== Le Cachottier – Partie 3 ==

Merlin se souvenait à peine de son trajet retour depuis le village forestier. Après sa petite session d'espionnage, il avait laissé le chat prendre le contrôle, s'enfermant dans le confort relatif de ses pensées pour lécher ses plaies. Il avait vaguement conscience qu'un groupe d'enfants lui avait couru après, parvenant même à lui tirer la queue dans leur empressement à vouloir se saisir du beau matou blanc qui déambulait en plein milieu de la rue, mais c'était à peu près tout. Tout le chemin vers Kaamelott, il l'avait parcouru sans s'en apercevoir et sans se presser, si bien que la lune était déjà haute dans le ciel quand les tours de la forteresse se découpèrent sur le canevas noir de la nuit.

Au dernier carrefour avant la grande porte, Merlin s'arrêta et s'assit sur les pavés de la route pour contempler les bannières des remparts qui flottaient au gré de la brise nocturne. A cette distance, ses yeux perçants n'avaient aucun mal à distinguer les silhouettes des gardes sur le chemin de ronde, effectuant inlassablement les mêmes patrouilles sous les étoiles. La bise amenait à ses oreilles aiguisées le cliquetis rythmique des armures, quelques hennissements des chevaux parqués dans les écuries et, de temps en temps, le rire gras d'un soldat réagissant à une bonne blague d'un de ses camarades.

Les grillons stridulaient leur concert ininterrompu dans les herbes folles. Une chouette hululait au loin, à la lisière des bois, secondée par le chant lancinant d'un engoulevent en quête d'une partenaire.

Son monde venait de basculer. Pour autant, rien ne semblait avoir changé. Rien dans les alentours désespérément paisibles ne faisait écho au tumulte qui régnait dans son âme. Comme si l'univers entier lui renvoyait au visage à quel point sa peine le laissait indifférent. A quel point ce qui lui arrivait était dérisoire au regard du grand schéma de la vie.

Merlin considéra ses options. Il pouvait rentrer, attendre le retour d'Elias et le confronter directement. Mauvaise idée. Il lui fallait du temps pour digérer les faits, réagir à chaud ne lui avait jamais apporté rien de bon. Mais il ne pouvait pas décemment retourner au laboratoire, se pelotonner dans le lit et faire comme si de rien n'était quand l'enchanteur s'y glisserait à son tour. C'était au-dessus de ses forces. Alors il se tourna vers le choix qui s'était toujours révélé être une référence en matière de réconfort tout au long des siècles : s'isoler dans la forêt.

Dès sa décision prise, il se mit en route. Il considéra brièvement la possibilité de faire un crochet par le labo pour laisser un mot, mais la balaya aussi sec. Reprendre forme humaine lui prendrait facilement deux heures ; il risquait de croiser Elias avant de pouvoir repartir et il ne souhaitait pas découvrir ce que la colère et la souffrance pourraient lui faire dire. Et puis après tout, le salopard avait de son côté bien pris l'habitude de disparaître sans rien dire, se figura-t-il aigrement. S'il essayait seulement de faire le moindre reproche à Merlin, il serait bien reçu.

Si le druide se rappelait bien, il restait trois jours avant le retour des petites. Il pouvait passer deux jours dans sa cabane près du lac puis rentrer pour tirer les choses au clair avec Elias. Avec un jour de battement, cela leur laisserait amplement le temps de s'engueuler, de s'expliquer et de… eh bien, de prendre des dispositions, si ces dernières devaient s'imposer.

Pour le restant de la nuit et le jour suivant, Merlin laissa les rênes à l'esprit du chat, se retirant au second plan. Il se voyait courir après les mulots, chasser les papillons, ou encore chercher un coin de mousse assez moelleux à l'ombre de sa cabane pour satisfaire ses envies de sieste ; tout ceci, il n'y accordait pas d'importance, préférant au contraire laisser libre cours aux réflexes du chat pour décharger sa propre conscience et faire un état des lieux de la situation.

Il se sentait… trahi. Ce n'était pas le mot juste, mais c'était celui qui s'en approchait le plus. Pourtant, on ne pouvait pas trahir une promesse que l'on n'avait pas faite, et Merlin devait bien admettre que ni lui, ni Elias n'était tenu par un quelconque serment de fidélité. La chose serait plus ambigüe avec une alliance au doigt, mais ce n'était pas d'actualité. Peut-être même que ça ne l'était plus. Bref, en un mot comme en mille, Merlin avait toujours été persuadé que leur histoire suffisait à Elias tout comme elle lui suffisait à lui ; manifestement, il s'était bien gouré là-dessus.

Plus que l'acte lui-même, Merlin haïssait avec passion qu'on lui mente au visage comme à un gros faisan alors qu'il voyait bien que quelque chose se tramait. Il n'était peut-être pas la flèche la plus tranchante du carquois mais il avait des yeux et une cervelle parfaitement fonctionnels, merci bien. Passe encore que la moitié de la cour de Kaamelott et une portion non négligeable de leurs confrères magiciens le prenaient encore à ce jour pour un énorme pébron incapable de faire bouillir de l'eau correctement, il s'en fichait pas mal. Mais que cette attitude provienne d'Elias, son aimé, son âme sœur… le druide ne parvenait pas à l'encaisser.

Une seule autre personne lui avait monté ce genre de magouille insipide. Guendolonea. Sa « chère » première épouse. Il n'avait été qu'un tout jeune mari inexpérimenté d'une petite centaine d'années à l'époque, naïf et malléable devant l'impitoyable reine de Bretagne. Pourtant, il ne lui avait pas fallu longtemps pour se rendre compte que la belle partageait un peu plus qu'un bout de chemin et des souvenirs de bataille avec ses généraux. Lorsqu'il l'avait confrontée à ce sujet, criblé de chagrin après la mort de leur fils, elle n'avait rien avoué. Pas verbalement, en tout cas, même si la gifle monumentale qu'il avait ramassée en travers de la tronche avait eu la saveur de la culpabilité – en plus de celle, métallique et piquante, du sang. Pour autant, elle avait continué sans honte aucune son petit manège adultère, poussant le vice jusqu'à choisir la chambre mitoyenne à celle de Merlin pour qu'il ne rate aucune miette de la « performance » de son étalon du moment et se délecter de sa mine déconfite le lendemain matin.

Elle n'avait cherché qu'à le briser. L'anéantir, en profondeur, jusqu'à ce qu'il ne soit qu'un pion de plus sous sa botte, sur lequel elle pouvait asseoir un contrôle total.

Mais Elias n'était pas Guendolonea. Il n'avait jamais cherché à blesser Merlin, pas sciemment en tout cas. Alors oui, il était taciturne, grincheux et brutal dans sa franchise. Un peu manipulateur sur les bords, sur certains sujets – personne n'irait le nier – mais il n'était ni sadique, ni avide de contrôle comme avait pu l'être la reine guerrière. Si on avait posé la question à Merlin un mois auparavant, il aurait pensé l'enchanteur tout bonnement incapable d'un coup aussi bas que celui qu'il lui avait asséné.

Voilà, c'était plutôt ça, le mot. Un coup bas, plutôt qu'une trahison. Quelque chose qui pique l'orgueil, qui mutile l'égo, qui taraude la conscience avec des questions rances telles que Pourquoi est-ce que je ne lui suffis plus ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?

Est-ce qu'il m'aime toujours ?

La dernière interrogation glaça le sang dans les veines de Merlin. Par les bois de Cernunnos, c'était grotesque ! On ne se posait pas ce genre de question trois mois avant de se marier, ça n'avait aucun sens ! Evidemment qu'Elias devait toujours l'aimer ou du moins tenir à lui ; dans le cas contraire, il ne s'embarrasserait pas de tant de mensonges et vivrait son idylle avec môssieur le jeune forgeron blondinet au grand jour. Non, la véritable question désormais, la seule qui importait vraiment, c'était de savoir si Merlin pourrait supporter de partager son enchanteur avec un autre. Ou s'il était incapable de l'accepter.

Il avait beau tourner la question sous tous les angles, la réponse lui échappait. Il y consacra pourtant toute la seconde matinée de son ermitage, sous forme humaine – la récolte des fraises des bois et autres petits fruits était tout de même drôlement plus pratique avec un pouce opposable, n'en déplaise à l'esprit du chat. Allongé dans l'herbe aux abords du lac, le nez tourné vers les branches qui oscillaient doucement à la faveur du vent, Merlin n'arrivait pas à se concentrer suffisamment pour prendre une décision. Par un truchement cruel, tout ce qui lui venait à l'esprit lorsqu'il pensait à Elias, là au milieu de cette forêt frémissante de vie, c'était tous les bons souvenirs qu'ils avaient ensemble.

Un baiser volé entre deux étiquetages, perturbant Merlin au point de coller « Mûres pilées » sur la bouteille de fougères macérées. Une leçon de magie avec les petites, écourtée au profit de la première bataille de boules de neige de la saison. Une journée à garder Yoan pendant que ses parents et grands-parents étaient en voyage diplomatique, quand Elias lui avait littéralement arraché le bol de compote et la petite cuillère des mains au motif qu'il s'y prenait « comme un manche, poussez-vous, vaut mieux que je m'en occupe parce qu'à ce rythme-là il va crever la dalle, l'héritier, et on sera bien dans la purée ! ». Le voyage retour de la dernière fête du Solstice d'Hiver, quand Elias s'était frappé tout seul la conduite de la carriole dans le froid, tout ça parce qu'à l'arrière Mehben et Mehgan s'étaient endormies contre Merlin, tous les trois emmitouflés dans quatre couches de couvertures, et que le sorcier ne voulait pas perturber leur cocon de chaleur en demandant au druide de le relayer. Bon, il avait râlé tout du long, certes. N'empêche…

Au fil des dernières années, Elias était devenu pour Merlin un soutien d'une fiabilité à toute épreuve. Une sécurité, sur laquelle s'appuyer et qui était toujours là pour l'épauler en cas de pépin. Sauf que cette fois-ci le pépin, c'était précisément cette même sécurité qui empêchait le magicien blanc de dégringoler du haut des remparts. Et par Taranis, la chute était rude.

Le druide soupira. Il ramassa le bout d'écorce arrondi au creux duquel il avait entreposé fraises, framboises et pommes sauvages avant de monter la colline en direction de sa cabane. Une fois son déjeuner grignoté du bout des lèvres, sans vraiment y prendre goût, Merlin reprit sa forme de chat et grimpa le vieux chêne qui surplombait la petite maisonnette. Un trou de hibou abandonné lui fournit un coin de sieste parfait, à la fois ombragé et hors de vue des renards affamés. Bien décidé à dormir jusqu'à la tombée de la nuit, il se lova confortablement dans l'ancien nid et ferma les yeux, usant de ses plus vaillants ronronnements pour amener un peu d'apaisement à son âme meurtrie. Avec quelques heures de sommeil supplémentaires, il serait plus à même d'y voir clair.

Merlin n'aurait pas su dire combien de temps il resta là, serré en une boule de fourrure blanche en haut de son chêne. Toujours est-il qu'un bruit sec et répété le tira brutalement de sa sieste et l'incita à pointer le museau hors de son trou, l'oreille aux aguets.

L'élément perturbateur, il l'aperçut en contrebas, devant la porte de la cabane. Les bras croisés, Elias se tenait immobile devant le petit pied-à-terre forestier, pour le plus grand désarroi de Merlin. L'enchanteur patienta encore quelques secondes puis leva la main pour frapper de nouveau à la porte.

« Ho, Merlin ! appela-t-il, agacé. Vous êtes là-dedans ? Allez, arrêtez de roupiller deux secondes et venez m'ouvrir ! »

Lorsqu'il ne reçut aucune réponse, Elias fit le tour de la cabane et s'efforça d'en apercevoir l'intérieur entre deux lattes de bois.

« Quel bordel dans ce gourbi, grommela-t-il avec mauvaise humeur. Bon, ben si j'ai bien compris il est pas là non plus, quoi… » L'enchanteur marmonna quelques mots dans sa barbe avant d'envoyer voler un caillou d'un coup de pied bien placé. « Il fait chier, mais il fait chier, ce con ! Il est pas au château, il est pas à la taverne, il est pas à sa cabane, personne a vu son cul depuis deux jours, il commence à me les briser sévère ! Va savoir s'il s'est pas tiré crapahuter dans les collines ! Encore ça, j'm'en fous, très bien, mais est-ce qu'il laisserait au moins un mot pour dire où il est ? Ah ben non, ça, môssieur Merlin, non, il sait pas faire ! Il se barre comme ça sans rien dire, môssieur Merlin ! Et moi je me retrouve à courir les chemins comme un connard et à parler tout seul au milieu de la putain de forêt ! »

Fatigué par sa randonnée autant que par sa tirade furibonde, Elias s'assit lourdement dans l'herbe à côté du cabanon. Epaules basses et mine maussade, il se frotta le visage de ses deux mains avec un soupir chargé de frustration avant de se laisser tomber en arrière sur le sol. Il se mit à fixer le ciel de fin d'après-midi d'un regard vide, les traits tirés par l'indécision.

Depuis son perchoir, Merlin espionnait discrètement son compagnon, en proie à un vif dilemme. A peu de chose près, cela faisait en effet deux jours qu'il n'était pas retourné au laboratoire, ce qui semblait causer à Elias – en plus d'une irritation mille fois prévisible – une profonde inquiétude. Une émotion que le Fourbe manifestait bien peu souvent en tant que tel, préférant l'enrober dans une épaisse couche de sarcasmes amers. Malgré toute la peine que le druide éprouvait, il ne pouvait empêcher son cœur de se serrer à l'idée qu'il était à l'origine de cette détresse. Décidément, il n'était rien d'autre qu'une grosse courge sentimentale doublée d'une incorrigible bonne poire.

N'empêche… on ne ratissait pas la région à la recherche de son fiancé disparu si on ne tenait pas sincèrement à lui. Une étincelle d'espoir se mit à crépiter sous ses côtes, à la fois rassurante et pathétique. Peut-être que tout n'était pas perdu, finalement.

Le druide se leva et étira consciencieusement sa forme féline. Reprendre son enveloppe humaine lui prendrait beaucoup trop de temps, même en se pressant, mais il pouvait au moins descendre et montrer à Elias qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, qu'il était bien là, sain et sauf. Il n'avait toujours pas de réponse à la grosse question qui le préoccupait, bien sûr, cependant il n'y avait pas lieu de laisser l'enchanteur se ronger les sangs et croire qu'il avait foutu le camp.

Alors que Merlin cherchait du regard quelles branches seraient les plus indiquées pour une descente en douceur, en bas, Elias se redressa en position assise avec un grognement exaspéré.

« Non mais allez, je vois même pas pourquoi je me fais chier. Il a filé comme un pet, tant pis pour sa tronche. Si j'avais su, je serais pas rentré hier soir, tiens, ça m'aurait épargné la traversée toute pourrie de la forêt de nuit. » Le magicien brun se leva et prit acte de la position du soleil dans le ciel. « En plus maintenant j'suis en retard, l'autre va encore pester qu'on a le temps de rien faire… j'en ai marre, mais j'en ai marre ! Sérieusement, je sais pas ce qui m'a pris de commencer tout ce bordel, vivement que ce soit fini. »

Un dernier coup de poing mécontent contre les lattes de la cabane, et Elias se remit en marche tout en époussetant les brins d'herbe et les graines agrippés à ses vêtements. Merlin suivit sa progression jusqu'au pied de la colline avant de le perdre de vue, mais il était évident que le bonhomme ne prenait tristement pas la direction de Kaamelott. Tout l'opposé, en fait.

Vivement que ce soit fini.

Le druide resta figé sur sa branche un bon quart d'heure, comme un gros gland tout blanc au milieu des feuilles de chêne. Les mots du sorcier tournaient dans son esprit, encore et encore, en une boucle infernale. Il n'arrivait pas à y trouver du sens ; ou plutôt, il s'y refusait, car leur signification dévastatrice était vouée à le foudroyer sur place. Rescapé de sa désolation, un seul côté positif ressortait de ce monologue dont il s'était rendu témoin : Merlin était parvenu à une décision arrêtée.

Il n'y arriverait pas. La simple pensée qu'Elias allait passer une soirée de plus – voire la nuit, désormais – auprès d'un autre lui faisait l'effet d'un coup de poignard dans le thorax. Impossible de passer outre, quand bien même il aimait l'enchanteur de tout son être.

Merlin savait ce qu'il lui restait à faire. Une dernière nuit dans les bois lui permettrait de se donner du courage et de pleurer tout son soûl. Puis le lendemain, il retournerait au labo, et ce serait sans larme aucune et sans fléchir qu'il annoncerait à Elias qu'il était incapable d'accepter ce genre de conditions pour la poursuite de leur relation. Il ne pouvait pas revivre ce que Guendolonea lui avait fait subir, c'était au-delà de ses capacités. Il savait au fond de lui que c'était l'unique chose à faire, même si ça devait lui déchirer le cœur.

Les chats n'étaient pas très doués pour pleurer, ni pour exhiber n'importe quelle état d'âme, du reste. Aussi Merlin retrouva son apparence humaine et, bien à l'abri au fond de son cabanon, s'appliqua à sangloter une bonne partie de la nuit. Pour ce qu'il s'apprêtait à faire. Pour tout ce qu'il avait perdu.

Accompagnant son chagrin, le ciel se voila de nuages sombres, masquant le scintillement des étoiles et la beauté lumineuse de la lune d'été. Un rideau de pluie s'abattit sur le toit de la cabane, d'abord fin et léger, puis plus soutenu. Les gouttes heurtèrent la toiture toute la nuit, sans discontinuer, lourdes et bruyantes aux oreilles du druide éploré mais bien trop insignifiantes pour rivaliser avec le vacarme tonitruant de sa peine. L'averse ne s'interrompit qu'en milieu de matinée ; le ciel, cependant, demeura bouché de grisaille, rendu à peine plus lumineux par le soleil qui tentait vaillamment de faire une percée sans y parvenir.

Il était l'heure. Merlin était prêt. Du moins, aussi prêt qu'il pouvait l'être.

Un pas accablé après l'autre, il retrouva le chemin de Kaamelott, sans empressement particulier. En passant la grande porte, il rendit à peine leur salut aux gardes, deux petits jeunes qui s'étaient toujours révélés très polis à son égard mais à qui il n'avait pas le cœur de sourire, ce jour-là. Il traversa la petite cour et ses établis en désordre, l'estomac tordu par la peine. Il leva les yeux vers la porte du laboratoire, de leur laboratoire, pour constater qu'elle était ouverte en grand. Elias était là. Une petite partie de lui, la plus lâche, avait secrètement espéré que l'enchanteur était sorti, lui permettant ainsi de retarder l'inévitable. Mais non. Elias était à la maison.

Comme le condamné gravit lui-même les marches qui le conduisent à l'échafaud, Merlin se hissa en haut de l'escalier, la mort dans l'âme. Les picotements de nouvelles larmes assaillirent ses yeux mais il les combattit avec entêtement. Il avait eu toute la nuit pour les verser, hors de question de craquer, désormais. Avec une ultime inspiration pour se donner du courage, le druide passa le seuil du labo, peut-être pour la dernière fois.

Elias était bien présent, assis à l'établi le plus proche de la porte, dos à l'entrée. Chose étonnante, il ne s'était pas immédiatement retourné lorsque Merlin était entré dans la pièce. Ce dernier s'était déplacé sans grand bruit, certes, mais l'ouïe surnaturelle de l'enchanteur aurait du le détecter immédiatement. Pourtant, le sorcier restait penché au-dessus de son plan de travail sans donner la moindre indication qu'il avait remarqué la présence de son compagnon, son attention entièrement dédiée à la tâche devant lui.

Curieux malgré lui, Merlin pencha la tête de côté pour apercevoir ce qui monopolisait ainsi l'intérêt d'Elias. Ce qu'il vit le fit immédiatement pâlir.

Du bout des doigts jusqu'au milieu des avant-bras, la peau de son compagnon était écarlate, parcourue de boursouflures et de coupures dont certaines suintaient faiblement un mélange de sang et de lymphe. D'une main tremblante, Elias tentait tant bien que mal d'appliquer un genre d'onguent sur sa chair meurtrie, à grands renforts de sifflements endoloris et de grognements peinés. C'était probablement la douleur qui le rendait aussi inattentif à son environnement et qui avait permis à Merlin de passer inaperçu. Un état de fait que le druide ne tenait pas plus que ça à conserver.

« Qu'est-ce que c'est que ce délire ?! »

Elias sursauta, pris de court aussi bien par la voix abrupte de son compagnon que par sa soudaine matérialisation près de l'établi. Toutefois, la surprise céda bien vite la place à l'agressivité.

« Ah ben quand même, c'est pas dommage ! tempêta le plus jeune magicien. La prochaine fois qu'il vous prend l'idée de disparaitre dans la nature pendant trois cents ans, ça vous gênerait de me laisser un mot, histoire que je fasse pas le tour du pays à la recherche de vos miches ?

- J'ai posé une question, grinça Merlin en désignant l'entremêlement de blessures sur les bras de son promis. C'est quoi ce délire ?

- Quoi ?

- Vos bras qui ressemblent à de la viande hachée, là ! Vous m'expliquez de votre plein gré ou je suis obligé de vous coller une tarte ? »

Elias baissa les yeux vers ses membres abîmés avant de les relever vers le druide, désinvolte. « Non mais ça c'est rien, j'ai juste… c'est un accident, faut pas vous inquiéter, trouva-t-il le culot de prétendre.

- C'est ça, oui, un accident, prenez-moi pour un jambon. C'est lui qui vous frappe ?

- … pardon ?

- Le forgeron ! rugit Merlin, les mains posées à plat sur l'établi. Le type du village, là ! Celui chez qui vous filez tous les deux jours, voire tous les jours ces temps-ci ! C'est lui qui vous a fait ça ? »

Elias eut l'audace de froncer les sourcils et d'adopter un air confus. « Quel forgeron ? »

A bout de patience, le fils de démon abattit un poing rageur sur le plan de travail avec assez de force pour faire tressauter le pot d'onguent et son couvercle. « Arrêtez de vous foutre de ma gueule, c'est vraiment pas le jour ! »

Il voyait bien la stupeur dans les yeux pâles du sorcier ; il ne l'avait après tout pas habitué à de telles démonstrations de colère. Cependant, son niveau d'agitation ne lui permettait pas de s'en émouvoir. Profitant du silence sonné d'Elias, Merlin tendit un index accusateur. « Je vous ai vus ! Tous les deux ! Venez pas faire votre naïf parce que ça va mal se mettre ! »

De son côté, Elias ne semblait plus déterminé à vouloir maintenir la mascarade vivante. Ses traits s'assombrirent, ses épaules s'affaissèrent et son regard se voila de résignation. « Ah… c'était vous alors, l'autre soir, murmura-t-il doucement mais non sans une certaine amertume. Je me disais bien… » Avec un soupir las, le grand enchanteur secoua la tête. « Non mais c'est pas lui qui m'a fait… tout ça. C'était un accident. Vous inquiétez pas.

- Oh ben non, bien sûr ! Pourquoi je m'inquièterais ? Le crétin que je suis sensé épouser se barre plusieurs fois par semaine rejoindre un inconnu dans un village à une heure de marche, il revient à moitié bousillé, mais tout va bien, oulala ! J'vois vraiment pas où il y aurait matière à se faire du mouron, vous avez raison !

- Merlin… calmez-vous…

- Non, ça risque pas ! aboya le druide furibond. Que vous sortiez sans prévenir, d'accord ! Que vous vous frappiez une heure de randonnée pour un gugusse du patelin d'à côté, ça fait mal, mais mettons ! Mais que vous persistiez à me mentir ouvertement comme si j'étais le dernier des demeurés, ça, je peux pas le tolérer ! Alors maintenant je vais vous la faire courte : soit vous me dites tout de suite comment vous vous êtes blessé, soit je vais partir du principe que l'autre tâche est responsable et je m'en vais de ce pas lui démolir la tronche ! »

Pour une des rares fois de sa vie, Elias ne trouva rien à rétorquer. Les yeux écarquillés, la mâchoire bêtement entrouverte, l'enchanteur paralysé fixait son compagnon d'un air estomaqué. A travers son regard abasourdi, ses émotions se lisaient comme dans un livre ouvert, ragoût indescriptible où se mêlaient confusion, consternation et stupéfaction, pour ne citer que celles-ci. En d'autres circonstances, Merlin aurait tiré une grande satisfaction à avoir ainsi cloué le bec du Fourbe ; mais à l'heure actuelle, il était bien trop indigné et peiné pour s'y attarder. Il n'attendait qu'une chose : qu'Elias lui dise la vérité. Et cette dernière ne tarda pas à arriver.

Le plus jeune soupira et baissa les yeux vers la surface de l'établi, résigné et fourbu, comme si toute velléité de combat venait subitement de l'abandonner. « Bon, là ça devient vraiment trop chiant, moi j'ai ma dose, j'arrête, marmonna-t-il en direction de son pot d'onguent avant de se lever de son tabouret. De toute façon, maintenant, c'est râpé… Restez là, je reviens.

- Ah dites, vous allez pas vous enfuir encore, hein ! Vous répondez à la question !

- Je vous dis que je reviens, bon sang ! Vous pouvez bien attendre deux secondes, non ? Bon ! »

Elias s'éloigna vers la réserve d'un pas agacé, ses bras contusionnés pliés à un angle étrange pour éviter que ses larges manches ne viennent se coller à sa peau inégalement tartinée de pommade. Rassuré par le fait que l'enchanteur n'essayait pas d'esquiver leur conversation, puisqu'il n'y avait aucun moyen de s'échapper du laboratoire par la réserve, Merlin consentit à patienter en silence. Après quelques instants et deux ou trois bruits de tiroirs, Elias reparut, un coffret en bois dans les mains.

Il piocha dans sa poche une clé et l'inséra dans la petite serrure du coffret avant d'en vider le contenu sur le plan de travail, un élément après l'autre. Quelques bouts de parchemins froissés, couverts de croquis ou de l'écriture caractéristique de l'enchanteur du Nord, ou d'un mélange des deux. Puis trois pierres précieuses, grosses comme l'ongle du pouce. Un rubis, un saphir et… une opale, peut-être ? Ou du quartz, possiblement – Merlin n'avait jamais eu de réel intérêt pour les cailloux aussi brillants soient-ils, contrairement à son compagnon. Enfin, une vingtaine de petites pièces en métal plus ou moins circulaires, certaines plates, certaines trouées, vinrent compléter le tableau.

« Voilà, maugréa Elias en désignant d'une main l'assortiment hétéroclite étalé sur l'établi avec un air de finalité.

- Quoi, voilà ? se surprit à grogner Merlin, bras croisés. Qu'est-ce qu'on regarde, là ?

- Mes lamentables efforts de ces dernières semaines pour vous faire une surprise.

- Une surprise ? » Malgré lui, le druide sentit ses épaules tendues se décrisper. « Quelle surprise ? »

Avec un nouveau soupir de lassitude, Elias reprit place sur son tabouret, saisissant délicatement un petit cercle de métal entre l'index et le pouce. Entre ses cernes profondes comme une fosse marine et son teint plus pâle que le crâne de vampire qui trônait sur l'étagère centrale, Merlin avait toutes les envies du monde de prendre l'enchanteur en pitié. Mais pas encore. Pas tout à fait. « Asseyez-vous, souffla-t-il. Autant commencer par le début, et ça va me prendre un moment, alors posez vos miches. »

Le magicien blanc hésita, son courroux ardent de plus tôt rendu tiède par les mots de son compagnon. Lentement, il s'assit sur le banc de l'autre côté de l'établi, maintenant un contact visuel méfiant avec l'homme qu'il aimait depuis plus de quinze ans. Ce dernier attendit patiemment et en silence – fait assez remarquable – que Merlin lui indique de commencer son récit, d'un hochement de tête, puis il reprit la parole.

« J'ai eu l'idée il y a un bout de temps maintenant, le premier jour du tournoi. Avant même de vous demander en mariage, en fait. J'ai entendu une discussion d'un groupe d'enchanteurs originaires de Provence, pendant qu'on installait l'arène. Ça parlait techniques d'enchantement d'objet, apparemment ils sont assez calés là-bas, pour ça. La mode en ce moment, ce serait plutôt les enchantements croisés. Les objets liés entre eux, si vous voulez. Je sais pas pourquoi, ça m'a plu. J'trouvais ça élégant, technique… un beau challenge, quoi. J'ai commencé à me renseigner sur le machin, je me suis même frappé toute une discussion avec les provençaux, les choses à faire, à pas faire… L'idée c'était que chacun de nous deux aurait un des deux objets enchantés. Alors quel objet et pour quelle utilité, sur le moment, j'avais pas trop d'inspiration, c'était le concept qui me plaisait, au départ. Après le tournoi… ben après le tournoi, entre l'échec de… de ma demande et ma rencontre avec les autres connards à la rivière, j'avoue que j'ai laissé le projet en plan un moment. Jusqu'à ce que vous changiez d'avis pour le coup du mariage, en fait. C'est grâce à ça que j'ai trouvé mon sujet de travail. »

Elias baissa les yeux sur le petit rond métallique qu'il tenait toujours entre ses doigts rougis. Merlin suivit le fil de son regard ; si la pièce de métal ne ressemblait à rien de bien précis, le druide examina les croquis et les gribouillages avec un œil plus averti que lorsqu'ils avaient été tirés du coffret. La réponse lui sauta au visage presque immédiatement.

« Des anneaux ? demanda-t-il en saisissant le plus proche des dessins.

- Des alliances, confirma doucement Elias. Nos alliances. »

Ce fut au tour de Merlin de se retrouver sans voix.

L'enchanteur du Nord n'avait pas un aussi bon coup de plume que Mehgan ; néanmoins, il n'avait pas de quoi avoir honte, car les représentations schématiques que Merlin avait sous les yeux étaient parfaitement identifiables. Deux anneaux, similaires dans leurs proportions, autour desquels venaient s'articuler des lignes tracées sommairement. Il n'eut pas à chercher longtemps pour distinguer les formes dessinées par ces lignes : sur la bague de gauche, un corbeau, et sur celle de droite, un petit passereau au bec fin. Un pinson, reconnut le druide avec une bouffé d'affection.

« Quand vous êtes parti en voyage avec Mehgan, je me suis débrouillé pour tenir Mehben à l'écart du labo, poursuivit Elias sur le même ton monocorde. J'ai profité d'être tout seul pour vraiment commencer à bosser dessus. J'ai fait des croquis, je comptais commander les anneaux à un bijoutier et les enchanter derrière. Sauf que c'est là que je me suis rendu compte d'un problème, et pas le moins chiant : pour un résultat optimal et sur mesure, j'ai appris qu'il fallait procéder à l'enchantement pendant la fabrication de l'objet. Et pour un résultat parfait – donc celui que je veux, hein, on va pas se mentir – il faut non seulement être à l'origine de l'enchantement, mais aussi de la fabrication de l'objet elle-même. Autant vous dire que je me suis bien retrouvé con, moi, avec mon idée de merde.

- Mais… vous savez fabriquer des bagues, vous ?

- Bien sûr que non ! A la base je comptais plier l'affaire en deux semaines, trois maximum si le bijoutier traînait, et là d'un coup je devais apprendre non seulement à faire des enchantements croisés – ce qui est nouveau mais plutôt ma branche – mais aussi à fabriquer des putains d'anneaux – ce qui est pas du tout, mais alors pas du tout ma branche ! Et le tout en tentant de garder le secret, pour vous faire la surprise. Que des trucs où je suis une vraie bille, en somme. » Avec un grommellement exaspéré, Elias balança son petit bout de métal difforme directement dans le coffret toujours ouvert. « Mais pas le choix, il fallait se lancer, et puis quatre mois, ça file vite. Alors j'ai attrapé Venec un jour où je l'ai vu traîner au château. Je me suis dit qu'avec toutes les connaissances qu'il avait dans le coin, il allait bien me trouver un bijoutier qui serait d'accord pour m'apprendre comment fabriquer un anneau. Moyennant finance, bien sûr. Et ben il se trouve que des bijoutiers, il y en a pas beaucoup dans la région, et des bijoutiers qui sont volontaires pour m'enseigner un truc de base, il y en a un grand total de zéro ! »

Merlin n'allait certainement pas tomber de sa chaise. S'il était au courant que le Fourbe s'était franchement amélioré pour tout ce qui était « terrible enchanteur qui tue les gens en leur soufflant simplement au visage », ce n'était pas le cas pour la plupart des bretons. Personne n'avait du sauter de joie à l'idée de se retrouver seul à seul avec le pourfendeur du dragon des neiges.

« J'étais prêt à tout laisser tomber, reprit Elias en posant ses coudes sur l'établi. Le jour où vous êtes revenu de la Célébration du Sanglier, j'étais en train de faire les schémas que vous avez dans les mains, pour les envoyer à quelqu'un dont c'est le métier. C'est là que Venec est passé au labo – bon ça m'arrangeait pas trop puisque vous étiez là aussi, j'ai du un peu improviser, mais bon... Il m'a trouvé un type dans un petit patelin pas loin d'ici, un forgeron calédonien, mais qui avait fait quelques années d'apprentissage en joaillerie au Nord de Rome, là-bas. Il voulait bien tenter le coup, alors je l'ai contacté, et on s'est rencontrés. Quand il a jugé le projet faisable, ça a été le début des semaines les plus chiantes du monde. C'est pas vous qui allez me dire le contraire.

- Je confirme, » acquiesça Merlin avec toutefois beaucoup moins d'aigreur qu'au début de leur conversation. Il détacha son regard du dessin des deux anneaux pour venir scruter son compagnon, quasiment convaincu mais encore à la recherche d'éventuels bobards. « Donc c'est bien ça, à chaque fois que vous disiez que vous alliez au marché ou chez un fournisseur...

- J'étais là-bas à tenter d'apprendre un nouveau métier à bientôt cent soixante piges, ouais.

- Et à aucun moment vous vous êtes dit que j'allais trouver ça bizarre ? Vous me prenez vraiment pour le dernier des débiles...

- Mais absolument pas ! s'offusqua Elias, soudain plus animé. Seulement vous vouliez que je fasse comment, au bout d'un moment ? J'vous l'ai dit, je suis nul et archinul pour les surprises ! J'ai bien vu que ni vous ni les petites ne croyait un broc de tous les prétextes que je donnais, mais j'avais pas le choix ! Croyez bien que si j'avais su d'avance dans quelle merde toute cette histoire allait me fourrer, j'aurais préféré me péter les deux jambes, c'est moi qui vous le dis ! Et puis quoi, vous pensez que c'était marrant, de devoir trouver chaque jour de nouvelles façons de vous mentir, à vous et aux gamines ? De raser les murs dans mon propre labo comme un évadé de cachot, de surveiller le courrier au cas où l'un ou l'autre membre de votre trio infernal aurait l'idée d'y fourrer son gros nez ?

- Marrant je sais pas, mais en tout cas vous admettrez c'était drôlement suspect !

- Je suppose, mais au final c'était pas ce qui me préoccupait le plus. Figurez-vous qu'entre la journée de boulot, la supervision de Mehgan, la marche, l'apprentissage de tout ce merdier et tout le boulot à rattraper ensuite, j'étais trop claqué pour penser à quoi que ce soit d'autre qu'à m'écrouler dans le pageot et ronquer deux ou trois heures pour remettre les sabliers à zéro et recommencer.

- Oui bah ça j'ai remarqué, merci, » grommela Merlin.

L'accusation dans le ton du druide avait bien été perçue par Elias, en témoignait son froncement de sourcils interrogateur. « Qu'est-ce que ça veut dire, ça ?

- Ça veut dire que j'y étais, moi aussi, dans le pageot, et que même les rares nuits où vous y étiez aussi à une heure décente, il ne s'y passait pas grand-chose en dehors d'un concours de ronflements. C'est tout juste si j'avais le temps de vous prendre dans mes bras, et hop, vous étiez déjà au pays des rêves.

- Faut me comprendre, j'étais épuisé, aussi ! se défendit Elias. La plupart du temps j'étais frustré à n'en plus finir, j'avais des courbatures absolument partout, c'était à peine si j'arrivais à lever le petit doigt alors pour ce qui était de lever le reste... Je me serais endormi en plein milieu, vous m'auriez engueulé quand même, alors bon...

- Ben peut-être... n'empêche que moi, à force, je suis plutôt parti du principe que si on faisait plus rien, c'était que vous deviez trouver votre compte ailleurs. »

L'enchanteur précédemment avachi sur son tabouret se redressa sensiblement devant l'insinuation, l'œil noir et les épaules crispées. « Euh, ouais... je suis pas sûr d'avoir compris, mais j'aime pas beaucoup l'idée... vous pouvez préciser, un peu ? »

Sous le feu de la méfiance ouverte de son compagnon, Merlin se sentit hésiter. Mais il leva bien vite le menton, déterminé à tirer la totalité de cette affaire au clair. « Disons que quand je vous ai vu avec le forgeron, c'est pas vraiment l'apprentissage de la joaillerie le premier truc qui m'est venu en tête. Si vous voyez ce que je veux dire. »

La mâchoire d'Elias se décrocha, béante d'un silence stupéfait, tandis que ses yeux pâles et cernés s'arrondissaient, semblables à ceux d'un hibou surpris au milieu d'une sieste. Il resta figé ainsi un long moment, assez longtemps en tout cas pour que Merlin commence à s'agiter inconfortablement sur son siège, avant de reprendre la parole dans un souffle.

« Je retire ce que j'ai dit tout à l'heure. Tu es le dernier des débiles, Merlin, et si j'avais pas aussi mal aux mains, t'aurais déjà ramassé une grosse beigne en travers de la gueule. »

L'outrage. L'indignation. La peine. Tout ceci dégoulinait des mots du sorcier, aussi sûrement que s'ils y avaient été trempés. Si les deux premiers rassurèrent le druide, la troisième lui tirailla le cœur.

« Mets-toi à ma place, murmura-t-il, le regard fixé sur ses mains jointes posées sur l'établi. Tu reçois du courrier que tu ne veux pas qu'on lise. Tu te barres en secret voir un homme de l'autre côté de la forêt, et tu mens quand on te demande où tu vas. Qu'est-ce que j'étais censé penser, moi ?

- T'aurais pu me faire un chouya plus confiance que ça, pour commencer. Parce que si t'en arrives à croire que je suis capable de te jouer la même comédie que ton ex-femme, à me promener de plumard en plumard, alors qu'on se marie dans trois pauvres mois, c'est qu'on a possiblement un problème. »

Oh, qu'elle était douloureuse à contempler, l'expression profondément attristée sur le visage d'Elias. Son intense fatigue lui avait fait baisser sa garde, permettant ainsi à la souffrance de transparaître à sa guise, laide et suintante comme une plaie mal soignée. Le ton de voix fendillé acheva de persuader Merlin : l'enchanteur était innocent des crimes dont il avait voulu l'accabler.

Sans réfléchir, ne pensant qu'à empêcher le voile sombre du doute de s'étendre sur l'esprit déjà bien ombrageux du Fourbe, le magicien pluri-centenaire tendit les bras pour se saisir des mains de son aimé. Lorsque ce dernier grimaça, Merlin adoucit sa prise sur les doigts lésés et les attira à ses lèvres pour un baiser précautionneux.

« Pardon, murmura-t-il contre les phalanges où il pouvait sentir le goût métallique du sang. Je suis désolé, je... j'ai vraiment cru voir... en fait je sais pas, ce que j'ai vu, et je t'en aurais bien parlé mais comme pour le reste, ben... j'avais peur que tu m'envoies chier... ces temps-ci c'était pas simple de discuter avec toi... »

L'amertume dans le regard d'Elias s'allégea. Lentement, il hocha la tête, un pouce traçant machinalement la moustache blanche de Merlin. « Mhmm... j'imagine... mais on est en train de discuter, là, non ? Tu pourrais peut-être en profiter pour m'expliquer ce qui t'a fait penser à un truc aussi délirant que moi qui me vautre dans le premier plumard venu. Eurk... rien que de le dire, ça me dégoûte...

- Ben... disons qu'au début c'était plus de la crainte que des convictions, poursuivit le druide, s'interrompant dans son explication pour embrasser la partie la plus intacte de la paume droite d'Elias. Le courrier, les sorties inexpliquées en solo... les marques dans le cou soi-disant à cause d'une éclaboussure d'eau...

- Bon, j'admets, c'était pas de l'eau, soupira le menteur repenti. J'ai frappé en biais sur l'enclume, le bout de métal que je travaillais a sauté et s'est foutu dans mon col. Le temps que je l'enlève, ça m'a brûlé, voilà... j'avais complètement oublié que j'avais ça, jusqu'à ce que tu le remarques. Ça m'a pris de court.

- Ça t'apprendra à vouloir faire passer une brûlure au second degré pour une bête éclaboussure d'eau bouillante à un guérisseur de neuf cents balais. » Merlin évita judicieusement de révéler exactement à quoi la marque lui avait fait penser, sur le moment. « Et pas seulement ça, mais tout le reste puait : tu parlais plus pendant des heures, tu gueulais sur les petites, sur moi, sur Mogriave... C'est bien simple, j'avais l'impression d'être revenu à ton humeur de chiotte de notre première année de cohabitation. Impossible de t'en parler, bien sûr, j'avais peur que tu me pondes un nouveau bobard. C'est pour ça que je t'ai suivi, il y a trois jours. Pour en avoir le cœur net.

- Ouais ben on pourrait en parler aussi, de ça, parce que question élégance, pardon...

- C'est pas vraiment ma faute, c'est le chat...

- Quel chat ? Ah bah oui, non mais pardon, oui, j'avais oublié que c'était cette semaine-là, c'est vrai... comme je t'ai pas beaucoup vu... »

Elias eut la décence d'avoir l'air penaud, aussi Merlin prit le parti de ne pas faire de commentaire supplémentaire.

« Je t'ai vu rentrer au village, je t'ai vu rentrer chez le forgeron, continua-t-il, les mains de l'enchanteur toujours soigneusement tenues dans les siennes comme un pont entre eux deux. Le jeune et beau forgeron, qui t'a accueilli avec un sourire, et sous le toit duquel je t'ai vu retirer non seulement ton manteau, mais aussi ta chemise. Et c'était pas n'importe quelle chemise... »

Le regard d'Elias se teinta de compréhension. « Ah mais attends, c'était ce soir-là ? Ah ben d'accord, oui, en effet je comprends mieux pourquoi t'as cru que... Mais non, rien à voir. Oui, j'ai enlevé ma chemise, parce que j'avais oublié que j'avais mis celle-là, justement, et j'avais pas envie de l'abîmer. A la place j'ai emprunté un tablier au « jeune et beau forgeron », qui au passage s'appelle Yann, et qui a une femme et deux gosses, gros malin. Qu'est-ce qu'il irait s'encombrer avec un vieux grincheux comme moi, franchement ? J'ai déjà réussi à convaincre vaguement un bonhomme de me supporter au quotidien, c'est déjà un miracle en soi, je suis pas assez naïf pour croire qu'un truc pareil ça se produit plusieurs fois dans une vie. Non et puis quand on voit le boulot que c'est... un seul ça me suffit, merci bien. »

Le ton détaché, que Merlin reconnut comme celui employé par Elias lorsqu'il tentait de plaisanter, libéra les épaules du druide des derniers vestiges de tension qu'elles renfermaient. Avec un éclat de rire rendu rauque par le soulagement, il porta de nouveau les mains de son compagnon à ses lèvres pour les inonder de baisers, ignorant les Aïe ! Doucement ! et autres Attention, la barbe ça pique ! ronchonnés par le propriétaire des membres abusés.

« Bouge pas, je m'occupe de ça, » assura-t-il avec un sourire. Il rapprocha le pot d'onguent cicatrisant et reprit l'application de la pâte verdâtre là où Elias l'avait laissée, étalant une couche généreuse sur les cloques et les boursouflures qui décoraient les poignets de l'enchanteur. « Maintenant qu'on a mis certaines choses à plat... tu veux bien me dire comment tu t'es fait tout ça ? Pour de vrai, cette fois.

- Je promets que c'est pas l'œuvre d'un amant violent, pas la peine de voler à ma rescousse, ricana le plus jeune. Plus sérieusement, j'ai dit la vérité : c'est vraiment un accident. Un accident con. Hier soir, ça faisait deux jours que je te cherchais partout sans te trouver. J'ai fait tout Kaamelott, la taverne, ton cabanon moisi dans la forêt... J'ai même envoyé un pigeon aux gamines, à la ferme, des fois que tu les aurais rejoints là-bas. Rien. T'étais nulle part. J'avais peur d'avoir encore dépassé les bornes, que t'en aies finalement eu marre de mon petit manège et que tu te sois tiré, comme avant Lancelot… Alors je suis allé passer mes nerfs à la forge, une bonne partie de la nuit. Yann a bien essayé de m'en dissuader, mais j'étais trop en colère, je l'ai pas écouté. On s'est engueulés, il est rentré chez lui et moi je suis resté au moins quatre ou cinq heures à faire plus ou moins n'importe quoi. J'essayais même pas de faire un truc propre, c'était vraiment du défouloir, j'ai même pas ramené les pièces. J'ai ralenti que quand je pouvais plus lever le marteau tellement j'étais claqué. Avant de partir, j'ai voulu me laver les mains dans le seau d'eau qu'on garde toujours près du feu… sauf qu'avec la fatigue et l'obscurité, ben… comme un abruti, j'ai foutu mes mains dans un seau de braises. »

Merlin eut un sifflement peiné et compatissant. Pas étonnant que les avant-bras du loustic ressemblaient à de la viande hachée. « Ah ben bien… moi qui croyais que t'étais censé être intelligent…

- Figure-toi que j'ai pas fait spécialement exprès et que j'ai regretté très vite, grogna Elias, piqué au vif. Sans compter que ce serait pas arrivé si tu t'étais pas barré dans la nature sans me prévenir.

- Oh lui, hé ! Tu manques pas de cran ! Ça va être ma faute maintenant.

- Parce que c'est la mienne, peut-être ?

- Ben déjà plus, oui !

- Maintenant c'est toi qui manques pas d'air ! crissa l'enchanteur irrité. Non parce que si j'ai bien compris l'histoire, tu t'es planqué pour bouder pendant des jours parce que tu as cru voir quelque chose qui n'était absolument pas vrai, alors que j'étais juste en train de me ruiner la santé à essayer de te faire plaisir tout en gérant le boulot et les petites ! Résultat, en plus du reste, je me suis retrouvé à battre les chemins comme un débile pour te retrouver, parce que je m'en voulais, alors que j'avais rien fait de mal– parce que j'ai rien fait de mal, Merlin, tu peux me regarder de travers si ça te chante, ça reste la vérité. Alors oui j'ai un caractère de merde, oui j'ai passé moins de temps avec toi que d'habitude ces dernières semaines, et oui, oui, OUI, je suis une vraie tanche en surprise ! Mais j'ai rien fait de mal. Et toi… toi de ton côté, après tout ce qu'on a vécu, construit, après tout ce qu'on a du traverser pour tomber d'accord sur le mariage, t'as pensé que je serais capable de tout gâcher pour une… u-une histoire de coucherie à la con. Laisse-moi te dire que ça, mon vieux, ça fait bien plus mal que toutes les brûlures du monde. »

Merlin ouvrit la bouche pour rétorquer, mais les mots moururent sur ses lèvres avant de passer le seuil. Il voulait s'insurger, s'emporter, rappeler à Elias que sous la bête étiquette de « j'ai passé moins de temps avec toi, c'est bon, pas de quoi écrire une tragédie grecque » s'entassaient les nuits passées seul, à douter, les repas silencieux à éviter soigneusement de croiser les regards pour se soustraire à une énième engueulade, les questions angoissées de Mehben et Mehgan quant au comportement hautement suspect de leur maître. Mais il ne pouvait pas. Il demeura muet, les yeux rivés sur la table, fixant une petite marque de couteau juste à côté des mains couvertes d'onguent qu'Elias n'avait pas encore extirpées de sa prise.

C'était vrai. Tout. Une fois de plus, il avait permis à ses craintes de se mettre en travers du chemin. Une fois de plus, du fin fond de la tombe, Guendolonea venait mettre à mal son accès au bonheur. Il commençait à en avoir vraiment marre de se laisser ainsi dominer par des évènements, certes odieux, mais qui correspondaient à un chapitre de sa vie enterré depuis des siècles. Plus encore, il en avait assez de blesser Elias dans la manœuvre, en lui laissant croire qu'il ne lui faisait pas confiance.

Alors pour une fois, il plia et laissa volontiers le point à l'enchanteur, intercalant délicatement ses doigts aux siens.

« On a du chemin à faire question communication, nous deux, hein ? tenta-t-il avec un sourire de commisération. Enfin, nous deux… beaucoup moi, quoi…

- Non mais j'admets que ça devait paraître louche, concéda Elias, plus calmement. M'enfin on se connait maintenant. Qu'est-ce qui a pu te passer par la tête… sérieusement, Merlin, j'ai mis des mois à te tolérer assez pour partager le labo, j'ai mis des années avant de me dire que tu valais peut-être le coup de foutre en l'air un siècle de solitude délibérée. Tu crois vraiment que je peux non seulement cracher sur tout ça mais aussi tout recommencer en quelques jours avec le premier tocard venu ?

- Mais non, bien sûr que non, je… je saurais pas t'expliquer à quoi je pensais, j'ai pas réfléchi si loin… c'est juste que, ben, j'ai vu, ou j'ai cru voir des trucs qui m'ont fait mal et comme un gros radis j'ai pas osé t'en parler…

- Parce que quoi ? T'avais peur de moi ?

- Oui. Non ! corrigea immédiatement le druide en voyant les yeux d'Elias s'écarquiller. Non ! Pas de toi ! Je… je me disais que tant que je disais rien, c'était toujours possible que je me fasse des idées, alors que si je mettais le sujet sur la table et que tu me disais que j'avais vu juste, que tu voyais quelqu'un… à ce moment-là, il aurait fallu que je choisisse, et je voulais pas… j'avais tellement peur de te perdre pour de bon… je suis le dernier des lâches, et maintenant j'vais arrêter de parler parce que ce que je dis a de moins en moins de sens et tu vas vraiment finir par me prendre pour un allumé. »

Merlin ramena ses mains à lui pour y fourrer son visage, ignorant le contact poisseux de l'onguent à moitié séché sur ses joues qu'il sentait rougir de seconde en seconde sous le coup de l'embarras. Elias ne lui laissa pas le temps de macérer dans sa honte ; le plus jeune repoussa son tabouret dans un raclement sec et contourna l'établi pour prendre place sur le banc, son épaule collée à celle de son promis.

« Allez va, l'allumé, dit-il sur un ton fatigué mais léger. J'suis pas tout blanc dans l'histoire. J'avoue que je me suis mis des œillères et que j'aurais du remarquer que ça te faisait du mal, ça m'aurait permis de couper court à cette blague bien plus tôt, au lieu de persister dans ma bêtise. On efface tout, c'est fini, y a plus lieu de se faire des cheveux à propos de ça, de toute manière. »

Merlin risqua un coup d'œil entre deux doigts englués de pommade. « Tu m'en veux pas ?

- Mais non, espèce de betterave géante, tu fais ça très bien tout seul. Et puis quand bien même j'voudrais, je suis trop claqué.

- Alors… je peux poser une question ? » Quand le sorcier acquiesça, le druide reposa ses paumes à plat sur la table. « La prochaine fois, est-ce que je peux venir ?

- Venir où ça ? A la forge ?

- Oui. Déjà parce que je suis curieux de te voir à l'œuvre, et ensuite parce que… ben je le connais pas, mais j'ai l'impression de lui devoir une excuse, à ton forgeron-bijoutier. J'ai pensé le pire de lui alors que c'est sûrement quelqu'un de très gentil. Et de patient, aussi, s'il t'a pas encore botté hors de son échoppe à coups de pied depuis le temps, toi et ton caractère de petit agneau… »

Le pseudo regard noir d'Elias, mis à mal par ses cernes, tomba bien loin de sa cible. « Hmph… je suppose… ben écoute, au point où on en est je vois pas pourquoi tu pourrais pas venir, tu fais ce que tu veux. Par contre moi je retournerai juste pour dire merci et au revoir, alors tu verras rien du tout, désolé.

- Oh mais pourquoi ?

- Mais parce que j'suis nul et que j'arriverai jamais à pondre deux alliances pas trop dégueulasses à temps pour le mariage, voilà pourquoi ! Non mais regarde-moi ça. » Parmi les pièces de métal sur la table, Elias saisit un petit cercle irrégulier, trop petit pour y glisser un doigt. « C'est ma meilleure tentative à ce jour. Non, au bout d'un moment, faut voir les choses en face : c'était une connerie. L'idée était sympa, ouais, j'dis pas, mais c'est un métier à part entière, ça nécessite une vie de pratique. Je vois pas pourquoi j'ai cru que je pourrais m'en sortir en quatre mois…

- Il en reste encore trois, tenta de rassurer Merlin tout en admettant intérieurement que le fruit du travail de l'enchanteur ne ressemblait pas à grand-chose. Je te trouve un peu dur avec toi-même. T'as toujours fini par réussir ce que tu voulais faire, si tu t'accroches je suis sûr que tu peux y arriver.

- C'est bien gentil, mon pinson, mais là… c'est pas ma branche, je navigue à l'aveuglette. Nan, c'est mort. Je vais lui payer ce que je lui dois pour les leçons, je vais lui demander de fabriquer les alliances à partir des croquis et je les enchanterai pendant ou après la fabrication, tant pis. Ce sera moins bien mais bon, là, je vois pas comment faire autrement. »

L'échec n'était pas quelque chose qu'Elias gérait de façon aisée, Merlin le connaissait assez bien pour en être conscient. Même un raté aussi ubuesque que de ne pas réussir à maîtriser l'art de la bijouterie en l'espace d'un mois était susceptible de lui miner l'égo ; c'était ridicule, mais c'était comme ça. Il n'y avait qu'à observer les épaules avachies et la tronche dépitée de l'enchanteur pour s'en persuader : sa fierté venait d'en prendre un sacré coup.

Attendri, Merlin passa un bras autour des épaules d'Elias pour l'attirer contre son torse dans une étreinte rendue biscornue par leurs positions sur le banc. Il fourra son nez dans l'amas de mèches brunes qui avait bien retenu l'odeur tranchante du métal et du feu de bois, notant au passage la présence de quelques nouveaux cheveux argentés, quoiqu'en dise leur propriétaire dans le déni.

« Tu sais, dit-il doucement contre la tempe d'Elias, maintenant que j'ai compris ce que tu voulais faire, ça me fait déjà énormément plaisir que tu aies tenté le coup. C'est pas grave si tu n'y arrives pas, comme tu dis, c'est un métier en soi. Y a pas de honte à avoir. Tu peux toujours faire partie du processus de création, si tu dois enchanter les objets à chaque étape, comme pour le dragon qu'on a bricolé pour Yoan. Tu peux même profiter du temps que ça te libère pour y mettre des enchantements encore plus balèzes que ceux qui tu avais prévus.

- Ça risque d'être difficile. J'ai pas terminé les calculs d'alchimie, mais selon la matière et la taille des anneaux, je peux pas non plus y foutre trente sortilèges, ça passera pas. Si je trouve de l'argent assez pur, j'aimerais au moins caler un sort de-

- Shhh ! intima le druide en pressant son index libre sur les lèvres de son compagnon. Me dis rien. Je veux rien savoir. Comme ça, tu peux quand même garder une partie de surprise. »

Elias le dévisagea durant quelques secondes, à mi-chemin entre la confusion et la réflexion. Merlin se figura qu'il aurait peut-être du choisir un moyen moins infantilisant d'interrompre son bijoutier en herbe privatif, et qu'il n'allait pas tarder à se trouver du mauvais côté d'une remarque désobligeante à ce propos ; mais quand les lèvres de l'enchanteur finirent par bouger contre son doigt, ce fut pour esquisser un demi-sourire satisfait.

« D'accord, souffla-t-il. Je te le dirai le jour du mariage. Quand l'anneau sera à ton doigt et que tu pourras plus faire machine arrière.

- C'est pas pour rien qu'on t'appelle le Fourbe, sourit Merlin en retirant sa main. Mais très bien, je marche. Tant que c'est rien de trop dégradant pour ma personne, hein. »

Elias leva les yeux au ciel. « Bah dis donc, aujourd'hui, la confiance vole haut… Les objets sont liés, je te rappelle. Ce que tu auras, j'aurai aussi, c'est le principe. Je vois pas bien l'intérêt de me faire ce genre de crasse à moi-même.

- C'était pour rire, rho. Quand est-ce que tu apprendras à reconnaître une blague ?

- Quand tu arrêteras de me prêter les pires intentions et de t'imaginer les trucs les plus farfelus du monde alors que t'as la réponse juste sous le pif. »

C'était dit sans méchanceté, sur un ton presque amusé. Si Elias avait déjà pris suffisamment de recul sur ces dernières semaines pour commencer à plaisanter à ce sujet, alors Merlin le pouvait aussi.

« Juste sous le nez, hein ? Eh ben je crois que ça mérite une petite enquête, tout ça. » Le druide se pencha un peu plus pour presser un baiser contre le front d'Elias. « Mhmm non, pas de réponse ici, en effet. » Le baiser suivant tomba sur l'arête du nez de l'enchanteur, pile sur le léger angle où le malheureux appendice s'était plusieurs fois retrouvé cassé. « Rien ici non plus. » Le coin de la bouche d'Elias se recourba en un semblant de sourire quand Merlin y pressa ses propres lèvres. « Ah, je tiens peut-être quelque chose, voyons voir… »

Avec un souffle d'air impatient relâché par le nez, le plus jeune effaça le maigre pouce de distance qui les séparait encore pour venir s'emparer lui-même du baiser que son cruel compagnon lui faisait miroiter avec la même espièglerie que Mehgan lorsqu'elle tourmentait Mogriave avec un bout de jambon. Beau joueur, Merlin se laissa docilement embrasser, infusant dans l'échange tout son soulagement et se laissant volontiers envahir par l'euphorie de ce baiser. Ce premier vrai baiser depuis le début de cette sordide affaire, empli d'honnêteté et d'une confortable nonchalance que seuls deux êtres qui se connaissaient depuis suffisamment longtemps pouvaient éprouver. Rien qu'à l'idée de pouvoir continuer à ressentir ce bien-être, d'être autorisé à poursuivre une vie commune avec Elias là où il l'avait crue vouée à un tragique arrêt… c'était comme s'éveiller d'un affreux cauchemar, et Merlin comptait bien rattraper jusqu'à la dernière minute de temps ainsi perdu.

« Ah ben c'était vrai alors, chuchota-t-il à la faveur d'une reprise de souffle bien nécessaire. Juste sous le nez… »

Pour tout le restant de la journée, jusqu'au retour de Mehben et Mehgan en début de soirée, les deux magiciens s'éloignèrent rarement à plus de dix pas l'un de l'autre. Il y avait toujours une main pour traîner sur une épaule, sous le foireux prétexte d'une poussière à dégager, ou des doigts peu pressés de relâcher leur prise au moment de se passer tel ou tel objet. Personne n'était là pour leur en tenir rigueur, alors pourquoi se priver ?

Tout du long, Elias raconta tous les détails de son épopée, soigneusement tenue secrète jusqu'alors. La facilité des premiers jours, où il n'apprenait qu'à manipuler les outils et ajuster la température de la forge pour faire fondre le minerai de moindre qualité que Yann lui octroyait pour son entraînement. L'arrivée des ennuis, et de ses premières blessures maladroites, lorsqu'il avait fallu façonner le métal en fusion au lieu de simplement le regarder passer de l'état solide à liquide et inversement.

Si le plus grand danger dans un laboratoire était la présence de Merlin – selon les dires de certains cornichons – celle d'Elias en était a priori le parallèle pour une forge. En l'espace d'un mois, il avait fracassé plus de chaudrons que durant toute sa carrière d'enchanteur. Il était passé à un crin de cheval de foutre le feu à la baraque cinq fois, à Yann trois fois, et à ses propres vêtements bien trop souvent pour pouvoir s'en souvenir. Au fil des jours, sa frustration et sa honte face à sa propre incompétence n'avaient fait que croître, devenant presque palpables pour qui le côtoyait d'assez près – voire aveuglantes, pour ceux qui comme Merlin avaient la malchance de distinguer les auras magiques. C'était cette profonde irascibilité qui l'avait poussé à dégoupiller à la moindre remarque, aussi anodine fut-elle.

« A ce propos, fit Elias après que leurs apprenties se furent retirées pour se reposer de leur journée de voyage en charrette, vous me relisez la lettre de la gonzesse, là ? Qu'on se marre un peu.

- Quelle gonzesse ? demanda Merlin en laissant rentrer Mogriave pour la nuit.

- L'enchanteresse d'Aquitaine, ou je sais plus où. Celle qui veut vous épouser et faire plein de bébés un quart démoniques avec vous.

- Ah, cette gonzesse-là…

- Oui, celle-là. Vous l'avez rangée où, la lettre ? Enfin, je dis « rangée »… vous l'avez foutue où ? »

Merlin croisa les bras et adopta une mine faussement vexée. « Vous apprendrez, môssieur Elias, que cette lettre est parfaitement rangée, à sa place, avec tous les autres courriers de mes prétendants et prétendantes. J'en profite d'ailleurs pour vous signaler qu'ils sont nombreux, et que si jamais le besoin s'en faisait sentir, je n'aurais aucun mal à choisir parmi eux. Alors méfiez-vous.

- Tiens donc ? ricana l'enchanteur, pas du tout effrayé par la menace. Et on peut savoir où est conservé ce plan de secours inestimable ?

- Dans la cheminée. J'ai allumé le feu avec la semaine dernière. »

Le druide parvint à maintenir une façade à peu près neutre pendant cinq grosses secondes, avant de rejoindre Elias dans ses aboiements de rire.