Merlin ou les petites. Toujours une bonne excuse dans sa besace.

« Je voudrais faire vite, si vous venez vous allez lambiner, j'vous connais. »

« Mehben, c'est bientôt midi, le soleil est au plus haut. Restez ici au frais, ça vaut mieux. »

« Non, c'est gentil, mais si vous arrêtez la préparation maintenant vous êtes bonne pour tout jeter à la poubelle. Restez bosser tranquille. »

Ses sorties survenaient sporadiquement, à n'importe quel moment de la journée, même si le début de soirée semblait être un moment privilégié pour voir Elias s'échapper du laboratoire, sacoche à l'épaule. Les premières fois, lorsqu'il avait été présent au moment du départ, Merlin s'était risqué à en demander la raison. Si l'enchanteur avait tout d'abord consenti à répondre – des inepties indignes de son alias, même Yoan du haut de ses trois ans serait capable de mensonges plus convaincants – il avait perdu patience au troisième soir où le druide le cueillait à quelques pas de la grande porte.

« Non mais ça suffit maintenant, les questions ! avait-il sèchement rabroué. Si j'ai envie de sortir faire un tour, je fais encore c'que je veux ! C'est une bague au doigt que vous voulez me mettre, ou une laisse autour du cou ? Faudrait savoir, parce que c'est pas le même tarif ! »

Après cette dispute-là, Merlin n'avait plus rien demandé. Le manège s'était poursuivi, une mystérieuse excursion à la fois. Malheureusement, sans preuve plus tangible de la culpabilité d'Elias au-delà de ses simples suspicions, il ne pouvait pas ouvertement accuser son compagnon.

Ce qui ouvrait par ailleurs une toute nouvelle branche de questionnement : de quoi fallait-il accuser Elias, au juste ?

La monogamie, ce n'était pas franchement la norme en Bretagne. Entre les mariages arrangés et les mœurs fluctuantes du breton standard, il n'était pas rare de voir des époux frustrés se chercher une place hors du lit conjugal. Au grand jour pour les hommes et de façon bien plus secrète pour les femmes, qui risquaient la répudiation. Bien sûr, ce n'était pas une règle générale et il se trouvait des couples amoureux qui voyaient en leurs moitiés tout ce dont ils avaient besoin. Quand bien même ils n'en avaient jamais discuté – et en bon sentimental qui se respectait un minimum – Merlin était parti du principe qu'Elias et lui faisaient partie de la seconde catégorie. Peut-être un peu naïvement, il s'en rendait compte à présent.

A bien y penser, ils n'avaient jamais évoqué la moindre notion d'exclusivité. Même en fouillant consciencieusement dans ses souvenirs, le druide n'avait pas trouvé la moindre trace d'une discussion allant en ce sens. Alors oui, bien sûr, Elias pouvait se montrer assez jaloux lorsque l'envie lui prenait ; il l'avait encore prouvé en début d'année au tournoi lorsque des inconvenants venaient renifler son druide de trop près, notamment des trouducs à l'entrejambe « malencontreusement » brûlée. Mais au final, connaissant le caractère du bonhomme, est-ce qu'il ne s'agissait pas juste de sa propension naturelle à entrer en rivalité avec tout ce qui bougeait, et sur tous les terrains possibles ?

Le matin même, par exemple. Le plus jeune mage avait failli exploser quand Merlin avait qualifié de « très flatteuse » la jolie lettre écrite par une enchanteresse d'Aquitaine visiblement très éprise de lui depuis deux ans – entre d'autres termes, depuis l'acquisition de ses nouveaux pouvoirs démoniques, ce qui n'était qu'une surprenante coïncidence, bien entendu, vous pensez bien – et qui offrait sa propre main en mariage. Sur le ton de la plaisanterie, il avait fait l'étalage des nombreuses louanges mielleusement tartinées sur le parchemin auprès d'Elias, espérant lui tirer un sourire. A sa grande stupeur, l'enchanteur s'était intégralement raidi et, après avoir feulé quelque chose d'inintelligible dans sa barbe, avait pris la fuite pour le restant de la journée en claquant si fort la porte du laboratoire derrière lui que Mogriave s'était réveillé de sa sieste avec un jappement de surprise.

Merlin ne savait pas exactement ce qu'il avait fait de travers. D'autant que la réaction de son compagnon lui paraissait assez disproportionnée pour un bête papier gribouillé de niaiseries sycophantes. Sans parler de l'hypocrisie de la chose : si quelqu'un devait se mettre en pétard, c'était plutôt le druide qui avait voix au chapitre, pas son promis indélicat qui se volatilisait les Dieux seuls savaient où, faire les Dieux seuls savaient quoi avec le premier clampin venu.

Pour autant, le magicien blanc était prêt à faire un pas en avant pour en discuter avec le principal intéressé. Celui-là même qui tardait à rentrer de sa session de bouderie du jour, d'ailleurs.

Après un casse-croûte du soir partagé avec Mehgan et Mehben – qui n'avaient pas été témoins de la sortie furibonde de leur maître, plus tôt dans la journée, mais qui avaient insisté pour rester avec leur oncle pluri-centenaire car elles sentaient bien que quelque chose clochait – Merlin s'installa dans son fauteuil devant la cheminée pour attendre Elias, un gros recueil des plantes de la région sur les genoux. Ainsi placé face à la porte, aucune chance de louper le retour de l'enchanteur en cavale ; le druide pouvait donc se plonger à loisir dans les décoctions végétales susceptibles d'éloigner les limaces. Les voraces indélicates pillaient chaque nuit sans scrupule le petit jardin d'herbes aromatiques et autres plantes utiles pour la préparation de potions que Merlin avait installé le long du rempart Sud depuis plus de deux ans, à son plus grand désarroi. On pouvait être druide et respecter chaque être vivant aussi gluant soit-il, mais vouloir protéger ses jeunes pieds de pissenlits d'une disparition baveuse. Les deux idées n'étaient pas incompatibles.

Merlin en était à plisser les yeux sur un paragraphe comparant les mérites du purin de fougères à ceux d'une décoction de rhubarbe dans la lutte anti-mollusques – il avait allumé deux lampes supplémentaires quand la nuit s'était pleinement installée mais malgré tout, il peinait à déchiffrer les petites lignes par manque de luminosité – quand la poignée de la porte du laboratoire tourna lentement sur son axe.

A pas de loup, Elias se glissa à l'intérieur de la pièce, agile comme un chat et discret comme un cambrioleur aguerri. Il referma le battant et enclencha le verrou avec délicatesse, avant de se retourner et de constater avec surprise qu'il n'était finalement pas la seule âme encore éveillée à cette heure tardive.

« Vous êtes encore debout ? demanda-t-il doucement, plus étonné qu'accusateur.

- Il semblerait bien. » Le druide referma le lourd volume et se pencha pour tapoter le fauteuil disposé en face du sien. « Vous voulez bien vous asseoir avec moi, un moment ?

- Euh… ça peut pas attendre demain matin ? J'suis claqué…

- Juste deux minutes. Vraiment. »

Elias conserva son air méfiant quelques instants supplémentaires, pesant le pour et le contre, avant d'hocher la tête précautionneusement. Il déposa sa besace sur l'établi le plus proche et s'approcha pour s'installer dans le siège libre. Absolument tout dans sa posture irradiait la tension, des doigts agrippés sur les accoudoirs jusqu'à la semelle de botte qui tapotait imperceptiblement le sol à une cadence régulière, entraînée par les tressautements nerveux de sa jambe droite.

« J'suis là, rappela l'enchanteur quand Merlin tarda à reprendre la parole. Qu'est-ce que vous vouliez me dire ? »

A travers la façade soigneusement neutre, la même appréhension qui collait aux basques du sorcier à chacune de ses sorties faisait vibrer l'air, rance et froide. Le druide se mordit l'intérieur de la joue et fit un effort pour passer outre.

« Je voulais juste savoir… vous l'avez mal pris, le coup de la lettre, ce matin ?

- De quoi ?

- La lettre débile que je vous ai lue. La nana d'Aquitaine qui me demandait en mariage, qui proposait de, euh, « perpétuer ma lignée » ou je sais plus quelle niaiserie. Je pensais que ça vous ferait rire, c'est pour ça que je vous l'ai montrée, c'était pas… je voulais pas vous mettre de travers. Si vous avez eu l'impression que je me foutais de votre gueule, bah je suis désolé, parce que c'était vraiment pas le cas. »

Elias le dévisagea avec étonnement. « Attendez, c'est de ça dont vous vouliez parler ?

- Bah oui, ça a eu l'air de vous mettre en colère, vous vous êtes tiré en claquant la porte et vous rentrez que maintenant, alors…

- Non mais c'est pas pour ça que… » L'enchanteur laissa sa voix s'estomper avant de se redresser et de reprendre, plus assuré et détendu. « Vous inquiétez pas, c'est pas grave. C'est vrai que sur le moment ça m'a filé un coup de sang mais ça va mieux maintenant. Ouais, ça va mieux.

- Et donc… est-ce que ça va, nous deux ? Je veux dire… vous et moi, entre nous, tout va bien ? »

La question avait plus d'un sens : Merlin ne parlait pas seulement de la « dispute » du jour mais aussi, de façon détournée, de l'attitude suspecte d'Elias ces derniers temps. A en juger par l'expression interloquée du Fourbe, il avait saisi que la question un brin anxieuse creusait plus loin que sa simple réaction à la lecture de la lettre, sans vraiment en déterminer l'étendue exacte.

« Qu'est-ce que vous me chantez, encore, mon pinson ? rabroua-t-il doucement. Bien sûr que tout va bien. Tout va très bien, même. Bon, à part qu'on se marie dans moins de quatre mois, qu'on a encore rien organisé et que ça m'empêche de dormir, mais bon… »

Merlin n'arrivait pas à détecter autre chose que de la sincérité dans la réponse de son compagnon. Le réaliser lui fit un bien fou et fit éclore un sourire ravi sur ses lèvres. Encore une fois, il s'inquiétait pour rien. Il allait vraiment falloir qu'il arrête de se triturer la cervelle avec des problèmes qui n'existaient que dans son imagination.

« On a l'officiant et les mariés, tout de même, » fit-il remarquer en attrapant les pieds d'Elias pour les poser sur ses propres cuisses et commencer à lui délacer les bottes. C'était un réflexe lorsqu'il souhaitait se faire pardonner sans pour autant évoquer le sujet qui l'embarrassait : de petites attentions nonchalantes par ici, une touche de domesticité par là. « Je suis pas un expert des mariages mais ça me paraît être l'essentiel.

- Ah bon ? Et les témoins, gros salsifis, ça vous évoque rien ?

- Quoi, les témoins ?

- Bah il nous en faut, et pas qu'un peu ! C'est pas que ça m'enchante particulièrement mais si vous voulez le mariage druidique traditionnel, il va nous en falloir treize. Alors c'est bien gentil d'avoir un officiant mais il faut pas s'arrêter en si bon chemin parce qu'il y a encore du monde à dénicher.

- On va demander aux gens d'ici, vous bilez pas. Entre les petites, les chevaliers, ou même Arthur, on va bien se débrouiller pour trouver des volontaires. De toute façon, vous avez des copains planqués quelque part à qui vous comptiez demander de se pointer ?

- Pas vraiment, non.

- Bah voilà. Détendez-vous un peu, pour une fois. On a le temps de voir venir.

- Dixit celui qui m'a pris la tête pendant des semaines parce qu'on avait pas de druide pour officier, non mais on croit rêver… girouette… »

Le grommèlement bougon d'Elias se mua en soupir d'aise quand ses pieds se trouvèrent libérés de leurs prisons de cuir. Amusé, Merlin posa les bottes de côté et se saisit de la première cheville à sa portée pour attaquer la voûte plantaire de ses deux pouces.

« Non mais arrêtez, c'est dégueu, protesta faiblement l'enchanteur sur un ton qui laissait entendre qu'il n'avait absolument pas envie que le massage s'arrête, en tentant mollement de retirer sa jambe. J'ai marché des heures, ça doit puer la mort…

- Pour mémoire, j'ai dormi dix ans avec les arpions moisis de Karadoc à portée de museau dans une pièce pas plus grande que le cagibi à l'étage, alors vos orteils qui voient la baignoire toutes les semaines c'est de la petite bière à côté. Si vous avez vraiment marché des heures avec vos bottes toutes raides qui sont pas du tout faites pour ça, vous devez avoir drôlement mal, alors laissez-vous faire. »

Une ou deux râleries règlementaires plus tard, Elias abandonna tout ce qui se trouvait en-dessous de ses genoux aux mains expertes de son druide personnel. Avachi au fond de son fauteuil, le sorcier laissait docilement les doigts rugueux faire ce qu'ils souhaitaient de ses pieds, bras croisés et yeux fermés. En voyant la tête de son promis dodeliner comiquement à mesure qu'il laissait la tension s'évacuer, luttant contre l'endormissement, Merlin retint un rire ; comment avait-il pu penser que ce gros navet asocial allait voir ailleurs ? C'était grotesque. Au plus il y réfléchissait, au plus il se rendait compte à quel point il s'était persuadé tout seul que quelque chose n'allait pas.

Quelle andouille, vraiment. A croire qu'il ne pouvait pas accepter que tout allait bien, vraiment bien dans sa vie sentimentale, au point où il se sentait obligé d'inventer des problèmes là où il n'y en avait pas la moindre trace. Il avait beau faire la leçon à Elias sur l'importance d'apprécier ce que l'on a, les deux précédentes épouses du druide l'avaient manifestement si bien éduqué à l'art de la vie commune qu'il s'était endurci, malgré lui. Inconsciemment à l'affût d'une entourloupe imprévisible qui viendrait perturber son bonheur. Qui aurait pu le blâmer ? Aimer, c'était donner à quelqu'un le pouvoir de nous faire du mal. Merlin ne le savait que trop bien.

« Alors ? lança-t-il avec un sourire goguenard quand Elias émergea de sa torpeur avec un bâillement peu élégant, un bon quart d'heure plus tard. Ça valait le coup, non ?

- Mouais, croassa le sorcier en portant une main à sa nuque jusqu'alors tordue à un angle inconfortable. Le massage, j'dis pas, par contre question confort on a déjà connu mieux.

- Vous détestez avoir tort, pas vrai ?

- Je saurais pas vous dire. C'est jamais arrivé, alors je sais pas ce que ça fait. »

Cette fois-ci, Merlin ne parvint pas à retenir un éclat de rire devant l'effronterie ouverte de son compagnon. L'enchanteur culotté lui sourit en retour puis, avec un grognement d'inconfort, pencha la tête en arrière pour soulager ses cervicales meurtries par sa sieste impromptue.

Le mouvement, simple et d'apparence innocente, freina brutalement Merlin dans son hilarité.

Là. Une marque. En lisière de barbe, à la jonction entre mâchoire et gorge. Passée inaperçue dans la semi-pénombre jusqu'au moment où l'étirement d'Elias l'avait placée en pleine lumière. Une marque sombre, large comme le pouce, qui ressemblait beaucoup trop à celles dont les lèvres de Merlin pouvaient parfois décorer la peau du sorcier dans les affres de la passion.

« Qu'est-ce que vous avez, là ? demanda le magicien blanc, un poil abruptement, avant de pouvoir s'en empêcher.

- Qu'est-ce que j'ai où ? s'enquit naïvement l'autre courge.

- Dans le cou. La marque, là. C'est quoi ?

- Une marque ? Quelle marque ?

- Non mais vous avez fini de vous payer ma fiole, oui ? La grosse trace rouge foncé, juste sous le menton. Vous voulez bien me dire comment vous vous êtes fait ça ? »

La main d'Elias vola instinctivement vers ladite marque, sans la louper, ce qui constituait une preuve suffisante pour dire qu'il savait très bien où elle était. A voir son air légèrement effaré, par contre, il en avait complètement oublié l'existence et s'en mordait désormais les doigts.

« Je me suis brûlé, dit-il rapidement. Je… j'ai fait bouillir de l'eau et ça m'a éclaboussé, c'est rien.

- Dans le cou ? Une éclaboussure ?

- Oui…

- Mhm mh… De là où je suis, ça a l'air plus vilain qu'une bête brûlure avec de l'eau. C'est arrivé quand ?

- Mais j'sais pas, moi, hier, ou avant-hier, grogna Elias en reprenant possession de ses jambes et de ses bottes grandes ouvertes pour y glisser gauchement ses pieds. Qu'est-ce que ça peut vous foutre ?

- Ça me fout que j'aimerais bien savoir pourquoi vous êtes pas venu me voir quand ça s'est produit, rétorqua Merlin, qui croyait autant à l'excuse de l'eau brûlante qu'au grand méchant loup qui soi-disant venait dans les chaumières dévorer les enfants pas sages directement dans leurs lits. J'aurais pu vous soigner ça pendant que c'était frais.

- Non mais ça va bien, maintenant, je vais pas venir vous chouiner après dès que je me plante une écharde dans le pouce, si ? Je suis pas un bébé que vous avez le droit de cocoler à longueur de journée, vous savez ! »

L'aura magique d'Elias, calme et détendue quelques minutes auparavant, s'était remise à bourdonner du même infâme mélange que Merlin en était venu à détester. L'anxiété, le désir ardent de protéger un secret et un soupçon d'une petite nouveauté non moins déplaisante : la honte. Une émotion que le druide pensait absente du répertoire du Fourbe, du moins jusqu'à cet horrible instant.

Il ne s'était pas fait cette marque tout seul. Loin de là. Si c'était vraiment le cas, il ne serait pas si mal à l'aise. Est-ce qu'après son départ en trombe, le matin même, il avait filé trouver refuge et réconfort chez… l'autre ? La simple notion rendait le druide malade.

« Je vais me coucher, annonça brusquement l'enchanteur en prenant le chemin des escaliers, gêné autant par la conversation que par ses bottes ouvertes. J'suis claqué, j'ai une tonne de boulot demain parce que j'ai pas fini ce que je devais faire aujourd'hui, alors… bonne nuit. »

Merlin ne retourna pas le salut. Pas plus qu'un regard, du reste. Il entendit vaguement les pas empressés d'Elias grimper l'escalier, ne calcula même pas le juron étouffé lorsque le plus jeune mage buta sur la douzième marche, celle qui était un peu plus haute que les autres. Sonné comme il l'était, le druide n'était attentif à rien d'autre qu'au flot confus et amalgamé de ses pensées.

Comment ce salopard avait-il pu être aussi sincère, aussi ouvertement honnête au moment d'assurer que tout allait bien, puis s'écrouler à la première remarque ? Est-ce qu'il rasait les murs tout simplement pour ne pas avoir à expliquer ses actes, plutôt que par impression de faire quelque chose de mal ? Tout ceci était bien trop nébuleux, trop embrouillé pour que Merlin parvienne à en démêler les fils correctement. Sans compter qu'il se sentait beaucoup trop blessé pour faire preuve de logique, ce qui n'aidait en rien.

C'était probablement ce que l'on récoltait, se figurait-il, à vouloir tisser des liens avec un menteur professionnel.


Sur les semaines qui suivirent, l'ambiance déjà maussade prit un tournant pour le chaotique.

Elias continuait à s'évaporer dans la nature, à un rythme tel que même Mehgan et Mehben finirent par se douter que quelque chose se tramait. Il ne donnait plus d'excuse, plus de raison, plus de préavis. Merlin avait même l'impression distincte que l'enchanteur attendait d'être seul pour s'en aller, certainement dans le but de ne rien avoir à justifier à son compagnon ou aux petites. Une véritable anguille.

Non content de s'échapper de plus en plus souvent, le Fourbe rentrait de plus en plus tard. Il avait au moins la décence de ne jamais s'absenter la nuit entière, se disait amèrement le druide. C'était déjà ça de pris. Enfin, pour ce que le reste de la nuit lui servait : Elias s'échinait frénétiquement à rattraper le retard de boulot que son absence avait généré, cumulé petit à petit de journée en journée. En ces occasions, il ne rejoignait la couche qu'à l'aube pour une ou deux heures d'un sommeil agité. Merlin se gardait bien d'émettre la moindre remarque, aussi bien concernant l'indifférence totale d'Elias pour le repos que pour les repas qu'il persistait à sauter.

Au bout de deux semaines de ce régime impitoyable, l'humeur de l'enchanteur – déjà peu connue pour ses penchants guillerets – devint carrément exécrable. Il parlait à peine, et lorsqu'il daignait ouvrir la bouche, c'était le plus souvent pour gueuler. Après Merlin, principalement, mais aussi sur ses apprenties, sur Mogriave, et de façon générale sur tous les ustensiles du laboratoire qui avaient l'audace de ne pas lire dans ses pensées et comprendre immédiatement ce qu'il voulait. Le chaudron l'avait appris à ses dépens en refusant de faire bouillir la bile de cheval suffisamment vite ; un coup de pied rageur plus tard, le récipient désobéissant s'était retrouvé à dégringoler l'escalier extérieur dans un fracas métallique audible depuis la grande porte.

Pires encore que les crises de colère, les silences de pierre tombale d'Elias jetaient sur l'espace de travail un voile glacial digne des îles gelées au Nord de l'Orcanie. Il travaillait dans son coin, la mine basse, l'œil cerné jusqu'au menton, dans son petit cocon personnel de fatigue mêlée de frustration. A ceux qui posaient la question, il marmonnait que tout allait bien. A ceux qui la posaient trop souvent, c'est-à-dire plus de deux fois dans la même journée, il aboyait de se mêler de leurs oignons. A mesure que les jours passaient, son agitation ne faisait que croître ; il l'amenait jusque dans le lit où il consentait à passer quelques nuits complètes auprès de Merlin – uniquement pour dormir, bien entendu, il était bien trop épuisé pour n'importe quelle autre activité un brin acrobatique. Son caractère abrasif et ses piques acides lui valurent un aller simple pour la chambre d'en face une bonne paire de fois, quand ce n'était pas le druide lui-même qui se tirait dormir de l'autre côté du couloir.

C'était tout aussi bien comme ça. Merlin avait de plus en plus de mal à apprécier leurs moments passés ensemble, de toute manière. Comment pouvait-il en être autrement, quand cet abruti persistait à prétendre que tout allait bien alors que son humeur devenait de plus en plus volatile ? Par toutes les cordes de la harpe de Lugh, il avait même mené Mehgan au bord des larmes en affirmant que ce n'était « vraiment pas la peine de persister dans la branche si c'était pour en être toujours là au bout de trois ans » quand elle avait raté une fournée de potions d'endurance. Fournée ratée principalement car l'imbécile en noir s'était perché derrière l'épaule de la jeune femme pendant la majorité du procédé, à lui souffler dans les bronches comme un corbeau démesuré et grotesque. S'en était suivi une engueulade entre les deux magiciens à faire trembler les fondations de la forteresse, même les plus récentes.

Sous la contrainte, Elias avait tout de même fini par présenter ses excuses à Mehgan. Il n'avait toutefois pas daigné répondre aux demandes de Merlin sur son comportement de plus en plus intolérable, s'enlisant peu à peu dans un marécage de mensonges que le druide aurait du être aveugle pour ne pas remarquer. Le Fourbe soutenait mordicus le même discours : s'il sortait, c'était pour des commissions ou une promenade. La marque à son cou ? Une éclaboussure, rien de plus. Quant au reste des sautes d'humeur, accès de colère et autres sessions de bouderie, eh bien, ce n'était pas non plus nouveau, à l'écouter parler. Devant tant de mauvaise foi réunie en un seul bonhomme, Merlin ne pouvait que se sentir démuni.

Fin juillet, Mehgan et Mehben quittèrent la forteresse en compagnie de Gareth, Petrok et Iagu. Comme chaque année, ils rendaient visite au père vieillissant de Petrok au plus fort de l'été, pour prêter main forte aux moissons et aux mises bas du bétail. Si cette année Mehben serait exemptée du plus gros du travail, elle était néanmoins heureuse de suivre sa sœur et son mari et d'échapper au monstre qui avait élu domicile dans le laboratoire. Habituellement, Merlin se réjouissait de ces quelques jours seuls avec Elias sans avoir à le partager ; cette fois-ci, il regarda la carriole des jeunes s'éloigner avec mélancolie, assis sur les marches à l'entrée de Kaamelott. Ils seraient de retour pour Lugnásad, dans dix jours, les petites avaient promis. D'ici-là, Merlin se fit la promesse de tirer au clair le comportement hautement problématique d'Elias.

Ce dernier semblait déterminé à lui rendre la tâche la plus difficile possible. Oh, ils prenaient la plupart de leurs repas ensemble, continuaient de travailler dans le même environnement et passaient la grande majorité des nuits côte à côte, certes, mais un semblant de mur s'était immiscé entre eux. Un malaise, qui ressurgissait sournoisement à chaque fois qu'Elias se saisissait de sa besace et que Merlin se murait dans le mutisme, sans oser porter d'accusation ouverte. Quelle preuve solide avait-il de la duplicité de son amant, après tout, au-delà d'un fort pressentiment et d'une quasi-certitude que l'enchanteur lui mentait à plein régime ?

Alors à chaque fois que le sorcier passait sans bruit le seuil du laboratoire – pratiquement tous les jours, depuis le départ des filles – le druide se taisait, lui aussi. Pour autant, le message passait sans mal. Après tout, il n'y avait rien de plus assourdissant qu'un silence entre deux personnes qui se sont aimées. Non pas que Merlin n'aimait plus Elias, ou que la réciproque était vraie, loin de là, mais… enfin, voilà. Les choses n'étaient plus aussi nettes qu'elles l'avaient été ne serait-ce que deux mois auparavant.

La donne changea quelques jours après le départ des jeunes, avec le début de la semaine du chat. Merlin s'y adonna avec trois fois plus d'application qu'à l'accoutumée. Il avait enfin une excuse valable pour se soustraire au caractère insipide d'Elias, prendre un peu de temps pour faire le point sur la marche à suivre et, plus largement, vider son esprit de tous les soucis que la gente féline considérait comme superflus. Un procédé un peu lâche mais nécessaire pour que son cœur malmené puisse prendre du recul.

Un soir, alors qu'il profitait des derniers rayons du soleil allongé au milieu des hautes herbes, en bordure de forêt, l'objet de son tourment passa justement sur le sentier en contrebas. Sacoche à l'épaule, Elias progressait d'un pas vif, le regard fixé au loin. Le bruit crissant de ses bottes sur le gravier agressait les oreilles sensibles de Merlin ; même sans le faire exprès, l'abruti lui tapait sur le système, c'était tout de même formidable. Irrité, le druide laissa sa queue osciller nerveusement entre les brins d'herbe, attendant impatiemment que le son agaçant daigne s'éloigner et que le calme de la campagne bretonne reprenne ses droits.

Quand soudain, le chat en lui s'éveilla, lui soufflant une idée née de sa curiosité féline.

Et si on le suivait ?

Merlin y avait déjà songé, ce serait mentir que de prétendre le contraire. Toutefois, il s'y était toujours refusé, au motif qu'il ne voulait pas s'abaisser à de telles extrémités et préférait qu'Elias lui en parle directement. Mais le chat insistait, ce fouineur indiscret, arguant qu'il y avait là une véritable opportunité d'en avoir le cœur net. N'était-il pas à la recherche de réponses concrètes ? De preuves, éventuellement ? C'était bien la peine de chouiner, s'il laissait cette occasion lui passer sous le nez.

Avec un soupir, Merlin cessa de lutter contre ses instincts de chat – qu'il n'avait jamais réellement su maîtriser, de toute manière – et se lança sur la piste de l'enchanteur du Nord.

Dans la luminosité décroissante du coucher de soleil, un gros matou blanc trottinant au beau milieu de la route aurait été bien trop facile à repérer. Aussi le druide se cantonna-t-il à la végétation qui bordait le chemin, tapi silencieusement dans les bosquets. En dépit de tous les efforts de Merlin en matière de discrétion, Elias devait avoir détecté qu'il était, sinon pris en chasse, au moins observé. Plus d'une fois le magicien se retourna, sourcils froncés de suspicion, pour scruter ses alentours. A chaque fois que ses sens aiguisés le lui suggéraient, le druide se plaquait au sol ou se cachait derrière un tronc, retenant son souffle jusqu'au moment où Elias abandonnait les recherches et se remettait en chemin.

L'affaire se corsa après une bonne heure de ce manège forestier farfelu. Les bois se firent progressivement moins denses, la végétation plus clairsemée. En risquant un coup d'œil au-dessus des buissons, Merlin comprit vite pourquoi : ils arrivaient de l'autre côté de la forêt, aux abords d'un petit village. L'endroit ne lui était ni inconnu, ni familier. Il avait certainement déjà eu l'occasion de le traverser, mais sans toutefois s'y attarder, si bien que les demeures aux toits de chaume et le puits fiché en plein milieu ne lui évoquaient rien d'autre que de vagues souvenirs. Quand on avait vu une bourgade de bûcherons, on les avait toutes vues. Sauf qu'il y avait manifestement dans celle-ci un petit plus qui avait piqué l'intérêt d'Elias, attrayant au point de faire crapahuter l'enchanteur casanier à travers bois plusieurs fois par semaine. La nature de ce « petit plus », Merlin désirait la connaître autant qu'il la redoutait, mais il était allé bien trop loin pour reculer. D'une manière ou d'une autre, cette soirée allait lui apporter une réponse, une délivrance. Il avait rempli sa coupe ; maintenant, il allait falloir la boire.

A la faveur de l'obscurité grandissante, Merlin se faufila hors des buissons pour rejoindre en courant une charrette de paille, sous laquelle il se cacha. Une précaution bien inutile : dès son entrée dans le village, Elias sembla oublier la présence qui l'avait talonné durant toute sa randonnée. Il marchait d'un pas assuré et vif qui trahissait son aisance et sa connaissance des lieux. Sur son passage, les quelques villageois encore dehors se retournèrent, curieux mais pas surpris. Un petit groupe d'enfants interrompit même une partie de jeu du caillou pour le saluer de loin, et en utilisant son nom, voyez-vous cela. Elias leur rendit leur salut d'un geste de main distrait sans jamais dévier de sa route.

Merlin le suivait tant bien que mal, faisant cache de toute caisse, brouette ou pot de fleurs disposé le long des façades. Bientôt, l'enchanteur en noir quitta la rue principale au profit d'une ruelle moins bien éclairée ; le chat-druide s'engouffra à sa suite, à une distance respectable, sa vision féline lui permettant de suivre sans mal la silhouette de son compagnon. Ce dernier s'arrêta devant une porte, semblable à tant d'autres dans la ruelle, à ceci près qu'une petite fenêtre rectangulaire la jouxtait. Après un dernier coup d'œil par-dessus son épaule qui força Merlin à plonger derrière une caisse remplie de fers à cheval tordus, Elias leva son bâton et frappa trois fois contre le battant.

Il n'eut pas à patienter longtemps. Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit sur un homme guère plus âgé que Gauvain, vêtu d'une chemise noire par-dessus laquelle avait été passé un tablier de cuir. Sous sa tignasse frisée couleur miel, ses yeux verts s'écarquillèrent légèrement en voyant qui se tenait sur le seuil.

« Ah mais c'est vous ? dit-il avec un accent calédonien à couper au couteau tout en essuyant ses mains sur un chiffon.

- Bah oui, c'est moi, rétorqua Elias. Vous attendiez quelqu'un d'autre ?

- Ben disons plutôt que vu l'heure, j'pensais que vous viendriez pas aujourd'hui… vous vous pointez de plus en plus tard, ces temps-ci.

- Je vous l'ai dit dès le début de cette histoire : je viens quand je peux, pas quand je veux. Faut vous mettre dans la tête que j'ai des obligations de mon côté, je peux pas tout lâcher pour courir ici.

- Ah mais moi, c'est vous qui me dites, hein, » sourit le jeune homme en levant les mains en signe de paix. Entre le tablier, les mains noires de suie, la caisse de fers à cheval et les avant-bras surdéveloppés du bonhomme, pas de doute possible : Merlin avait en face de lui un forgeron ou un ferronnier. « C'est vous qui m'avez contacté en premier, alors bon…

- Oui bon, ça va, ça va, bougonna l'enchanteur en tapotant impatiemment le bout de son bâton dans sa paume opposée. Bon alors, pour ce soir, c'est oui ou c'est flûte ? »

Le blondinet laissa courir ses yeux des pieds à la tête d'Elias, au grand déplaisir de Merlin qui sentait les poils de son échine s'hérisser, avant de froncer les sourcils. « Bah… moi, j'suis toujours partant, pas de problème… par contre vous m'avez l'air complètement crevé, enfin plus que d'habitude quoi. Vous êtes sûr que c'est une bonne idée ?

- Alors pour les inquiétudes de mère poule, j'vous remercie mais j'ai tout ce qui faut à la maison. C'est pas pour ça que je viens vous voir.

- Oh, ça, j'sais bien, vous bilez pas. Bon ben allez, entrez, restez pas planté sur le seuil comme un cèpe. Je termine une bricole et j'arrive. Mettez-vous à l'aise, vous connaissez la baraque maintenant, à force. Entre parenthèses, vous pourriez rentrer par devant maintenant, que vous le vouliez ou non tout le monde vous connait par ici. J'vois pas bien l'intérêt de continuer à faire vot' mystérieux. »

La porte se referma dans un claquement, privant Merlin de la réponse d'Elias. Ratatiné dans sa planque, la queue enroulée autour de ses pattes serrées, le druide tentait d'analyser ce qu'il venait de voir et d'entendre. Il avait vu juste, le Fourbe s'échappait plusieurs fois par semaine depuis un mois pour venir retrouver ce forgeron. Ce jeune, blond et charmant forgeron. Tout l'opposé de Merlin, en somme, songea-t-il amèrement, et ce n'était probablement pas pour jouer aux cartes que l'enchanteur était prêt à se frapper l'aller-retour entre Kaamelott et le petit village forestier.

Il avisa le rebord de la fenêtre à travers laquelle filtrait la lumière vacillante d'une lampe. Peut-être qu'avec un peu de chance, il faisait de nouveau fausse route. Sans aller jusqu'à la partie de cartes, il y avait peut-être encore un espoir que la venue d'Elias en ces lieux soit plus innocente qu'il le redoutait.

En un bond gracieux, Merlin se retrouva sur l'appui de fenêtre où il se coucha pour ne laisser entrevoir que ses oreilles dressées et ses yeux à travers le carreau. L'ouverture donnait sur une petite pièce munie d'une cheminée, d'une vieille commode et d'une table autour de laquelle trônaient trois chaises. Elias et le forgeron tenaient une conversation inaudible tant leurs voix étaient basses, au terme de laquelle le jeune homme disparut par une porte au fond de la pièce, laissant l'enchanteur seul. Ce dernier déposa sa besace et son bâton sur la table avant de se délester de son lourd manteau, qu'il drapa sur le dossier d'une chaise. En-dessous, il portait la chemise noire trop large achetée par Merlin quinze ans auparavant ; celle-là même qu'il avait emportée avec lui au moment de fuir Lancelot, en souvenir du druide, et qu'il avait conservée précieusement durant toutes ces années.

Elias baissa les yeux sur ladite chemise et se figea un instant, pensif. Sur le rebord de fenêtre, le chat retint son souffle, espérant de toutes ses forces que l'enchanteur allait reprendre ses esprits à la vue de l'habit et s'empresser de rentrer à Kaamelott. Qu'il allait se souvenir par magie que quelqu'un tenait à lui plus qu'à n'importe quoi d'autre au monde.

Le cœur de Merlin se brisa en mille fragments quand, avec un haussement d'épaules résigné, Elias retira finalement sa chemise pour la poser sur son manteau, avant de passer la porte du fond à la suite du forgeron. Hors de vue.

Hors d'atteinte.