Chapitre 3
Les jours suivants, Willie chercha à se rapprocher de sa jolie voisine. Il connaissait ses horaires de travail et il lui fut facile de se placer sur son chemin. Il ne se rendait plus au centre spatial sans aller la voir, dans la salle informatique. La première fois où il s'approcha délibérément d'elle, les autres ingénieurs le regardèrent avec surprise. Il les salua, un peu distant, et se tourna tout de suite vers elle :
-« Auriez-vous le temps de prendre un café avec moi ? »
Tori ne manifesta pas de surprise, au contraire de ses collègues qui regardaient Willie comme si sa demande était incongrue. Elle lui sourit légèrement :
-« Oui, avec plaisir. »
Cette invitation banale, Willie la renouvela plusieurs fois durant le mois suivant, mais il faisait preuve de patience et ne brusquait pas les choses. Il n'était pas coutumier de cette prudence, mais sa cible était, cette fois, une fille déjà en couple et loin d'être stupide, et non les petites serveuses de bar qui regardaient avec admiration le jeune pilote et qui étaient toujours prêtes à faire tout ce qu'il voulait. Lors de leurs brèves entrevues, Tori et lui parlaient de choses banales, surtout de leurs métiers ; mais, mine de rien, Tori lui apprenait beaucoup de choses sur la NASA, et Willie était persuadé qu'elle le faisait à dessein. Il pensa qu'elle avait de la sympathie pour lui et qu'elle essayait adroitement de l'aider à s'intégrer. Cependant, elle ne parlait presque pas d'elle-même et Willie n'osait pas l'interroger directement.
Certes, il voulait mieux la connaitre, mais, étrangement, il répugnait à lui tourner autour de manière voyante, comme s'il pressentait qu'elle ne le laisserait pas faire. Quelques temps plus tard, après une de leurs conversations, si anodines en apparence, Tori le raccompagna jusqu'à la sortie du bâtiment des ingénieurs et lui demanda soudain comment il s'adaptait à sa nouvelle vie. C'était la première question un peu personnelle qu'elle lui adressait. Willie grimaça légèrement : son adaptation était un sujet douloureux dont il n'avait guère envie de parler. Toutefois, comme la première fois au téléphone, il se sentit en confiance et lui avoua qu'il avait l'impression d'être transparent, inexistant, aux yeux des autres membres de la NASA.
-« Détrompez-vous, dit Tori. On parle beaucoup de vous, au contraire. »
Willie l'écouta avec attention. Il savait que la fille du directeur des vols était connue pour être au courant de tout.
-« La NASA est une petite famille, ajouta-t-elle, et tout se sait. Tout ce que vous faites, tout ce que vous dites, se sait, se rapporte, se répand. La NASA fonctionne comme une pieuvre à laquelle il est difficile d'échapper. »
Elle le regardait dans les yeux et il comprit qu'elle l'avertissait d'ennuis à venir ; mais il n'avait alors guère envie d'en tenir compte.
Les ennuis réels commencèrent peu après. Julian Aron cessa brusquement d'adresser la parole à Willie et dardait sur lui des regards venimeux. Les autres ingénieurs lui battaient froid ostensiblement. Willie n'en avait cure, mais l'ambiance se dégrada également au sein des pilotes. Les rivalités étaient déjà flagrantes, entre les futurs astronautes et ceux qui resteraient toute leur vie des pilotes. Willie n'était guère apprécié ; son caractère orgueilleux avait contribué à son isolement, mais jusque là personne ne l'avait pris à partie. Lors d'une mission, un pilote refusa de lui obéir. Revenu à terre, Willie l'apostropha, l'autre lui tint tête rageusement, et lui lança soudain :
-« Tu ferais mieux de te tenir loin de Tori Spandau, ou tu le regretteras ! »
Willie, saisi, ne sut que répondre. Plusieurs bagarres faillirent éclater, les jours suivants : les pilotes le méprisaient ouvertement, lui reprochaient de convoiter la femme d'autrui, et particulièrement Tori, un personnage-clé de la NASA. Willie comprit mieux l'avertissement de Tori : il n'avait pas suffisamment caché ses faits et gestes, et tous se liguaient contre lui. Il avait envie d'en parler avec elle, mais une chose le retenait : elle semblait être la seule à ne pas comprendre ses intentions. Elle était aimable avec lui, elle se dépouillait un peu de sa froideur, mais elle le regardait sans trouble ni coquetterie, et elle ne le traitait pas différemment des autres pilotes. Si toute la NASA avait percé à jour ses desseins, serait-elle la seule à ne pas comprendre ?
Willie marcha jusqu'au bureau de Tori, mais il s'immobilisa près de la porte. Des éclats de voix lui parvenaient de l'intérieur : Tori était avec Julian. Celui-ci surtout montait le ton. Il jeta brusquement :
-« Tu n'écoutes pas ce que je te dis ! Il te drague ! Il n'arrête pas de te tourner autour ! »
Willie bondit de colère. Il ne voulait pas qu'elle l'apprenne comme cela. A l'intérieur, Tori conservait parfaitement son calme.
-« Et moi, je te répète que c'est une idée ridicule. Tous les pilotes me parlent ou m'offrent un café, ainsi que tous les ingénieurs. Tu ne vas pas t'imaginer que tous...
-C'est très différent, la coupa Julian. Tout le monde t'aime bien et te le montre. Mais lui, tout ce qu'il veut, c'est nous séparer. Il est possible que tu ne l'aies pas compris, tu es toujours si naïve...
-Merci infiniment !
-Après tout, il t'a fallu des mois pour t'apercevoir que j'étais fou de toi... Ne m'interromps pas. Toute la NASA s'aperçoit de ses manoeuvres !
-Je vois. Toute la NASA se répand en médisances, sans se préoccuper du mal que ça peut causer. »
Mais Julian était lancé et ne se laissa pas distraire de son sujet :
-« Je me suis renseigné sur lui, figure-toi ! Ce type est un coureur, il collectionne les filles puis il les jette ! Tout ce que tu es pour lui, c'est un numéro sur une liste ! »
Willie dut faire un violent effort pour ne pas jaillir dans la pièce et lui flanquer son poing dans la figure. Tori eut un soupir excédé.
-« Tu te fais des idées. Je suis bien placée pour savoir qu'il ne cherche pas à me séduire et qu'il est seulement amical. Je voudrais te convaincre, parce que je vois que tu te fais du mal stupidement. Et même si j'ai tort, si tu as vu juste, crois-tu vraiment que je vais te tromper ? Est-ce toute l'opinion que tu as de moi ? »
Cela parut calmer la fureur de Julian. Il dit doucement :
-« Je sens que tu t'éloignes de moi et ça me fait peur.
-Cela ne vient pas d'une intervention extérieure. Au lieu d'accuser quelqu'un d'autre, il vaudrait mieux nous remettre nous-mêmes en question. »
Willie ne voulut pas en entendre davantage et s'éloigna sur la pointe des pieds. Il se sentait coupable d'être une source de désagréments pour Tori et de l'avoir placée dans cette situation inconfortable. Mais plus encore, il regrettait d'avoir pensé que, comme elle avait visiblement des problèmes de couple, il pouvait en profiter pour avoir une aventure avec elle. Il comprenait qu'elle ne trahirait pas Julian, quelque soit leur mésentente. Voilà pourquoi elle refusait de s'apercevoir des tentatives de Willie auprès d'elle. Pour la première fois de sa vie, Willie regretta ses agissements cyniques auprès d'une femme qui ne méritait que le plus grand respect et qui, face aux accusations, tentait de le défendre. Il décida de se tenir à l'écart, non pour faire cesser le mépris des autres à son égard, mais pour soustraire Tori aux commentaires de la NASA.
Malgré ses bonnes résolutions, son regard revenait instinctivement vers elle. Il ne pouvait s'empêcher de la fixer, quoi qu'elle fasse, même quand elle sortait de sa maison pour prendre le courrier. Willie avait décidé intérieurement de détourner d'elle son intérêt, mais il n'y arrivait pas. Elle lui plaisait chaque jour davantage et il ne parvenait pas à renoncer à elle.
Vers la fin du mois de septembre, Tori prit deux semaines de vacances, seule, sans Julian. Derrière ses fenêtres, Willie assista à son départ : des amis vinrent la chercher en voiture, elle y lança son sac et ils démarrèrent en trombes. Willie avait eu le temps de voir les trois autres occupants, deux garçons et une fille. Il entendit dire plus tard que Tori était partie en randonnée dans les Rocheuses avec des amis d'université. Il attendit son retour avec impatience, espérant obscurément que la situation évoluerait ensuite. Il était toujours en butte aux vexations des autres pilotes ; l'absence de Tori n'y changeait rien. Il se demandait si parfois elle pensait à lui, mais son interrogation la plus aiguë était : « Que représente-t-elle pour moi, exactement ? »
Tori rentra et reprit sa vie normale, l'air aussi tranquille que d'habitude. Pourtant, la nouvelle atteignit Willie quelques jours plus tard : Tori et Julian s'étaient séparés ; ou plus précisemment, Tori s'était séparée de Julian. Tout le monde le déplorait, ils semblaient tellement faits l'un pour l'autre, les deux jeunes ingénieurs ! Willie sentit un regain de colère à son encontre au sein de la NASA. Le commandant ne lui assignait plus que les missions de nuit, les plus pénibles, et affectait d'oublier son nom. Un pilote lui jeta au visage : « Tu es content de toi ? » Willie pensa que son attitude avait servi de détonateur à un couple au bord de la rupture, mais que sa responsabilité s'arrêtait là. Jamais il n'imagina que Tori avait rompu pour lui. Il était intimement persuadé qu'elle préférait se tenir loin de lui, et il ne chercha pas à la poursuivre. Cependant, au fond de lui, il se réjouissait de cette séparation et il s'était repris à espérer.
Si Tori arborait son air impavide habituel, Julian, lui, ne se résignait pas. Willie s'aperçut qu'il la poursuivait, la suppliait de revenir sur sa décision et recherchait sans cesse sa compagnie. Il assista à une dispute dans un des hangars où les vols spatiaux étaient simulés. Julian était nerveux, et il saisit brutalement le bras de Tori. Il voulait lui parler, alors qu'elle ne le désirait pas : « Nous nous sommes tout dit. » Julian voulait la reconquérir, reprendre leur relation. Tori avait l'air fatigué, elle se dégagea calmement, sans voir la rage dangereuse qui animait Julian.
-« Cela ne sert à rien. Nous ne faisons que nous disputer et nous déchirer.
-Je ne te ferai plus de reproches, promit Julian. Je ne chercherai plus à te convaincre de m'épouser.
-Oui, pendant un mois, et puis le naturel reviendrait au galop. Nous ne sommes pas faits pour être ensemble. Restons amis et continuons notre route séparemment, d'accord ? »
Le visage de Julian se durcit soudain :
-« C'est à cause de Sharp ?
-Tu ne vas pas recommencer ! Je ne t'ai quitté pour personne, je crois juste que notre histoire est terminée. A présent, laisse-moi tranquille. »
Elle lui tourna le dos, sans prendre garde à l'air violemment irrité de Julian, qui semblait sur le point de la frapper. Willie eut peur pour elle et se promit de rester vigilant. Le soir même, il vit la voiture de l'ingénieur s'arrêter devant la maison des Spandau. Julian vint sonner et Tori ouvrit, mais elle ne le laissa pas entrer. Ils parlèrent sur le seuil. Willie vit que l'ingénieur gesticulait et, une nouvelle fois, il fut inquiet pour Tori. Sans hésiter, il traversa la rue et interrompit leur altercation.
-« Tout va bien, Tori ? »
Elle le regarda sans montrer de surprise et répondit par l'affirmative. Julian semblait sur le point d'éclater de fureur. Willie demanda tranquillement à Tori :
-« Vous êtes toujours d'accord pour aller manger une glace, ce soir ?
-Bien sûr. Je prends ma veste », dit-elle sur le même ton.
Elle salua calmement Julian et suivit Willie jusqu'à sa voiture. Julian, cloué sur place, regarda le véhicule démarrer.
Ils firent quelques centaines de mètres en silence. Puis la voiture s'arrêta au feu rouge, ils se regardèrent et éclatèrent de rire.
-« Pourquoi es-tu venu ?
-J'ai eu l'impression que Julian pouvait devenir menaçant.
-Ce n'est pas son genre. En tout cas, merci. Merci de m'avoir sortie de là. »
Willie lui sourit et dit :
-« Bon, on va la prendre, cette glace ? »
Ils s'assirent dans un café du centre-ville. Willie avait enfin l'occasion de parler seul à seul à la jeune femme, ce qu'il espérait depuis longtemps. Il l'enveloppait de son regard, dont l'intensité se faisait très douce, et il se lança :
-« Il y a une chose que j'ai envie de te demander, depuis un moment... »
Tori attendit, d'un air interrogateur.
-« Quand nous avons été présentés, j'ai dit que je voulais être astronaute. J'ai rêvé, ou ça a choqué les Lorens ?
-Il n'est pas de « bon ton » d'afficher ses ambitions, dit Tori lentement, en choisissant ses mots. Tu aurais dû dire modestement que tu voulais juste être un bon pilote. Naturellement, c'est très hypocrite. Tous les pilotes de la NASA espèrent devenir astronautes, et je trouve ça très légitime. Sauf qu'il ne faut pas l'avouer.
-Si je me souviens bien, toi, tu n'as pas eu l'air choqué...
-J'aime la sincérité. J'ai trouvé que ta réponse était très honnête.
-Alors, pourquoi as-tu été si froide avec moi ? »
-Elle sourit un peu mystérieusement.
-« Je suis froide, c'est mon caractère.
-Non, tu ne l'es pas. Je crois au contraire que tu es passionnée, sincère, sensible, et que tu te caches derrière une apparence de froideur.
-Parce que tu crois me connaître ? s'enquit-elle en haussant un sourcil.
-Pas encore. Mais j'espère que ça viendra. »
Ils se regardaient avec attention. Doucement, leurs yeux se pénétraient... Tori se rejeta en arrière, pour échapper à ce sortilège.
-« Moi, je te connais fort peu. Alors je réserve mon jugement.
-Que veux-tu savoir sur moi ? »
Encouragé par les questions de Tori, Willie se livra peu à peu, mais exigea des confidences en retour, avec un sourire auquel elle ne put résister. Ils se racontèrent leurs enfances et leurs rêves d'espace, qui les animaient depuis toujours. Willie donnerait tout pour être astronaute ; il s'animait en parlant et Tori l'écoutait avec beaucoup d'attention.
-« Le problème est que je ne suis pas sûr d'être fait pour la NASA. Je ne sors pas d'Annapolis, je ne suis pas à l'aise dans les soirées mondaines. Je suis un bon pilote, mais ça ne suffit pas.
-Ce que tu ne sais pas encore, tu vas l'apprendre, dit Tori avec conviction. L'endroit d'où tu viens n'a aucune importance. Tout ce qui compte, c'est que tu fais partie de la maison, donc tu es un des meilleurs. Tu devras seulement prouver que tu peux travailler en équipe, au lieu d'être seul dans ton cockpit. »
Willie hésita à lui parler de ses difficultés relationnelles, dont elle était indirectement la cause. Mais il se sentait en confiance avec elle, et glissa, presque négligemment :
-« Même pour travailler en équipe, ce n'est pas gagné. J'ai un peu de mal à m'intégrer.
-Je sais. Tout le monde en parle. »
Il eut l'air surpris.
-« Je te l'avais dit, la NASA est une grande famille envahissante. Quoi que les autres te reprochent, je crois que le vrai motif est ton comportement spontané. Tout le monde calcule beaucoup ici. Que faire pour être bien vu ? Quelles relations seront utiles à l'avancement ?
-Et toi, tu es une relation utile ? plaisanta Willie.
-C'est ce que certains croient, puisque mon père nomme les astronautes. C'est en partie pour ça que je suis invitée à toutes les réunions. Je n'ai aucune illusion sur mon charme personnel ! Mais c'est un leurre : je n'inflluence jamais mon père sur les nominations, car ça m'est parfaitement égal. Quand je suis en salle de contrôle, que Pierre, Paul ou Jacques soit dans l'espace, ça ne change rien pour moi. »
Willie craignit que cette phrase ne soit un avertissement : pensait-elle qu'il cherchait à l'utiliser ? Mais elle le regardait si amicalement qu'il repoussa cette pensée importune. Il se sentit remué par sa sympathie chaleureuse, par l'amitié qu'elle lui offrait, alors qu'il en manquait si cruellement. Il lui avoua qu'il se sentait mal à l'aise dans ce nouveau milieu, il confessa son manque de culture et son repli sur lui-même, son sentiment de solitude. Tori l'écouta et, à la fin, lui dit simplement :
-« Je te plains. »
Et cette pitié, étrangement, parut très douce à l'orgueilleux Willie, qui jusqu'à présent ne s'était jamais confié à quiconque comme il venait de le faire à cette jeune femme au regard si profond. Il songea qu'il avait encore beaucoup à apprendre sur elle, et la nouvelle facette qu'il voyait ce soir lui plaisait énormément.
Il la déposa devant chez elle. Il la regarda intensément pendant qu'elle dégrafait sa ceinture. Après une longue conversation avec une femme qui lui plaisait, son expérience lui avait appris qu'il n'avait qu'à parachever sa victoire. Mais Tori ne lui laissa pas le temps de tenter quoi que ce soit. Elle le remercia pour cette soirée et sortit de la voiture. Elle marcha jusque chez elle sans se retourner. Willie, avec un demi-sourire, réalisa qu'il n'était qu'au début d'une longue route et qu'il lui faudrait beaucoup de patience. Il n'en avait guère l'habitude, lui qui n'avait eu que des fantaisies plus ou moins vives, plus ou moins éphémères. Il savait qu'il lui fallait, cette fois, se donner un peu de peine pour conquérir et ce n'était pas, pour un homme déjà blasé, le moindre attrait de Tori.
TBC
