Résumé : quand on parie, parfois on gagne, souvent on perd. Enfin, ça dépend qui.
== Les Paris – Partie 1 ==
« Allez, c'est parti ! Je compte ou vous comptez ? demanda Mehgan.
- Oh non, c'est bon, je vous laisse compter, grogna Mehben sans cesser de s'éventer avec son parchemin d'invitation. J'ai tellement chaud, si je fais le moindre effort supplémentaire, je tombe dans les pommes. »
Mehgan retint un rire à la vue de sa sœur dégoulinante de sueur et se mit à compter les secondes à voix haute.
Elle devait bien l'admettre, la journée était particulièrement caniculaire. Même s'il était admis qu'il ne neigeait jamais au début du mois d'août, sauf catastrophe naturelle, la clairière choisie par le Conseil Druidique pour la fête de Lugnásad semblait concentrer tous les rayons solaires du territoire de Logres. Les quelques inconscients qui ne cherchaient pas refuge à l'ombre des arbres se comptaient sur les doigts des deux mains ; ceux qui s'adonnaient à des activités plus physiques qu'une simple conversation, comme le chant ou la danse, étaient encore plus rares. Pas un brin d'air ne venait faire frémir les feuilles de chêne, conférant à l'atmosphère ambiante toute la lourdeur d'une chape de plomb.
Les deux sœurs et leurs oncles adoptifs n'avaient eu qu'une heure et demie de marche depuis Kaamelott pour atteindre le lieu du rassemblement ; pourtant, cela avait été entièrement suffisant pour saper toutes les forces de Mehben, dont le sixième mois de grossesse s'accommodait difficilement de l'écrasante chaleur estivale. Elias ne s'était pas privé d'en faire la remarque, à grands renforts de « Et voilà ! Qu'est-ce que j'avais dit ? Vous m'écoutez jamais ! » avant d'extirper de sa besace une gourde d'eau fraîche à laquelle il avait forcé la jeune femme à boire toutes les dix minutes. Une fois arrivés, l'enchanteur avait ordonné à Mehben et Mehgan de s'asseoir à l'ombre et de ne plus bouger. Sans surprise, la plus âgée n'avait opposé aucune résistance, prenant place sur l'herbe avec soulagement et acceptant volontiers la gourde encore à moitié pleine que son maître lui avait tendue.
« Et si on veut parler à des gens ? avait marmonné Mehgan en s'asseyant en tailleur à côté de sa sœur. C'est un peu pour ça qu'on est venues, en fait !
- Eh ben les gens viendront vous trouver, avait rétorqué Elias. Ils ont des jambes, vos copains, ils vont les utiliser. On peut pas se permettre une insolation, on est à une heure et demie de marche de Kaamelott et je tente pas la téléportation avec un bébé à naître, désolé. On joue la sécurité, c'est comme ça, point, et si vous êtes pas contente, dites-vous qu'en voyant le cagnard qu'il faisait ce matin, j'aurais tout aussi bien pu vous interdire de venir.
- Interdire, interdire... techniquement vous pouvez pas vraiment les empêcher de venir à un rassemblement druidique, avait tempéré Merlin. Elles sont dans le registre, c'est leur droit le plus strict. Même si vous êtes leur maître, si elles veulent participer à toutes les réunions de l'année, je vois pas bien en quoi vous avez l'autorité de refuser.
- On vous a demandé le chemin de la plage, à vous ? avait grogné en retour le sorcier déjà bien agacé par la journée. Vous avez pas des potes bouffeurs de mousse à aller saluer au lieu de vous mêler des conversations des autres ?
- Charmant, je vois que quelqu'un s'est encore levé du bon pied... bon ben j'y vais alors.
- C'est ça oui, faites ça, et vous en profiterez pour vous demander dans quel camp vous êtes. »
Une promesse de la part des sœurs de venir les chercher en cas de problème et les deux magiciens s'étaient éloignés, l'un vers ses confrères pour prendre de leurs nouvelles, l'autre vers le coin le plus désert de la clairière pour se faire oublier – non sans un détour règlementaire par la table des boissons. Deux bonnes heures s'étaient écoulées depuis, marquées par le passage de quelques participants qui étaient venus saluer Mehben et Mehgan par politesse et la prise de fonction d'un petit orchestre qui trouvait la vaillance de jouer avec entrain malgré la chaleur accablante. Il n'était même pas encore midi, aucun des autres apprentis de leur âge n'était encore arrivé, pour ceux qui avait décidé de braver les températures brûlantes du jour.
Il avait bien fallu trouver d'autres moyens de tromper l'ennui en attendant le véritable début des festivités.
« Dites, ça vous embête d'aller remplir la gourde ? demanda Mehben. J'ai tout bu mais j'ai encore soif, c'est dingue...
- Oui oui, j'y vais juste après, répondit distraitement Mehgan sans trop se déconcentrer. Ça va pas être long, de toute manière. Quinze, seize, dix-sept...
- Hmph, c'est vous qui le dites... Remarquez, ça vous arrangerait bien, que ce soit pas long.
- J'ai foi en lui. Il a des yeux partout, vous allez voir. Vingt-et-un, vingt-deux...
- Et salut ! claironna la voix familière de Gwenaël alors que le jeune homme se laissait tomber sur l'herbe près des sœurs, perdant dans la manœuvre empressée quelques gouttes de son verre. Désolé pour le retard, maître Kenann s'est chopé un coup de chaud ce matin alors j'ai insisté pour qu'on s'arrête un peu pour souffler. A partir d'un certain âge, j'vous jure, c'est à se demander qui est le plus raisonnable des deux. Mais j'vous apprends rien, ah ha ! » N'obtenant pas par sa boutade l'attention qu'il espérait, Gwenaël pencha la tête sur le côté, interloqué. « Euh... tout va bien ?
- Shhh ! intima Mehgan, peut-être un peu plus sèchement que ce que son ami méritait. Vous allez me faire perdre le fil ! J'en étais où, c'était quoi ? Ah oui... trente-deux, trente-trois...
- Mais j'interromps quelque chose, peut-être ? s'enquit l'apprenti, de plus en plus perdu. Je peux repasser...
Mehben tendit une main rendue moite par la transpiration pour lui saisir la manche avant qu'il ne puisse se lever. « Non, non, restez ! C'est nigaud, vous allez voir. Vous vous rappelez du tournoi, en début d'année ?
- Si je me rappelle de l'évènement le plus classe des dix dernières années ? Oh bah j'sais pas, vous vous souvenez de votre premier sortilège réussi ?
- Un simple « oui » aurait suffi. Bon, et vous vous rappelez ce druide, le grand rouquin avec la moustache ?
- Le grand rouquin avec la moustache, répéta lentement Gwenaël en tapotant le bord de sa coupe contre ses lèvres, songeur. C'est vague, va falloir préciser.
- Celui qui a manifestement le béguin pour Merlin, au point de s'être volontairement cramé les parties sensibles pour s'offrir une session de soin un peu spéciale à l'infirmerie.
- Ah mais d'accord, lui ! Vous auriez du commencer par là... Oui, je vois, et alors ? »
Mehben désigna l'autre côté de la clairière du menton, où des groupuscules de courageux – peut-être les plus dignes des faveurs de Lugh, que l'on célébrait ce jour-là – dansaient sur la musique au mépris de la chaleur. Sans surprise aucune, une grande silhouette vêtue de blanc faisait partie de la bande d'écervelés vouée à une mort lente par déshydratation. Ce qui était plus étonnant, en revanche, c'était certainement le sourire gêné du fils de démon et ses tentatives à peine dissimulées pour se soustraire à la proximité un peu trop poussée d'un certain confrère un brin entreprenant.
« Le débile vient d'enchaîner quatre danses avec Merlin, reprit l'aînée des filles de Karadoc, aussi exaspérée que si elle était elle-même l'infortuné objet de l'attention indésirable. Il pourrait s'estimer heureux d'avoir encore tous ses membres à ce stade et s'en tenir là, mais non, bien sûr que non. Il tente la cinquième, sauf que là ça commence à bien se voir que Merlin en a ras le bonnet de se coltiner ses pattes baladeuses. Soit l'abruti est bien éméché, soit il est définitivement stupide.
- L'un n'exclut pas l'autre, malheureusement… et le comptage de secondes, dans tout ça ?
- Oh, on a juste parié sur le temps qu'allait mettre Elias pour rappliquer et s'en mêler.
- Ça devrait pas trop tarder maintenant, fit remarquer Mehgan. Cinquante-cinq…
- Ouais, ouais, vendez pas la peau de l'ours, rien n'est encore fait, grommela sa sœur.
- Dites, je connais autre chose qui devrait pas trop tarder, sourit Gwenaël avec un regard appuyé vers le ventre arrondi que son homologue n'avait de cesse de caresser machinalement. C'est bientôt, non ?
- Si seulement ! déplora la future maman. J'ai encore au moins deux mois à tirer, si c'est pas trois ! C'est l'été le plus long de ma vie, sérieusement, je sais pas comment je vais faire. Tonton Merlin dit que c'est normal mais je passe mon temps à dormir, boire et faire pipi, c'est l'enfer. D'ailleurs puisqu'on en parle, si je vous donne cette gourde, ça vous embêterait d'aller-
- Soixante-quinze ! s'écria Mehgan, victorieuse. Moins de deux minutes ! J'ai gagné ! »
En tournant la tête vers la piste de danse improvisée, tous purent constater qu'en effet, un certain magicien brun venait de s'intercaler entre Merlin et l'importun. L'enquiquineur roux avait beau faire une bonne tête et demie de plus qu'Elias, cela ne semblait pas perturber outre mesure l'enchanteur furibond. Ce dernier donnait l'impression d'invectiver vivement son interlocuteur, à voir son expression courroucée, mais entre la distance et l'orchestre qui continuait à jouer sans se soucier de rien, impossible d'entendre quoi que ce soit.
Il fallut attendre quelques secondes que les joueurs s'interrompent entre deux morceaux de musique pour que les mots deviennent intelligibles.
« -a dit non, ça veut dire que c'est non ! Ça me paraît assez clair ! vociférait le Fourbe. Après s'il veut que je lui agrandisse les trous des oreilles pour mieux entendre, faut me dire, j'le fais avec plaisir ! Vu la jachère que ça doit être là-haut, ça lui aèrera un peu la soupière, ça peut pas faire de mal ! »
Elias devait déjà en être à quelques coupes de vin, à en juger par son timbre de voix éraillé et son index planté en avertissement dans le torse de sa victime. Soulagé d'avoir été sauvé mais tout de même embarrassé par la tournure des évènements, Merlin tenait une bonne poignée du manteau de son compagnon, au niveau de l'omoplate, et semblait le supplier à voix basse de ne pas créer d'émeute. Si habituellement le Fourbe s'arrangeait pour attirer le moins d'attention possible lors des rassemblements druidiques et se contentait d'expédier la fête en simple spectateur, ce jour-là, il ne donnait pas l'impression de s'en formaliser. Il n'accordait pas le moindre regard aux petits groupes de curieux qui oscillaient en périphérie de la scène, faisant mine de vaquer à leur bavardages mais bien trop avides de savoir comment l'altercation allait se terminer pour ne pas jeter des coups d'œil en biais.
En même temps… pas la peine d'être devin pour savoir d'avance ce qui allait se passer.
« Et flûte, rouspéta Mehben face au sourire triomphal exaspérant de sa sœur cadette. Je croyais qu'avec la chaleur et l'alcool il serait plus lent… Il est pénible.
- Je vous l'ai dit : il voit tout, tout de suite ! rit Mehgan. Du coup, vous avez perdu, ah ha !
- Ouais, ouais, c'est bon… c'est moi qui vais expliquer à Tonton Perceval comment naissent les bébés… pfff quelle angoisse…
- Maintenant il dégage, le comique, avant de se prendre un sort de désintégration sur le coin du museau ! beugla l'enchanteur outragé depuis l'autre côté de la clairière.
- Ah non, pas la magie ! protesta Merlin, à voix haute cette fois-ci. On en a déjà parlé, c'est non ! Vous allez pas me coller la honte comme au dernier Solstice d'hiver !
- Vous, mêlez-vous de vos miches ! C'est moi qui cause avec l'autre con, j'vous ai rien demandé alors vous la bouclez !
- Non mais oh, ça suffit oui ?! Vous avez vu comment vous me parlez devant tout le monde ? s'insurgea le pluri-centenaire. Si vous continuez comme ça, on va pas s'entendre, j'vous préviens ! »
La remarque du druide en blanc avait du faire mouche, car le torse d'Elias – auparavant enflé d'indignation – se dégonfla et ses épaules s'affaissèrent. Marmonnée dans sa barbe, sa réponse échappa aux oreilles de ses apprenties, bien trop éloignées pour pouvoir l'entendre ; mais elles pouvaient au moins extrapoler qu'il s'agissait d'excuses, cela collerait assez avec l'attitude contrite que son langage corporel semblait refléter.
Satisfait, Merlin relâcha lentement sa prise sur les vêtements de son promis et lui tapota gentiment l'épaule pour achever de le calmer. Ses efforts désamorcèrent la situation avec succès : l'enchanteur du Nord croisa les bras et se détourna de sa cible, bougon mais nettement plus maître de lui-même qu'il ne l'avait été trente secondes plus tôt.
Les regards bifurquèrent. La foule commença à se disperser, persuadée qu'il ne se passerait rien de plus. La scène aurait très bien pu en rester là, au stade de l'anecdote rigolote de la journée. Si seulement l'autre abruti aviné et éconduit avait su fermer sa grande bouche.
« Visez un peu le gentil toutou bien dressé, bien tenu en laisse ! ricana le grand druide roux qui avait probablement décidé d'en finir avec la vie par cette belle matinée estivale. Ah il s'est bien laissé museler, le plus terrible enchanteur de Bretagne ! Castrer, même ! Hé, dis-moi, tu donnes la patte aussi, si on demande gentim- »
Avant même que n'importe qui ait eu le temps de dire « Oh le con », le débile se retrouva au sol avec cent cinquante livres de magicien enragé sur la couenne et une paire de tartes en travers du visage.
« Bah ouais je donne la patte, tu vois pas !? rugit Elias en abattant le coup suivant à la mâchoire du druide suicidaire. Sauf que souvent, je la mets dans la gueule, j'espère que ça te convient quand même ! »
Complètement démuni, Merlin haussa les épaules et écarta les bras pour les laisser retomber contre ses flancs. « Ah oui non mais là… là vous avez cherché la merde, tout de même, soupira-t-il. J'peux pas faire de miracle non plus… »
Trois fois plus rapidement qu'elle ne s'était éparpillée, la horde de magiciens s'agglutina de nouveau aux abords de cette animation un peu plus musclée que les cantiques barbants et chants solennels prévus au programme des festivités. Timorée au début, la foule des êtres vivants les plus sages du royaume de Logres – en tout cas sur le papier – ne tarda pas à éclater en sifflets, commentaires et encouragements à l'attention des deux bagarreurs.
« Bordel ! C'était une dent ? J'crois que c'était une dent !
- Hé Merlin ! Vous devez pas vous ennuyer, au château, si c'est comme ça tous les jours !
- Erwann ! Deux pièces d'or sur Kelliwic'h, tu suis ?
- Allez, ouais !
- Et dire que j'étais pas sûre de vouloir venir ! Je regrette rien ! »
En retrait des clameurs, sous l'ombre de leur arbre, Mehgan et Mehben poussèrent un soupir conjoint de lassitude.
« Eh ben, souffla Gwenaël en sirotant tranquillement sa coupe de vin. C'est pas de tout repos…
- C'est rien de le dire, confirma l'aînée sans jamais cesser de s'éventer. Au début c'était marrant mais ça commence à devenir vraiment invivable… Sérieusement, Gwen, vous voulez pas les marier plus tôt ? Aujourd'hui par exemple, on fait ça vite fait, comme ça après tous ces débiles arrêteront de vouloir damer le pion à maître Elias et on sera tranquilles.
- Moi dans l'idée ça m'embête pas, mais quelque chose me dit qu'ils seront pas d'accord. » Gwenaël grimaça quand un coup particulièrement bien placé arracha au rouquin un hurlement suraigu. « Aouch… Maître Kenann dit souvent qu'une bête sauvage sommeille en chacun de nous, là c'est carrément vérifiable.
- Je préfèrerais nettement que pour certains, elle ne se réveille jamais, mon jeune apprenti. »
Les trois novices levèrent la tête d'un seul mouvement vers la nouvelle voix. La grande silhouette de Kenann était adossée de l'autre côté du chêne. Résigné, le vieux druide observait la mêlée et ses spectateurs avec une indifférence teintée de lassitude. Soit la chaleur écrasante lui avait sapé tout son courage, soit il était tellement habitué au remue-ménage invariablement provoqué par la présence d'Elias aux rassemblements druidiques qu'il ne prenait même plus la peine de réagir. En sa qualité de membre du Conseil, il aurait pourtant eu toute la légitimité nécessaire pour séparer les loustics et exiger un retour à l'ordre. Sauf qu'il ne semblait pas vraiment décidé à le faire.
« Mes chères enfants, soupira-t-il en se pinçant l'arête du nez d'une main fatiguée. Les Dieux m'en soient témoins, j'apprécie vraiment votre présence à tous à chaque réunion où nous nous croisons, mais… enfin je veux dire, votre maître…
- Il est pas facile à apprivoiser, j'admets, acquiesça Mehgan avec un sourire désolé. Mais il est pas méchant… enfin pas beaucoup, quoi. Et puis il ne vient qu'à un rassemblement par an, parfois deux…
- C'est déjà bien suffisant comme ça, merci bien… A chaque fois, c'est la même chose, il fout un bordel monstrueux. Je crois bien qu'il n'y a plus eu autant de barouf dans notre communauté depuis que Taliesin a quitté le Conseil. » Kenann secoua la tête d'un air désabusé, faisant voleter sa myriade de tresses blanches. « Bon, eh bien j'imagine que c'est l'heure de jouer mon rôle… je n'ai rien contre un peu d'animation, mais celle-ci a assez duré. Et puis si on veut tenir le programme de la journée, je n'ai pas trop le choix. Jeune gens… »
Avec un dernier hochement de tête, le grand druide se détacha de l'arbre et s'aventura sous le soleil de plomb pour traverser la clairière, droit vers le combat de gladiateurs et son public en robes longues assoiffé de violence. Celui-là même qui avait depuis longtemps relégué la célébration de Lugh dans un recoin de sa tête au profit de festivités un poil plus riches en marrons.
« Place, place ! scanda Kenann en arrivant à la périphérie de la « situation ». Laissez-moi passer, bande d'ahuris ! Restez pas plantés là comme des pleurotes !
- Kenann, je suis vraiment désolé, » clama immédiatement – et désespérément – Merlin.
Sur ces trois dernières années, à chaque fois qu'Elias l'accompagnait à un rassemblement, ces quatre petits mots systématiques servaient au magicien blanc de salutation à son confrère. Cela faisait bien longtemps qu'un simple « Bonjour » n'était plus une option.
« Au moins cette fois-ci il n'utilise pas la magie, c'est déjà ça de pris, temporisa Kenann avant de tourner son attention vers les deux lutteurs qui gigotaient toujours au sol. Elias de Kelliwic'h, combien de fois il faut que je le dise ? Vous êtes ici dans un sanctuaire, alors vous êtes prié de bien vouloir arrêter vos gamineries ! Vous vous rendez compte de l'exemple que vous donnez à vos apprenties ? Vous devriez plutôt leur enseigner que la solution au conflit se trouve toujours dans le dialogue et la paix !
- La paix, vous allez commencer par me la foutre, grogna l'enchanteur en évitant les coups de pieds maladroits que son adversaire envoyait pour se libérer d'une impitoyable clé de bras. Pour le reste, on verra plus tard !
- Vous avez bien raison, Gwen, » remarqua Mehgan, les yeux fixés sur le joli tableau dépeint de l'autre côté de la clairière. Merlin et Kenann qui tentaient de séparer les bagarreurs comme s'il s'agissait de gamins effrontés particulièrement turbulents. La troupe d'observateurs qui, loin de prêter main-forte à leurs confrères, préféraient se délecter de cette pièce de théâtre impromptue une coupe à la main. Et des petits groupes de jeunes apprentis, disséminés çà et là sous les arbres environnants, qui regardaient avec consternation leurs aînés – sensément les érudits les plus instruits de Bretagne – se donner en spectacle comme des vendeurs de jambon le jour de la fête du cochon. « Parfois, c'est à se demander qui est plus raisonnable que qui… »
A partir de la mi-août, les orages étaient connus pour éclater sans trop prévenir sur l'île de Bretagne. Un instant le ciel était dégagé, libre de toute perturbation, et celui d'après, crac ! Des trombes d'eau se mettaient à s'abattre sur la terre que le soleil estival avait rendue sèche et dure comme la pierre, tellement fort que les premières gouttes rebondissaient sur le sol imperméable sans le mouiller. Les gens dotés d'assez de flair pour avoir remarqué l'amas de nuages noirs qui se faufilait depuis l'horizon à la vitesse d'un cheval de course avaient généralement regagné le logis depuis longtemps. Pour les malheureux trop inattentifs, c'était la saucée, et pas une petite.
S'il ne manquait habituellement pas d'instinct question météo, ce jour-là, Merlin faisait partie de la seconde catégorie. Il avait passé une après-midi tellement agréable, à flâner dans les bois, la semelle battant l'herbe tandis que tous les nouveaux petits faons nés au cours de la saison venaient le renifler avec curiosité, qu'il n'avait pas prêté la moindre attention au noircissement du ciel. Quand les premiers roulements de tonnerre lui étaient parvenus aux oreilles, il était déjà trop tard. Il s'était trouvé bien trop loin de Kaamelott pour escompter s'en tirer autrement que trempé jusqu'aux os, alors perdu pour perdu, le druide avait pris le chemin du retour sans trop d'empressement.
Du moins, jusqu'à tomber sur une petite découverte qui lui avait coûté une botte et l'avait envoyé au galop sur le sentier boueux.
Merlin courut à perdre haleine jusqu'à avoir passé la grande porte de la forteresse. Sur son élan, il grimpa quatre à quatre les marches jusqu'au laboratoire et en ouvrit la porte d'un coup d'épaule qui manquait sacrément de délicatesse. Il n'avait guère le choix : ses mains avaient déjà fort à faire, repliées autour de la bosse difforme et mouvante au niveau du ventre de sa tunique pour la protéger des éléments.
Son entrée fracassante lui attira un glapissement et un juron de surprise. Attablées à l'établi du milieu, Mehgan et Mehben se retournèrent vers lui, ahuries. Elles n'avaient manifestement pas tablé sur une apparition aussi soudaine que musclée de leur oncle ; ce dernier se demanda d'ailleurs brièvement quelle allure il devait avoir avec une botte en moins, dégoulinant de pluie des cheveux aux chevilles et maculé de boue jusqu'aux genoux.
Le druide laissa échapper un petit rire. « Pardon de débarquer comme ça, crossa-t-il entre deux tentatives de reprise de souffle. J'me suis un peu laissé emporter… Elias est pas rentré ?
- Pas encore, confirma Mehgan.
- Parfait. Ce sera plus facile s'ils sont déjà là quand il revient.
- Si qui est déjà là ? » s'enquit Mehben.
Merlin referma la porte derrière lui en la poussant de son pied nu, confinant les coups de tonnerre et la pluie à l'extérieur. Puis, délicatement, il écarta un pan de sa chemise pour révéler à ses nièces le trésor qu'il venait de passer une lieue et demi à tenir au chaud contre son ventre.
A la vue des quatre minuscules chatons sales et grelottants pelotonnés contre l'estomac du druide, les deux jeunes femmes rivalisèrent de roucoulements attendris. Avec une facilité déconcertante, elles abandonnèrent leurs tâches en cours et accoururent pour mieux observer les petits félins.
« Ils doivent avoir trois semaines, maximum, expliqua Merlin en caressant du bout du doigt une oreille tremblotante. Je les ai trouvés dans un gros trou plein d'eau boueuse, ils ont du se faire surprendre par la pluie. J'y ai laissé ma botte collée au fond mais j'ai réussi à les repêcher. Comme je trouvais pas leur mère, ben… voilà. »
Il n'avait pas vraiment besoin de s'expliquer. Mehgan et Mehben le connaissaient assez bien depuis tout ce temps pour ne pas s'étonner de ses réactions face à la détresse animale.
Une bassine d'eau tiède plus tard, les bébés velus étaient propres du fond de leurs oreilles jusqu'au dernier de leurs coussinets miniatures. Débarrassées de la boue, les couleurs de leurs pelages devinrent visibles. Deux roux, un gris tigré, et un noir. Tous dotés de grands yeux bleus bien ouverts, remplis de curiosité pour ce nouvel environnement dans lequel ils avaient été transportés, et de cordes vocales déjà bien rompues aux exercices de vocalises.
Un crochet par les cuisines permit à Merlin de faucher une jatte de lait de chèvre et quelques torchons propres. Ils en étaient à tenter de nourrir les chatons en leur faisant téter le tissu imbibé du lait tiédi au-dessus du feu quand la porte du laboratoire pivota sur ses gonds.
« Bah mes cousins, quelle flotte ! s'exclama Elias en refermant la porte après s'être mis à l'abri. Avec ce qui tombe, le collecteur d'eau de pluie va déborder, c'est moi qui vous le dis. » L'enchanteur déposa sa besace sur l'établi le plus proche et se pencha pour laisser ses bottes crottées à l'entrée. « Sans rire, y a de quoi boire la tasse rien qu'en levant le nez pour… euh, attendez, c'est quoi la tisane, là ? »
Merlin offrit à son compagnon, qui venait tout juste de prendre note de la scène, un sourire penaud. Il n'aimait pas être mis devant le fait accompli, le Fourbe, pourtant c'était parfois la seule façon de lui faire accepter certaines choses.
Sans être devenu tout à fait angélique, l'humeur d'Elias s'était grandement améliorée depuis la mise à plat de toutes ses semaines de cachotteries. Dès le lendemain de ses aveux, Merlin l'avait accompagné à la forge, comme il en avait exprimé le souhait. Ils avaient effectué la traversée de la forêt ensemble, au grand jour, puis celle du village, sous les regards curieux de quelques badauds. Ils étaient entrés dans la forge par la grande porte – Merlin y tenait tout particulièrement. Le pauvre Yann n'avait pas compris tout de suite pourquoi une grande asperge de druide s'était greffée à la venue de son « élève » pour le saluer chaleureusement, mais le bonhomme était loin d'être stupide : il avait accepté la poignée de main avec un large sourire de connivence.
« Alors c'est vous, le futur propriétaire du second anneau ? avait-il dit, amusé. Faut absolument que vous restiez jusqu'au passage de ma femme Paulla et des moufflets, s'ils apprennent qu'vous êtes passé et que je vous ai laissé repartir, elle va me coller une belle rouste ! Z'arrêtent pas de se poser des questions sur qui vous êtes, y a pas un jour qui passe sans qu'ils parlent de vous. »
L'épouse du forgeron était arrivée avant même la fin de leur conversation. Une belle latine, le cheveu aussi noir que les plumes de corbeaux et le sourire aussi éclatant que le soleil de Rome. C'était d'ailleurs là qu'elle avait rencontré Yann dix ans auparavant, lors de son apprentissage, avant de le suivre fonder une famille dans son pays natal. Leurs deux fils, petits garnements de sept et neuf ans, avaient assailli le druide de questions sitôt le seuil de la forge passé.
« Ne faites pas attention à eux, avait souri Paulla. Monsieur Elias ne nous a pas beaucoup parlé de vous. En fait, il ne parle pas beaucoup, tout court, ce qui fait que ces deux-là se sont imaginés tout et son contraire à propos de vous. Venez, on va les laisser parler boutique, une tisane ça vous tente ? »
Merlin était instantanément tombé sous le charme de la dame et des marmots ; une verveine à la main, bien installé à l'ombre de la devanture, il avait fait de son mieux pour répondre au barrage de questions balancées pêle-mêle dans sa direction par les garçonnets curieux.
« A quoi ça sert, un druide ?
- C'est vrai que vous savez parler aux loups ? Mais… ça raconte quoi, un loup ? »
- Pourquoi monsieur Elias il est toujours de mauvaise humeur ? »
- Vous savez jouer au jeu du caillou ? M'sieur Elias il veut jamais jouer… comment on dit bonjour en loup ? »
- Hé ! On avait dit chacun son tour ! »
Rien n'avait semblé les perturber. Qu'il soit lui aussi mâle, ou bien cinq fois plus vieux qu'Elias, leur paraissait bien moins étonnant que tout ce que Merlin pouvait leur raconter sur la forêt et ses habitants. Ils acceptaient tout avec la facilité conférée par la jeunesse et l'éducation romaine moderne que leurs parents devaient leur donner. Il s'agissait aussi de redoutables pipelettes, et il y avait fort à parier que les efforts de discrétion d'Elias dans ses allers et venues au village avaient été bien mises à mal par les deux petits bavards.
Ils s'étaient tous séparés en fin d'après-midi, avec une promesse de venir un soir pour le dîner – le secret, c'était de dire oui avant même qu'Elias n'ait le temps d'ouvrir la bouche, succès garanti – et un nouveau plan d'action concernant la fabrication des alliances. A contrecœur mais sans réelle meilleure option, l'enchanteur avait décidé de s'en remettre à Yann pour tout l'aspect pratique de la chose ; il serait tout de même présent tout au long du processus pour l'application des enchantements, derniers vestiges de sa surprise, mais il fallait bien admettre qu'il n'avait aucun talent pour le façonnage du métal.
Une fois son égo remis et ses heures de sommeil perdues à peu près rattrapées, Elias avait retrouvé un comportement normal – enfin, selon ses propres critères. Il ne se rendait au village forestier plus qu'une ou deux fois par semaine, à heure fixe, ce qui lui permettait d'organiser sa journée de travail et d'éviter une prise de retard. Pour conserver la surprise, Merlin ne l'accompagnait presque jamais, mais il glissait souvent dans la besace de son compagnon une bricole ou deux pour Paulla et les petits. Un flacon de mixture pour dessaler les filets de morue plus vite – enfin, enfin quelqu'un reconnaissait son invention à sa juste valeur – ou un baume de cicatrisation, pour tous les bleus et les égratignures que les garnements ramassaient en chahutant avec leurs copains. Elias rentrait alors avec un ballotin de gâteaux de remerciement fraîchement cuits, en se plaignant à qui voulait l'entendre que tout le monde le prenait pour un coursier, mais la bile n'y était pas. Avec l'assurance que son projet était désormais beaucoup plus réalisable et maîtrisé, et qu'il n'avait plus à raser les murs, le sorcier s'était beaucoup détendu.
Bon, même si là tout de suite, il n'avait pas l'air trop réjoui de la pièce de théâtre qui se jouait dans son laboratoire.
« Tonton Merlin a encore frappé, soupira Mehgan en rajustant sa prise sur le chaton gris qu'elle tenait sur les genoux.
- Ils se seraient noyés, bande de sans-cœurs ! » siffla le druide. A gigoter dans tous les sens en quête de lait, son propre chaton lui donnait un peu de fil à retordre. « Qu'est-ce qu'il aurait fallu que je fasse ? Que je passe mon chemin comme si j'avais rien vu ?
- Oh ben non, ç'aurait été trop beau, rétorqua Elias en approchant. Au cas où ça vous aurait échappé, c'est un laboratoire ici. Pas un refuge pour toutes les bestioles perdues ou blessées que vous trouvez en promenade. Ça vous a pas suffi le renard de la semaine dernière ?
- Vous l'avez réveillé en sursaut ! Alors forcément, comme il a eu peur, il m'a mordu, mais c'est votre faute, aussi. Et puis arrêtez de ressortir cette histoire, c'était pas si grave…
- Bah mon pinson il vaut mieux entendre ça que d'être sourd, mais pas de beaucoup. Il vous a refilé je sais pas quelle saloperie, votre main a tellement triplé de volume que je me demandais s'il allait pas falloir vous la couper, mais ça va, c'est bon, c'est pas grave.
- Oui bon, ça va, ça va, grommela Merlin. Là ça n'a rien à voir. Je les garde le temps que la pluie s'arrête et je les ramène à leur mère, promis. Arrêtez de me regarder comme ça, j'ai dit c'est promis ! »
En dépit de la demande, Elias conserva son air sceptique quelques instants supplémentaires, avant de concéder sa défaite. « Vous les druides et votre obsession pour les chats… jamais pu comprendre, ça… »
L'enchanteur attrapa l'un des deux chatons roux que Merlin avait terminé de nourrir pour l'amener au niveau de ses yeux. La boule de poils se recroquevilla, les yeux mi-clos, fatiguée par les évènements de la journée et le lait de chèvre qui devait lui chauffer le ventre.
« Mouais… après tout, c'est quoi, quatre bouches de plus à nourrir ? se figura Elias. Et puis ça tombe bien, j'étais à court de bile de chat, ça m'évitera une commande. » Il ricana sous les protestations scandalisées de Merlin et des gamines. « Nan j'déconne, je vais pas faire ça… c'est trop tôt, leurs vésicules biliaires sont même pas encore matures, je vais devoir attendre un peu. » Quand de nouvelles exclamations outrées fusèrent, Elias laissa échapper un éclat de rire mesquin. « C'est vraiment trop facile de vous faire marcher… bon, plus sérieusement, d'accord pour que les bestioles restent ici, mais c'est votre problème. Vous vous démerdez, j'veux pas en entendre parler.
- Ça va, j'pense que je peux m'en sortir, hein. Ça devrait se lever dans la soirée, d'ici demain midi vous serez débarrassé, vous inquiétez pas.
- Hmph… d'ici demain midi, bien sûr…
- Qu'est-ce que c'est sensé vouloir dire, ça ?
- Ça veut dire c'que ça veut dire, mon pauvre vieux, décréta Elias en reposant le chaton roux et en repartant ranger ce qu'il avait dans sa besace. Je commence à vous connaître, à force. Entre votre passion pour les bestioles abandonnées et votre faiblesse envers les gamins – humains ou autre – vous croyez que je vous vois pas venir ?
- Mais je vais retrouver leur mère, j'vous dis ! Dès que la pluie s'arrête.
- Ha, c'est ça oui. Moi j'ai plutôt dans l'idée que comme par hasard, vous allez jamais la retrouver, leur mère, et qu'on va se retrouver avec quatre matous sur les bras que j'aurai pas le droit de foutre dehors.
- Mais pas du tout ! s'écria Merlin. C'est juste pour cette nuit !
- Juste pour cette nuit, voilà, et puis comme vous la trouverez pas demain, oh bah ce sera « juste » pour la semaine, et celle d'après, et celle d'encore après… vous croyez que vous êtes subtil mais vous avez à peu près autant de finesse qu'une catapulte, gros navet. Vous vous rappelez pas comment vous m'avez baratiné pour que je donne des leçons de magie à une troupe de gamins ? « Oui, on va juste essayer, on verra ce que ça donne, s'il faut arrêter on arrête… »
- Euh… vous avez remarqué qu'on est toujours là, ou pas du tout en fait ? demanda Mehben sur le ton du reproche.
- Bref, ce que je veux dire, poursuivit Elias sans accorder d'attention à son apprentie, c'est que je me retrouve toujours empêtré au long terme dans vos magouilles à la con et que je suis tellement sûr que vous allez me bricoler un plan à deux ronds pour garder les bestioles que je suis prêt à parier ce que vous voulez. »
Merlin fronça les sourcils, piqué au vif par le défi. « Eh ben d'accord ! Eh ben j'vous parie que d'ici demain soir, j'aurai trouvé la maman, et que tout ce petit monde sera tranquillement rentré chez lui pour mener sa petite vie de famille de chat.
- Tenu ! Sauf que je vais être vraiment sympa et vous donner une semaine pour y arriver. Si je gagne, vous vous pointerez dans deux semaines à la Réunion de la Pierre Bleu avec la barbe et les cheveux teints en bleu, pour faire thématique. Et si je perds… bah je me rase toute la barbe, tiens. Comme ça arrivera pas, c'est pas un gros risque.
- Bah vous verrez, faudra pas venir chouiner !
- Bon, et ben nous on va y aller, hein, annonça Mehgan en déposant son chaton sur les genoux de Merlin, très vite imitée par sa sœur. Vous avez une soirée chargée, tous les six, on va vous laisser. »
Pelotonnés ensemble dans un panier en osier habituellement utilisé pour stocker les bûches pour le feu, les quatre minuscules invités endormis surent se faire oublier pour le restant de la soirée. Quand l'heure du coucher sonna, en revanche, Elias regarda avec appréhension le druide saisir les anses du panier pour le soulever.
« Qu'est-ce que vous faites ? s'enquit-il, méfiant.
- Je les emmène dans la chambre. Il va falloir les nourrir encore pendant la nuit, s'ils sont là-haut j'aurai pas à me farcir les escaliers dans le noir et risquer de me viander.
- Oh non mais j'vous jure… vous êtes vraiment le roi, hein…
- Rho mais ça va bien maintenant les commentaires ! Je vous demande rien, alors allez vous coucher et foutez-moi la paix. »
Le panier se retrouva installé au sol entre la table de chevet et le rebord du lit, du côté de Merlin. Fidèle à sa décision de ne pas s'impliquer le moins du monde, Elias enfila sa tenue pour la nuit et s'allongea sur le flanc, dos à la mascarade animalière qui avait envahi son espace vital. Le plus vieux leva les yeux au ciel et embrassa tout de même son compagnon sur la joue pour la nuit. Il s'installa contre l'oreiller et laissa volontairement la bougie allumée sur sa table de chevet.
Comme prévu, au bout de deux heures de calme, les premiers piaillements suraigus se firent entendre. Sans prêter attention au grognement irrité provenant de l'autre côté du lit, Merlin pivota et posa les pieds au sol.
« Flûte, souffla-t-il.
- Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? marmonna Elias, pâteux.
- J'ai oublié le lait en bas…
- Ah ben bien. Champion. Donc si je résume, non seulement vous allez quand même finir par crapahuter dans le noir en risquant de vous viander, mais on gagne en prime les hurlements qu'on aurait pas eu si le panier était resté en bas… ah non mais ça, l'organisation, quand on n'est pas habitué c'est quand même vachement impressionnant.
- Zut ! Bon… j'reviens, bougez pas.
- Oh ça… aucun risque. »
Armé de sa bougie, il fallut tout de même à Merlin une bonne quinzaine de minutes pour naviguer dans la pénombre, trouver le lait et le refaire chauffer sur les braises résiduelles avant de retourner à la chambre. Durant sa courte absence, toute la portée s'était éveillée ; les petits s'agitaient dans leur panier et criaient littéralement famine, à tel point qu'Elias s'était mis son oreiller sur la tête dans une tentative désespérée pour bloquer les piaulements perçants.
Le druide posa tout son attirail sur la table de chevet et se fendit d'un rire amusé. « Bah dites donc, vous auriez pas été très doué avec un vrai gamin, vous…
- Bah justement, j'en ai pas et c'est très bien comme ça, lui parvint la voix agacée et étouffée de l'enchanteur. Seulement allez savoir pourquoi, j'en subis quand même les emmerdements…
- Les emmerdements, tout de suite, railla Merlin en attrapant le premier chaton à portée de main pour l'installer sur ses genoux. Vous croyez pas que vous y allez fort ? Faut pas exagérer, quand même…
- Parce que vous allez me soutenir que c'est le truc le plus agréable du monde, de vous faire réveiller à deux plombes du matin par les beuglements de machins minuscules qui passent leur temps à se pisser dessus ? Ah, j'me marre ! Non parce que si c'est le cas, arrêtez de vous emmerder avec les étapes intermédiaires, mon pauvre ami ! Allez directement épouser une nana qui vous pondra une dizaine de marmots et vous pourrez pouponner tout ce que vous voudrez, si vous avez un tel manque à combler… » Aussitôt les mots indélicats et ensommeillés sortis de sa bouche, Elias se raidit intégralement. Avec précaution, il fit glisser l'oreiller pour dévoiler une grimace contrite. « Euh… ouais, non, excusez-moi, je… j'ai parlé sans réfléchir…
- Y a pas de mal… y a pas de mal… »
Penaud, l'enchanteur garda le silence. Après quelques instants d'immobilité, il se redressa sans bruit pour s'asseoir en tailleur à côté de son compagnon et faire mine de s'intéresser au déroulement des choses, en pénitence.
Les chatons affamés avaient du comprendre que leur repas se trouvait du côté de Merlin, vu la manière dont ils se pressaient sur ses pieds nus en s'égosillant de tous leurs petits poumons, leurs petites pattes lui malaxant les chevilles comme s'il s'agissait du flanc de leur mère. Malheureusement, en lieu et place des huit mamelles de cette dernière, le druide n'avait qu'une paire de mains et une jatte de lait. Autant avec Mehben et Mehgan pour l'épauler, il y avait eu une certaine efficacité, autant là… Même armé de toute la meilleure volonté du monde, il ne pouvait pas s'occuper de plus d'un petit vorace à la fois. Ce qui n'était pas pour arranger les trois impatients.
« Tututu, doucement, murmura distraitement Merlin alors que six jeux de griffes effilées comme des aiguilles s'appliquaient à lui égratigner la peau des pieds. Un peu de patience, ça va venir…
- Ça vaut rien, votre truc, déclara soudainement Elias.
- Mais vous dormez pas, vous ? Qu'est-ce qu'il y a encore ?
- Votre technique, là, tremper le chiffon dans le lait et le donner à téter… non seulement ça dure deux plombes mais vous perdez la moitié du produit dans le tissu par capillarité. Question rentabilité, pardon, mais c'est zéro.
- Et je suppose que le grand Elias de Kelliwic'h a une meilleure idée, puisque manifestement son rayon d'expertise déjà conséquent s'étend aussi au nourrissage de chatons nouveau-nés ? »
Au lieu de répondre à la pique, l'enchanteur observa le chaton roux à la truffe maculée de lait de chèvre dans les mains de Merlin, songeur. Même sans le regarder directement, le druide savait que la cervelle du Fourbe était en train de turbiner à toute allure, d'où son silence.
« Ça s'pourrait bien, ouais, dit-il finalement. J'reviens. »
Elias attrapa son bâton pour éclairer son chemin vers le laboratoire – ce gros frimeur – et sortit de la chambre, les cheveux en pétard et la démarche encore engourdie de ses deux heures de demi-sommeil. Par l'escalier en pierre, Merlin perçut les échos de placards s'ouvrant et se fermant ainsi que des cliquetis non identifiés ; puis, après un bon quart d'heure de silence, Elias reparut sur le pas de la porte, avec dans les yeux cette lueur d'arrogance parfaitement détestable qui s'allumait à chaque fois qu'il savait qu'il s'était montré le plus malin.
« Et voilà, claironna-t-il en s'asseyant sur le bord du lit près de Merlin.
- Voilà quoi ? » grommela le mage blanc en reposant le premier chaton rassasié dans le panier pour en ramasser un second.
Elias lui tendit ce qui ressemblait à une corne de vache, polie comme celles utilisées pour boire, mais coiffée à la pointe d'une sorte de capuchon que Merlin avait le plus grand mal à identifier dans la semi-pénombre.
« Vous pouvez charger le lait par en haut, j'ai fait un trou au bout de la corne pour que ça passe, expliqua Elias en déposant l'objet dans la main du druide. Comme c'est vraiment pointu, j'y ai foutu un bout de cuir d'agneau souple, pour amortir. Ça aussi c'est percé. C'est pas parfait mais au moins ça fait un réservoir et il devrait plus y avoir de perte. »
Intrigué, Merlin suivit les instructions. Il transvasa le lait de chèvre chaud dans la corne avec précaution et en présenta le bout au museau du chaton qui piaillait toujours, à plat ventre sur ses genoux. Aussitôt, ce dernier referma ses mâchoires sur le morceau de cuir suintant et se cramponna à la corne de toutes ses griffes, tétant tout son soûl.
« Hé, mais ça marche ! chuchota avec enthousiasme le fils de démon.
- Quoi, vous en doutiez ? » cacarda le fils de démoniste, sourire suffisant aux lèvres.
Les trois chatons restants furent nourris en moins de temps qu'il n'en avait fallu pour le premier. Bientôt, la corne comme la jatte de lait se retrouvèrent vides, et toute la portée désormais silencieuse digérait paisiblement au fond du panier en osier. Le druide jeta un dernier coup d'œil à ses petits protégés somnolents avant de tendre la main pour éteindre sa bougie.
« Avec ce qu'ils viennent de boire, on est tranquilles jusqu'au matin, fit-il remarquer à voix basse en se glissant sous la couverture auprès d'Elias.
- Faites que les Dieux vous entendent, même au beau milieu de la nuit, bâilla l'enchanteur depuis sa position allongée.
- N'empêche, c'est vraiment génial comme système, ça me serait jamais venu à l'idée. » Merlin passa un bras autour de la taille de son promis pour le ramener contre son torse et lui embrasser la joue. « Vous êtes vraiment trop fort.
- C'est plus ou moins admis. J'comprends pas pourquoi ça continue à vous étonner…
- Au-delà des animaux, ça pourrait être utile pour les gamins aussi. Si ça peut éviter aux mères et aux nourrices de se casser le bonnet avec un bol et une cuillère, non mais vous imaginez le temps gagné ? On peut dire que ce serait une petite révolution… vous pensez qu'on devrait en parler à Arthur ?
- Vous lui parlerez de ce que vous voudrez si ça vous chante, mais demain. Là, tout de suite, on pionce. Non négociable. »
Merlin devait bien admettre que le sommeil lui alourdissait les paupières, à lui aussi ; alors il acquiesça docilement et rajusta son étreinte sur Elias avant de fermer les yeux, le nez enfoui dans les boucles brunes à l'arrière de la tête de l'enchanteur.
Leur repos se trouva de nouveau perturbé environ une heure plus tard, alors que des éclairs surajoutés aux coups de tonnerre s'étaient mis à filtrer à travers la fenêtre.
« Qu'est-ce que c'est que cette tambouille, encore ? siffla Elias lorsque la mélodie désormais bien connue des miaulements plaintifs mis un terme à la période de répit.
- Bah c'est les chats, marmonna bêtement Merlin, encore à moitié endormi.
- Non mais ça merci bien, je suis pas encore complètement débile. Ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi la vermine s'agite ?
- Est-ce que j'sais, moi ? Z'ont peut-être encore faim…
- Quoi, déjà ? Vous aviez dit qu'on serait tranquilles jusqu'au matin !
- Ah mais zut, maintenant ! rouspéta le druide désormais éveillé en relâchant son étreinte pour se redresser sur un coude. J'ai dit ça, c'était à peu près, c'est pas une science exacte, figurez-vous ! Le vivant ça demande un peu d'adaptation, c'est sûr que c'est pas bien propre et carré comme vos dosages et vos temps de cuisson.
- C'est ça, et bah j'vous annonce que si vous arrangez pas ça fissa, vous irez vous adapter dans la chambre d'en face, vous et toute votre marmaille à quatre pattes. Potentiellement avec un coup de pied dans l'oignon pour vous donner de l'élan.
- Toute cette douceur et cette patience, réunies en un seul homme, c'est tout de même exceptionnel, » grogna Merlin.
Le druide repoussa la couverture pour s'asseoir sur le bord du lit. Moyennant un peu de concentration et une flammèche magique, la bougie se trouva rallumée et Merlin profita de la lumière pour examiner les chatons. Ces derniers s'époumonaient en arpentant le panier du centre aux bords, trop hauts pour espérer être grimpés avec leurs estomacs encore pleins. Il y avait dans les plaintes stridentes quelque chose de nouveau, de différent. Un fond de chagrin, une note d'angoisse.
« Alors, ça vient ? grinça impatiemment Elias.
- Ils gueulent pas parce qu'ils ont faim. Ils cherchent leur mère.
- Bah vous allez leur expliquer qu'ils vont devoir prendre sur eux et que vous chercherez maman demain. Tant qu'à faire, dites-leur aussi que s'ils ferment pas leurs clapets, mais alors tout de suite, je leur apprends à voler en version accélérée en les balançant par la fenêtre. »
Merlin soupira bruyamment, exaspéré. Il savait bien qu'Elias – s'il tenait un minimum à ne pas transformer une cérémonie de mariage en un rituel d'inhumation – ne mettrait jamais ses menaces à exécution ; pour autant, il ne prenait pas particulièrement plaisir à les entendre. Avec un grognement d'effort, le druide se pencha pour ramasser les quatre chatons avec délicatesse, avant de se rallonger pour reprendre place contre l'oreiller.
La manœuvre poussa Elias à écarquiller les yeux. « Euh… non, attendez, je rêve, faut qu'on me pince. Rassurez-moi, c'est le manque de sommeil qui me file des hallucinations, pas vrai ?
- A quel propos ?
- Au propos que vous auriez pas dans l'idée de ramener ces trucs dans le lit, quand même ?
- Bah si. Et franchement, je vois pas ce qui vous gêne.
- Ce qui me gêne, c'est que j'ai vu l'état dans lequel ils ont foutu votre panier en quelques heures ! Entre les poils, la pisse, les déjections immondes qu'on sait pas si c'est du vomi ou autre chose, pardon, mais c'est quand même le festival du dégueulasse votre histoire !
- Mais vous allez arrêter de faire une montagne d'un pet de souris, à la fin ? s'agaça Merlin en ajustant les bébés chats dans le cercle de ses bras, tout contre son torse. Le panier, les draps, les habits, ça se lave tout ça. Ils sont tout petits, c'est pas comme s'ils pondaient des bouses de vache ! C'est vrai que normalement c'est la mère qui nettoie tout, bon, ben là elle est pas là ! C'est pas une raison pour les laisser sur le carreau. Et puis, c'est pas vous qui vouliez du silence ? Vous préférez peut-être que je les laisser brailler toute la nuit dans le panier ? »
Elias accorda un regard aux quatre importuns lovés au chaud contre la poitrine de son druide privatif. En effet, ainsi pelotonnés et rassurés, les geignards s'étaient tus comme par miracle. Le dilemme était palpable dans les yeux de l'enchanteur ; accepter une entorse à sa maniaquerie légendaire pour passer une nuit au calme ou persister dans l'engueulade jusqu'à peut-être faire plier Merlin. Il y avait aussi la troisième option de se barrer dormir ailleurs, mais le plafond de la chambre d'en face s'était mis à fuir au cours de l'orage et les fauteuils du laboratoire étaient nettement moins confortables que leur lit, alors bon…
« Nan, bougonna-t-il finalement. Autant les gamins de Yann qui posent trois questions à la minute, j'arrive à faire abstraction, autant ça, ça risque de me les briser assez vite. Bon, vous avez gagné… mais attention, vous les gardez de votre côté. Si j'en chope un seul à crapahuter près de moi…
- Oui ça va, on a compris, môssieur Elias le terrible. Vous pouvez dormir tranquille, je les surveille. Allez, bonne nuit.
- Mhmm. Ouais. Bonne nuit. »
Allongé sur le dos avec comme berceuse le roulement lointain du tonnerre et les ronronnements des quatre boules de poils nichées dans le berceau de ses bras, Merlin ne parvint pas à tenir la surveillance bien longtemps. Lorsqu'il ouvrit de nouveau les paupières qu'il aurait pu jurer n'avoir fermé que l'espace d'un instant, il se retrouva assailli par la luminosité éclatante d'une aube sans nuage. L'orage n'était plus qu'un lointain souvenir, remplacé par le soleil clair du milieu d'été qui inondait la chambre de ses rayons par le fenestron Est.
Merlin bâilla à s'en rompre la mâchoire et étira ses jambes engourdies par une bonne nuit de sommeil réparateur. Avant de constater avec effroi qu'il n'y avait plus aucun chaton dans ses bras.
Le druide se redressa, toute notion de léthargie matinale évaporée aussi sûrement que s'il avait été réveillé par un coup de tocsin à bout portant. Son premier réflexe horrifié fut de regarder au sol, espérant que les petits n'avaient pas dégringolé du lit au beau milieu de la nuit pour s'ouvrir le crâne sur le plancher. Il constata avec soulagement qu'il n'en était rien et tourna donc ses recherches vers le reste de la couche.
Il n'eut pas à fouiller bien longtemps. Les félins miniatures n'avaient pas migré très loin, juste assez pour mettre un certain enchanteur de mauvais poil s'il venait à se réveiller dans la minute.
Etalé sur le dos et toujours profondément endormi, Elias s'était approprié l'intégralité de la portée à son propre insu. Les deux chatons roux avaient trouvé refuge au creux de son aisselle, serrés en de si petites boules orangées qu'on ne pouvait en apercevoir qu'un bout d'oreille et un soupçon de moustache. Le gris et le noir, quant à eux, s'étalaient sans honte à la jonction entre son cou et son épaule, leurs minuscules pattes jetées en travers de sa gorge ou fourrées dans son oreille. La journée à la forge de la veille avait du vraiment épuiser le Fourbe ; sans ça, la perturbation aurait eu largement de quoi le tirer de son sommeil habituellement léger.
Par-dessus les faibles ronronnements, une respiration râpeuse emplissait l'air, et Merlin se sentit sourire. Il n'avait jamais réellement ronflé, Elias, mais avec l'âge cela commençait à changer, petit à petit. Parfois, dans les rares occasions où le druide s'éveillait en premier comme ce matin-là, il prenait quelques instants pour écouter les légers ronflements de sa moitié. C'était une chose assez inhabituelle à trouver charmante, certainement, mais comme pour chaque nouveau poil blanc repéré dans la barbe d'Elias, le plus vieux magicien était reconnaissant de tous ces petits détails qui marquaient l'accumulation de leurs années passées ensemble.
Le plus souplement possible, Merlin s'allongea sur le flanc, un coude planté dans le matelas pour soutenir le poids de sa tête et lui permettre d'observer sans le déranger le rare tableau qui s'offrait à lui. Ah il était beau, le plus féroce et le plus insensible des magiciens de Bretagne. Si ses confrères pouvaient voir ça, sa réputation d'horrible en prendrait un coup supplémentaire sur le museau, elle que les dernières années avaient déjà pas mal amochée.
Mais non, se figura-t-il avec un sourire mielleux de tendresse qui lui aurait valu une remarque désobligeante, si Elias avait été éveillé. Ce serait leur petit secret, à Merlin et aux chatons qui commençaient eux aussi à émerger de leur nuit de repos.
Avant que les étirements et les débuts de miaulement des quatre jeunes voyous ne tirent Elias du sommeil, le druide les rassembla dans ses bras. Il attrapa au passage la corne d'allaitement – il aimait bien ce nom, presque autant qu'il aimait l'ingénieux objet lui-même – et s'échappa de la chambre pour subvenir au prochain repas de ses petites charges.
L'image du terrible enchanteur du Nord recouvert de chatons poursuivit Merlin bien longtemps après son réveil. Elias passa toute la journée à lui demander pourquoi il le regardait avec un sourire de crétin, mais Merlin refusa de lui révéler l'origine de son amusement. Ni ce jour-là, ni le suivant, ni celui d'après – car la routine, pour son plus grand plaisir, se répéta sans faute toutes les nuits. Ni même après une semaine d'arpentage intensif de sentiers à la recherche de la mère des chatons, lorsque le druide jeta finalement l'éponge et annonça à l'enchanteur que les petits étaient officiellement orphelins.
« Ben voyons, ricana Elias au-dessus de son mortier où il broyait des racines de sauge. Vous m'excuserez si je suis pas étonné ! J'suppose que vous êtes toujours pas chaud pour les remettre là où vous les avez trouvés ?
- Tout seuls ? Vous êtes pas malade, non ?
- Voilà, je me disais bien. Dans le genre prévisible… » Elias posa soigneusement son pilon sur le côté tout en marmonnant quelque chose qui ressemblait à corniaud de druide, avant de pousser un soupir de lassitude. « Ecoutez, de toute façon l'embrouille je l'ai vue venir à dix lieues, j'ai eu vingt fois le temps de me préparer, alors... faites ce que vous voulez. Gardez-les, gardez-les pas, je m'en tape. Du moment qu'ils sont propres et qu'ils foutent pas le bordel dans mes produits, ça m'est égal. C'est votre problème. »
Merlin esquissa un sourire aussi ravi que surpris par cette tournure d'évènement. Lui qui s'était préparé à lutter bec et ongle ! « Ils sont quasiment propres ! Ils ont très bien compris qu'il fallait faire leurs besoins dans le bac de sable, y a de moins en moins d'accident. Mais c'est juste pour un petit mois encore, hein, le temps de les sevrer correctement. Après je trouverai des gens qui veulent bien les adopter.
- Mais oui, c'est ça, bien sûr... vous allez confier à d'autres des bestioles que vous avez nourries à la main, torchées et bercées toutes les nuits depuis une semaine. Vous.
- Quoi, moi ?
- Mais arrêtez de me prêter l'intelligence d'un céleri rave, mon pinson, je vous assure que ça devient vexant. Vous croyez que je le vois pas, que vous avez déjà fondu pour le quatuor à moustaches ? Faudrait avoir des rondelles de saucisse devant les yeux pour pas se rendre compte que vous les aimez déjà, espèce de grosse courge de druide. Même le petit gris et sa sale manie de coller sa truffe mouillée dans les oreilles, j'suis sûr que vous trouvez ça mignon. Alors maintenant c'est bon... »
Merlin joint ses mains devant lui pour empêcher ses doigts de triturer nerveusement le bord de sa tunique. Il se sentait soudain dans ses petits souliers, comme un enfant déconcerté de se voir accorder un caprice beaucoup trop facilement.
« C'est si évident que ça ? demanda-t-il d'une toute petite voix.
- Je vous l'ai dit, faudrait être aveugle pour le louper, confirma Elias. Bon, on va pas se mentir, vos réactions de cœur d'artichaut ça fait partie de tout l'arsenal de trucs qui font que, ben, j'suis tombé amoureux de vous... mais bon, j'ai des limites tout de même, allez pas adopter la moitié de la forêt non plus. »
Il était définitivement devenu plus souple qu'avant, le meneur des Loups de Calédonie. Non pas que Merlin comptait le crier sur les toits, non. Il préférait largement garder l'exclusivité de cette savoureuse constatation et en tirer les précieux bénéfices.
Ceci étant dit... il y avait quelque chose dans le discours d'Elias qui l'avait interpelé. Une petite phrase anodine, lancée comme ça en exemple, mais qui titillait la curiosité du pluri-centenaire.
« Attendez... comment vous savez, pour le coup de la truffe dans les oreilles ? s'enquit-il, les sourcils froncés par la réflexion. Vous le laissez jamais s'approcher, et vous le prenez jamais dans les bras. Le seul moment où il vous fait ça, c'est quand... » Ses sourcils quittèrent ses yeux pour monter haut sur son front quand la réponse le frappa de plein fouet. « Mais... mais en fait le matin vous dormez pas !
- Qu'est-ce que vous bavez, encore ? grommela Elias, que le rosissement subtil des pommettes trahissait aussi sûrement que s'il se trimballait avec un écriteau marqué « Mauvaise foi ».
- Vous faites semblant de dormir ! Ah ha !
- Mais n'importe quoi, ça va pas mieux, alors…
- Tout ça pour faire le dur et pas admettre que vous aimez bien quand ils vous font des câlins, non mais vous êtes quand même spécial !
- Bon ! Maintenant que vous avez pu balancer vos théories fumeuses, est-ce qu'on peut parler sérieusement deux minutes ? » Elias posa ses mains à plat sur l'établi et dévoila un sourire carnassier. « Pour la teinture, vous préférez bleu outremer ou bleu ciel ?
- Quelle teinture ?
- Ça vous sauvera pas de faire celui qui comprend pas, mon petit pote. Le pari de la semaine, dernière, ça vous dit rien ?
- Ah… si, oui, peut-être…
- Ouais. Alors, outremer ou bleu ciel ? Sinon je peux tenter un bleu roi aussi, mais ça ira moins bien avec vos yeux. »
Au final, ce fut les cheveux et la barbe superbement colorés d'un beau bleu cobalt aux reflets argentés que le druide débarqua à la Réunion de la Pierre Bleue, la semaine suivante. En vérité, il s'en foutait pas mal : le simple fait qu'Elias avait accepté de garder les chatons – et même de les nourrir en son absence – faisait de Merlin le grand gagnant de cette affaire.
