Chapitre 5
Willie ignorait que Ryan, avant de partir, avait répandu un poison dans l'esprit de Tori, multipliant les doutes qu'elle avait déjà. Il lui fallut un peu de temps pour réaliser que Tori, insensiblement, prenait ses distances. Elle se montrait plus réservée et visiblement moins confiante. Sans le fuir, elle abrégeait leurs entretiens, et c'en était fini des délicieux instants de complicité que Willie recherchait tant. Il était intrigué mais aussi désappointé : il se croyait sur le point de toucher au but, et voilà que Tori le rejetait plusieurs mois en arrière en refroidissant leurs rapports. Il essayait de comprendre, sans l'interroger directement, et passait de longs moments à scruter sa physionomie pour y découvrir un indice. Curieusement, elle faisait de même, comme si elle cherchait à percer ses pensées. Rien de constructif ne sortait de cet étrange face-à-face.
Ils ne s'étaient pas vus depuis plusieurs jours lorsqu'ils se croisèrent dans la rue qui séparait leurs domiciles. Tori revenait du supermarché et avait les bras chargés. Il marcha vers elle.
- « Laisse-moi t'aider. »
Il prit les paquets et leurs mains se frôlèrent. Tori retira vivement les siennes. Il la regarda d'un air peiné. Elle ouvrit la porte d'entrée et il posa son fardeau sur la table de la cuisine.
- « Tori, qu'est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il doucement. Si tu as un souci, n'importe lequel, parle-moi. Je peux tout entendre. »
Elle le regarda au fond des yeux, cherchant à évaluer sa sincérité. Il mit dans ses yeux le maximum de conviction. Elle avait l'air perdu, elle était si émouvante. Il prit le délicat visage entre ses mains.
- « Tori, dis-moi... »
Il la sentait troublée et se méprit sur la cause de ce trouble. Il se penchait doucement... Elle sauta en arrière avec vivacité.
- « Où te crois-tu ? persifla-t-elle. Va tester ton charme ailleurs. »
Furieux, il la foudroya du regard.
- « J'en ai assez des lubies féminines. Qu'est-ce qui te prend ?
- Oh, rien ! Je n'ai peut-être pas envie de conforter ton opinion sur les femmes.
- Hein ? »
Ils s'affrontaient du regard, et la colère montait de part et d'autre. Willie se sentit en danger de prononcer des mots irréparables et partit brusquement. Cet incident, révélateur de leurs nouvelles relations, le perturba profondément. Depuis quelques temps, li lui semblait que son humeur dépendait étroitement de celle de Tori. Si elle était affectueuse, il était joyeux ; si elle était froide, il se rembrunissait. Il était temps qu'il se ressaisisse. Les caprices de cette fille allaient le rendre fou.
Le refroidissement de leurs relations fut encore plus flagrant après cet incident, mais il leur était difficile de s'éviter. Ils habitaient face à face, travaillaient au même endroit et fréquentaient les mêmes personnes. Depuis que Tori l'avait présenté à ses amis, ils étaient plusieurs fois sortis en bande. Cette époque plaisante semblait révolue. Lorsque Emma Haigh, l'amie de Tori, téléphona un soir à Willie, il préféra lui dire sans ambages ce qu'il en était.
- « Tori et moi sommes un peu en froid. Je ne crois pas qu'elle serait ravie de me voir au cinéma ce soir.
- Aucun problème. Tori ne sera pas là, elle a dit qu'elle avait du travail. Tu peux te joindre à nous. »
Willie hésita. Il n'avait guère envie de rester seul, à tourner en rond. Mais il éprouvait des scrupules à fréquenter les amis de Tori en son absence. Emma s'efforça de le convaincre.
- « Je suis sûre que tu vas te réconcilier avec elle. Vous êtes de bons amis, et elle a parfois des sautes d'humeur. Cela s'arrangera. Pas la peine de rester chez toi à te morfondre.
- D'accord, se décida Willie. Je vous rejoins dans le centre, à vingt heures ?
- Parfait ! »
Emma avait l'air enchanté, et Willie pensa fugacement à elle avec complaisance. C'était une jolie petite Anglaise, venue étudier au Texas et qui y était restée. Elle travaillait dans la publicité et débordait de joie de vivre et d'énergie. Willie ne l'avait vue que deux fois mais avait remarqué qu'elle irradiait de charme. Il fut cependant plus surpris que ravi de ne voir qu'elle au rendez-vous. Elle le regarda arriver, les mains dans les poches de son blouson de cuir.
- « Les autres se sont décommandés au dernier moment, je suis désolée », dit-elle, souriante.
Willie avait trop l'habitude des femmes pour ne pas comprendre qu'il était tombé dans un piège, qu'il n'avait jamais été question d'une sortie en groupe. Flatté, il lui rendit son sourire, mais se tint sur la réserve.
- « Alors, quel film va-t-on voir ?
- Je pensais plutôt que nous pourrions aller dîner... »
Willie accepta, songeant avec dépit que son charme restait intact auprès des femmes, Tori exceptée. Ils dînèrent agréablement, pendant qu'Emma conduisait la conversation. Certes, elle parlait surtout d'elle-même, mais avec beaucoup d'esprit. Willie l'écoutait, les yeux fixés sur elle, avec son air concentré que les femmes aimaient. Il savait que, s'il voulait, il ne finirait pas la soirée seul, et cela suffisait à le satisfaire, pour l'instant. Il regardait Emma et la comparait mentalement à Tori. Emma était indéniablement plus piquante. Laquelle était la plus séduisante ? Et il répondait : « C'est Tori, avec son charme discret. » A la fin, Emma se tut et se mit à jouer des cils. Elle demanda à Willie de la raccompagner, et il comprit qu'elle lui proposait nettement plus que ça. Il garda le silence quelques secondes.
- « Tu n'es pas venue en voiture ? Ce serait tout de même plus pratique que tu rentres avec ton véhicule, non ? »
Elle perçut l'ironie et cilla.
- « Ma voiture est en panne. J'ai pris les transports en commun, mais il est tard et j'ai peur de rentrer seule. »
Willie ne pouvait refuser. Il la raccompagna et, durant le trajet, tournée vers lui, elle ne cessa de parler, le frôlant parfois. Elle n'avait pas renoncé. Willie fut tenté de briser sa solitude, le temps d'une nuit. Mais avec une amie de Tori, c'était la pire idée qui soit. La voiture arrêtée, Emma se rapprocha encore de Willie et posa la main sur sa cuisse.
- « Tu m'accompagnes jusqu'à ma porte ? Je serais plus rassurée.
- Tu n'as pourtant pas l'air peureuse. »
Elle tiqua de nouveau sous l'ironie, mais elle ne se démonta pas. Willie ne put s'empêcher d'admirer son aplomb, celui d'une femme d'expérience. Il fit le tour pour lui ouvrir la porte, et la suivit jusqu'à la porte de son immeuble.
- « Tu ne veux pas monter boire un dernier verre ? Je pourrais te remercier pour cette merveilleuse soirée.
- Il est tard, Emma, et je me lève tôt demain. »
Willie commençait à se sentir plus agacé que flatté. Emma posa la main sur son bras, cherchant à le convaincre. Willie pensa fugacement à Tori ; elle n'agirait jamais de la sorte, et c'était aussi ce qu'il aimait en elle. Cependant, le visage d'Emma se rapprochait, irrésistiblement...
- « Emma ? »
Interpellée, la jeune femme se retourna, ainsi que Willie, et ils sursautèrent ensemble. Tori, à quelques pas, les considérait sans dissimuler sa surprise. Emma rougit, et Willie montra sa vive contrariété. Comment avait-il pu se fourrer dans un tel guêpier ? Emma devait elle aussi se sentir en faute, puisqu'elle tenta une explication en bafouillant :
- « Oh, j'ai rencontré Willie par hasard... Il a proposé de me ramener...
- Je ne t'ai rien demandé, la coupa Tori, son visage redevenu impassible. Je passais chez toi pour que tu me rendes mon livre. Nous avions convenu de ça hier, tu as oublié ? »
Emma fit un geste désemparé ; elle avait en effet oublié. Willie la fustigea du regard. Il espérait du moins qu'il s'agissait d'un oubli, et pas d'une manoeuvre pour que Tori les voit ensemble. Cela risquait surtout de saborder définitivement leur amitié. Emma, dont le charme irradiant semblait s'être dissous, fouillait frénétiquement dans son sac à la recherche de ses clés. Elle ouvrit enfin la porte de l'immeuble, alors que Willie cherchait en vain à croiser le regard de Tori. Quelles pensées traversaient cette jolie tête impavide ?
- « Je vais vous laisser, dit finalement Willie.
- Mais non, trancha Tori, une lueur dans les yeux. Je suis sûre qu'Emma, en hôtesse parfaite, t'a invité à monter. Tu ne vas pas lui faire un affront à cause de moi ! »
Willie fut cinglé par le sarcasme. Il croisa enfin son regard, et il vit qu'elle le regardait avec une surprise un peu peinée. Il se sentit mal à l'aise. Il lui tardait réellement de fuir, à présent. Emma habitait au troisième étage d'un vieil immeuble du début du XXe siècle, d'allure bourgeoise. Elle gravit l'escalier, suivie par Willie et Tori. Au deuxième étage, celle-ci s'arrêta.
- « Mon lacet est défait. Je vous rejoins. »
Willie atteignit avec Emma le dernier palier. Elle ouvrit sa porte, sans lui parler, rendue muette par l'embarras. Elle entra dans son appartement, fit le geste de lancer son sac sur le canapé et s'interrompit net. Un homme se tenait au milieu du salon.
- « Chris, tu es rentré ? »
Elle alla embrasser l'inconnu, qui portait l'uniforme de la marine. Willie, stupéfait, réalisa qu'il était tombé dans le pire des quiproquos. Il se maudit d'avoir suivi Emma dans cette soirée ridicule. Le nommé Chris se détacha d'Emma et regarda Willie d'un air inquisiteur.
- « Et vous êtes... ?
- C'est Willie Sharp, balbutia Emma. Il... euh... »
Tori entra sur ces entrefaites, et fit un grand sourire à l'inconnu.
- « C'est la soirée des surprises ! s'exclama-t-elle sans que son ironie fut perceptible. Christopher ! Je suis contente de te voir. »
Elle alla serrer cordialement la main du marin. Willie les regarda échanger chaleureusement quelques phrases banales. Médusé, il admirait l'aisance de Tori, son incroyable aplomb. Et il n'avait encore rien vu. Tori marcha droit sur lui et lui prit le bras, auquel elle s'accrocha tendrement.
- « Emma a eu le temps de te présenter Willie ? Bien, nous allons vous laisser.
- Ne partez pas déjà, protesta Christopher, alors qu'Emma ne semblait plus capable d'articuler un mot.
- Mais si. Nous vous laissons à vos retrouvailles, et nous partons de notre côté. »
Willie se sentit légèrement poussé vers la sortie. Avant de tourner les talons, il eut le temps de voir le coup d'oeil échangé entre les deux jeunes femmes : celui d'Emma qui remerciait et celui de Tori, mi-amusé, mi-sévère, qui répondait « de rien ». Tori ferma la porte derrière elle et dégringola l'escalier à une telle vitesse que Willie ne la rejoignit qu'au bas de l'immeuble. Là, il la fixa posément et applaudit à trois reprises. Tori darda sur lui un regard furieux.
- « Je l'ai fait pour Emma, pas pour toi. Si Christopher t'avait cassé la gueule, tu l'aurais mérité. Permets-moi de te dire que je trouve minable de profiter de l'absence de son copain !
- Mais je n'étais pas au courant ! protesta vigoureusement Willie. Je ne savais absolument pas qu'elle vivait en couple ! »
Tori manifesta son incrédulité. Willie, furieux de sa soirée et des soupçons de Tori, haussa le ton pour lui rappeler qu'il n'avait vu Emma que deux fois, toujours seule, et que jamais il n'avait entendu parler de Christopher, marin de son état. Tori reconnut :
- « Je te crois.
- Et jamais je n'ai eu l'intention de... Emma ne m'intéresse pas ! C'est un concours de circonstances !
- Vraiment ?
- Tori ! Tu crois vraiment que j'essaierais de prendre la femme de quelqu'un ? C'est plutôt ta copine qui n'est pas innocente dans l'histoire !
- Tu vas me dire que je choisis mal mes amis ! » riposta Tori, furieuse à son tour.
Alors que leur querelle semblait s'envenimer, Willie éclata soudain de rire.
- « Prends ça dans les dents ! » dit-il de bonne humeur, sa colère tombée.
Tori rit à son tour. Ils se regardèrent plus amicalement. Willie, spontanément, lui prit la main.
- « Arrêtons ça, je t'en prie. Je ne supporte pas que nous soyons brouillés. »
Son air était irrésistible. Tori ne put s'empêcher d'être attendrie. Elle lui prit le bras, comme tout à l'heure chez Emma, et dit :
- « Partons de ce mauvais vaudeville, d'accord ? »
Ainsi prit fin leur première brouille. Willie espérait bien que cela ne se reproduirait pas de sitôt. Mais le répit fut de courte durée.
Quelques jours plus tard, la NASA accueillit plusieurs ingénieurs européens venus travailler sur la gestion de la station orbitale internationale. Willie éprouva pour eux un intérêt modéré, jusqu'à ce qu'il apprenne que l'un d'eux, un Italien d'une trentaine d'années, passait beaucoup de temps avec Tori. Il interrogea, mine de rien la jeune femme qui lui répondit simplement :
- « Oui, j'apprécie Massimo Cerva. Il a beaucoup d'humour. Et je m'entraîne à parler italien ! »
Willie se dit que sa jalousie naissante était sans fondement, mais il constatait que Tori ne refusait pas ses avances comme elle l'avait fait avec d'autres. Il supportait mal de la voir rire avec cet homme. Celui-ci avait presque l'air d'une caricature, tellement il ressemblait à ce que les Américains imaginent des Italiens : beau, joyeux, insouciant et séducteur. Il courtisait Tori avec un culot qui stupéfiait Willie. Certes, Tori maintenait une certaine distance, mais elle riait aux éclats, ce qui ne décourageait pas le bellâtre. Willie aurait accusé n'importe quelle femme de coquetterie, mais pas Tori. La seule explication de sa conduite était qu'elle ne se rendait pas compte des vraies intentions de cet individu. Willie résolut de mettre Tori en garde.
Cette conversation se passa mal, comme souvent en pareil cas. Tori fronça les sourcils dès qu'il se mit à parler.
- « J'ai déjà l'impression que toute la NASA m'observe, lança-t-elle, tu ne vas pas t'y mettre ?
- Je suis sûr que tu ne vois rien de mal à ce petit jeu, mais c'est très sérieux pour Cerva. C'est sa méthode pour s'approcher de toi, et il risque de te sauter dessus au moment où tu t'y attendras le moins !
- Tu te prends pour mon père ? jeta Tori, sarcastique.
- Je veux juste te faire comprendre qu'il se sent encouragé par ton attitude, et il doit croire que tout lui sera bientôt permis. Enfin, tu es suffisamment intelligente pour le savoir ! Et je ne serais peut-être pas là pour te défendre !
- Qui te dit que j'ai besoin qu'on me défende ? Massimo et moi sommes de bons camarades, rien de plus, il le sait et il n'arrivera rien !
- Tu es d'une naïveté affligeante, dit Willie avec un air de hauteur que Tori prit pour du mépris.
- Je te prie de garder tes commentaires pour toi, riposta-t-elle avec un fier mouvement de tête. Surtout que ce n'est pas ma naïveté que tu me reproches, si j'ai bien compris, mais ma propension à encourager ses avances. Autrement dit, tu trouves que je suis une fille facile !
- Si tu continues comme ça, c'est ce que tout le monde va se dire ! »
Willie regretta instantanément ses paroles, qui avaient largement dépassé sa pensée. La colère l'avait entraîné à prononcer des mots injustes et méchants. Tori le toisa avec stupéfaction.
- « Peut-être en effet que l'amitié entre hommes et femmes est impossible, aux yeux des gens arriérés, mais je n'aurais jamais cru que toi tu en ferais partie. »
Ses yeux, étincelants d'irritation, se posèrent sur Willie. Il faillit lui dire que la jalousie l'avait poussé, et cet aveu lui brûlait les lèvres, mais il ne dit rien. Tori lui signifia, d'un ton définitif, qu'il n'avait aucun droit de lui dire ce qu'elle devait faire, et il lui jeta à la figure son orgueil et son entêtement. Ils avaient échangé des paroles très dures et ils s'évitèrent les jours suivants.
TBC
