Chapitre 4
Les semaines suivantes furent éprouvantes pour le capitaine Sharp. Toute la NASA semblait le considérer comme le responsable de la rupture entre Tori et Julian. Willie s'appliqua à être le meilleur pilote et misa tout sur la réussite aux entraînements. C'était sa seule réplique. Les affrontements verbaux étaient monnaie courante. Une seule fois, cela dégénéra en bagarre, avant que le commandant ne s'interpose. Willie se sentit très mal, ce jour-là, et pensa un instant à renoncer, à donner sa démission. En sortant de la base, il se rendit dans le bar le plus proche et vida d'un trait deux whisky. Avant qu'il n'ait pu se saisir du troisième, une main se posa sur le verre.
- « Non, dit Tori. Cela n'arrangera rien, et c'est très mal vu. »
Il leva sur elle un regard stupéfait. Elle s'assit en face de lui, sans lui demander d'où venaient les ecchymoses de son visage.
- « Je sais que ça se passe mal, mais tu dois tenir bon. D'après mon père, tu es un des meilleurs pilotes. Je suis sûre que tu seras bientôt nommé à une mission spatiale. »
Willie eut un rire amer. Il se disait que ses chances d'intéger une équipe étaient fortement compromises. Il lança un regard à Tori.
- « Tu sais ce qu'ils me reprochent ?
- Je n'écoute jamais les rumeurs, répondit-elle sereinement.
- Ils croient que je suis responsable de ta séparation avec Julian. Ils croient que ... »
Tori fit un geste impérieux pour le faire taire. Ils s'affrontèrent un instant du regard. Tori se leva.
- « Veux-tu que je te laisse pour faire cesser les rumeurs ? »
Il lui saisit vivement le poignet.
- « Non, reste, je t'en prie ! »
Elle sembla hésiter, puis se rassit.
- « Ta situation va s'arranger, j'en suis certaine. A condition que tu ne sombres pas dans l'alcoolisme.
- Je n'en suis pas encore là, protesta Willie.
- J'espère bien mais je ne voudrais pas que tu commences. »
Willie la fixa puis repoussa son verre. Tori sourit avec satisfaction.
- « Mon père organise un barbecue, demain vers midi. J'espère que tu seras là.
- Je ne sais pas si...
- Tu as ta place parmi nous, sois-en persuadé.
- Je dirais quoi, pour mon visage ? Blessure de guerre ? Cela ne fait pas très NASA.
- Tu diras qu'en jouant au tennis, tu as pris la balle de plein fouet. Cela fait très NASA. »
Il rit, et elle lui retourna un sourire de chaude sympathie qui le troubla jusqu'à l'âme. Elle sortit, pendant qu'il la suivait des yeux avec reconnaissance. Il semblait qu'elle avait surgi de nulle part pour lui venir en aide.
Le lendemain, chez les Spandau, Willie s'aperçut que seuls Tori et son père lui parlaient. Richard Spandau accomplissait strictement son devoir d'hôte. Il avait cependant eu l'air surpris de sa présence. Willie, qui circulait nonchalamment dans le jardin en observant tout, vit Julian au milieu d'un groupe d'ingénieurs. Le jeune homme semblait encore plus sombre que d'ordinaire, il ne semblait pas se remettre de sa rupture avec Tori. Willie, qui souffrait lui-même à la NASA, ressentit un peu de pitié, d'autant plus aisément qu'il ne se sentait pas responsable de sa peine. Tori avait pris seule sa décision. Elle était très entourée, les invités l'écoutaient toujours volontiers quand elle narrait une anecdote, un verre à la main. Elle était rompue aux mondanités et elle montrait un tel naturel que, seuls peut-être dans l'assistance, Julian et Willie savaient qu'elle n'y prenait aucun plaisir. L'un des astronautes proposa pour le prochain week-end une sortie à cheval ; tout le monde manifesta son enthousiasme en battant des mains, même ceux que terrifiait cette perspective. Tori ne rentra pas dans le jeu.
- « Merci, non. J'ai été traumatisée pendant mon adolescence par un professeur d'équitation.
- Qui était cet idiot patenté ?
- Mon père ! » Et devant l'assistance égayée, elle raconta : « Mon cher papa voulait faire de moi une cavalière émérite. Normal, au Texas ! Mais je n'étais pas très douée. Et mon papa, si bien élévé, si élégant (coup d'oeil au général Spandau qui souriait narquoisement), si charmant dans les réceptions de la NASA, commençait à gueuler comme un âne et à m'insulter grossièrement : « Le dos droit, nom de Dieu ! Tu as l'air d'un sac de patates ! La prochaine fois, je te donnerai un veau à monter ! » J'étais violette de honte. Pour la plus grande joie des astronautes membres du club hippique, dont la plus grande distraction était de voir la fille du commandant se faire injurier ! »
Des reproches galants tombèrent sur le général Spandau qui assurait que sa fille exagérait, pendant qu'elle souriait avec malice. Willie s'approcha pour lui demander si elle ne forçait pas un peu la note.
- « A peine, assura-t-elle, l'oeil pétillant. Au moins, plus personne ne m'invitera à monter à cheval. Je préfère avouer mon incompétence que me forcer par snobisme. »
Plus tard dans l'après-midi, des couples se formèrent sur la musique. Willie proposa à Tori de danser. Elle le regarda avec un air indéchiffrable, puis sourit.
- « Il ne vaut mieux pas. Je ne voudrais pas que tu aies l'air de jouer au tennis tous les jours.
- Cela m'est égal.
- Pas moi. »
Willie se demanda ce qu'il était pour elle. Elle ne pouvait ignorer pas que c'était en partie à cause d'elle qu'il était rejeté par les autres ; cependant elle agissait comme si de rien n'était. Il avait très envie d'en parler à coeur ouvert avec elle, mais elle ne l'y encourageait pas : elle était amicale, adorable, mais il ne discernait pas en elle la coquetterie et les encouragements que lui avaient immanquablement adressés ces anciennes petites amies.
Il recommença à lui rendre visite au centre spatial, et elle acceptait généralement d'aller prendre un café avec lui pendant sa pause. La première fois, elle lui avait dit, avec une petite moue :
- « Tu ne crois pas que tu ferais mieux de te tenir loin de moi, pendant quelque temps ?
- Pourquoi ? Nous ne faisons rien de mal. »
Elle avait souri et l'avait suivi. Willie avait senti la justesse de sa remarque, mais il était trop heureux des instants passés près d'elle pour y renoncer, fut-ce au prix de son intégration. Tori était vraiment une ensorceleuse, pour que Willie compromette ainsi sa carrière professionnelle. En temps normal, Willie passait rapidement à l'action quand une fille lui plaisait. Avec Tori, il enfreignait ses propres règles, et il avait consacré beaucoup de temps à l'observation. Il voulait se rapprocher d'elle doucement, sans la brusquer, et décida de passer au stade suivant. Il l'invita à sortir avec lui, en prenant un air un peu détaché pour cultiver encore l'ambiguïté de leur relation. Tori le regarda dans les yeux, comme si elle cherchait à percer ses pensées. Elle sourit un peu mystérieusement, en inclinant la tête.
- « J'ai déjà des projets pour demain soir. Je sors avec des amis. Mais tu devrais venir avec nous. Tu verrais de nouvelles têtes, qui ont l'avantage de ne pas appartenir à la NASA.
- Je ne veux pas m'imposer.
- Tu ne t'imposes pas, tu es invité. Mes copains sont sympas, ils te plairont. »
Willie accepta. Il était un peu déçu de son refus d'un rendez-vous en tête-à-tête, mais aussi flatté qu'elle ait assez bonne opinion de lui pour l'introduire dans son cercle d'amis. Il y vit une occasion de se rapprocher d'elle et de mieux la connaître. Avec surprise, il découvrit une Tori encore différente. Elle était visiblement plus détendue lorsqu'elle sortait de son milieu professionnel. Elle plaisantait volontiers et ses amis lui donnaient la réplique avec un plaisir non dissimulé. Willie leur serra la main à tour de rôle. Il y avait Emma, qui travaillait dans la publicité, séduisante et sûre d'elle ; Alison, commerciale chez AT&T, naïve et joyeuse ; Megan, ingénieur, réservée et pensive ; Jack, travailleur social, charismatique et gentil ; et Craig, informaticien, à l'humour ravageur et parfois cynique. En Megan, Jack et Craig, Willie reconnut ceux qui avaient accompagné Tori durant ses vacances dans les Rocheuses. Leur joyeux groupe avait parfois des relations intermittentes, restaient plusieurs semaines sans se voir, mais savaient qu'ils pouvaient compter les uns sur les autres.
- « Notre spécialité, confia Alison, est de se téléphoner au milieu de la nuit pour se lamenter, raconter nos soucis, quémander des encouragements, à quelqu'un qui de forcément peu réveillé et pas toujours de bonne humeur.
- Mais nous sommes toujours prêts à répondre présent, enchaîna Tori. Il n'y a guère que mon père qui râle quand le téléphone sonne à deux heures du matin.
- Tori est la seule à vivre encore chez son papounet, ironisa Craig. Cela fait vieille fille, le sais-tu, ma puce ?
- Mon père serait perdu sans moi. Il a besoin qu'une femme s'occupe de lui », riposta Tori en riant.
Willie écoutait fuser les répliques, et ne quittait pas des yeux cette nouvelle Tori, joyeuse et vibrante, qui se révélait à lui. Elle riait sans retenue et échangeait des taquineries avec les autres. Elle n'était jamais si détendue au sein de la NASA. Willie comprit qu'il avait encore beaucoup à découvrir sur elle.
Durant le dîner,Megan raconta un mariage auquel elle avait assisté : le pasteur était une femme, enceinte de neuf mois, et elle avait officié en se tenant le ventre, puis son mari l'avait conduite rapidement à la clinique car les premières contractions étaient apparues.
- « J'adore ces sectes protestantes, ironisa Tori.
- Veux-tu te taire, infâme papiste ! répliqua Megan en riant.
- Tu es catholique ? dit Willie, surpris.
- Mais oui. Je suis d'origine italienne, ne l'oublie pas. Je suis américaine et catholique, je sais ce que c'est, de faire partie d'une minorité !
- Tu veux dire que tu obéis aux ordres du pape ? demanda encore Willie, qui ne semblait pas en croire ses oreilles, se rappelant toutes les horreurs qu'il avait entendues sur les catholiques dans l'Iowa.
- Oh, je ne me laisse guider par personne, fut-ce le pape... Vois-tu, les relations entre le pape et ses fidèles reposent sur des droits mutuels. Le pape dit ce qu'il veut, c'est son droit, y compris qu'il faut rester vierge avant le mariage et que l'avortement est interdit, même aux femmes violées... Nous l'écoutons religieusement – c'est le mot – , nous disons « oui, très saint père », puis nous faisons ce que nous voulons : c'est notre droit ! »
Pendant le rire général, Willie regarda Tori avec étonnement. Il avait de tels préjugés sur les catholiques, il les croyait uniformément fanatiques et austères, qu'il avait du mal à voir en Tori une de leurs correligionnaires. Elle était décidemment étonnante, elle surprenait à chaque minute.
En quelques phrases, elle venait de débarrasser Willie de ses vieux préjugés. Il ne cessait de la regarder, il ne l'avait jamais trouvée aussi attirante. Il remarqua vite le type qui se tenait non loin d'elle, cherchant à l'aborder, pendant qu'elle allait au bar régler sa part de l'addition. Il le fixa furieusement, mais l'homme se glissa jusqu'à Tori et engagea la conversation. Willie, curieux, se rapprocha pour écouter.
- « Sincèrement, vous êtes d'une beauté exceptionnelle, disait l'homme avec conviction. Puis-je vous demander votre nom ?
- C'est inutile, puisque nous ne nous reverrons pas, dit gentiment Tori en récupérant sa carte de crédit.
- Laissez-moi vous convaincre du contraire, plaida-t-il. Je vous trouve éblouissante.
Il portait des lunettes de soleil, remontées sur sa tête. Tori, dans un geste charmant, les fit glisser sur ses yeux.
- « Cela devrait aller mieux, maintenant. »
Willie se retint de rire. Il apprécia cette attitude, qui le confortait dans la haute opinion qu'il avait de Tori. Elle n'était pas comme les autres, il ne s'était pas trompé sur elle. Il confia à Craig en aparté :
- « Quand je pense que je trouvais Tori froide, au début !
- Froide ? Tori ? rit Craig. Certes, elle a parfois des manières un peu glaçantes pour qui ne la connaît pas, mais au fond, c'est une marrante."
Après les adieux, Willie ne put s'empêcher d'interroger Torisur ses amis : depuis quand les connaissait-elle ? quels grands souvenirs partageaient-ils ? Tori répondit volontiers. Son affection pour eux transparaissait dans ses réponses. Elle accusait une petite préférence pour la douce Megan, une amie d'université. Elles s'étaient particulièrement rapprochées depuis que Megan avait perdu sa mère, quelques années auparavant.
- « C'est moi qu'elle a appelé en premier, alors que nous n'étions pas encore spécialement liées, se rappelait Tori. Peut-être parce ma mère aussi était morte. J'ai annulé mes vacances et je suis allée la rejoindre. Je ne pouvais pas la laisser seule, elle me semblait si fragile ! Depuis, j'ai toujours fait en sorte d'être là pour elle, dès qu'elle avait besoin de moi. »
Tori se tut, un peu pensive. Willie la regarda avec affection.
- « J'ai toujours su que tu avais une grande sensibilité. A la NASA, tout le monde vante ton intelligence, et c'est mérité. Mais je trouve que le plus admirable, chez toi, ce sont tes qualités humaines. »
Tori parut touchée de ces paroles.
La sympathie née entre eux se fortifiait chaque jour. En tête-à-tête, ils évoquaient tous les sujets. Tori avait de multiples passions : la politique, l'environnement, l'Italie d'où venaient ses ancêtres. Elle était une oratrice convaincue, très vivante et persuasive. Elle avait une forte personnalité, mais elle savait aussi se taire et écouter Willie quand il se confiait. Il se sentait tellement en confiance qu'il lui racontait ses moments de doute. Elle trouvait toujours le mot juste pour l'encourager et le réconforter. Il sentait qu'elle lui apportait beaucoup, par sa culture et son ouverture d'esprit. Une amitié telle que la sienne était précieuse et infiniment sûre.
C'était bien là le dilemme. Willie réalisait qu'il s'était laissé entraîner sur la voie redoutable de l'amitié. Il n'avait jamais voulu que Tori soit juste une amie, fut-ce-t-elle la plus dévouée, il voulait beaucoup plus que cela. Cependant, il mesurait à sa juste valeur l'amitié qu'elle lui offrait, et il craignait de la briser, car elle laisserait un vide douloureux et irremplaçable. Il se sentait dans une impasse et les semaines s'écoulaient, rendant les décisions plus difficiles.
Le statu quo se prolongea jusqu'à la fin de l'année. A la NASA, on semblait accepter progressivement l'attachement entre le capitaine Sharp et Tori Spandau, une amitié de simples camarades, sans ambiguïté. La situation de Willie au sein du groupe des pilotes ne s'améliorait que lentement, car tous avaient pris l'habitude de voir en lui une brebis galeuse, et les mentalités ne changeaient pas aisément. En décembre, les astronautes de la mission Delta III furent désignés. Willie espérait en faire partie : ses résultats étaient excellents. Il savait que Richard Spandau avertissait sa fille de son choix, avant de le rendre public. Ce matin-là, il la guetta et sortit dans la rue en même temps qu'elle. Leurs regards se croisèrent. Tori secoua doucement la tête. Le visage de Willie se crispa : la déception le frappait rudement. Tori fit un geste désolé avant de monter en voiture. Willie se réjouit cependant qu'elle l'ait prévenu, car il put garder un visage impassible quand l'annonce officielle fut faite. Il attendit Tori à la sortie du centre et elle le rejoignit rapidement, car elle savait qu'il avait besoin de parler.
- « Je sais ce que tu ressens, lui dit-elle d'emblée, et je sais que c'est très dur. Cela marchera mieux la prochaine fois.
- Sais-tu pourquoi... Non, excuse-moi. Je ne devrais pas te demander ça.
- Je sais seulement que, depuis quelques mois, mon père craint que les autres pilotes ne puissent travailler en équipe avec toi. Les tensions peuvent être fatales, dans l'espace.
- Je n'y suis pour rien.
- Mon père s'apercevra que ton intégration est en bonne voie, et tu seras sur la prochaine liste.
- J'espère. »
Elle le regarda intensément, soucieuse.
- « Je t'ai déjà dit qu'il vaudrait peut-être mieux que tu cesses de venir me parler.
- Pas question ! trancha Willie. Tu es ma seule amie.
- J'ai surtout l'impression que je freine ta carrière. »
Il se pencha vers elle ; dans son regard passait toute son amoureuse émotion, mais Tori ne le vit pas. Les yeux dans le vague, elle semblait se rappeler des souvenirs douloureux.
- « J'ai connu beaucoup de pilotes, depuis mon adolescence. Tous ne sont pas devenus astronautes et c'était pour eux un terrible échec personnel. Certains ont sombré dans la dépression et l'alcoolisme. Deux se sont suicidé.
- Je n'en ai jamais entendu parler.
- C'est la face sombre de la NASA, celle dont personne ne parle. Les journalistes aiment raconter que nous formons une grande famille, que nous soutenons les nôtres en difficulté. C'est parfois vrai. Mais personne ne raconte que la NASA rejette certains de ses membres, sur des critères arbitraires ; ni que la NASA surveille leur vie privée et ne se prive pas de juger et d'intervenir ; ni que c'est un monde d'hypocrisie et d'intrigues.
- Tu en as souffert toi-même, n'est-ce pas ? Tu veux m'en parler ? »
Elle secoua la tête et lui sourit. Sa tristesse sembla avoir disparu. Willie pensa une fois de plus qu'elle était beaucoup plus complexe que les autres ne le croyaient.
La NASA fermait ses portes pendant les fêtes de fin d'année, et mettait d'office ses membres en vacances. Willie retourna dans sa famille, qu'il n'avait pas vue depuis un an. Il appréhendait quelque peu les retrouvailles, car il subissait souvent des critiques, particulièrement de la part de son père. Or, à ses yeux, le bilan de l'année n'était pas brillant : il n'avait pas encore réussi son intégration au sein de la NASA, il n'avait pas été choisi pour être un des six hommes qui rejoindraient la station orbitale au printemps, il se sentait seul et sa vie sentimentale était un désert. Mais sa famille ne voyait pas les choses ainsi ; il appartenait à la NASA ! Un poste que beaucoup lui enviaient et qui lui donnait un prestige certain dans son village. Son père lui témoigna, enfin, une réelle admiration et lui dit qu'il approuvait son choix de carrière. Willie en fut très touché. L'accueil général fut véritablement grisant, Willie était devenu une célébrité locale, ce qui le flatta. Ses sentiments d'échec et d'insatisfaction se dissipèrent presque au cours des deux semaines en Iowa.
Willie retrouva également Ryan, un de ses amis d'enfance, qui était devenu fermier. C'était une des rares personnes en qui il avait suffisamment confiance pour révéler ses difficultés relationnelles. Ryan l'écouta avec sympathie et lui dit de tenir bon, face aux jaloux qui ne lui arrivaient pas à la cheville. Willie se sentit soulagé par son opinion. Il aimait bien Ryan. Tous deux avaient en commun une intense activité de séducteur, et ils échangeaient souvent leurs confidences à ce sujet. Depuis qu'ils ne s'étaient revus, Ryan avait joliment augmenté sa collection et il ne manifestait toujours aucune intention de se fixer. Willie n'avait rien à raconter depuis son entrée à la NASA, ce qui étonna Ryan.
- « Tu travailles trop, je parie, dit Ryan. J'espère que tu ne vas pas devenir un de ces carriéristes obsessionnels qui oublient les femmes.
- Non, mais j'ai eu quelques soucis.
- Raison de plus. Tu n'as pas perdu la main, quand même ? Un pilote a plus de facilités que n'importe qui d'autre. »
L'orgueil de Willie fut piqué au vif. Poussé par Ryan, grisé par l'alcool, il confia qu'il avait des vues sur une fille, « belle et intelligente, une merveille ». Ryan l'écouta attentivement, sans se moquer de cet engouement subit. Au cours de la soirée, passée dans un bar du coin, Ryan lui indiqua une jeune femme qui regardait fixement dans leur direction.
- « Tu ne veux pas profiter de tes vacances, avant de séduire ta merveille ? »
Willie croisa un regard provoquant. L'inconnue lui faisait des avances non déguisées. Il fut un instant tenté par l'aventure, mais il repoussa cette idée et se détourna.
- « Je vais finir par te croire malade, observa Ryan. Il n'y a pas si longtemps, tu ne laissais jamais passer une occasion.
- Il y a des occasions qui n'en valent pas la peine.
- C'est encore plus grave que je ne pensais. Tu es amoureux. »
La phrase était cinglante de mépris. Willie se récria. Jamais il n'avait été amoureux, jamais il ne le serait. Ryan eut l'air rassuré.
- « Je viendrais te voir à Houston, tu me montreras ta cible et je te dirais si elle en vaut la peine. En tout cas, pour celle-là, tu as tort... »
Il regarda la fille aguicheuse avec intérêt, mais elle lui tourna le dos. Elle voulait le pilote, pas un autre. Ryan se rembrunit. Jusqu'à présent, Willie ne lui avait jamais fait d'ombre.
Willie rentra à Houston, le moral regonflé, et fermement décidé à mettre sa vie sur de bons rails. Pour la nouvelle année, il voulait deux choses : une mission spatiale et Tori. Il retrouva la jeune femme avec un plaisir non dissimulé.
- « Alors, ces vacances ? interrogea-t-elle en souriant, à leur première rencontre.
- Intéressantes. J'ai pris un peu de recul, et j'ai conclu que ma vie n'était pas si mal ! Pour la première fois, j'ai trouvé du charme aux fêtes familiales. Repas au coin du feu, avec mes parents, mes frères... »
Elle lui sourit, un peu tristement, et il s'interrompit net. Quelle stupidité de parler de Noël en famille à une orpheline qui vit seule avec son père !
- « Pardon, murmura-t-il avec gêne. Je suis maladroit.
- Ce n'est rien. La plupart des gens ne se rendent pas compte. Noël est une période difficile pour moi. Je suis bien contente que ce soit fini. »
Elle repoussa machinalement ses cheveux en arrière. Il eut le coeur serré et l'entoura amicalement de son bras.
- « Allons prendre un café, et nous comparerons nos bonnes résolutions. »
Elle lui sourit, sa bouffée de tristesse disparue.
Comme il l'avait annoncé, Ryan débarqua à Houston. Les travaux agricoles ne l'accaparaient pas en janvier. Willie l'hébergea, non sans une pointe d'agacement. Revoir Ryan en Iowa lui avait fait plaisir, mais l'accueillir au Texas le contrariait plutôt. Ryan ne manifesta pas la moindre curiosité envers la NASA mais sembla apprécier la maison de Willie, et la vie urbaine. D'emblée, il lui demanda :
- « Alors, quand me présentes-tu ta merveille ?
- Tu n'es pas venu que pour ça, quand même ? »
Il semblait pourtant que si. Immédiatement, Willie eut la plus grande répugnance à l'idée de lui désigner Tori. Il se prenait même à souhaiter que Ryan ne vit jamais la jeune femme. Naturellement, les circonstances ne le favorisèrent pas. Ryan rencontra Tori dès le lendemain, à la sortie du centre spatial, et Willie ne put éluder les présentations. Son ton contraint n'échappa pas à Tori, qui abrégea la rencontre, après avoir échangé un coup d'oeil significatif avec Willie.
- « Celle-ci est charmante, décréta Ryan par la suite. Un peu froide, mais mignonne. C'est elle, n'est-ce pas ?
- Pas du tout, répliqua froidement Willie. Tori est une amie.
- Ah oui ? Je vous ai trouvé bien complices, pour des amis. »
Willie ne réalisa le piège que lorsqu'il fut pris dedans. Ryan fut satisfait d'apprendre que Tori était libre, et il entreprit de lui faire des avances. Un matin, alors que Willie partait pour la base, Ryan traversa la rue : il avait vu Tori dans le jardin. Willie refoula son énervement, mais ce fut de plus en plus difficile les jours suivants, alors que Ryan poursuivait Tori de ses assiduités. Il espérait le prochain départ de son ami, mais ça ne semblait pas pour tout de suite. Il regrettait de ne pas avoir avoué tout de suite son intérêt pour Tori, sans réaliser que Ryan l'avait parfaitement compris. Ce qui l'énervait par-dessus tout était de ne pas assister à leurs rencontres, et soudain il avait peur.
Ryan réalisa rapidement qu'il n'arriverait à rien. Tori repoussait ses tentatives de flirt, même les plus banales. Elle se comportait en bonne camarade et ne refusait pas la compagnie de Ryan, seulement ses avances.
- « Tori, si vous me laissiez vous dire... Je n'ai jamais rencontré de femme comme vous...
- Ryan, par pitié ! Parlez-moi de l'Iowa, de votre ferme, de ce que vous voulez, mais pas de ça ! Racontez-moi plutôt vos souvenirs d'enfance avec Willie. »
Elle souriait, persuadée que l'attitude de Ryan ne prêtait pas à conséquence et qu'il s'agissait d'un jeu. Elle ne vit pas le regard de Ryan se durcir.
- « Willie... Bien sûr, dit-il avec un sourire crispé. En fait, je ne crois pas que vous le connaissiez si bien que ça. »
Il se pencha vers elle, et ses yeux reflétèrent une profonde sollicitude.
- « Faites attention, c'est tout ce que je peux vous dire. »
Il la laissa sur ces paroles, stupéfaite et un peu inquiète, se demandant ce qu'il avait voulu lui faire comprendre.
Ryan annonça finalement qu'il regagnait l'Iowa. Soulagé, satisfait de constater qu'il avait échoué auprès de Tori, Willie songea qu'il avait été injuste envers son ami et regretta sa froideur.
- « Tu reviens quand tu veux », dit-il à Ryan, le matin de son départ.
Celui-ci chargeait sa voiture et lui décocha un sourire ironique.
- « Tu ne crains plus que je piétine tes plates-bandes ? Ta petite Tori est restée sage.
- De quoi parles-tu ?
- Arrête ! C'est elle que tu veux, et tu ne supportes pas qu'on s'approche d'elle.
- Je t'ai dit qu'elle est juste une amie.
- Parce que tu as échoué.
- Je n'ai pas échoué ! martela Willie, cinglé par l'orgueil et la colère.
- Je vous ai bien observé. Il n'y a rien entre vous, et il n'y aura jamais rien. Elle t'aime bien, elle est toujours prête à t'aider, mais somme toute elle est toujours prête à aider tout le monde. Et tu le sais. Tu caches ta déception sous ce mot d'amie.
- Tu ne sais rien ! Rien ! riposta Willie avec fureur. Et tu me connais mal ! Tori sera à moi, à n'importe quel prix ! »
Ils se défièrent en silence. Ryan capitula par un sourire et tendit la main.
- « Bonne chance, Willie. Pour tout. »
Willie lui serra la main, sa colère retombée. Il regretta de s'être emporté, et présenta ses excuses. Ryan sourit de nouveau. Ils se firent leurs adieux et Willie partit pour la base aérienne. Ryan le suivit des yeux, puis il traversa et sonna chez Tori.
- « Je viens vous dire au revoir. J'espère que je ne vous dérange pas.
- Non, j'ai encore un peu de temps. Entrez un instant. »
Ryan ne se fit pas prier.
- « Votre père n'est pas là ? demanda-t-il avec un regard circulaire dans le salon.
- Il est parti à l'aube pour le centre spatial, qui a peut-être disparu depuis hier... Etes-vous content de votre séjour au Texas ? dit Tori en l'invitant à s'asseoir.
- Pas vraiment, répondit Ryan avec une tristesse contenue. Je crois que mon amitié avec Willie est terminée.
- J'en suis navrée. Vous avez eu une dispute ?
- Oui, assez violente. Il y a des choses chez lui, que je condamne... Des défauts excusables chez un jeune homme immature... Mais avec les années... »
Tori parut inquiète, et un peu de sang monta à son visage. Ryan continuait d'une voix basse, émue :
- « Il m'est pénible d'accuser un ami, mais je ne peux pas le laisser continuer ses manoeuvres auprès de vous. Vous ne le voyez pas tel qu'il est.
- Tel qu'il est... répéta Tori en attachant sur lui des yeux fixes.
- Quand il était adolescent, il était déjà violent, orgueilleux, égoïste. Cela n'a fait que s'amplifier au fil des années. Il est très ambitieux, c'est la seule chose qui le motive, et il n'a aucun scrupule. »
Tori secoua la tête.
- « C'est un tableau bien noir, et une curieuse façon de décrire un ami.
- J'ai toujours eu beaucoup d'indulgence, car j'avais de l'affection pour lui. Willie est un charmeur, comme vous l'avez forcément remarqué. Mais je doute qu'il ait pu passer six mois à Houston sans que personne n'ait eu l'intuition de son caractère. »
Tori frémit et reconnut à mi-voix :
- « Il a des relations difficiles avec les autres pilotes.
- Cela ne me surprend pas. Il méprise les autres. Surtout les femmes. Il se moque bien des souffrances qu'il provoque. Il en parle avec moquerie, avec dédain. De vous aussi... je l'ai entendu.
- Vous l'avez entendu ?
- Je suis désolé, dit Ryan en la couvrant d'un regard de tendre compassion. Je sais que vous lui donnez sincèrement votre amitié. Mais ce n'est pas ce qu'il attend. Je dirais même qu'il se fiche éperdumment de votre amitié. Il parle de vous en termes vraiment insultants. Ce matin, il me disait encore qu'il vous aurait, à n'importe quel prix. Nous avons eu une dispute, parce que je n'ai pas supporté son attitude. Je sais que vous êtes sincère, contrairement à lui. »
Tori ne le regardait plus. Elle semblait perdue dans des pensées douloureuses. Ryan scruta son visage altéré, étudia la colère qui empourprait progressivement le teint blanc, et se leva finalement.
- « Je dois y aller. Pardon de m'être mêlé de vos affaires, mais je le devais.
- Je sais me défendre, répliqua Tori un peu séchement.
- J'en suis sûr. Mais prenez garde à vous. Adieu, Tori. »
Il sortit, sans qu'elle le raccompagne. Elle resta assise, l'air absent.
TBC
