== Les Paris – Partie 2 ==
« Z'êtes pas au lit. »
Elias interrompit son griffonnage et leva le nez de son parchemin. Il s'était tellement enfoncé dans ses pensées qu'il n'avait pas entendu Merlin descendre l'escalier et débarquer dans le laboratoire. Pourtant, le druide était bel et bien là, faiblement éclairé par les quelques flammes qu'il restait encore au fond de la cheminée et l'unique lampe au mur encore allumée. Bras croisés et sourcil levé dans sa plus belle interprétation du pluri-centenaire paternaliste.
« Bah… vous non plus, si on va par là, rétorqua l'enchanteur à mi-voix.
- Non, c'est vrai. Je suis pas au lit parce qu'un certain bonhomme m'a dit « J'arrive dans dix minutes », sauf que c'était il y a deux heures. Alors je viens aux nouvelles, des fois que vous vous soyez encore endormi sur l'établi comme une patate.
- Je vois pas où est le problème. Ça me permet de me remettre à bosser dès le réveil, moi ça me convient. »
Merlin laissa échapper un souffle d'air faussement exaspéré par le nez et se rapprocha du plan de travail en rajustant la couverture qu'il avait pris soin de jeter sur ses épaules avant de partir à la recherche de son fiancé. En ce début septembre, l'automne n'était pas encore officiellement là que l'été avait déjà la saveur d'un lointain souvenir ; les nuits se faisaient plus fraîches depuis quelques jours, le fond de l'air matinal plus piquant. La pluie qui n'avait de cesse de tomber avait certainement joué un rôle dans la franche dégringolade des températures, aussi sûrement que le vent du Nord qui sévissait entre deux averses.
« Allez, venez vous coucher, vous finirez demain, ronchonna Merlin en prenant place sur le banc à côté d'Elias. Je me caille, tout seul là-haut.
- Mais vous allez arrêter de chouiner, oui ? Vous avez vos chats, vous pouvez pas vous tenir chaud tous ensemble ?
- Ben non, on peut pas, puisqu'ils sont tous ici avec vous. »
Pour la première fois en deux heures de boulot – sans rire, ça faisait vraiment deux heures ? Le scintillement des premières étoiles au-dehors semblait indiquer que oui – Elias prit un instant pour balayer le labo du regard.
Il savait qu'une des canailles moustachues qui avaient fait main basse sur son espace de vie était roulée en boule sur ses cuisses. La petite minette rousse, seule femelle de la portée, et également la seule assez calme pour qu'Elias en soit venu à tolérer son contact. Il l'avait sentie s'installer sur ses genoux mais ne s'était pas détourné de sa tâche pour autant. Pour ce qui était de la présence de ses frères dans la pièce, en revanche, il ne s'en était absolument pas rendu compte. Le second rouquin et le gris tigré s'étaient trouvé une place de choix sur le coussin de Mogriave, devant la cheminée, enfouis jusqu'aux oreilles dans l'épaisse fourrure du chien au sommeil imperturbable. Le chaton noir, quant à lui, jouait dans un coin avec un bout de plume cassée qu'il avait du trouver sous un meuble.
Pour éviter de toujours désigner les félins par la couleur de leur pelage, et comme ils étaient manifestement là pour rester, Merlin avait évoqué son envie de leur donner des noms. Etrangement, il n'avait pas été emballé par les propositions d'Elias. L'enchanteur trouvait pourtant que ses idées ne manquaient pas d'originalité ; sa préférée restait Un, Deux, Trois et Trois Bis, pour les deux identiques chatons roux. Simple, efficace, et d'une logique imparable.
En l'espace d'un mois, les monstres avaient doublé de taille. Ils ne déambulaient plus maladroitement comme de grosses limaces velues, non : bien hauts sur pattes, l'œil vif, les quatre roublards utilisaient pleinement leur nouvelle agilité pour rejoindre tous les endroits qui piquaient leur curiosité et y perpétrer les pires bêtises. C'était bien simple, Merlin passait le plus clair de son temps à distribuer des sourires désolés et trouver à ses bestioles toutes les excuses du monde. A chaque pied de chaise griffé – « Ah mais ça, c'est parce qu'on l'a pas bien traité, ça. Le bois normalement c'est un matériau qui tient la distance. » – ou à chaque accessoire mâchouillé – « C'est pas de leur faute, ils ont les dents qui poussent, ça fait sacrément mal. J'aimerais bien vous y voir, vous. » – le druide bondissait à la rescousse de ses protégés avant même qu'Elias n'ait pu ouvrir la bouche pour râler. C'était tout bonnement écœurant.
« Qu'est-ce que vous faites de si important que ça peut pas attendre, d'abord ? demanda Merlin à voix basse en regardant le micmac de grimoires, de bocaux et de parchemins plus ou moins recouverts d'écriture qui jonchait l'établi devant l'enchanteur.
- Rien de capital, j'essaie juste de bricoler quelque chose... Vous vous rappelez la potion anti-vomissement que j'ai trafiqué pour votre mal de mer ?
- Oui, eh ben ?
- J'me demande si je pourrais pas l'adapter pour d'autres situations.
- Ah… mais quoi comme autre situation ? Vous avez une idée en particulier ?
- Ben… j'aimerais bien réussir à en faire une version qui existe pas sur le marché. Une version consommable par les femmes enceintes, par exemple. »
Merlin le gratifia d'un regard intrigué qui ne dura qu'une seconde, avant d'être remplacé par un sourire de connivence. « C'est pour Mehben, c'est ça ? »
Elias haussa une épaule désinvolte, évitant soigneusement de croiser le regard de son compagnon. Il était toujours horriblement gêné par cet étalage de tendresse dans les yeux bleus du druide, à chaque fois qu'il prenait le sorcier en flagrant délit d'un acte qui pouvait être estampillé « bienveillant ».
« Il se trouve que c'est une femme enceinte, donc ouais, marmonna-t-il d'un ton égal. J'ai repris la formule de base et j'essaie de trouver des équivalents pour les composants qui pourraient s'avérer toxiques, mais je rame. J'ai essayé quarante configurations alchimiques, ça m'amène à que dalle, peau d'zob. J'arrive pas à trouver des ingrédients de remplacement qui ne se neutralisent pas les uns les autres, et je vous parle même pas de l'efficacité. Et puis c'est quand même dingue, ça, personne ne l'a jamais revisitée, cette vieille formule à la con. Ça doit faire des siècles qu'elle se fait recopier de recueil en recueil sans jamais bouger.
- Bah vous l'avez bien retravaillée, vous, pour le mal de mer, fit justement remarquer Merlin. C'est que c'est possible.
- Oui mais vous, vous étiez pas enceinte, j'avais pas trop de question à me poser. Dans le genre paramètre important, avouez que c'est pas trop mal. »
Avec un soupir d'exaspération, Elias jeta sur son parchemin inutile sa plume engluée d'encre à moitié séchée et se frotta le visage, comme si le simple geste allait le débarrasser de sa fatigue. Il était tard, de toute manière. Bien trop tard pour une miraculeuse percée d'innovation.
« T'es vraiment gentil, quand tu veux, déclara soudainement Merlin en lui passant un bras autour des épaules, la peau encore chaude du lit tout juste quitté.
- Parce que je trouve pas d'équivalent pour la racine de belladone et que j'arrive en retard au plumard ?
- Parce que tu te donnes du mal pour soulager quelqu'un à qui tu tiens.
- Je me donne du mal pour sauver mes pompes, oui. Ça fait deux fois qu'elle manque de me dégobiller sur les bottes, la troisième je la vois venir gros comme une tour de siège burgonde.
- Cache-toi derrière la raison que tu voudras, ça change rien. Au fond, t'es un gentil. » Ignorant le grommellement irrité de son compagnon, Merlin se pencha pour presser un baiser appuyé dans ses boucles brunes. Il se leva du banc, sa main glissant le long des épaules et du bras d'Elias pour se saisir de son poignet. « Allez, pose la minette avec ses frères et on monte se coucher. Avec un peu de bol, les couvertures auront pas eu le temps de trop refroi-… oh mais non, mais c'est pas vrai, elle dort jamais ou quoi ? »
Interpelé par le changement de ton, Elias suivit le regard dépité de Merlin. Ce qui chagrinait le druide se trouvait manifestement à l'extérieur, et l'enchanteur se hissa à son tour sur ses pieds – s'attirant par le geste un miaulement outré de la part du chaton jusqu'alors lové sur ses genoux – pour pouvoir jeter un œil par la fenêtre.
A la lumière des torches de la petite cour, la longue chevelure rousse de Viviane se mouvait en même temps que sa propriétaire, reconnaissable entre mille. Habillée d'une longue cape noire, l'ange déchu oscillait en périphérie du laboratoire, sa posture si criante de nervosité qu'Elias n'avait aucun mal à la détecter même à cette distance.
Si la présence de son ancienne épouse dérangeait Merlin, elle ne semblait pas l'étonner pour autant, alors le plus jeune magicien se risqua à demander : « Vous savez ce qu'elle fabrique ici ?
- Oh bah la même chose que les dix fois précédentes, je suppose. Elle vient tenter de me convaincre que c'est pas une bonne idée de t'épouser.
- Ah carrément, siffla le Fourbe. Et on peut savoir pourquoi j'apprends ça qu'aujourd'hui, moi ?
- Elle se débrouille toujours pour m'attraper seul, c'est quand même pas ma faute.
- Non mais ça d'accord, mais pourquoi tu m'en as jamais parlé ? »
Merlin eut au moins la décence de baisser les yeux, embarrassé. « Je voulais pas que tu t'énerves, et vu la grosse veine qui vient de te sortir sur le front, là, je me dis que j'ai bien fait. »
Elias prit une longue inspiration et força son esprit habituellement discipliné au calme. S'il s'écoutait, et s'il n'était pas intimement persuadé que le roi Arthur le scalperait en représailles, il se serait débarrassé de la calamité rousse depuis un bon paquet de temps. Oh, pas de façon létale, non, rien de si irréversible que ça. Mais bon… un petit élixir d'effacement de mémoire, une diligence en partance pour le fin fond des Cornouailles… tout ceci était si vite arrivé…
« Mais qu'est-ce qu'elle te dit, quand tu la vois ? demanda-t-il à Merlin pour détourner son imagination fertile du chemin vengeur qu'elle était en train d'emprunter.
- Des conneries. Rien d'important. Faut pas t'en faire.
- Sans aller jusqu'à m'en faire, je peux avoir quelques exemples ?
- Des conneries, je te dis. Comme quoi ça allait mettre les Dieux en pétard, parce qu'on est deux hommes déjà, et puis parce que soi-disant t'es qu'une raclure de démoniste qui chercherait qu'à tirer profit de mes pouvoirs démoniques par le mariage. Ah, et aussi que de toute manière j'ai pas le droit, parce qu'on est toujours mariés, elle et moi. »
Elias ouvrit des yeux ronds comme des bocaux à cornichons. « Comment ça, vous êtes toujours mariés ? Tu m'as dit que c'était plus le cas !
- Mais c'est plus le cas ! s'emporta le druide. Moi je le sais, c'est elle qui en démord pas ! On a du avoir six pauvres heures de vie maritale au total et j'étais bien patraque avec son rituel de magie du sang à la noix, mais la rupture du lien conjugal crois-moi que je l'ai bien sentie. Je sais pas exactement comment ça marche mais le fait qu'elle ait quitté ce plan-ci a du jouer, à tous les coups. Tu… tu me crois, pas vrai ?
- C'est bon, j'te crois, pas la peine de me sortir la panoplie du chien battu… Par contre, là, elle va monter l'escalier, alors faudrait voir à se décider vite sur ce qu'on fait. »
En contrebas, Viviane se rapprochait en effet dangereusement des premières marches, le regard tourné vers le haut. Aucun doute possible : le laboratoire était au centre de son attention, et ce n'était pas pour ravir ses occupants actuels.
« Oh non mais j'ai vraiment pas la force, là, geignit le fils de démon vieux de neuf siècles de cette voix puérile qui irritait Elias en dépit de toute l'affection qu'il pouvait lui porter. Il est tard, j'suis crevé, puis j'crois que j'ai un début d'otite à cause du vent et de la pluie d'hier…
- Mais t'as fini de chougner ce soir, oui ? Je t'ai demandé ce que tu voulais qu'on fasse, je tiens pas à écouter ta supplique de gamin. Si j'ai envie d'entendre piailler, j'ai tout aussi vite fait de descendre au poulailler.
- Ce qu'on fait, ce qu'on fait… ah ben si, tiens, on verrouille tout et on file en haut !
- La fuite, donc ? Bah bravo, c'est vachement courageux… d'autant que si elle monte, c'est qu'elle a vu de la lumière et, possiblement, nos deux tronches à travers le carreau. C'est moche à dire mon petit père, mais c'est un peu tard pour se planquer.
- Zut ! houspilla Merlin à voix basse, comme si Viviane pouvait les entendre à cette distance. En attendant, je t'entends pas proposer de meilleure idée.
- Non mais j'en ai une, d'idée, t'en fais pas. »
La méfiance. A une époque, Elias s'était amusé d'en apercevoir les frémissements dans le regard de son collaborateur ; son petit côté sadique l'avait même régulièrement poussé à la provoquer, pour maintenir le druide empoté en alerte. Mais là, vingt ans plus tard, la suspicion crue dans l'expression de Merlin n'arrivait qu'à agacer l'enchanteur du Nord.
« Avant que tu demandes, non, je propose pas de la zigouiller, grogna-t-il en voyant son compagnon ouvrir la bouche avec un air déjà réprobateur. Ni de la mutiler, ni rien du tout. C'est pas que ça m'enchante, mais j'ai bien compris que tu lui veux aucun mal à cette godiche, même après ce qu'elle t'a fait. Moi à ta place j'aurais pas été si souple…
- Je me doute… alors c'est quoi que tu proposes ?
- Tu vas vite comprendre. Si on se débrouille pas trop mal, elle passera même pas la porte du labo. J'aurais juste besoin que tu joues le jeu, tu peux faire ça ?
- Que je joue le jeu pour quoi ? Elias, tu m'as perdu, là…
- Fais-moi confiance. »
Merlin aurait sans doute accepté plus facilement cette dernière demande si les joues d'Elias ne s'étaient pas trouvées déformées par un sourire vicieux. Mais sans autre solution à porter de main, et avec Viviane déjà à mi-chemin de la porte du laboratoire, le druide n'avait guère le choix.
« T'es sûr qu'elle va marcher, ta solution miracle ? demanda-t-il tout de même.
- Certain. Si je me trompe, je me rase la barbe, et si j'ai raison, je te trouve une nouvelle jolie couleur avec laquelle tu pourras te pavaner au prochain rassemblement. Tu tiens le pari ? »
Le druide jeta un regard torve à son confrère, laissant supposer qu'il n'était pas entièrement partant, mais il finit néanmoins par hocher la tête.
« D'accord, souffla-t-il. Envoie. » Quand le bol en bois rempli de pignons de pin – qui jusque-là trônait sur l'établi sans rien demander à personne – vola au-dessus de sa tête pour s'écraser contre le mur, Merlin glapit et s'emmêla si bien les pieds dans sa couverture qu'il manqua de peu de s'étaler par terre. « Mais pas littéralement ! Qu'est-ce qui te prend, t'es givré ?!
- Il me prend que j'en ai plus que marre de tout le bordel que vous laissez derrière vous ! vociféra Elias, sa voix tranchante fendant subitement l'air alors qu'il tâtonnait sur son plan de travail à la recherche du projectile suivant. Il faut que je vous les balance une à une sur le pif, toutes les merdes que vous laissez traîner, pour que vous compreniez qu'il faut les ranger ?! Parce que si c'est juste ça, j'le fais, ça me dérange pas !
- Non mais ho ! Pourquoi tu m'engueules, tout à coup ? Et puis de quoi tu parles, c'est même pas à moi, ces trucs ! »
Elias se mordit l'intérieur de la joue et ferma fort les paupières une seconde. Décidément, ce n'était pas la lance la plus affûtée de l'arsenal, son corniaud de druide… m'enfin une fois de temps en temps il pourrait faire un effort de compréhension. Un tout petit effort. Si c'était pas pour lui, alors pour la santé mentale et les nerfs de l'enchanteur du Nord.
C'est de la comédie, idiot ! Pour nous tirer du pétrin.
Peut-être que le lien magique qui les unissait s'était affiné, ou que Merlin était subitement devenu un cador en lecture de pensées – ou encore que l'agacement était suffisamment palpable sur le visage d'Elias pour que ses intentions deviennent évidentes, même pour la grosse betterave qui lui servait d'âme sœur. Toujours est-il que le magicien blanc leva bientôt haut les sourcils, la bouche ouverte en un O de réalisation soudaine.
« Ah mais d'accord, chuchota-t-il, ce gros benêt, avant de secouer la tête et de reprendre d'une voix tonitruante volontaire mais mal versée dans l'art de l'improvisation. Et ben, et ben ! Euh, j'arriverais peut-être mieux à ranger si vous me laissiez de l'espace, aussi ! Seulement, y en a que pour vous ! Les étagères, les bibliothèques, tout déborde de vos micmacs ! Vous infestez chaque pouce de la boutique comme une grosse colonie de cafards ! »
L'écho de disputes vieilles de deux décennies ramena la plus étrange des nostalgies entre les épais murs de pierre. Elias se permit de rendre à Merlin son sourire de connivence. Au diable l'échauffement. La partie pouvait commencer.
« Mais quand je vais vous foutre dehors avec un coup de pompe au cul, vous allez en avoir de l'espace, j'vous le garantis !
- Ah attention, hein ! Attention ! J'vous rappelle pour mémoire qu'ici c'est mon laboratoire avant d'être le vôtre, j'étais déjà dans la baraque que vous aviez encore jamais mis les pieds à moins de cent lieues de Kaamelott ! Faudrait voir à pas l'oublier, ça !
- Vous voulez de la place, gros débile ? Rien de plus facile, dans deux minutes c'est réglé, vous allez pas être déçu ! Par contre vous ferez gaffe, ça va piquer un peu ! »
Elias se précipita sur l'étagère la plus proche, celle qui contenait la majorité de tous leurs ustensiles en bois et attrapa une bonne poignée des spatules habituellement utilisées pour remuer les mixtures. Un choix de projectile idéal : elles rebondissaient contre les murs en faisant assez de bruit pour que la dispute soit convaincante et ne causeraient pas beaucoup de dégât si jamais l'enchanteur foirait suffisamment son tir pour toucher Merlin.
Ce qui n'arriva qu'une fois. Par erreur. Promis.
Le rugissement outragé poussé par le druide en recevant une spatule dans les côtes n'était qu'à moitié feint. « Ho ! Non mais vous avez complètement tourné la carte, ou bien ?! Sniffer des vapeurs de cigüe à longueur de journée, ça a fini par vous bousiller la soupière !
- Au moins moi j'ai quelque chose à bousiller, c'est pas forcément le cas de tout le monde !
- C'est censé vouloir dire quoi, ça ?
- Ouais, vous m'avez très bien compris !
- Ce que j'ai compris, c'est que vous allez prendre la danse de vos trente ans, et pas plus tard que maintenant ! »
Merlin se saisit de son bâton de marche, appuyé contre le mur près de la porte. Tout en se mordant les lèvres pour ne pas pouffer de rire – Elias était assez proche pour voir que la grande asperge se réjouissait beaucoup trop de la farce et avait le plus grand mal à ne pas tout foutre en l'air en se bidonnant ouvertement ; il aurait fait un bien piètre comédien – il donna de grands coups sur les surfaces environnantes, aux alentours directs de son compagnon.
Alerté par la dispute factice et le bruit sec des coups de bâton, Mogriave bondit de son coussin et se précipita pour signifier son mécontentement aux principaux concernés. Le poil raide et l'oreille dressée, le chien paniqué alternait entre aboiements et hurlements déchirants, la mâchoire claquant l'air sans savoir de quel maître il avait meilleur compte de se saisir. Les chats, quant à eux, avaient depuis bien longtemps fui la scène chaotique pour se réfugier sous les meubles.
A l'instar de Viviane, qu'Elias sentait hésiter devant la porte du laboratoire sans oser l'ouvrir. D'un regard en biais, il se rendit compte que la visiteuse indésirable les observait « discrètement » - si Merlin était un comédien médiocre, elle était une espionne pitoyable – depuis un coin de la grande fenêtre, sans se rendre compte que son opulente chevelure rousse la rendait aussi visible qu'un serpent géant dans une fontaine de village.
Elle avait renoncé à entrer. Mais elle n'était pas encore assez convaincue pour partir.
« Frappez-moi, souffla soudainement Elias, sa voix aisément couverte par le raffut causé par Mogriave.
- C'est ce que j'essaie de faire, vous voyez pas ? chuchota le druide avec toute l'espièglerie d'un gamin de dix ans.
- Non pas avec ça, pour de vrai… Vite, pendant qu'elle regarde, mettez-moi un taquet. Droit dans le pif. »
Le rictus amusé de Merlin disparut au profit d'une mine scandalisée. « Quoi ? Non !
- Si, allez ! Grouillez-vous, sinon on s'en débarrassera pas ! » Jetant à bas le bâton dont les coups faiblissaient avant que leur observatrice ne puisse s'en rendre compte, Elias se dressa de toute sa hauteur, bouffi d'une indignation feinte. Il reprit d'une voix cassante. « C'est tout ce que vous pouvez faire ? Je crois qu'il y a des agneaux paralytiques plus vaillants que vos coups de péteux ! Franchement, si j'avais su à l'avance que je demandais en mariage une vieille chèvre infirme, j'aurais eu meilleur compte de me péter les deux guiboles ! »
Paf !
La gifle cingla le visage d'Elias, bien à plat contre sa joue gauche. L'impact lui coupa le souffle et le força à faire un pas de côté.
La comédie n'était peut-être pas la vocation cachée de Merlin. La cogne, en revanche…
Malgré la douleur qui irradiait sa mâchoire, l'enchanteur constata avec succès que le clou de leur petit spectacle avait fait fuir leur unique auditrice. Lorsque les deux magiciens jetèrent un œil par la fenêtre après un moment de silence, la longue chevelure flammée venait tout juste de disparaître au coin du mur, sous la dernière torche.
Leurs regards se croisèrent, expectatifs. Cette fois-ci quand Merlin s'esclaffa, Elias ne put que retourner un sourire amusé à son complice. Agacé, Mogriave se détourna de la scène désormais dépourvue d'hostilité pour regagner son coussin.
« J'aurais bien aimé voir sa tête ! gloussa le druide en se claquant la cuisse dans son hilarité.
- Alors ? C'était pas une bonne idée ? fanfaronna le sorcier, fier de lui.
- Du génie ! J'vous aime, mais à un point ! Bon, pardon pour la claque hein, mais comme vous m'aviez dit de le faire…
- C'est rien, c'est rien… enfin si on veut pinailler, je vous ai dit de me frapper, à aucun moment je vous ai demandé de me dévisser la tête, mais bon…
- J'étais nerveux, j'ai mal dosé. Et puis vous aviez qu'à me frapper en premier, aussi. »
Elias leva les yeux au ciel, atterré. « Mais je vais pas vous taper, ça va bien, maintenant…
- Ah parce que vous, on s'en fout, on peut vous mettre des taquets en boucle, mais moi c'est interdit ? Je dois le dire cent fois par semaine mais c'est pas grave, je le redis encore une fois : vous êtes vraiment pas foutu comme tout le monde, vous.
- N'empêche qu'elle est partie, grinça l'enchanteur en pointant la large fenêtre du doigt. Alors je vous suggère de dire merci et de me filer un coup de main pour ranger tout ce bordel, qu'on puisse enfin monter se… ah. Merde. »
Dans la petite cour en bas, à la lueur des torches, une nouvelle silhouette avançait à grands pas furieux vers le laboratoire. Bonnet de nuit en place, une petite masse d'arme à l'allure vicieuse en main, le roi Arthur dévorait le pavé avec une rage non dissimulée qui noua la gorge d'Elias, tant l'impression de déjà-vu était vive.
En remarquant la présence d'Arthur, Merlin perdit la majorité de ses couleurs.
« Vous croyez… qu'il nous a entendu ? demanda bêtement le druide.
- Ah ben là, je vous cache pas qu'il y a des chances, oui… en même temps on faisait pas vraiment d'effort pour être discrets…
- Du coup, on fait quoi ?... on recommence ?
- Recommencer quoi, faire semblant de s'engueuler ? Ah non, là, je pense pas que ce soit le mieux. Tout le contraire en fait. » Elias nota avec un soupçon de panique qu'Arthur s'engageait sur les premières marches. Il était peut-être temps de s'alarmer. « Vous savez quoi, on va faire ce que vous avez dit. Pour une fois. »
Merlin haussa un sourcil surpris. « C'est-à-dire ?
- On verrouille et on se casse. En priant tous les Esprits qu'il ne nous ait pas vus. »
Quand le roi de Bretagne atteignit la porte du laboratoire, le loquet était déjà refermé et ses deux gueulards de magiciens retranchés dans leurs quartiers comme des rats, bien trop occupés à faire semblant de ne pas être là pour se préoccuper des rugissements indignés qui résonnaient depuis le seuil. Ces derniers étaient d'ailleurs, de l'avis d'Elias, largement exagérés : il était très peu probable qu'ils soient parvenus à réveiller « tout le domaine et la moitié des paysans de la région avec leurs conneries ».
Non, ce qui déstabilisa vraiment tout le domaine et la moitié des paysans de la région, ce fut plutôt de voir Merlin prendre la route pour la célébration de la Nouvelle Lune deux semaines plus tard, ses longs cheveux dressés sur sa tête comme s'il avait pris la foudre et colorés du plus beau vert pomme qu'Elias avait sous le coude.
« Merlin… »
L'appel, à peine plus haut qu'un ronronnement, ne parvint pas à détourner le druide de sa tâche. Il fallait admettre qu'Elias n'y avait pas mis beaucoup de vigueur, mais à sa décharge, l'enchanteur avait plusieurs excuses valables pour son manque d'éloquence. Le soleil colorait à peine l'horizon de ce nouveau jour, il n'était conscient que depuis moins de dix minutes. Ses paupières étaient encore lourdes d'une bonne – et rare – nuit de sommeil. Et il était actuellement bloqué dans un agréable cocon de chaleur, doux à faire fondre la cervelle, entre un matelas confortable dans son dos et le poids d'un compagnon bien plus éveillé que lui contre son ventre.
Elias hésita un instant à se taire et s'abandonner aux baisers alanguis que Merlin pressait contre la colonne de son cou, de sa mâchoire au creux de ses clavicules. Il ne devait rien exister de plus simple au monde que de simplement fermer les yeux et pencher la tête en arrière sur l'oreiller pour offrir le reste de sa gorge aux attentions dévouées du druide. Mais non. La nature avait fait Elias compliqué, têtu et désespérément ignorant de ce qui était bon pour lui.
« Ho, Merlin, retenta-t-il avec un peu plus de conviction en secouant mollement l'épaule qu'il tenait dans sa main.
- Mhmm ? s'enquit l'interpelé d'un air absent, sans lever le nez de la peau sur laquelle il concentrait tous ses efforts en matière de délicatesse – avec beaucoup de succès, Elias devait avouer.
Le contraste entre la douceur des lèvres de Merlin et les légers frottements de sa barbe avaient largement de quoi faire oublier à Elias l'objet de sa requête, sans même parler des hanches qui pesaient sur les siennes et le pressaient contre le matelas à un rythme aussi machinal que languissant. Fort heureusement, la volonté de fer de l'enchanteur lui permit de faire abstraction une seconde, le temps de se rappeler pourquoi il était assez stupide pour interrompre un moment aussi agréable.
« Ils sont là… encore…
- Qui qu'est là ? »
La question était posée par réflexe, sans lever les yeux, ce qui traduisait le manque d'intérêt que Merlin avait pour la réponse. Le temps de terminer sa courte phrase et le druide était déjà passé à autre chose, tirant la chemise de nuit d'Elias vers le haut pour la libérer du poids de l'enchanteur. Une fois le vêtement gênant passé par-dessus tête, Merlin le jeta avec négligence sur le lit derrière lui pour se lancer à la conquête de son nouveau territoire.
« Tes foutus greffiers, grogna Elias dans un souffle, sa détermination à se faire entendre mise à mal par les doigts qui couraient sur la surface désormais nue de son estomac. Ils nous regardent...
- Mhm mh...
- Hé, tu m'écoutes ou pas ? »
Merlin soupira et posa finalement la joue contre le torse d'Elias, tête tournée vers la porte.
La petite brochette de chatons les dévisageait depuis l'entrebâillement, les yeux luisants de curiosité. Du haut de leurs deux mois passés, les canailles arrivaient désormais à grimper l'escalier sans le moindre mal. Elias n'aurait pas su expliquer comment, ni quel chieur de Dieu le détestait à ce point, mais le quatuor velu avait découvert que la porte de la chambre ne fermait pas très bien et qu'en s'y appuyant à plusieurs, il était possible de faire pivoter le battant. Habituellement, l'enchanteur du Nord pensait à glisser une cale sous la porte pour la bloquer et se prémunir ainsi d'une visite nocturne ; manifestement, il avait du négliger ce détail le soir précédent.
« Je les vois, marmonna Merlin. Et alors ?
- Et alors je tiens pas spécialement à avoir un public pendant qu'on... enfin, j'arriverai à rien s'ils restent là. Donc t'es gentil, tu me les vires.
- Oh non, mais j'suis bien, là. » Le druide imagea son ronchonnement en se blottissant d'autant plus contre la face ventrale d'Elias, leur épaisse couverture remontée jusqu'aux épaules pour faire barrage à la fraîcheur matinale. « Pas envie d'bouger... puis j'ai du travail ici, moi, un peu de conscience professionnelle...
- Ils nous regardent, répéta le plus jeune entre ses dents serrées, comme si son compagnon n'avait pas bien saisi le sens de la phrase, la première fois.
- Qu'est-ce qu'on s'en fout ? C'est juste des chats, c'est rien, ils comprennent pas ce qu'ils voient... enfin je pense...
- Tu penses ?
- En tout cas ils vont pas aller le crier sur les toits. Allez, ignore-les, quand ils auront compris qu'il n'y a rien d'intéressant ici pour eux, ils retourneront embêter Mogriave en bas. Détends-toi. »
Pour amener de l'eau au moulin de ce dernier conseil aux allures d'ordre, Merlin reprit son ouvrage abandonné plus tôt. Un à un, il semait des baisers, sur le plat de la poitrine d'Elias ou bien sur les vallons de ses côtes. Il s'y adonnait avec une dévotion indolente, une passion contenue, tant et si bien que l'enchanteur finit par détourner les yeux des quatre intrus moustachus pour profiter pleinement de l'attention de son promis.
Après tout, les bestioles ne semblaient pas décidées à entrer dans la pièce, et la situation était en train de prendre un tournant des plus plaisants.
Du bout des doigts et du bout des lèvres, Merlin s'appliquait à tracer chacune des cicatrices qui décoraient les chairs d'Elias. Il s'agissait d'un de ses jeux favoris. Là où l'enchanteur pouvait à peine s'empêcher de grimacer en les regardant dans un miroir, le druide donnait l'impression de vénérer les marques disgracieuses, avec tout le soin et l'adoration d'un prêtre préparant l'autel avant la messe. Malgré lui, Elias sentit ses propres lèvres s'étirer en un sourire indulgent, comme une fissure au milieu d'une plaque de glace.
Merlin débordait tout simplement beaucoup trop de tendresse pour un monde aussi impitoyable que le leur. Il l'exprimait sans honte, de tout son corps, de toute son âme, comme si la vie ne l'avait encore jamais blessé. S'il n'y prenait pas garde, un jour, le sorcier finirait par s'y noyer. Et quelle mort douce cela serait...
Mais à cette heure matinale, calancher n'était pas au programme. Elias passa un bras derrière sa tête pour palier à l'absence de son oreiller – le fourbe avait encore du glisser au sol au beau milieu de la nuit – et tendit le second pour enfouir sa main dans les longs cheveux blancs de Merlin. Les mèches glissaient sans effort entre ses doigts, douces et interminables, et Elias ferma les yeux sans chercher à combattre les murmures d'appréciation qui roulaient au fond de sa gorge. Il n'y avait que ce corniaud de druide pour lui faire baisser sa garde à ce point, juste avec quelques caresses, sans vraiment essayer.
Le plus jeune se laissa docilement défaire de ses vêtements restants, frissonnant involontairement quand la manœuvre éloigna la chaleur corporelle de Merlin et que l'air frais s'attaqua sans vergogne à sa peau vulnérable. Mais l'inconfort ne dura qu'un temps et sa couverture barbue personnelle retrouva bien vite sa juste place pour recouvrir ses lèvres des siennes, les coudes enfoncés dans le matelas de part et d'autre d'Elias et les doigts enfouis dans la catastrophe sans nom qu'était sa chevelure au réveil. L'enchanteur lui rendit la pareille, ratissant l'arrière du crâne de son compagnon de ses ongles et étouffant le petit bruit guttural émis par Merlin.
« Huile ? pantela le druide, lorsque le manque de souffle le contraignit à briser le baiser.
- Tiroir, comme toujours, » indiqua Elias sans ouvrir les yeux, tendant juste l'index de la main passée derrière sa tête pour désigner sa table de chevet.
Toujours un coup d'avance. C'était un de ses principes. L'aventure et la spontanéité, c'était bien pour les jeunots, mais l'enchanteur s'était depuis longtemps habitué au confort qu'offraient un plumard fixe et un accès privilégié aux cuisines bien fournies d'une forteresse. Un jour, à n'en pas douter, la petite cuisinière aux lèvres toujours pincées découvrirait que la flasque d'huile d'olive – la très chère mais surtout très douce huile d'olive importée directement depuis le continent – qu'Elias venait lui ponctionner tous les deux ou trois mois ne servait pas à la préparation de potions demandées par le roi, comme il prétendait à chaque fois, mais à une activité bien plus ludique qui ferait dresser les cheveux grisonnants sur la tête de la vieille femme.
La flasque patientait alors sagement, au fond du tiroir de la table de chevet, que quelqu'un veuille bien la solliciter. S'ils s'étaient connus un siècle plus tôt, en d'autres circonstances, ils auraient certainement trouvé de nombreuses façons de laisser leur passion s'exprimer, toutes plus audacieuses et explosives les unes que les autres. Mais avec l'âge et l'expérience, Elias s'était figuré que rien ne valait le confort de leur lit, la familiarité de leur chambre, et un tiroir de table de chevet toujours suffisamment approvisionné pour faire face aux envies de son druide attitré.
L'urgence et l'empressement de la jeunesse n'étaient plus, certes, mais le désir survivait, plus profond et plus fort encore. Comme la braise tapie sous la cendre sait se montrer plus ardente que les flammes les plus spectaculaires.
Merlin se hissa sur ses bras pour atteindre la table de chevet. Derrière ses paupières fermées, le plus jeune ne le vit pas, mais il sentit le déplacement grâce au mouvement du matelas. Joueur, il ouvrit un œil, espérant découvrir un flanc sans défense le long duquel il pourrait laisser glisser ses ongles pour perturber Merlin dans sa recherche.
Mais à la place, il fut accueilli par les yeux ronds inquisiteurs et les moustaches frémissantes du chaton roux qui s'était hissé sur la tête de lit et le regardait fixement, museau tendu vers le bas.
« Non ! »
Par réflexe, Elias se redressa en position assise, bousculant au passage Merlin dont tout le poids n'était soutenu que par un seul bras. L'enchanteur ignora le bruit de verre brisé et le « Oh ben non, flûte ! » qui fusa quelque part sur sa droite, toute trace de sommeil subitement balayée par la tension qui s'était saisie de son corps.
« Ils sont partout, toujours, j'en ai marre, marre, marre ! tempêta le magicien exaspéré.
- Mais quoi, mais qu'est-ce qui se passe ? demanda Merlin, déboussolé, les jambes encore emmêlées dans la couette mais tout le haut du corps poussé par terre dans la hâte de son compagnon de s'éloigner.
- Il se passe que je suis à ça de balancer ta marmaille poilue depuis le haut des remparts ! Déjà je fais un effort, quand tu les laisses dormir sur le lit, la plupart du temps j'dis rien. Tu leur files à bouffer quand on est à table, c'est parfaitement dégueulasse, mais mettons. Mais là, non, c'est pas possible ! J'veux bien être gentil mais j'ai des limites ! »
En se hissant sur le matelas, Merlin remarqua l'origine de l'agacement d'Elias, qui s'était allongé sur la tête de lit et continuait son observation – en apparence innocente – des environs. « Ah... non mais regarde, il s'est installé, il bougera plus maintenant. Reviens par là.
- Non !
- Mais si, allez. Il va se tenir tranquille, c'est promis. Je te parie ce que tu veux-
- Ah non, mais moi je parie rien ! Rien du tout ! D'ailleurs j'ai ma dose, je me tire ! Si tu veux traîner au plumard toute la matinée c'est toi que ça concerne, mais moi, j'ai du boulot ! J'peux pas me permettre de flemmarder jusqu'à midi ! »
Elias se dégagea de la couverture et de la main que Merlin avait refermée sur son avant-bras pour se lever. Serrant les dents contre le froid matinal qui agressait son corps en commençant par ses pieds nus, il traversa la chambre pour atteindre l'armoire et y piocher une chemise et des braies propres, qu'il enfila sans perdre de temps.
« Et tu me feras le plaisir de nettoyer le bordel que t'as mis par terre ! C'est à croire que t'en as en permanence sur les doigts, de l'huile, tellement t'es pas capable de tenir quelque chose sans le péter. »
Aussitôt habillé et chaussé – ce qui, étant donné l'état d'éveil de certaines parties de son corps, se révéla plus inconfortable qu'à l'accoutumée – Elias s'échappa de la pièce, plantant là Merlin avec sa confusion et ses quatre démons miniatures.
Juste avant de s'engager dans les escaliers pour commencer sa journée de travail, il entendit clairement le druide soupirer de déception puis s'adresser aux félins : « Vous êtes vraiment pas sympas, pour une fois que je l'avais convaincu de rester un peu au lit… quand vous serez grands, je vais venir faire ça, moi aussi, on verra si ça vous plait… bah vous pouvez chouiner, ça change rien, hein… mhmm… non mais j'peux pas rester fâché quand vous faites ces têtes-là, j'y arrive pas. Allez, v'nez, du coup on a le temps pour une petite grasse matinée ! »
Elias aurait peut-être du accorder plus d'importance à l'air mutin placardé sur les visages de Mehben et Mehgan, lorsqu'il avait croisé les deux sœurs dans un couloir au sortir de sa réunion budget mensuelle. Mais, comme souvent avec ses apprenties, il s'était laissé prendre au piège et avait mordu à l'hameçon avec une naïveté tout à fait affligeante.
« Qu'est-ce que vous trafiquez, toutes les deux ? demanda-t-il aux deux sœurs appuyées contre le mur de part et d'autre d'une porte. Il me semble que les fondations sont réparées depuis bien longtemps, ça risque plus de s'écrouler, je vois pas bien l'intérêt de soutenir les murs.
- Trop drôle, ironisa Mehben en levant les yeux vers le plafond. Et rien à voir, surtout.
- C'est un jeu, précisa Mehgan avec un sourire pétillant d'entrain et – Elias s'en rendrait compte plus tard – de malice. Vous voulez jouer ?
- Jouer ? Avec vous ? Non, pas vraiment, non.
- Mais on vous a même pas dit en quoi ça consistait, et vous dites déjà non ?
- J'ai pas besoin de savoir en quoi ça consiste, j'ai pas le temps, je retourne au labo pour bosser. Et il me semble qu'au moins une de vous deux devrait en faire autant, si elle veut pas que la marinade qu'elle a laissé sur le plan de travail depuis hier soir finisse à la poubelle. »
Mehgan reçut la pique avec autant de grâce qu'un cheval recevait un coup de cravache. « Dans les instructions il y a marqué douze heures de repos à température ambiante, c'est quand même pas ma faute ! »
Elias s'apprêtait à argumenter que le seuil des douze heures était largement dépassé, que Mehgan ne devrait qu'aux températures fraîches de la mi-octobre de ne pas se retrouver avec une marinade foutue et que s'il prenait la peine de dérouler le parchemin qu'il avait sous le bras, elle se rendrait compte à quel point la peau de basilic était chère et indigne d'être gâchée par négligence.
Avant qu'il n'ait pu émettre un son, toutefois, la porte que les deux jeunes femmes encadraient pivota vivement sur son axe pour laisser passer la silhouette dépenaillée de Merlin. Ce dernier se précipita à l'extérieur et referma immédiatement le battant derrière lui, s'y appuyant ensuite pour prendre de grandes inspirations empressées.
« Vingt secondes ! pantela-t-il, triomphant, après avoir repris son souffle.
- Pas mal ! commenta Mehgan. C'est pas encore le record, mais c'est très correct.
- J'essaie une nouvelle technique, je suis assez content du résultat.
- Mais vous êtes là, vous aussi ? s'étonna Elias. C'est le rendez-vous des tire-au-flanc, ou bien ?
- Ah, Elias ! sourit Merlin. C'est marrant de vous croiser ici, comme ça, de façon complètement fortuite. On joue à un petit jeu qu'on a inventé du temps où on vivait dans les galeries. Vous voulez vous joindre à nous ?
- Non mais c'est pas la peine, tonton Merlin, intervint Mehben avec un geste vague de la main. Il a déjà dit qu'il voulait pas jouer.
- Ah bon ? Ah… tant pis, alors… c'est dommage parce qu'il avait des chances de gagner, lui qui aime toujours bien montrer qu'il est le plus fort…
- « Il » n'aime pas franchement qu'on parle de lui comme s'il n'était pas là, » grogna Elias en posant le poing sur sa hanche. En dépit de son agacement – et de son meilleur jugement – il devait bien admettre qu'il était désormais curieux quant à la nature du jeu. La perspective de gagner, bien entendu, avait son propre rôle à jouer dans l'éveil de son intérêt. Ce foutu druide le connaissait trop bien, ç'en devenait limite dangereux. « C'est quoi le but ?
- De quoi ? fit Merlin.
- Votre jeu débile, là. C'est quoi qu'il faut faire ?
- Ah, ça vous intéresse, finalement ? »
Cet abruti n'avait absolument pas le droit d'afficher un air aussi suffisant. Elias le lui aurait volontiers arraché, s'il n'avait pas eu des documents très importants pleins les bras.
« Je vous donne deux minutes, grommela-t-il. Passé ce délai, je retourne au laboratoire où je suis manifestement le seul à bosser. Allez-y.
- C'est très simple, expliqua Merlin. En fait ça peut se résumer en quelques mots : Karadoc ne digère pas la chair à saucisse. »
Un moment de silence s'installa. Puis un autre, traînant en longueur. Elias cligna des yeux. « Ouais… alors c'est ma faute, j'ai demandé à ce que ce soit rapide, mais là tout de même il va me falloir quelques infos en plus si je compte piger un minimum.
- On sait pas trop comment c'est arrivé. Au bout de quoi, deux ans, peut-être trois, boum ! Le bonhomme a plus pu manger de saucisse sans embaumer tous les tunnels, pire qu'une carcasse laissée une semaine en plein soleil. Une espèce d'intolérance, mais le genre violent, à plus pouvoir rester dans la même pièce que lui quand il lâche des ruines sous peine de vomir tout ce qu'on a mangé depuis trois jours.
- J'ai dit quelques infos, je vous ai jamais dit d'entrer dans ce genre de détail scabreux ! crissa Elias. Et puis qu'est-ce que ça a à voir avec le reste, d'abord ? »
Le sourire de Merlin gagna en largeur, si une telle chose était possible. « Eh ben voilà : depuis ce temps-là, avec les petites, on se fait un genre de petit concours. Quand on tombe sur leur paternel qui pique un somme après avoir mangé de la saucisse – parce que figurez-vous que ça ne l'a jamais empêché de continuer à en manger, hein – on joue à celui qui tiendra le plus longtemps possible dans la pièce.
- Non mais vous êtes pas sérieux ?
- Oh que si, c'est très sérieux ! rétorqua Mehgan. On fait pas n'importe quoi, y a des règles à respecter, et tout. Distance maximale de dix pieds avec Père, pas le droit d'ouvrir de fenêtre, si on vomit on a perdu, si on a le nez bouché on prend dix secondes de pénalité-
- Combien de fois il faut que je le répète ? s'écria Mehben, ulcérée. J'étais enrhumée, oui, mais je sentais tout parfaitement normalement !
- C'est ça, oui, bien sûr ! Et c'est pour ça que vous avez explosé le record alors que d'habitude vous nous pondez un score très moyen. Prenez-moi pour une truite.
- Oh non mais quelle mauvaise perdante, c'est hallucinant !
- Bon, bon, doucement mesdemoiselles, on se calme, tenta d'apaiser Merlin, une main sur l'épaule de chaque jeune femme, avant de lever le nez et son sourire vers Elias. Alors, ça vous tente ? On peut même parier, si vous voulez, pour rendre les choses intéressantes. »
Le Fourbe lui retourna un rictus moqueur. « Mon pauvre vieux, est-ce qu'il faut vraiment que je vous rappelle que vous n'avez jamais gagné de pari contre moi ? A ce stade, c'est à se demander si vous seriez pas un peu porté sur l'auto-flagellation. Non, ce sera sans moi, merci bien.
- Dites tout de suite que vous avez les miquettes de perdre, l'asticota son compagnon.
- Des clous. C'est une fleur que je vous fais, mon pinson, pour vous éviter une nouvelle déculottée et une teinture de cheveux criarde qui fera encore parler de vous à vos réunions druidiques à la con. J'essaie d'être gentil.
- Ouais, c'est ce que je dis. Les miquettes.
- Mais non, mais vous êtes bouché à la cire, ou quoi ? grogna Elias, agacé par le ton infantile qu'était en train de prendre la conversation et les gloussements puérils que ses apprenties peinaient à dissimuler derrière leurs mains. Quand je veux, je vous mets tarif, et sans forcer même ! Parce que quoi, vous croyez que vous m'impressionnez, mes petits poulets ? Dites voir un peu le record absolu, qu'on se marre ?
- Trente-deux secondes, annonça fièrement Mehben.
- Trente-deux secondes ! répéta-t-il, railleur. Bah ça alors, quel exploit, j'suis sur le cul ! Rien qu'en début d'été j'ai passé une heure au fond d'une grotte avec les pieds dans une carcasse d'hydre décomposée depuis des semaines dans quatre pouces de flotte stagnante, alors votre petit concours à la noix, il me fait doucement rigoler !
- Alors essayez, sourit Merlin. Qu'est-ce que ça vous coûte ? »
S'il avait été moins bouffi d'orgueil ou aveuglé par son attrait viscéral pour la compétition, Elias aurait décelé la lueur de fourberie dans le regard du druide. Malheureusement, il ne se contenta pas de tomber dans le piège : il y sauta à pieds joints et sans un regard en arrière.
« Un peu, que je vais essayer ! claironna-t-il en fourrant dans les mains tendues de Mehgan son registre et sa liasse de parchemins. Regardez-moi bien ! Je vais l'exploser, votre record ridicule ! Et je vous annonce tout de suite que quand ce sera fait, vous allez vous pointer au Solstice d'Hiver avec les cheveux et la barbe tellement jaunes qu'on vous prendra pour un énorme poussin mutant. Vous viendrez pas dire que je vous avais pas prévenu !
- Et si vous perdez, vous vous rasez la barbe, c'est bien toujours ça ? s'enquit le magicien pluri-centenaire.
- Ouais, si vous voulez, je m'en cogne. Maintenant virez vos miches du milieu, j'ai une leçon à donner ! »
Docilement, bien trop docilement, Merlin s'écarta pour laisser libre accès à la porte, enjoignant à son petit pas de côté un geste aimable de la main pour inviter Elias à se lancer. L'enchanteur s'avança d'un pas décidé, menton dédaigneux porté bien haut, et se saisit de la poignée.
« Bonne chance, glissa Mehgan.
- J'ai jamais eu besoin de chance, c'est pas aujourd'hui que ça va commencer, » rétorqua Elias avec une arrogance suffisamment lourde pour briser l'échine d'un mulet.
D'un tour de poignet, la porte s'ouvrit, et le magicien le plus redouté de l'île de Bretagne pénétra dans la chambre du pseudo-supplice.
Pour faire aussitôt marche arrière et claquer la porte qu'il n'avait même pas eu le temps de lâcher, puisqu'il en avait à peine passé le seuil.
« Non mais vous vous foutez de moi !? croassa-t-il entre deux quintes de toux. Putain, c'est pas humain, ce truc ! C'est acide ! J'ai les yeux qui piquent, j'suis sûr je vais devenir aveugle !
- Les amateurs oublient toujours de fermer les yeux, commenta Mehben sur un ton factuel, secondée dans son avis par un hochement de tête de sa sœur.
- Rah et puis ça brûle jusqu'au fond des poumons, c'est horrible ! J'ai jamais senti un truc pareil et pourtant croyez-moi que j'en ai découpé, des cadavres en décomposition ! Il est moisi de l'intérieur, votre père, c'est pas possible autrement !
- Hé ! Un peu de respect, non ? réprimanda Mehgan. Personne vous a forcé à participer !
- Encore heureux !
- En attendant, forcé ou pas, vous avez per-du ! s'exclama Merlin, ravi, en entamant la même petite danse stupide qu'il exhibait à chaque fois qu'il se montrait plus malin qu'Elias – c'est-à-dire une fois tous les deux ans, à peu près. La tête à Toto, tu l'as dans l'dos ! La tête à Tutu, tu l'as dans-
- Tonton ! s'écrièrent en chœur Mehgan et Mehben, outrées.
- Mais il a perdu ! répéta le druide comme si c'était une excuse valable. Il perd jamais, d'habitude ! Alors je suis désolé, mais moi je profite ! »
Ça pour profiter… Merlin ne s'en priva absolument pas. Du premier jour où Elias revint de la salle de bain avec les joues aussi glabres et douces que les fesses d'un bébé – tirant à son promis et à leurs apprenties des éclats de rires bovins tout à fait lamentables et indignes de leurs statuts – le druide mit un point d'honneur à se moquer de l'enchanteur à chaque coin de couloir. Ce dernier endura les quolibets avec le fier silence d'un martyr ; s'il était irrité, aussi bien au sens propre qu'au figuré, il se disait également que c'était de bonne guerre. Il gagnait si souvent qu'il pouvait bien permettre à Merlin de remporter une victoire de temps en temps, ce n'était pas si cher payé. Et puis tout devrait avoir repoussé à temps pour la cérémonie de mariage trois semaines plus tard, alors il n'y avait pas réellement de quoi s'énerver.
En revanche, pour tous les autres résidents de la forteresse qui se risquèrent à faire une remarque sur son absence soudaine de pilosité faciale… eh bien, disons simplement qu'il y eut un taux remarquablement élevé de gingivites, conjonctivites et autres petits désagréments mineurs mais pénibles sur les deux semaines qui suivirent. Ce que c'était drôle, les coïncidences, parfois.
