Chapitre 4.
La lumière tamisée du bureau redouble celle du soleil couchant, et se reflète sur les boiseries avec un certain panache. Ça sent le luxe, l'argent, le pouvoir fait pour intimider. Mieux. Écraser.
Face à la vitre qui domine toute la ville, et montrant ainsi qui en est le réel patron, Ougai Mori les attend. Son manteau noir crée comme une aura ténébreuse autour de lui, et quand il se tourne, le soleil couchant nimbe sa silhouette d'or. Aucun doute qu'il aime la mise en scène.
La fille sourit en son fort intérieur et tente de garder sa contenance. Avec une lenteur calculée, la silhouette de Taneda Santouka la dépasse et s'approche de Mori pour lui serrer la main. C'est désormais lui qui est auréolé de lumière, mais l'effet n'est pas le même. Sa carrure est trop massive, pas assez élancée.
Les deux hommes s'accordent d'un hochement de tête et se dirigent vers deux fauteuils pendant que leurs gardes respectifs se tiennent derrière eux.
La fille n'a pas peur. Elle n'a pas peur puisqu'elle n'est pas seule, puisqu'elle sent son arme de service contre sa cuisse et tous ses sens prêts à la protéger. Voilà bien longtemps qu'elle n'a plus peur et que son estomac ne se tord plus avant chaque ordre de mission.
C'est ce qu'elle se répète en réalisant que le simple fait de se le dire prouve qu'elle a tort. La rencontre d'aujourd'hui n'est pas anodine, elle est même déterminante, et elle sait que le moindre faux pas pourrait tous les conduire au désastre. Elle n'a pas peur, non, mais elle est inquiète.
C'est en réalisant cela qu'elle croise son regard. Il a la même couleur que les boiseries au soleil couchant, mais il n'y a aucune chaleur dans l'unique iris qui la fixe sans ciller. Contrairement aux autres hommes en noir, il se tient en retrait et se fond presque dans l'ombre qui envahit le bureau à mesure que la nuit s'étend sur la ville. Ce n'est pas la première fois qu'elle le voit, elle le sait. Sur presque chaque scène de crime, chaque affaire liée à la mafia, elle peut reconnaître sa signature. Celle d'un être trempé dans l'acier, sans la moindre compassion, la moindre hésitation, pour qui tuer est une seconde nature.
Osamu Dazai. Le fléau de la mafia portuaire.
Même ses semblables l'ont surnommé « le démon », et le fait est que son œil fixe, aux derniers rayons du crépuscule, semblerait presque rouge. Les bandages qui enserrent son visage de poupin ne font qu'accentuer l'étrangeté et le malaise qu'il dégage. Comme s'il portait un masque.
La fille sait qu'au moindre signe de Mori, il n'hésitera pas à presser sur la gâchette. Parce que ce n'est pas un homme qui se tient en face d'elle, mais une machine.
La première fois que j'ai vu Osamu Dazai, je n'ai pas su quoi penser. Je me suis seulement dit que si le mal avait un visage, ce serait probablement le sien. Parce que mis à part les bandages qui en dissimulaient la moitié, il n'avait aucune imperfection.
Osamu Dazai avait les traits d'une rare finesse, l'œil vif et le sourire facile. Mais derrière la façade qu'il affichait, je voyais quelque chose de froid, de noir, très noir. Aux limites de l'inhumain.
Et c'est ce qu'elle voit lorsque leur regard se croisent pour la première fois dans un affrontement silencieux. L'abîme insondable, l'enfer du néant.
Le jour où Tomie Yamazaki croisa pour la première fois le regard d'Osamu Dazai, elle sut qu'il la détruirait. Mais elle ne put imaginer à quel point elle avait raison.
La poussière recouvrait les meubles d'une fine pellicule grise et duveteuse. Dehors la pluie battait toujours, et dans l'appartement tout gris, il y avait une odeur d'abandon et de moisi.
Tomie fit un pas. Le battement de son talon sur le plancher usé se répercuta contre les murs dans un écho profond et presque macabre. On n'avait laissé que quelques meubles. Une bibliothèque aux étagères vides, une commode et un vieux canapé recouvert d'un drap blanc semblable à un linceul. Tout était froid, sourd, absent, comme si toute la vie contenue entre ces murs avait été aspirée dans un trou noir.
Tomie inspira longuement et avança encore. Elle effleura des doigts la bergère où elle s'était si souvent assise et fixa l'âtre de la cheminée, désormais glacial.
Où était-il désormais, celui qui donnait à cet endroit toute sa chaleur et dont il ne restait qu'une présence vide, un creux impossible à combler.
« Où es-tu Akechi ? »
La tapisserie beige et le plafond aux moulures fruitées, elle les connaissait par cœur et pourtant, sans le bric à brac presque organique où il se plaisait à vivre, sans les livres et les journaux ouverts qui recouvraient le sol, sans les odeurs âcres de tabac des îles qu'il consommait sans modération, tout lui semblait étranger.
Kogoro Akechi n'était pas revenu depuis des mois, c'était certain, mais pourquoi avoir vidé son appartement, puisque l'on espérait encore sa guérison ?
Tomie balaya le salon des yeux une dernière fois avant de se diriger vers la chambre à coucher. Le lit y était encore. Un lit pour deux, tiré à quatre épingles. Il y avait même, sur l'oreiller de la défunte épouse, un bouquet de lavande séchée, recouvert de poussière. La perte de sa femme était pour Akechi une ombre qui ne cessait de le poursuivre, et Tomie ne se souvenait pas d'un jour passé avec lui sans qu'il ne l'évoque, les lèvres serrées et les larmes au bord des yeux. C'était l'un des nombreux fardeaux qu'il portait tout seul, sans l'aide de personne, caché tout au fond de son cœur, et qui le rongeait chaque jour un peu plus. Bien que consciente de la noirceur dans laquelle s'enfonçait son mentor, la jeune femme n'avait su comment l'aider à l'époque, comment passer outre le mur de silence derrière lequel il cachait sa tristesse. Aujourd'hui, maintenant qu'Akechi avait vraiment besoin d'aide, elle ignorait toujours comment le franchir. Elle avait juré aux détectives qu'il n'aurait jamais pu sombrer dans la folie, mais elle n'en était désormais plus certaine. La solitude du lit conjugal lui renvoyait comme le reflet d'un miroir tous les instants où elle l'avait surpris en plein délit de faiblesse. Mais comment se douter qu'il terminerait ainsi ? Akechi était trop fort, trop fier, il aimait trop la justice et l'équilibre pour se laisser tout à fait sombrer. Quelque chose l'y avait forcément poussé. Et elle découvrirait quoi.
« Mais pas ici… » murmura-t-elle en refermant la porte de la chambre. Compte tenu de la vacuité de l'appartement, on avait en effet dû en retirer tous les indices. Peut-être que le ministère en savait même plus qu'il ne le prétendait. Dans quoi s'était-elle encore embarquée ?
En traversant une dernière fois le salon, elle jeta un œil à travers les fenêtres et devina, sous la grisaille de l'automne, la silhouette démesurée des quartiers de la mafia. Même d'ici, Kogoro les surveillait. Alors qu'elle évoluait lentement, sa canne fit soudain résonner l'une des lattes du parquet. Tomie se raidit. Baissant la tête, elle frappa la latte d'à côté. Rien. Puis de nouveau celle où elle s'était appuyée. Ça sonnait creux. Son cœur battit plus vite. Il y avait quelque chose. En s'accroupissant lentement, les dents serrée pour retenir le râle de douleur qui franchissait ses lèvres, la jeune femme se mit à quatre pâtes et dégagea la poussière qui recouvrait le sol. La couleur du parquet était légèrement différente, comme si on l'avait changé récemment. Tomie saisit fermement le manche de sa canne et en déboita la partie supérieure pour révéler la surface brillante d'une petite lame. C'était la première fois qu'elle avait l'occasion de s'en servir. Sourire au coin des lèvres, elle planta la lame dans la jointure de la latte et la fit coulisser le long de la structure jusqu'à créer une nette séparation avec le reste du parquet. Après quoi, elle inclina le manche vers elle, et souleva la planche par effet de levier. Le parquet grinça, gémit plus fort, puis finit par céder. Sous le choc, la latte décolla de plusieurs centimètres au-dessus du sol avant de retomber dans un bruit sec. Satisfaite, Tomie reprit son souffle et rangea la lame dans le manche de sa canne. L'ouverture dévoila une petite cavité rectangulaire, tout juste assez large pour dissimuler des documents ou un objet. En plissant les yeux, la jeune femme plongea la main à l'intérieur et rencontra la surface d'une petite boîte. Elle la sortit et prit le temps de l'inspecter. Le bois était lisse, de bonne facture, sans une rayure. Les coins n'étaient pas abîmés non plus, et l'ouverture dorée avait conservé son éclat. Impossible d'estimer son âge. En la retournant, Tomie vit, gravé sur le bois à la manière d'un poinçon, le symbole d'un papillon aux ailes déployées.
« C'est pas vrai… »
Akechi disait voir des papillons. Des papillons noirs, recouvrant les murs de sa chambre… Le souffle un peu plus court, elle ouvrit la boite. À l'intérieur se trouvait un mécanisme cuivré dont les rouages et les ressorts s'étreignaient avec une proximité impossible. Une petite manivelle en dépassait. Tomie la tourna lentement. Le mécanisme se mit alors en marche et, comme enrouée par des années de silence, une mélodie s'échappa timidement de la boîte. C'était une chanson triste, un brin mélancolique et qui semblait raconter une histoire. Troublée, Tomie referma la boîte et sentit ses sourcils se froncer. Akechi avait caché l'objet. De qui ? Pourquoi ?
De plus en plus perplexe, la jeune femme plongea de nouveau la main dans l'ouverture au sol, mais ne découvrit rien d'autre. C'était donc là son premier et seul indice. Une boîte à musique gravée d'un papillon aux ailes déployées. Un papillon de nuit.
Il aurait pu payer très cher pour ne plus jamais y retourner.
Kunikida leva un regard contrarié vers leur destination avant de tourner la tête vers Dazai. L'agent faisait mine de dormir, mais on ne l'y prenait plus.
– On est arrivé » dit-il en lui flanquant un coup de pied.
Dazai feint de sursauter et regarda autour de lui d'un œil vaseux.
– Déjà ?
– Eh oui.
Dans la cour d'entrée, les patients erraient toujours, avec leurs yeux vides et leur mine trop pâle. Il tenta de les ignorer et se dirigea droit vers l'entrée, suivi de son acolyte.
– Tu es sûr que c'était nécessaire de revenir ? » marmonna Dazai.
– Franchement dans cette affaire, je ne suis sûr de rien.
Dozen les attendait à l'entrée et leur tendit la main avec un sourire crispé.
– Mes excuses pour hier », marmonna-t-il.
– Pourquoi ?
– J'ignorais que de telles choses se produisaient au sein de mon établissement.
Il semblait sincère, et Kunikida ne put s'empêcher de poser une main compatissante sur son épaule.
– Ça peut arriver. Veillez désormais à garder les yeux ouverts non seulement sur vos patients, mais aussi sur votre personnel.
– J'y compte bien. En quoi puis-je vous aider aujourd'hui ?
– Nous aurions voulu consulter vos archives et en savoir un peu plus sur la… maladie dont souffrait Kogoro-san.
– Suivez-moi », invectiva Dozen en leur faisant signe de la main. « Vous avez lu les documents que je vous ai donné à son propos ? »
– Oui mais à part des dates et quelques périodes de chute je n'ai rien noté d'important. Il nous faudrait en savoir plus sur sa maladie.
– Ce que vous saurez n'est que théories. Le cas de monsieur Akechi est très particulier.
Après avoir traversé les affreux couloirs aux murs blancs et imprégnés de détergeant, les deux agents entrèrent dans une pièce froide aux murs tapissés de dossiers et de classeurs, étalés sur une distance qui donnait le vertige.
– Cet endroit consigne tous les cas que nous avons observés depuis l'ouverture de l'établissement », expliqua le médecin. « Il y en a plusieurs centaines. C'est à partir de ces observations que nous pouvons envisager de nouvelles manières de traiter une maladie. »
– Et que préconisez-vous ? » demanda Dazai, le visage fermé.
– Nous excluons au maximum le rapport de force et nous privilégions le dialogue ainsi que la prise de conscience par des moyens d'expression comme la peinture ou l'écriture. Nous ne sommes, dans l'idéal, que des auxiliaires destinés à accompagner le patient vers sa guérison. »
– Dans l'idéal ?
– Parfois ça fonctionne, parfois un peu moins.
– Et dans le pire des cas ?
– Lorsqu'un patient refuse de prendre conscience de sa pathologie et de la soigner, nous ne pouvons que lui offrir un cadre où il puisse poursuivre son existence en endurant le moins de souffrance possible.
– Et si le patient est dangereux ? Vous n'avez pas que de doux rêveurs j'imagine ?
– Bien que je répugne ces méthodes, pour la sécurité du personnel et des autres patients, nous sommes contraints de l'enfermer.
– Pas de lobotomie, ni d'électrochocs ?
Dozen afficha une expression outrée tandis que le visage de Dazai restait toujours aussi impassible.
– Nous ne pratiquons plus ces méthodes barbares depuis bien longtemps monsieur », siffla le médecin.
– Auriez-vous répertorié un cas proche de celui de Kogoro-san ? » les interrompit Kunikida.
Détachant son regard de Dazai, Dozen hocha gravement la tête.
– Je comptais justement vous en parler. Hier soir m'est revenu un cas similaire. » Tout en parlant, il les invita à le suivre dans le labyrinthe de dossiers qui constituait la salle des archives. « Cela s'est produit bien avant mon arrivée ici, mais mon prédécesseur m'en a parlé, et je me souviens avoir consulté le dossier peu après l'admission de Kogoro-san. »
– Le patient présentait les mêmes symptômes ?
– C'était une patiente. Les symptômes n'étaient pas tout à fait les mêmes, mais elle souffrait d'hallucinations et d'un délire de persécution. D'après ce que j'ai pu lire dans son dossier, elle aussi avait le sentiment d'être poursuivie par un monstre.
– Vous avez pu la guérir ?
– Elle s'est malheureusement suicidée après trois mois d'internement.
– Eh merde… c'était il y a longtemps ?
– Une vingtaine d'années, peut-être un peu plus… si ma mémoire est bonne, le dossier se trouvait par ici.
Et tout en rajustant ses lunettes, il se mit à consulter méthodiquement la date et l'intitulé de chaque classeur.
– Non… cela doit remonter à l'année précédente » marmonna-t-il en arrivant au bout de la rangée. « Oui ça y est ! C'était l'année d'entrée en fonction de mon prédécesseur ! »
D'un pas rapide, il les mena à la rangée suivante et procéda à la même inspection lorsque ses traits se troublèrent soudain.
– Je ne comprends pas…
– Que se passe-t-il ? » s'enquit Kunikida, suivi de Dazai, qui assistait aux recherches avec un intérêt flottant.
– Le dossier… » Dozen montra en tremblant un emplacement vide. Là où le classeur aurait probablement dû se trouver. « Il n'y est plus… »
– Quelqu'un l'a peut-être emprunté ?
– Je… oui… oui ça doit être ça… je vais me renseigner auprès de mes collègues. Si vous voulez bien me suivre.
À peine capable de dissimuler sa nervosité, le médecin fit sortir les deux agents des archives et ferma la porte à double tour avant de les reconduire à son bureau.
– Veillez m'attendre ici… » marmonna-t-il en sortant de nouveau. « Je vais juste me renseigner auprès de mes collègues et je reviens avec le dossier. »
– Faites donc.
À peine la porte claquée derrière la silhouette de Dozen, le regard de Kunikida croisa celui de Dazai.
– Tu penses comme moi ? » dit-il.
Il n'eut même pas besoin de réponse. Dazai se redressa comme s'il était monté sur ressorts et se dirigea vers le bureau du médecin tandis qu'il inspectait les rayons de la bibliothèque.
– Il y a quelque chose de louche ici » siffla-t-il.
Dozen rangeait ses affaires avec une méticulosité remarquable. Une fois la serrure du tiroir forcée, Dazai n'eut aucun mal à trouver ce qu'il cherchait.
– Je t'avais dit qu'il ne nous avait pas tout donné ! » lança-t-il en montrant à Kunikida une pochette portant le nom de Kogoro Akechi.
– Alors le dossier n'était pas complet…
– Bien au contraire… » murmura l'agent en ouvrant la pochette « J'ai hâte de savoir ce qu'on apprendra. »
– Regarde ce que tu peux trouver d'autre.
Pas grand-chose à vrai dire. Beaucoup de notes prises à la main, mais qui ne méritaient visiblement pas leur place dans les archives. La plupart était cryptée, et ce qui ne l'était pas gardait un sens très obscur. Dozen leur cachait bien quelque chose. Le regard de Dazai s'arrêta soudain sur un coin du tiroir, où était rangée une boîte remplie de trombones et de recharges d'agrafeuse. Il la prit et la fouilla rapidement pour y découvrir un petit cylindre constitué de cinq rouleaux, chacun divisés en neuf chiffres.
– Tiens tiens…
Un cryptex. Il le fourra dans sa poche et poursuivit ses recherches. Dozen ne tarderait pas à revenir, il fallait se dépêcher. Il ouvrit les autres tiroirs mais n'y découvrit que des feuilles blanches et des ouvrages de référence. Au moins les lectures du médecin étaient cohérentes avec ses propos. Fautes de mettre la main sur quelque chose d'intéressant, Dazai referma les tiroirs, les verrouilla à l'aide d'une pince et consulta de nouveau les pages qui concernaient Kogoro. Il se figea.
– Kunikida-kun…
– Quoi ?
Il lui montra les feuilles en guise de réponse.
– Ce sont les mêmes suites de chiffres que sur les feuilles trouvées dans la chambre d'Akechi.
Les yeux de son acolyte s'agrandirent, et il traversa la pièce pour le rejoindre.
– Tu en es sûr ?
– Certain.
La nuit précédente, il avait en effet cru perdre ses yeux à tenter de les décrypter.
– C'est définitivement louche.
– A.L.I.S » souffla Dazai en lisant la dernière feuille.
– Les mêmes lettres. Et là ?
Là où figuraient les mots « run away » sur les feuilles trouvées dans la cellule d'Akechi était désormais inscrit ce qui ressemblait à une adresse.
– On sait désormais par quoi commencer », déclara Kunikida, avant de se tourner précipitamment vers la porte où l'on entendait des pas résonner. « Range ça ! Vite ! »
Mais Dazai avait, comme à ses habitudes, réagi avant lui, et dissimulé la pochette dans son imperméable. Ils se rassirent comme si de rien n'était tandis que la silhouette de Dozen apparaissait dans l'entrebâillement de la porte.
– Pardonnez-moi pour l'attente…
– Il n'y a pas de mal. Vous avez trouvé le dossier ?
Seul le regard effaré du médecin leur répondit.
– Personne ne l'a. Il a disparu », murmura-t-il lentement.
Le temps s'était considérablement assombri lorsque Tomie sortit de son hôtel. Elle avait passé toute la matinée à la recherche d'un spécialiste capable de lui en dire plus sur la boîte à musique, sans succès. Ses seuls renseignements à peu près utiles, elle les avait tirés d'un brocanteur installés près des docks, dans l'un des quartiers les plus mal famés de Yokohama.
« C'est une belle pièce qu'vous z'avez là ! » lui avait-il dit tout en machouillant un mégot rongé par l'humidité. « Mais j'avais encore jamais vu c'poinçon… l'artisan doit pas être du coin. »
« Et si vous deviez estimer son âge ? L'époque à laquelle elle a été fabriquée ? »
Le brocanteur avait lissé sa barbe avec un air de vieux matelot avant d'inspecter de nouveau le précieux objet.
« C'est difficile à dire », avait-il marmonné. « Elle est en parfait état… mais vous voyez ces pièces là ? » Il lui avait alors montré une partie du mécanisme où la jeune femme, avec son œil néophyte, ne distinguait que des rouages et des ressorts.
« Eh bien ? »
« On a arrêté de les utilisé au milieu du 20e siècle, après le succès de la montre à quartz », expliqua le vieil homme. « Vot' objet là, c'est un peu comme une montre. Ça fait longtemps qu'on en fait plus de c'format. »
« Ça ne pourrait pas être le travail d'un artisan isolé ? Pour une commande par exemple ? »
« C'est bien possible, mais dans ce cas il aurait utilisé un mécanisme plus récent. Cette boîte mam'zelle, elle a bien cinquante ans. Peut-être même plus. Faut vous renseigner sur le poinçon. »
Mais ça, c'était une autre paire de manches, et elle avait eu beau consulté les registres, aucun papillon aux ailes déployées n'apparaissait parmi les signatures des artisans du pays. Peut-être qu'en poussant ses recherches au-delà des frontières…
– Bonjour Tomie », lança Ango en lui ouvrant la portière du taxi qui venait de se garer devant l'hôtel.
– Tu comptes me suivre longtemps comme ça ?
– Si tu ne daignes pas régulièrement informer le ministère des avancées de l'enquête oui. Ta chambre te plait ?
– Moins que celle de mon bouiboui. Concernant l'enquête, on n'a rien pour l'instant.
– Tu as visité l'appartement de Kogoro-san ?
– Oui.
En fronçant les sourcils, elle tourna les yeux vers le jeune fonctionnaire qui baissa immédiatement les siens.
– Pourquoi l'avoir vidé ? » demanda-t-elle en articulant chacun de ses mots.
– Par précaution. Akechi était enquêteur chez nous je te rappelle. Si son appartement recelait des informations sur les enquêtes en cours ou sur les affaires classées, il fallait les mettre en lieu sûr.
– Et vous en avez trouvées ?
Il déglutit, et Tomie le vit dissimuler ses mains dans ses poches.
– Pas tant que ça », lâcha-t-il.
Il mentait. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, et Tomie sourit intérieurement en se jurant de découvrir pourquoi. Le ministère voulait se servir d'elle ? Parfait. Elle aurait encore moins de scrupule à faire de même.
– Tu retournes à l'institut psychiatrique ? » finit par demander le fonctionnaire.
– J'ai rendez-vous avec nos amis.
– Il sait.
Cette fois ce fut elle qui se crispa. Pour se donner une contenance, Tomie laissa donc son regard se perdre dans les paysages qui défilaient derrière la vitre et inspira longuement.
– C'est lui qui te l'a dit ?
– Il m'a appelé.
– Et qu'est-ce que tu lui as dit ?
– Que tu avais survécu.
– Et ?
– Que tu chercherais probablement à te venger.
Ses dents grincèrent. Elle avait oublié qu'en plus d'être un gratte-papier et un lèche-bottes, Ango était aussi l'un des meilleurs cerveaux du département des super pouvoirs.
– Qu'est-ce qu'il a répondu ?
– Que tout irait bien tant que tu ne toucherais pas à un cheveux de ses camarades.
– Intéressant…
Elle sourit. Elle sourit parce que le démon, le fléau de la mafia, lui dévoilait enfin, et pour la première fois, une faiblesse.
C'était une jeune agent. La vingtaine, tout juste sortie de l'école de police. Avec ses cheveux courts et ses jambes fines, elle avait l'air d'un garçon un peu efféminé.
La première fois qu'il l'avait vue, c'était après une fusillade. Pour ne pas se brouiller avec le gouvernement, Mori ne s'opposait jamais à ce que la police vienne sur les lieux une fois qu'ils l'avaient bien nettoyé. C'était aussi sa manière à lui de les narguer. L'inspecteur avait comme toujours ramené sa fraise, mais il fut cette fois accompagné d'une gamine coiffée comme un champignon. Elle avait regardé la scène avec de grands yeux écarquillés, la main sur la bouche et les jambes tremblantes. C'était sa première scène de crime, et Dazai comprit très vite que là où elle voyait l'horreur, lui ne percevait qu'une journée de travail ordinaire. Que là où elle voyait des vies volées, lui ne trouvait qu'une gêne en moins pour la mafia.
La seconde fois fut pour elle la première.
La situation était grave, et il avait fallu négocier avec le gouvernement pour qu'une organisation criminelle ne réduise pas la ville en tas de petits coupons à reverser aux mafias hong-kongaises. Tout le monde y trouvait son compte et l'affaire fut réglée en une poignée de main. La filleaccompagnait le ministre et le commissaire. Dazai ne l'avait alors pas quittée des yeux. Elle avait soutenu son regard jusqu'à la fin de la rencontre, et c'est à ce moment-là qu'il décida de la détester, de la détruire à petit feu, petit morceau par petit morceau. Parce qu'il lui fallait au moins ça pour se distraire.
Review ? :3
