Voilà la suite ! J'espère que ce chapitre vous plaira :) Bonne lecture, et ne soyez pas avares de commentaires !
Chapitre 2.
7h59. Il avait exactement dix secondes d'avance. Comme tous les matins.
Kunikida Doppo n'avait jamais été en retard. La ponctualité faisait partie de cet idéal qu'il entretenait comme le projet de toute une vie et qu'il serrait entre ses doigts, dans son petit carnet vert, anodin pour les autres, mais qui pour lui représentait plus que sa propre existence.
8h00. Comme tous les jours, il ouvrit la porte de l'Agence et lança un « bonjour tout le monde » d'une voix calme, sans accrocs. Celle du gars prêt à entamer toute une journée de travail après une bonne nuit de sommeil.
– KUNIKIDA-SAN !
Ça… ça arrivait environ une semaine sur deux, et il ne savait que trop bien ce que le ton aigu d'Atsushi suggérait. Il s'étonnait même que le jeune Agent ne se soit pas encore habitué à la petite mascarade de leur membre le plus gênant, à défaut d'être le moins qualifié…
– Qu'est-ce qu'il y a encore ?…
– C'est Dazai-san…
– Je sais que c'est Dazai. Ce que je te demande, c'est ce qu'il a encore fait.
– Voyez par vous même…
La silhouette longiligne et un peu trop mince de Dazai se balançait au milieu de la pièce, suspendue… au plafond. En levant les yeux, Kunikida vit une longue corde relier son cou à l'une des poutres qui traversaient la pièce et pria pour que cette vision soit bel et bien la dernière de son crétin de partenaire.
– Il est… mort ? » souffla Atsushi, les larmes aux yeux.
– Ne soit pas idiot. Si c'était aussi simple de se suicider, Dazai l'aurait fait depuis longtemps.
Rectification. Si c'était aussi simple pour Dazai. Parce que pour une raison inconnue, l'ancien mafieux semblait bel et bien increvable.
– Mais il ne bouge plus…
En effet, le visage de Dazai était d'une pâleur morbide, ses bras pendaient mollement le long de son corps et sa tête penchée en avant laissait entrevoir, sous les mèches qui lui tombaient sur le front, ses paupières fermées et sa bouche légèrement entrouverte.
– Il en faudrait plus pour tuer cet imbécile », marmonna l'idéaliste en saisissant un classeur vide et en l'envoyant sur la tête de son partenaire, qui ouvrit deux yeux vitreux et regarda autour de lui.
– C'est toi Kunikida ?
– Qu'est-ce que tu fous encore ?
– Je testais une technique de pendaison », lança Dazai en soulevant sa veste pour dévoiler un ensemble de sangles harnachées autour de son torse.
– Le prince noir », souffla Kunikida. « Tu voulais savoir comment il a simulé son suicide… »
– Exactement ! Mais je me sentais tellement bien là-haut que j'ai fini par m'endormir… tu ne voudrais pas me décrocher ?
– Tu es très bien comme ça.
– S'il te plait Kunikidaaaaa ! Je ne sens plus mes pieds… » commença à geindre Dazai en se débattant contre un système qu'il avait lui-même installé, allez savoir comment.
– Eh bien crèves-en !
– Allez !
Sans lui laisser le temps d'insister davantage, Kunikida dégaina son révolver et tira sur la corde qui maintenait Dazai en l'air sans pour autant le laisser s'écraser. Il était trop habile pour ça.
– Merci !
– C'est ça…
Atsushi se tenait bien évidemment là, avec son air pantois et ses grands yeux qui semblaient ne jamais rien comprendre et lui donnaient l'air d'un éternel gamin.
– Bougez-vous », lança Kunikida en allumant rapidement son ordinateur. « Nous avons rendez-vous avec le ministre aujourd'hui. »
Le « prince noir » avait été le surnom de leur dernière cible. Gourou de son état, il avait créé une secte prônant le suicide collectif et le meurtre pour « dépeupler la planète ». Afin de convaincre ses adeptes comme ses opposants de sa suprématie sur le reste de l'humanité, l'homme avait simulé sa mort et sa résurrection. Après une débandade de plusieurs semaines, il avait finalement terminé au fond d'un caniveau, la tête transpercée d'une balle. Son membre le plus fidèle, qui était aussi sa maîtresse, s'était alors tuée sous leurs yeux et sans qu'ils ne puissent intervenir. Un échec pour Nakajima Atsushi, qui restait convaincu de l'existence d'une part de lumière en chaque être. Sinon pourquoi Dazai l'aurait-il sauvé ? Lui qui n'avait pas même le droit de vivre ?…
– Tiens-toi droit.
Si l'affaire du prince noir était bel et bien terminée, le devoir les appelait désormais, et sans leur laisser le moindre répit, dans les bureaux du ministre lui-même. Atsushi n'avait fait que croiser Taneda Santouka, le responsable du département des super-pouvoirs, et si Dazai s'évertuait à le qualifier « d'homme bien », le titre même suffisait à le rendre nerveux. Aller prendre le thé chez un ministre un mardi matin de bonne heure, ce n'était pas banal…
– Et détends-toi » marmonna Kunikida dans son dos en tapotant ses épaules trop raides.
À ses côtés se tenait Dazai, avec son éternel sourire, les mains rentrées dans les poches et la silhouette affaissée contre la paroi de l'ascenseur dans une attitude négligée.
– Nous y sommes » dit d'une voix mécanique l'agent en noir qui les accompagnait.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur un long couloir qu'ils traversèrent sans un mot, avant de s'arrêter devant une porte qu'Atsushi aurait qualifier de tout sauf d'imposante. Dans son imaginaire d'orphelin, les ministres faisaient encore partie de ces rares privilégiés qui se protègent des ténèbres du monde par des portes immenses aux battant infranchissables. Il semblait qu'un simple panneau de bois suffisait pourtant à séparer de la populace Taneda Santouka, qui les reçut lui-même dans son éternel kimono brun. Derrière ses lunettes rondes, ses yeux passèrent sur chacun d'eux, et il les salua avec une amabilité qui prit le jeune homme au dépourvu. Il aurait voulu se cacher sous la table et cirer ses chaussures plutôt que lui faire face comme s'il était son… égal.
– Asseyez-vous je vous prie. Merci d'être venus.
C'était la première fois qu'il entendait sa voix. Elle était douce et grave, comme celle d'un père. Du moins le père dont il aurait rêvé.
– L'affaire doit être grave pour nous convoquer de cette manière » lança Kunikida après l'avoir sobrement salué. « Que pouvons-nous faire pour vous ? »
– Les choses ne sont pas simples… » dit Santouka en croisant les mains tandis qu'ils s'asseyaient face à lui et qu'on leur apportait du thé.
Son regard si serein se ternit soudain et se para d'une lueur d'inquiétude qui fit apparaître les rides sur son visage. Atsushi réalisa qu'il était sans doute plus vieux qu'il ne l'avait cru… à moins que ce ne soit l'inverse, et que sa charge de ministre ait eu raison de ses jeunes années.
– Il y a trois jours, l'un de nos agents a disparu », poursuivit-il en faisant glisser jusqu'à eux la photographie d'un homme brun, sans traits particuliers et d'âge moyen. « Il s'appellle Kogoro Akechi. Il était interné depuis cinq mois à l'institut psychiatrique de Yokohama. »
– Pour quelle raison ? » demanda Dazai en se penchant légèrement pour voir la photo.
– Il a subitement perdu la raison. Nous pensons que c'est là l'œuvre d'un super-pouvoir. Akechi s'est mis à avoir des hallucinations, il s'attaquait à ses collègues et à ses supérieurs. Il a même tenté de s'en prendre à moi.
– Quel genre d'hallucinations ?
– Ça dépendait. Sa femme était morte dans un incendie, il croyait voir son cadavre déambuler. Il voyait aussi voir des papillons.
– Des papillons ?
– Oui. Il disait que les murs étaient recouverts de papillons noirs. Ça l'effrayait.
– Intéressant.
Un sourire leste s'était dessiné sur les lèvres de Dazai, et Atsushi comprit qu'il se réjouissait de ce qui les attendait. Tout comme Ranpo, Dazai se délectait des cas les plus compliqués ou les plus macabres. Les affaires faciles l'ennuyaient.
– Comment a-t-il disparu ? » demanda cette fois Kunikida.
– On l'ignore. Il était pris en charge dans le département le plus sécurisé de l'institut. Chaque patient est étroitement surveillé et passe la nuit en cellule, mais Akechi s'est comme… volatilisé…
– Et pourquoi faire vous-même appel à nous ?
La question était judicieuse. Il arrivait qu'on les appelle pour des affaires de disparition, mais jamais le ministre lui-même ne les avait mandaté, et le fait que ce soit pour un simple agent rendait les choses d'autant plus suspectes… à moins qu'Akechi soit quelqu'un de spécial.
– Il était l'un de nos informateurs. Dazai-san ?
– Mmh ?
– Vous connaissez bien Ango je crois…
– Il nous est arrivé de nous croiser en effet…
– Eh bien Akechi avait les mêmes fonctions que lui. Il était assigné dans les bureaux de Tokyo.
– S'il connaissait des informations confidentielles, pourquoi ne pas l'avoir éliminé ?
Encore cette froideur désinvolte… Dazai avait beau être tour à tour charmant, ridicule ou bizarre, il y avait en lui une efficacité dénuée de compassion qu'Atsushi n'avait découverte que trop tard, et qui l'effrayait parfois, en tout premier lieu parce que Dazai l'appliquait d'abord à sa propre personne. Cela dit, sa question était légitime.
– Akechi est un ami et l'un des piliers du gouvernement… nous espérions en son rétablissement.
– Cela faisait tout de même cinq mois…
– Mais les soins montraient des résultats positifs. Il s'était presque remis au cours des dernières semaines.
– Et il a rechuté c'est ça ?
– En effet…
– Bien ! » les interrompit Kunikida en se levant brusquement. « Nous ferons notre possible pour le retrouver. Vous pouvez compter sur nous. »
Atsushi ne put s'empêcher de soupirer.
Et une nouvelle galère de plus…
L'institut psychiatrique de Yokohama – joli nom pour désigner en fait un asile de fous – était perché sur une colline suffisamment en retrait du reste de la ville pour ne pas gêner les honnêtes gens des cris de ses résidents.
Dès le portail d'entrée passé, on savait que l'on pénétrait dans un monde où les lois n'étaient plus les mêmes. Où l'éthique, la morale, l'idéal ou ne serait-ce que la conception de la nature humaine changeaient de bord et d'axe pour s'orienter vers quelque chose entre la dictature crasse et l'humanisme condescendant. Cet endroit où il n'avait pourtant jamais mis les pieds, Kunikida se mit à le détester. À le détester sauvagement, comme on déteste un vieil ennemi. Et ce vieil ennemi, c'était l'absurdité, la bêtise et la culpabilité. Tout ce qui abaissait l'humanité à un état de débilité affligeante, et que tous les mots du monde ne sauraient combattre.
La traversée de l'allée qui menait jusqu'au bâtiment principal fut une éternité, et ne put lui épargner la vision des fantômes de chair et de raison qui erraient entre les bosquets et les buissons soigneusement taillés pour donner un semblant d'ordre à ce qui n'en avait plus. Ses yeux s'arrêtèrent un bref instant sur le visage décharné d'une femme. Elle n'avait plus de cheveux. Ses yeux, aux pupilles si dilatées qu'ils en étaient presque noirs, le fixaient avec un éclat malsain, et, lentement, elle plaça un doigts sur sa bouche. Kunikida détourna les yeux.
On les avait forcés à laisser leurs armes, soit disant que les lois en vigueur ici n'étaient pas les mêmes qu'ailleurs. On l'avait bien remarqué, mais lois ou pas, personne ne lui retirerait son carnet.
Le hall d'entrée leur offrit un spectacle de murs blancs et d'infrastructures sans âme ni beauté qui glaçaient l'atmosphère comme le cœur. Après le garde à la mine patibulaire, c'est le médecin aux dents blanches et au sourire forcé qui les accueillit.
– Vous avez fait vite.
– Le ministre veut que cette affaire soit rapidement résolue », dit Kunikida, conscient que Dazai et Atsushi ne prendraient pas le risque de s'exprimer.
– Je comprends tout à fait. Tayama Dozen » poursuivit le médecin en leur tendant la main. « Pour vous servir. »
Tous la serrèrent sans enthousiasme, Atsushi avec sa timidité habituelle, Dazai avec une retenue qui ne lui ressemblait pas, et Kunikida nota qu'il avait gardé le silence depuis leur arrivée.
– Nous voudrions avoir quelques informations, avant de visiter la cellule du patient et d'interroger le personnel.
– Bien sûr. Suivez-moi, nous serons mieux dans mon bureau.
Le bureau en question tranchait avec le reste des aménagements par l'opulence et les tons chauds de ses boiseries sculptées, ornées de bibelots exotiques. Bien que le contraste soit écœurant, tous les trois se détendirent.
– Du thé ?
– Avec plaisir », souffla l'agent, dont l'assentiment fut répété par Atsushi.
– Sans façon… » marmonna Dazai.
Dozen les pria de s'asseoir et attendit que le thé soit servi, non sans petits gâteaux qu'il consommait visiblement sans retenue, au vu de sa corpulence, avant de leur tendre un dossier aux feuilles jaunies.
– Tout ce que vous devez savoir est écrit là-dedans. L'état du patient à son arrivée, son suivi au cours des derniers mois, et son état pendant les derniers jours.
– Et pour dire les choses plus rapidement ?
Dozen souffla lentement sur sa tasse avant d'avaler une longue gorgée tout en fermant les paupières. Il avait les traits tirés et de grandes poches sous les yeux.
– Kogoro Akechi », commença-t-il, « est arrivé chez nous il y a un peu plus de cinq mois, dans un état très grave. Il ne faisait plus du tout la distinction entre la réalité et l'hallucination, et voyait le cadavre de sa femme partout. La peur et la colère le rendaient très violent. Il a nié pendant plusieurs mois qu'il se trouvait dans un institut psychiatrique et pensait que nous étions les membres d'une organisation vouée à détruire le gouvernement. Il s'en est pris plusieurs fois aux soignants ou aux autres patients, ce qui nous a obligés à l'isoler pendant plusieurs semaines. »
– Mais apparemment son état s'est arrangé.
– Tout à fait. Après trois mois de lutte, nous avions finalement réussi à trouver un compromis et à lui faire comprendre où il se trouvait, et que ce qu'il voyait n'était pas le fruit de la réalité.
– Comment vous y êtes-vous pris ? » demanda Dazai.
– Nous avons mis en place un jeu de rôles. Nous lui avons laissé croire ce qu'il voulait et avons joué les rôles qu'il nous attribuait. Notre mascarade a duré quatre jours. Après quoi il s'est lui-même rendu compte des failles de son raisonnement. L'évidence était là : il n'y avait aucune organisation, aucun complot. Juste lui, seul face à la maladie, et nous qui tentions de l'aider.
– Combien de temps est-il resté lucide ?
– Environ un mois. Ensuite il a de nouveau nié, et les hallucinations ont repris de plus belle.
– Le cadavre ambulant de sa femme…
– Pas seulement. Il voyait aussi des… des papillons noirs.
– Le ministre nous en a fait part.
– Ces visions le terrifiaient. Plus encore que celles de sa femme. Il avait peur de quelque chose et disait qu'un monstre se cachait derrière des nuages de papillons.
– Comment ça un monstre ? » intervint Kunikida.
– Un monstre… un peu comme les ogres des contes pour enfants. Une sorte de créature humanoïde qui venait le visiter pendant la nuit, selon ses dires.
– Et que lui voulait-il ?
– Akechi-san disait qu'il voulait dévorer son cœur.
Les paroles du médecin jetèrent un froid que même lui eu du mal à encaisser. Atsushi s'était affaissé dans son fauteuil, le visage fermé et les doigts crispés. Dazai s'était quant à lui raidi et son regard, d'ordinaire si vif, s'était perdu dans l'un des recoins sombres de son esprit avec lesquels Kunikida prenait soin de garder ses distances.
– Je vais vous emmener jusqu'à sa cellule », dit le médecin en posant doucement sa tasse. « Et je vous expliquerai là-bas le reste de l'affaire. »
Comment s'expliquer le fait qu'il n'aimait pas leur regard, l'odeur de détergent sur ses vêtements et qui semblait imprégner jusqu'aux murs, cette impression de surdité qui se dégageait des couloirs, et surtout la peur qui lui tiraillait l'estomac sans qu'il ne sache vraiment pourquoi ? Atsushi appréciait plus que tout sa nouvelle vie en tant qu'agent, ses collègues, ce remue-ménage paradoxal, entre paperasse et grands frissons, mais là, tout de suite, il aurait préféré se trouver n'importe où ailleurs.
Il l'avait déjà remarqué en entrant, le nombre hallucinant de portes à franchir pour passer d'un endroit à un autre. Des portes grises et froides, vouées à enfermer sans jamais laisser sortir… ça ne lui rappelait que trop bien l'institution où il avait grandi. Les vieilles brûlures infligées par son ancien tuteur le firent grincer des dents, et il porta la main à son flanc. Ce genre d'endroits lui donnait la nausée…
Tandis que le docteur les menait, de son petit pas de vieux, jusqu'à la cellule d'Akechi, le jeune homme jeta un regard en biais à ses collègues qui n'avaient plus ouvert la bouche depuis qu'ils étaient sortis du bureau. Kunikida gardait son visage ferme, son regard sérieux, mais ses lèvres pincées et ses doigts crispés sur son carnet en disaient long sur son état d'esprit. Lui non plus ne se sentait pas bien entre ces murs qui renfermaient la maladie et la folie. Quant à Dazai, il n'avait aucune expression, ou du moins cet air détaché relativement fréquent chez lui, et qui lui permettait si souvent de relativiser.
– Nous y sommes », dit le médecin en s'arrêtant devant une porte, semblable à toutes les autres, à côté de laquelle Atsushi put lire en caractères gras le nom de KOGORO AKECHI.
Dozen l'activa à l'aide d'un passe, et le panneau s'ouvrit sur une petite pièce blanche, sans confort ni chaleur, où se tenaient seulement un lit et une armoire.
– Je vous en prie.
Il fut immédiatement saisi par l'odeur. Une odeur de décomposition, de terre et de fleur… il avait l'impression de se trouver dans un cimetière et concerta Kunikida du regard, pour constater qu'il l'avait sentie aussi.
– C'est normal cette puanteur ? » marmonna ce dernier en plaçant sa manche devant son nez.
– Elle y était déjà avant sa disparition. Akechi s'en plaignait. À cause de ça, nous l'avons changé deux fois de cellule, mais l'odeur réapparaissait toujours, comme si elle le suivait.
– Ça venait donc de lui.
– Sans doute, mais les examens médicaux n'ont rien décelé. Par ailleurs, on ne la sentait que dans sa chambre. Nous avons fouillé les trois cellules où il a résidé de fond en comble sans rien trouver.
– Que pouvez-vous nous dire de la disparition ? » l'interrompit Dazai.
– Il se serait comme… volatilisé entre les murs de sa chambre. La porte n'a pas été ouverte de la nuit, ni forcée, et il y a des barreaux aux fenêtres.
– Et s'il avait un complice ?
– Je vous laisserai bien sûr interroger le personnel, mais les rondes sont très strictes, et nos soignants qualifiés. S'il s'était échappé, quelqu'un l'aurait vu.
– Je voulais plutôt savoir si quelqu'un aurait pu l'aider… Il n'y a pas eu de nouveaux arrivants récemment dans le personnel de l'institut ?
– Non. La dernière arrivée date de trois ans.
– Vous ne renouvelez pas beaucoup votre personnel…
– Nous avons du mal à en trouver.
– Et comment faites vous pour garder les autres ?
– Ça suffit », l'invectiva Kunikida. « Nous procéderons à l'interrogatoire tout à l'heure. Pour l'instant il faut examiner la chambre. Atsushi ? »
– Oui ?
– Tu peux sortir les outils nécessaires s'il te plait ?
– Tout de suite !
En posant délicatement au sol la mallette qu'il avait la charge de porter depuis leur départ de l'Agence, le jeune homme activa les verrous qui la maintenaient fermée, et révéla un arsenal de gadgets dont même lui n'était pas sûr de connaître l'utilité.
– Une loupe suffira pour l'instant », dit Kunikida en prenant ce dont il avait besoin.
– Et une pince », compléta Dazai.
– Qu'est-ce que je peux faire pour vous aider ?
– Regarde si tu trouves quelque chose d'inhabituel dans la pièce. On appelle ça chercher des indices.
– J'ai l'impression de plus vous gêner qu'autre chose », murmura Atsushi tandis que ses collègues se mettaient à inspecter la pièce.
– Il faut bien que tu apprennes le métier, et ce n'est pas tes déboires avec la mafia portuaire qui s'en chargera…
En effet, et malgré ses nombreuses péripéties au sein de l'Agence des détectives armés, Atsushi dut se rendre à l'évidence qu'il n'avait jusqu'alors presque jamais exercé ce qui aurait pourtant dû être sa fonction principale : détective.
– Kyoka aurait aussi pu venir, vous ne croyez pas ?
– Il faut d'abord qu'elle apprenne à se canaliser.
Et au fond, cela l'arrangeait. Il n'aurait pas souhaité l'emmener dans un endroit aussi sordide.
– Au boulot ! » l'invectiva Kunikida.
La tâche était loin d'être simple. En apparence, la pièce était impeccable, et rien à part l'odeur ne semblait y témoigner du séjour d'Akechi.
Les draps étaient jaunes de transpiration. Des restes de peau morte subsistaient sur le matelas, ce qui laissait deviner qu'il était encore occupé il n'y a pas si longtemps. Dans l'armoire, il n'y avait que deux paires de chaussures, une blouse grise, un gilet, et deux caleçons de rechange.
– Combien de paires de chaussures vos patients ont-ils le droit d'avoir ? » demanda Kunikida au médecin qui attendait sur le pas de la porte.
– Deux.
– Ça voudrait dire que votre homme vagabonde pieds nus…
– C'est ce que j'ai aussi constaté…
– S'il est encore vivant en tout cas.
L'ancien professeur de mathématiques n'était pas très optimiste quant au sort de Kogoro Akechi. Cette ambiance, l'odeur de mort, la folie latente qui régnait entre les murs et qui lui donnait l'impression de s'insinuer partout… si l'enfer devait ressembler à quelque chose, ce serait à ça.
– Il y a quelque chose ici », lança Dazai en tirant quelque chose de sous le matelas.
Il avait décidément le chic pour toujours avoir une longueur d'avance sur eux…
– Fais voir…
C'était des pages de brouillon, gribouillées à la main d'une écriture difficilement lisible, et si raturée que les feuilles en étaient endommagées par endroits.
– Il y en a d'autres ?
– Je n'ai trouvé que celles-là.
Il y en avait cinq.
– L'écriture fait-elle partie de vos thérapies ? » demanda-t-il à Dozen, visiblement troublé par la découverte.
– Ça peut arriver… mais Akechi-san n'arrivait plus à écrire à cause des tremblements. Nous avons renoncé au bout de deux tentatives…
– Et ces feuilles, d'où viennent-elles ?
– Je l'ignore. Nous sommes censés être informés de ce qui est donné aux patients.
– C'est bien son écriture au moins ?
– C'est bien la sienne… », confirma-t-il après avoir examiné les pages.
En portant son attention sur ce qui était écrit, Kunikida constata que le tout n'était pas seulement illisible, mais aussi codé. Les cinq feuilles étaient en réalité recouvertes de suites de chiffres arabes et de lettres romanes sans lien apparent.
– Quelle merde…
– Tu l'as dit », opina Dazai en lui reprenant la liasse de papiers. « Par contre… »
– Quoi ?…
– Il y a un mot écrit là.
– Fais voir.
Au coin de la troisième page, dans l'ordre où il les avait trouvées, figurait en effet quatre lettres à la suite, en majuscules, séparées par des points, et plus lisibles que les autres.
– A.L.I.S… » murmura lentement Dazai.
– C'est sans doute un code », dit Kunikida en se tournant vers le médecin. « Ça vous dit quelque chose ? »
– Absolument rien…
– C'est peut-être lié à ses fonctions au ministère », suggéra Atsushi.
– C'est ce que je pense aussi. Dazai ?
– Quoi ?
– Taneda-san a mentionné un certain Ango tout à l'heure…
– Sakaguchi Ango. J'ai eu l'occasion de travailler avec lui… je peux lui tirer les vers du nez.
– Ce serait parfait.
– Et là, qu'est-ce que c'est ? » demanda Atsushi en désignant quelque chose sur le dos de la dernière feuille.
Seuls deux mots restaient parfaitement lisibles au milieu de l'infâme gribouillage.
RUN AWAY
– Qu'est-ce que ça veut dire ? » bredouilla le jeune homme.
– C'est de l'anglais », répondit Kunikida. « Ça veut dire fuyez. »
– Fuir ? Fuir de quoi ?
– Bonne question… une idée Dozen ?
– Aucune… je suis… perplexe.
Perplexes, ils l'étaient aussi, et le silence couvrit leurs paroles comme un voile de ténèbres. Il imprégnait encore chaque parcelle de la cellule toute grise lorsqu'elle arriva.
Kunikida entendit d'abord la voix du soignant qui l'accompagnait, puis vit le médecin jeter un œil dans le couloir et se tourner franchement avant de saluer quelqu'un. Quelqu'un de visiblement important. Ses réflexes l'avaient ensuite préparé à attendre le rythme régulier de pas qui s'avançaient, mais ce rythme, qu'il entendait presque dans sa tête, ne vint pas avec la régularité escomptée. Il compta trois temps, et non deux. Trois temps laborieux, composés d'une note brève, et d'une autre longue, renouvelée par un coup sec, angoissé, presque agressif.
C'est ce qu'il nota, non sans un certain étonnement, avant que son visage n'apparaisse dans l'entrebâillement de la porte. Une tête d'ange vissé sur un corps de poupée cassée.
– Département des affaires criminelles liées au super pouvoir. Je suis ici sur demande du ministre », récita-t-elle sans la moindre pointe d'émotion. « Tomie Yamazaki. »
Kogoro Akechi est le personnage principal du roman d'Edogawa Ranpo : Le Lézard noir. Tayama Dozen apparaît quant à lui dans Le Pavillon d'or de Mishima.
Merci d'avoir lu ce chapitre. Le suivant devrait arriver dans quelques semaines. En attendant, n'hésitez pas à commenter, et sur ce, je vous dis à très bientôt.
