Chapitre 8

Tori Spandau avait toujours eu une nature un peu mystérieuse, à la fois réservée et ardente. Elle avait été une enfant très gaie, mais à dater de la mort de sa mère, elle parut avoir mûri de plusieurs années. Ses grands yeux reflétaient une mélancolie pensive et une gravité au-dessus de son âge. Elle avait même perdu toute spontanéité en venant vivre à Houston. Elle était adolescente quand son père, pilote, avait été engagé à la NASA. Très sensible aux atmosphères, habituée à observer les gens, elle prit rapidement conscience des intrigues et des faux-semblants qui régissaient ce milieu. Elle vit les sourires hypocrites des apprentis astronautes, qui cachaient mal leur ambition et leur volonté d'écraser les autres. Elle vit son père souffrir des manœuvres de ses collègues, et fut bientôt très désenchantée sur la NASA.

Cependant, elle se passionnait pour l'espace et croyait profondément à la légitimité des découvertes spatiales. Elle voulait contribuer aux avancées scientifiques. Un jour, en revenant du lycée, elle annonça à son père qu'elle vouerait sa vie à l'espace. Il en fut ravi : « Nous servirons la même cause. Moi qui croyais que tu détestais la NASA ! » Tori ne lui avoua jamais que, au fond de son cœur, elle détestait en effet la NASA, ou plutôt le comportement de certains de ses membres.

Richard Spandau, après deux vols vers Mars, devint un héros pour la nation toute entière. La NASA l'aima pour sa gloire et sa réussite, et une partie de ces sentiments rejaillit sur Tori. A sa grande surprise, la jeune fille découvrit que tout le monde lui témoignait affection et considération. Elle n'avait rien fait pour ça, alors elle conserva son cynisme et son sens critique envers le milieu où elle vivait. Elle mettait cependant une attention toute particulière à ce que personne ne devine ses sentiments intimes. Les membres de la NASA ne la connaissaient pas telle qu'elle était. Ses vrais amis n'appartenaient pas à ce milieu. Elle ne réalisa pas qu'elle souffrait, au fond de son cœur, d'isolement et d'incompréhension. Richard Spandau prit sa retraite d'astronaute, avec le grade de général de l'U.S. Air Force, et devint directeur des vols, avec la lourde responsabilité de nommer les pilotes aux missions spatiales. Une plaisanterie courante, à la NASA, disait que tous les pilotes reversaient tous les mois à Spandau un pourcentage de leurs salaires, ce qui expliquait son aisance financière !

Tori termina ses études supérieures et fut recrutée à la NASA. Elle ne put s'empêcher de se demander si c'était pour ses compétences ou sa filiation. Mais elle avait atteint son but. Elle avait vingt-six ans, elle était jolie et son intelligence admirée, mais elle restait célibataire. Toutes ses histoires s'étaient soldées par une rupture. Son père se demandait parfois pourquoi, mais n'abordait jamais ce sujet avec sa fille. Il regrettait alors qu'elle n'ait plus de mère. Tori gardait jalousement sa vie privée sous le sceau du secret. Elle savait qu'elle portait une large part de responsabilité dans ses échecs successifs. Elle contrôlait l'image qu'elle donnait d'elle-même et elle contrôlait aussi ses sentiments. Elle choisissait celui à qui elle se donnait, mais jamais elle ne se livrait complètement. Elle crut qu'elle était ainsi faite, que jamais elle ne connaîtrait les tourments de la passion la plus ardente, et c'était aussi bien. Avec sa lucidité habituelle, elle était désenchantée sur elle-même et savait que ses airs sérieux dissimulaient ses défauts les plus ancrés : rancune, ambition, cynisme... Elle n'était ni si calme, ni si sage qu'elle voulait bien le montrer.

Lors de la crise qui frappa la NASA pendant le douloureux épisode de Helios III, Tori reçut l'aide de deux hommes en particulier, l'ingénieur Julian Aron et l'astronaute Ken Martin. Elle sentit instinctivement qu'elle plaisait aux deux. Julian avait son âge, il était apprécié pour son flegme et ses compétences scientifiques. Ken avait dix ans de plus qu'elle, il était très introverti, et il était marié. Cependant, c'est vers lui que Tori était le plus attirée. Ils commencèrent à se voir souvent, en amis, et prirent conscience de leurs nombreux points communs. Ken avait souffert lui aussi par la NASA : à l'époque, on ne recrutait que des pilotes mariés, et Ken avait dû se résoudre à épouser rapidement une jeune femme de son entourage. Leur couple ne s'entendait plus depuis longtemps, c'était de notoriété publique, mais Ken s'acharnait à sauver les apparences. Il fut ensuite très affecté par l'annulation de sa nomination à la mission Helios III, à quelques jours du départ, sur un motif médical. Il était profondément malheureux lorsque Tori se trouva sur sa route. Il trouve auprès d'elle réconfort et encouragements. Tori savait que la NASA les observait avec attention et qu'une liaison entre eux ne serait pas tolérée. Elle eut un moment de révolte contre les règles imposées par la toute puissante entreprise, et décida de la manipuler comme l'entreprise elle-même savait si bien le faire. Tori encouragea les avances de Julian Aron, le parfait ingénieur si estimé par tous, et ils commencèrent une relation, avec l'approbation générale. A l'insu de tous, elle entama parallèlement une liaison avec Ken Martin.

Ce fut la pire période de sa vie. Son cœur n'était pas aussi endurci qu'elle le croyait, et elle souffrit beaucoup de cette double vie. Elle aimait Ken, autant qu'il était possible d'aimer à cette nature méfiante. Ils se voyaient en cachette, et Ken reconnaissait lui aussi que cela n'aurait pas suffi à les protéger d'une indiscrétion s'il n'y avait eu un paravent supplémentaire en la personne de Julian. Cependant, si Ken se justifiait sans peine de son infidélité, il supportait difficilement que Tori lui soit infidèle également. Il voyait qu'elle était forte, déterminée et machiavélique, et cela l'effrayait quelque peu. Il l'aimait passionnément, exclusivement, se disait prêt à divorcer, mais Tori refusait : elle savait qu'il briserait sa carrière. Elle-même vivait mal cette situation inextricable et elle avait honte de sa conduite avec Julian. L'ingénieur l'aimait, lui aussi, il était persuadé qu'elle partageait ses sentiments et il voulait l'épouser.

Après deux ans de liaison passionnée, faite de disputes orageuses et de réconciliations ardentes, Tori prit son courage à deux mains et mit un terme à sa relation avec Ken. Tous les deux en souffrirent, mais personne ne soupçonna jamais ce qui s'était passé entre eux, car ils cachèrent leur séparation aussi bien qu'ils avaient caché leur amour. Tori dut aussitôt faire face à un autre problème : que faire de sa relation avec Julian ? Il était attentionné, sérieux, mais également très ennuyeux, et Tori n'était pas amoureuse. Elle voulait rompre également, elle n'avait plus envie de rester avec lui, mais elle se sentait si malheureuse et si fragile après sa rupture avec Ken qu'elle redoutait de se retrouver seule. Elle poursuivit cette relation, qui lui devenait de plus en plus pesante : Julian la pressait de s'engager. Tori répondait qu'elle avait besoin de temps et qu'elle ne voulait pas quitter son père, mais elle savait que cette situation ne pourrait s'éterniser.

Elle rencontra Willie Sharp, la nouvelle recrue. Il était célibataire et il s'installait seul dans sa maison, ce qui faisait déjà parler certains membres de la NASA. Seuls deux astronautes étaient entrés célibataires : Cole Swidon, qui était arrivé avec sa petite amie et l'avait finalement épousée ; et Alan Graves, qui s'était fait remarquer par sa propension à multiplier les conquêtes. Tout le monde se promettait de surveiller le nouveau venu. « Le pauvre garçon ne sait pas où il met les pieds », se dit Tori et elle se sentit elle aussi disposée à l'observer. Elle sentit plus d'une fois sur elle le regard énigmatique des yeux bleus de Willie Sharp, et l'attention avec laquelle il la considérait. Mais comme il lui parlait peu, elle douta de l'impression qu'elle produisait. Julian, par sa jalousie, les épouses des astronautes, par leurs commérages, la convainquirent qu'il s'intéressait effectivement à elle. Or, Willie lui plaisait. C'était un sentiment un peu vague, qui se serait évanoui s'il n'avait pas été encouragé. Tori, avec un brin d'égoïsme, pensa qu'elle tenait sa solution : quitter Julian après Ken, tourner la page des deux dernières années, s'absorber tout de suite dans une nouvelle histoire qui lui permettra de ne pas être seule. Son orgueil lui montrait le prestige de la conquête : elle songeait qu'il serait intéressant d'émouvoir cet homme si différent de tous ceux connus par elle jusqu'ici, de faire fondre cette sorte de glace dont il s'enveloppait, de voir ces yeux si beaux, bleus et profonds, s'éclairer de lueurs amoureuses.

Elle rompit avec Julian, mais garda Willie à distance. Elle savait qu'il avait des difficultés à s'intégrer et que les autres pilotes lui reprochaient déjà ses attentions envers elle. Elle avait décidé de se rapprocher de lui à pas prudents, en jouant les amies. C'était sa stratégie habituelle, qui lui permettait de ne pas être taxée de coquetterie, et elle y excellait. Mais cette fois, elle fut prise à son propre piège : elle prit conscience que Willie vivait réellement des moments pénibles et elle fut prise de pitié, de ce même sentiment de compassion qui l'avait conduite dans les bras de Ken Martin. Richard Spandau, ignorant que sa fille en était indirectement la cause, lui parlait souvent de l'ambiance délétère qui régnait parmi les pilotes. Le capitaine Sharp était orgueilleux et irascible, se renfermait sur lui-même, ne s'entendait avec personne, « une erreur de recrutement », jugeait le directeur des vols. Tori protestait : « C'est juste temporaire. Tu dis toi-même que c'est un excellent pilote. Il va s'adapter, tu verras. » Elle se sentait pleine de sympathie pour lui, car il était rejeté par la NASA qu'elle détestait. Elle lui apporta sincèrement son soutien. Comme pour Willie, cette amitié lui fut très douce et lui apporta beaucoup. Elle hésitait à briser ce lien en lui montrant qu'elle attendait autre chose de lui.

Des deux incidents qui contribuèrent à les séparer, Tori reconnaissait loyalement en porter la responsabilité. Elle n'aurait pas dû se laisser circonvenir par Ryan, qu'elle ne connaissait pas. Mais il lui avait dit ce qu'elle redoutait d'entendre, que Willie se moquait d'elle en secret, et elle avait tout de suite accordé du crédit à ces paroles pleines de fiel. Leur refroidissement momentané aurait pu être évité si elle avait eu plus de confiance en Willie et si elle lui avait parlé des agissements de son « ami ». Le second incident fut l'intervention de Massimo Cerva. Tori avait espéré rendre Willie jaloux, l'inciter à se dévoiler ; elle afficha pour l'Italien un intérêt qu'elle était loin de ressentir. Elle fut surprise et déçue par la violence de la réaction de Willie. Elle fut blessée par les accusations qu'il lui jeta au visage et son orgueil l'empêcha d'arranger les choses. Tori Spandau était parfois singulièrement dépourvue de la finesse qu'elle se flattait de posséder.

Une fois sa colère passée, Tori réalisa l'ampleur des dégâts. Tout semblait terminé entre elle et Willie, même leur amitié. Willie ne lui adressait plus la parole et multipliait les conquêtes, ce dont il s'était abstenu du temps de leur relation. « J'ai tout gâché, se dit-elle, c'est fini. » Elle souffrait et se le reprochait : elle voulait que Willie soit une solution, pas un problème. Lorsqu'il vint l'aider, à la suite du malaise de son père, elle ne se fit aucune illusion : il aurait agi de même avec n'importe lequel de ses voisins. Elle fut cependant sensible à sa gentillesse, qui lui fit sentir plus cruellement ce qu'elle avait perdu. Elle fut profondément bouleversée lorsqu'il lui sauva la vie, au péril de la sienne. Pour la première fois, elle s'avoua qu'elle était amoureuse, mais à quoi bon ? Il avait une petite amie, et celle-ci durait un peu plus que les autres. Il ne pensait plus à elle. La seule fois où elle laissa parler son coeur, elle croyait Willie profondément endormi, sans quoi elle n'aurait jamais osé. Les jours suivants furent mélancoliques : elle distrayait sa peine en se consacrant à son père convalescent et en travaillant d'arrache-pied, mais elle avait perdu tout espoir d'être heureuse. Quelle stupidité de ne pas avoir répondu plus tôt aux avances de l'homme qu'elle aimait ! Quel orgueil insensé l'avait poussée à vouloir le conquérir durablement par la patience, au lieu de profiter de ses sentiments tant qu'ils existaient ! Le mariage de son amie Alison fut une occasion de sortir et de repousser son chagrin, mais elle n'était guère d'humeur à faire la fête ; elle alla s'isoler un moment sur le toit... quand Willie l'appela soudain.

Tori se rendit au rendez-vous fixé par Willie. Il était déjà là, et son regard s'éclaira en la voyant. Il n'avait que peu dormi, se tournant et se retournant dans son lit, en proie à une joie profonde et à un désir violent. Cette fièvre, toutefois, ne laissa pas de traces sur son visage le lendemain, sauf un air heureux qui ne le quittait pas. Dès que Tori l'eut rejoint, il lui prit aussitôt la main et l'entraîna dans le parc. Ils marchèrent dans les allées, côte à côte, s'arrêtant souvent pour se contempler, comme s'ils n'y croyaient pas encore. Puis ils s'assirent dans l'herbe. Il faisait beau et il y avait beaucoup de monde autour d'eux.

- « Comment va ton père ? demanda Willie.

- Mieux. Il travaillait trop, entre son poste et ses recherches scientifiques. Il m'a promis de mettre ses recherches entre parenthèse jusqu'à sa retraite.

- Tu le crois ?

- Je surveille », dit-elle avec une moue dubitative.

Willie se mit à rire et couvra la jeune femme d'un regard ardent où se lisait son affection et son respect.

- « J'ai toujours trouvé admirable ton dévouement pour lui. Pour une fille de ton âge, ce n'est pas toujours très drôle.

- Pauvre papa ! Il m'a élevée et m'a toujours soutenue quand j'ai eu l'idée baroque d'être le seul contrôleur féminin de la NASA ! Il est tout naturel que je m'occupe de lui.

- Quand tu étais adolescente, tu n'as jamais eu peur qu'il ne revienne pas de mission ? Quand on est le seul responsable d'une enfant, faire un métier aussi dangereux...

- Nous en parlions parfois. Il culpabilisait un peu, mais je lui ai promis que je serai forte quoi qu'il arrive. Toutes les familles d'astronautes connaissent les risques. »

Tori parlait avec gravité. Puis, comme souvent, la gaieté l'emporta et elle ajouta en souriant :

- « Depuis son atterrissage sur Mars, qui a fait de lui un héros, papa a prévu pour lui de belles funérailles militaires à Arlington, avec drapeau sur le cercueil, ministre de la Défense, vieux copains bardés de décorations, salve d'artillerie, etc. »

Ils rirent de concert. Willie tendit la main et joua avec les douces mèches mordorées qui auréolaient le front blanc.

- « Pourquoi es-tu venu me retrouver hier soir ? demanda Tori à brûle-pourpoint. Je n'en croyais pas mes yeux.

- J'ai réalisé que je faisais n'importe quoi depuis des semaines, et que je devais rattraper mes bêtises. Tu m'as beaucoup manqué ces derniers temps.

- Toi aussi, Willie », dit-elle doucement.

Il s'allongea dans l'herbe et, la prenant par la taille, la fit basculer au-dessus de lui.

- « Cela fait très longtemps que j'ai envie d'être avec toi, comme ça. Mais j'avais peur de casser quelque chose. Tu es la meilleure amie que j'ai jamais eu, Tori. J'ai beaucoup hésité.

- Oh mon Dieu... » murmura Tori.

Il la regarda, interrogateur.

- « C'était pareil pour moi, avoua-t-elle.

- Vraiment ? Alors nous nous sommes faits du mal pour rien ?

- Pire que des adolescents ! »

Ils rirent et Willie l'embrassa longuement, intensément, forçant ses lèvres à s'ouvrir. Il la renversa sur l'herbe et murmura à son oreille :

- « Sais-tu depuis quand je brûle de désir pour toi ? Depuis que je t'ai vue. »

Tori eut l'air incrédule. Il l'embrassa encore, et la caressa à travers ses vêtements. Lorsqu'il glissa la main sous sa jupe, elle le repoussa doucement.

- « Du calme ! Nous sommes dans un lieu public, ici. »

Mais elle riait. Elle le regarda avec amusement et lui annonça qu'elle ne cédait jamais le premier jour. Ni même le deuxième.

- « Tu veux que je repasse dans trois jours ? » dit Willie, flegmatique.

Ils rirent de nouveau. Tori s'allongea à côté de lui et il l'entoura de ses bras. Il sentit qu'il glissait dans une somnolence confortable et essaya de se ressaisir. Tori lui caressa la joue.

- « Dors, Willie. »

Elle le regarda dormir avec tendresse. En se réveillant, il songea que c'était la première fois qu'il s'endormait à un premier rendez-vous et que n'importe quelle autre femme serait vexée. Mais Tori était d'une autre trempe. Il repensa à tous les moments passés ensemble, à sa gaieté, à son caractère entier, à sa générosité, et il se dit qu'il avait beaucoup de chance. En ouvrant les yeux, il lui murmura : « Je t'aime. » Elle l'embrassa sans répondre, et il ne fut pas sûr qu'elle l'ait entendu. Ils se séparèrent en fin d'après-midi. Tori lui dit qu'elle ne voulait pas que tout le monde soit au courant tout de suite. Willie promit d'être discret. Il la suivit des yeux quand elle s'éloigna ; il avait déjà un sentiment de manque.

Le lendemain, Willie se rendit au centre spatial. Il trouva Tori en salle de simulation, où les ingénieurs et les astronautes préparaient la prochaine mission. Willie eut un pincement au coeur en la voyant assise à côté de Julian Aron, mais il se morigéna. C'était pour Julian que la situation serait difficile quand il saurait. A la première interruption, Tori vint rejoindre Willie avec un sourire. Il lui tint la porte et ils partirent ensemble, sous les yeux attentifs des personnes présentes.

- « C'est de nouveau la lune de miel ? interrogea l'ingénieur Frederick Lytton.

- Ils sont juste copains, répondit Julian avec une fausse indifférence.

- Tu sais ce que je crois ? Que ce type lui tourne autour par ambition, pour être nommé astronaute.

- Si c'est vrai, je lui casserais la gueule moi-même, jura Julian.

- Quelqu'un devrait mettre Richard Spandau au courant... et en garde, par la même occasion. »

Willie aurait souhaité passer la soirée avec Tori, mais elle avait d'autres projets, une soirée mondaine prévue de longue date. Elle lui promit de réorganiser sa vie pour lui laisser plus de place. Le surlendemain, il l'invita au cinéma.

- « A condition que tu sois sage », avait répondu Tori avec un sourire moqueur.

Et cela lui était en effet difficile de rester sage. Il laissait ses yeux errer sur sa bouche, sur l'échancrure de la robe, se retenait de la toucher à chaque seconde. Il la regarda bien davantage que le film. Lorsqu'il la ramena, elle sortit prestement de la voiture avant qu'il n'esquisse le moindre geste.

- « Je te fais peur ? dit-il, dépité.

- Absolument », répondit-elle en riant.

Et elle lui effleura les lèvres avant de bondir sur son perron, à l'abri.

Willie rentra à regret, et alla se coucher. Mais il était incapable de trouver le sommeil. Son désir n'était pas que physique, c'était également un grand manque affectif. Tori, dans sa chambre, fixait le plafond. Elle non plus ne réussissait pas à s'endormir. Elle était décidément plus faible qu'elle ne le croyait. Soudain, elle se releva et se rhabilla prestement. Elle sortit dans la rue et s'assura que les fenêtres des maisons voisines étaient sombres. Elle traversa et frappa à la porte de Willie. Il ouvrit rapidement.

Ils se regardèrent en silence. Willie la saisit aux épaules et l'attira à l'intérieur de la pièce. Ils s'embrassèrent avec furie. Sans lui parler, Willie lui prit la main et l'entraîna dans sa chambre. Il fit glisser la robe, les sous-vêtements et étendit la jeune femme sur le lit. Sans la quitter des yeux, il se déshabilla et la rejoignit. Ils firent l'amour avec tendresse et violence, douceur et passion. Tori se blottit contre lui après qu'il fut retombé sur son oreiller avec un soupir rauque. Ils dormirent très peu, préférant profiter de leur intimité toute neuve. Les confidences les amenèrent naturellement à parler de la NASA.

- « Je veux être astronaute, redit Willie avec intensité. Cela me fait mal au coeur de voir ceux qui portent le badge des missions.

- Ton tour viendra, j'en suis sûre. En attendant, il faut que tu te blindes. Le temps s'arrête, ici, quand les nôtres sont là-haut. Ils ne tournent pas autour de la Terre, c'est elle qui tourne autour d'eux. Et je sais que c'est très dur pour ceux qui restent.

- Tu sais toujours ce que pensent les pilotes ?

- Mon père était pilote, certaines de mes connaissances le sont également. Ils me parlent souvent de ce qu'ils ressentent, et je me sers de leur expérience pour être un bon ingénieur.

- Tu n'as jamais eu envie d'aller là-haut ?

- Chacun sa place. La mienne est ici. »

Tori considéra le profil tendu de Willie et lui dit :

- « Tu réussiras. J'en suis sûre. »

Au petit matin, Tori déclara qu'elle devait partir. Willie tenta de la retenir, mais elle ne céda pas. Elle pensait qu'ils ne pourraient évidemment pas garder leur liaison secrète très longtemps, et elle redoutait instinctivement les conséquences. Cependant, plusieurs semaines s'écoulèrent sans que personne ne s'avise de leurs relations. Leur histoire se développa paisiblement, à l'abri des commentaires. En public, ils se comportaient comme de bons camarades. Ils ne parlaient plus de leurs sentiments, ils semblaient s'être tout dit. Willie, particulièrement, bannissait de ses propos tout ce qui aurait pu montrer l'empire de Tori sur sa vie, comme s'il en redoutait l'exposition. Il était assez lucide pour savoir ce que Tori représentait pour lui : il était amoureux fou, pour la première fois. Il ne pensait pas à l'avenir et se contentait de vivre pleinement son bonheur.

Puis quelqu'un vit quelque chose, malgré leur discrétion. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Un matin, Willie fut accueilli à la base par des regards méprisants. Quelqu'un lui lança :

- « Alors, tu as réussi ? »

Willie ne réalisa pas tout de suite, et l'autre insista :

- « Que les choses soient bien claires. Ce n'est pas parce que tu couches avec elle que tu vas améliorer ta carrière. »

Willie pâlit mais ne répondit pas. Il voulut passer son chemin mais fut séchement stoppé une seconde fois.

- « Personne ici ne te laissera te servir d'elle.»

Willie comprit que ses ennuis venaient de recommencer. Lorsqu'il retrouva Tori, elle avait l'air soucieux. Elle avoua qu'elle aussi avait entendu des insinuations toute la journée.

- « C'est ce que je craignais. C'est pour cela que je voulais être discrète.

- Cela leur passera.

- Je l'espère. Mais je sais que tout le monde m'aime bien. J'ai peur pour toi.

- Tori... J'espère que tu ne crois pas ce qu'ils insinuent ?

- C'est-à-dire ?

- Que je serais avec toi par ambition.

- Bien sûr que non. »

Elle l'embrassa délicatement et sourit avec tristesse. Il la prit dans ses bras.

- « Il faut s'accrocher, ça ira mieux bientôt. Au moins, nous n'avons plus à nous cacher. »

Les jours passèrent et la situation empira. Willie se sentit rejeté comme jamais auparavant. Il était insulté et humilié quotidiennement. Il se retenait de répondre par la violence, pour ne pas envenimer les choses. Le plus triste, à ses yeux, était que les autres croyaient sincèrement agir pour protéger Tori. Il essayait de discuter mais se heurtait à un mur. Comment les convaincre de sa sincérité ? Tori rencontrait le même problème. Elle était sans cesse abordée par ses amis ingénieurs ou les épouses des astronautes, tous débordants de bonne volonté, qui voulaient paternellement la mettre en garde contre, disaient-ils, « la manipulation » à laquelle se livrait Willie Sharp. Tori avait beau les assurer qu'il n'en était rien, ils n'en démordaient pas. Elle eut peur que sa liaison avec Willie n'en souffre et sentit sa rage augmenter contre la NASA.

Contrairement à la croyance qui les déclare seuls au monde, les amoureux ont besoin d'approbation autour d'eux. Le refus général de leur liaison affecta cruellement Tori et Willie. Tous deux, sans en parler, redoutaient que leurs carrières au sein de la NASA soient fortement compromises. Tori commença à penser qu'elle entravait, bien malgré elle, l'intégration de Willie et son épanouissement professionnel. Lorsque son père lui en parla, un soir, elle comprit qu'elle prévoyait ce moment depuis déjà plusieurs jours. Richard Spandau lui fit part de la peine qu'il ressentait à la voir prise au piège dans une telle situation.

- « Papa, c'est ma vie privée.

- Au sein de la NASA, il n'y a plus vraiment de vie privée, répliqua son père, confirmant ce qu'elle pensait depuis toujours. Tu es une fille intelligente, tu aurais dû voir qu'il se servait de toi... Ne m'interromps pas. Tout le monde est très ennuyé pour toi.

- Papa, je t'assure que tu te trompes, et que tout le monde se trompe ! Je connais Willie Sharp bien mieux que que tous les autres !

- Il s'est fait détester de tous en un temps record.

- Personne ici n'a fait le moindre effort pour le comprendre, parce qu'il ne sort pas du même moule. Il a été mon ami très longtemps, je sais ce qu'il a traversé, ce qu'il traverse encore, et ce n'est pas une page glorieuse de l'histoire de la NASA.

- Tu le connais vraiment ? Tu es sûre de lui à cent pour cent ? Il ne t'utilise pas par ambition ?

- Non.

- Alors voici le marché : tant que tu sortiras avec lui, jamais – jamais tu m'entends – il ne sera nommé à une mission. Il peut faire une croix définitive sur sa carrière. Il peut retourner à Fort Andrews piloter des avions de guerre. Mais s'il rompt avec toi, je promets qu'il sera dans l'équipage de réserve de Delta III. Il aura accès au simulateur et commencera sa vraie formation d'astronaute, avant d'être titulaire dans une mission future.

- Tu as perdu la tête ? dit Tori, le souffle coupé. Tu me fais du chantage ?

- Pas à toi, à lui. Parle-lui de ce marché et tu verras sa réaction. Moi, je suis convaincu qu'il se rendra compte de l'échec de ses calculs et qu'il te sacrifiera sans états d'âme. »

Tori sentait son coeur se glacer et une profonde douleur lui serrait la gorge. Elle se leva sans un mot de plus et quitta la pièce. Son père lui lança un regard chagriné. Il était sûr de faire ce qu'il fallait pour protéger sa fille. En tant que directeur des vols, un poste-clé, il avait toujours redouté le jour où un ambitieux sans scrupule tenterait d'utiliser sa propre fille. Ce jour était arrivé, mais il ne se laisserait pas faire.

Tori passa une nuit atroce, à réfléchir et à chercher une solution. Elle en voulait à son père, mais savait qu'il était sincère dans son erreur. Rien ne le ferait changer d'avis. Tori se remémora toutes les fois où Willie lui avait fait part de ses rêves d'espace. Pouvait-elle lui demander d'y renoncer ? Non. Au fond, qu'était-elle pour lui ? Une histoire de plus, avant la suivante. Elle se refusait à croire qu'il se servait d'elle ; elle était persuadée qu'elle lui aurait plu même si son père n'avait pas été le tout puissant directeur des vols. Mais, en effet, il poursuivait son ambition d'être astronaute, ni plus ni moins que les autres pilotes. Devait-il en faire le sacrifice pour elle ? D'ailleurs, jamais elle ne pourrait le lui demander. Elle connaissait trop bien la réponse. Une seule fois, il lui avait dit qu'il l'aimait, peut-être dans l'exaltation du moment, puis il avait repris son contrôle. Devait-il renoncer à tous ses espoirs pour une histoire de cinq semaines ?

Tori se leva, le matin venu, en ayant pris sa décision. Elle prépara le café de son père et lui annonça :

- « Je vais rompre avec Willie Sharp. Je ne lui parlerai pas de ce marché grotesque. Je ne veux pas qu'il l'apprenne, jamais. En contrepartie, je veux ta parole qu'il sera nommé dans le prochain équipage.

- Je ferai l'annonce cette semaine. Tu as ma parole. »

Tori se servit une tasse de café. Son père la regarda avec indulgence.

- « Je me réjouis que tu sois redevenue raisonnable. Tu as bien compris qu'il te préfèrerait sa carrière.

- Papa, tous les pilotes ici préfèrent leur carrière à leur femme. Si tu ne me crois pas, c'est qu'il y a longtemps que tu n'es plus astronaute.

- Chérie, je cherche à te protéger.

- Je sais. C'est bien le problème. »

Elle prit sa veste et s'apprêta à sortir. Richard Spandau avait les sourcils froncés.

- « Je crois que tu devrais quand même en discuter avec lui, au lieu de décider à sa place.

- Tu en as assez fait comme ça. Ne t'en mêle plus, s'il te plait. »

Elle quitta la maison. La douleur était toujours là, au fond d'elle. Elle téléphona à Willie pour lui fixer rendez-vous le jour même. Elle voulait en finir au plus vite. Willie la rejoignit dans un café et s'assit en face d'elle. Il remarqua ses traits altérés.

- « Tori, qu'y a-t-il ?

- J'ai deux nouvelles pour toi. La première, c'est que tu vas être nommé dans l'équipage de réserve de Delta III. »

Willie bondit de joie. Un premier pas vers l'espace, enfin !

- « Tu me promets que tu n'y es pour rien ? demanda-t-il en riant.

- Quoi ?

- Tu n'as pas fait pression sur ton père ?

- Je te jure que non », répondit-elle avec une expression amère.

Il ne remarquait plus son air renfermé, concentré sur cette annonce inespérée. Tori garda le silence un instant, puis dit brusquement :

- « Tu ne me demandes pas quelle est la deuxième nouvelle ?

- Ah oui, je t'écoute.

- Je préfère que nous cessions de nous voir. »

Le sourire de Willie s'effaça instantanément de son visage.

- « Tu plaisantes ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Je crois que nous n'avons plus rien à faire ensemble. »

Pendant quelques secondes, il la regarda comme s'il ne la comprenait pas. Puis son visage se durcit. Elle avait un air inhabituel, mais elle était si calme ! Si calme, alors qu'elle venait en un instant de briser leur relation.

- « Tu ne veux plus être avec moi ? J'ai bien compris ?

- Tu as bien compris.

- Qu'est-ce que j'ai fait ?

- Oh, rien ! Si ça peut te rassurer, ça vient de moi. Entièrement de moi.

- Tu t'es levée ce matin en te disant que tu devais rompre avec moi ?

- Exactement. »

Willie ne comprit pas son sourire triste. La colère flamba brutalement dans ses yeux. Il agrippa Tori par le poignet et serra jusqu'à ce qu'il vit la douleur sur son visage. Il dit avec violence, alors que ses traits se crispaient :

- « C'est comme ça ? Tu me prends et après tu me jettes ?

- Tu as l'habitude de le faire en premier ? »

D'un coup sec, elle libéra son poignet et quitta le café, sans plus s'occuper de lui. Il resta assis, les yeux fixes. La douleur monta et le fit frissonner. Il ne se rendait pas compte que l'heure s'écoulait, il s'abîmait dans l'effondrement de son amour. De nouveau, il était jeté seul dans l'existence, après avoir entrevu le havre dont il rêvait.

TBC