Bonjour à tous ! Me revoilà pour la suite de cette fiction ^^ ce chapitre est TRÈS dense et comme il s'agit principalement d'exploration, j'y ai inséré énormément de descriptions, donc j'espère que vous ne vous ennuierez pas :) cela dit l'histoire continue d'avancer et beaucoup d'indices seront disséminés par-ci par-là. Il y aura aussi quelques révélations supplémentaires sur le passé commun de Tomie et de Dazai, mais aussi sur l'histoire personnelle de Dazai et ses facettes les plus sombres (oui il va commencer à doucement péter un câble).

MlleMomo : Comme je ne peux pas te répondre par MP, j'espère que tu verras ce petit message qui t'es adressé ^^ Merci infiniment pour ton commentaire ! Je ne sais que dire tellement tes mots m'ont touchée... j'essaie effectivement de fournir une histoire de qualité, aussi bien dans l'intrigue que dans l'écriture, et de vraiment respecter le caractère des personnages ainsi que l'univers d'origine, donc ça me fait vraiment plaisir que cela se voie :D Concernant Tomie, moi non plus je n'aime pas les OC, et si elle est si particulière, c'est parce qu'elle est elle-même inspirée d'un personnage de roman que j'avais beaucoup aimé. Je suis contente en tout cas qu'elle trouve sa place dans l'univers de BSD. Merci encore à toi en tout cas, et j'espère que la suite te plaira tout autant :D

Sur ce, comme d'habitude, je ne peux que vous encourager à commenter. Chacune de vos review me fait sauter au plafond et me donne une motivation de dingue pour un travail que j'espère vraiment de qualité, donc c'est cool de me le faire savoir quand ça vous plaît ^^ Bonne lecture!


CHAPITRE 7.

Comme il est infini le blanc laiteux qui l'entoure et qui a remplacé celui de la neige dehors.

Il fait plus chaud maintenant. Sauf dans son corps.

Ce corps brisé qu'il a maudit dès le premier jour.

Si seulement la mort pouvait le prendre à son tour…

Chaque mouvement est si lourd.

Chaque parole si lointaine.

Cette distance à lui-même, ce gouffre sans fond, là où il n'y a que la peine

Infinie…

Alors le garçon les supplie de la lui injecter de nouveau, la mort liquide, le miel qui le fera planer encore, s'élever loin de lui, loin du monde, et tutoyer les nuages.

Laissez-moi partir…

Laissez-moi partir…

Comme cette matière transparente qui coule dans ses veines et dans cette poche de plastique suspendue à son chevet, il reste en apnée, il s'élève.

Là seulement où ses cauchemars laisseront place au rêve.

On lui avait dit que la morphine était un venin douceâtre et traître, qu'il était trop jeune, qu'il en crèverait peut-être, mais Dazai s'en fout.

Dès sa première fois, il a su qu'il n'y aurait que ça pour l'apaiser, pour faire taire ce vide qui hurle en lui. Alors s'il pouvait en crever aussi…

C'est ce qu'il espère depuis si longtemps…


La lumière du crépuscule se reflétait dans le bois d'acajou comme dans un miroir et teintait le grand bureau de fauve. Derrière les immenses baies vitrées s'endormait la Yokohama diurne, celle du soleil et des honnêtes gens, cette part de la ville qui ne leur appartenait pas tout à fait.

– Vous m'avez fait venir… » marmonna Chuuya en traversant la pièce, à la lumière du soleil couchant.

Élise n'était pas là, et sans ses fantaisies pour égayer son personnage, Mori semblait encore plus lugubre que d'ordinaire.

– Tu peux t'asseoir », dit le boss en croisant les mains devant lui pour y appuyer son menton. « J'ai une mission à te confier. »

– Laquelle ?

– Est-ce que le nom de Kogoro Akechi te dit quelque chose ?

Tout en prenant place face au bureau, Chuuya se gratta la tête et laissa son regard balayer distraitement la pièce tandis qu'il creusai sa mémoire.

– Akechi… oui je l'ai. Le fouineur du ministère.

– Il se trouve qu'il a disparu », déclara Mori en fichant ses pupilles mauves dans les siennes. « Cela fait apparemment plusieurs semaines qu'il était interné en asile psychiatrique. Il s'en serait volatilisé, en conséquence de quoi, le ministère a demandé l'aide de l'Agence des détectives armés.

– Et en quoi cela nous concerne ? » rétorqua le jeune mafieux en soutenant le regard de son supérieur avec une superbe qui frôlait l'arrogance.

Tout en calant mieux son dos contre son imposant fauteuil, Mori décroisa les mains pour tapoter les accoudoirs du bout des doigts.

– Je ne pense pas que nos affaires soient en danger », dit-il, « mais je préfère m'assurer que rien ne menace le fragile équilibre qui maintient cette ville. »

– Pas besoin d'en faire autant s'il était seulement fou… pourquoi prendre autant de précautions ?

– Parce que je doute qu'Akechi ait réellement sombré dans la folie.

– Pourquoi pas ?

– Il était trop intelligent et audacieux. À lui seul il a failli venir à bout de l'ancien boss… c'est dire…

– Je vois », marmonna Chuuya en se grattant le menton.

Le visage de Kogoro Akechi, il ne l'avait vu qu'une seule fois, un jour de pluie. Il tenait une fille contre lui, assez jeune, jolie, quoi qu'un peu maigre. C'était la première fois que la mafia collaborait avec le ministère et la police la dernière aussi, compte tenu de ce qu'il s'était passé ensuite. Il se souvenait de l'eau qui ruisselait sur les rebords de son chapeau, des gyrophares qui dansaient dans la nuit, et du sang sur ses mains. C'était Oda qui les avait retrouvés. Dazai et la fille à tête de champignon gisaient à la sortie des égouts, couverts de boue et gelés jusqu'aux os. Depuis leur rencontre fortuite, Chuuya gardait pour Dazai une aversion mêlée de sympathie qu'il ne s'expliquait pas, mais cette nuit-là, en voyant sa peau bouffie par les brûlures, ses membres sans vie et le sang séché sur ses vêtements, il avait cru fondre en larmes. L'accord entre la mafia portuaire et le ministère s'était conclu sur le sauvetage des deux disparus, et le visage de Kogoro Akechi fut effacé par les pénibles souvenirs des semaines qui s'ensuivirent.

Dazai était resté un mois en convalescence. Un mois de cauchemar. Chuuya n'oublierait jamais la solitude, l'amertume, le vide qu'il avait lu dans les yeux de son coéquipier. C'est aussi là qu'il avait compris que l'humour, les farces, cette arrogance propre à Dazai et qui le faisait tellement sortir de ses gonds, n'étaient en réalité qu'un masque, et que sans lui, le jeune mafieux n'était qu'un gouffre béant qui se dévorait lui-même. C'est aussi là qu'il avait commencé à avoir peur de lui. De et pour lui…

– Kogoro Akechi n'a pas grand-chose à voir dans nos affaires… » marmonna le jeune homme. « Je ne comprends pas pourquoi l'on devrait lui accorder autant d'attention… »

Le mauve qui imprégnait les pupilles de Mori et leur donnait leur teinte si particulière s'éclaira soudain tandis qu'un sourire étirait ses lèvres.

– Tu ne vois vraiment pas ?

– C'est à l'ancien boss qu'il a fait du tord… pas à…

Chuuya ravala ses derniers mots lorsqu'il comprit l'enjeu réel de la mission.

– Dites-moi boss », dit-il en souriant à son tour. « Est-ce qu'Akechi n'en saurait pas un peu trop sur la disparition de votre prédécesseur et le mystère de sa succession ? J'imagine que ce serait un léger bémol pour vous s'il venait à trop en dire… »

Pour toute réponse, et sans se départir du rictus qui déformait ses traits, Mori saisit son stylo plume ainsi qu'une feuille argentée où il apposa sa signature.

– Ce contrat te permettra de réquisitionner tous les hommes dont tu as besoin et de franchir tous les interdits. Tu as carte blanche pour cette enquête », déclara-t-il solennellement en lui tendant le contrat.

– C'est trop d'honneur…

Comprenant qu'il n'en saurait pas plus, du moins de la part du boss, Chuuya se saisit du document et se leva pour exécuter un bref salut.

– Vous pouvez compter sur moi », dit-il en tournant le dos pour se diriger vers la porte.

– Une dernière chose », tonna derrière lui la voix de Mori.

Chuuya pivota légèrement, assez pour voir la gravité dans ses yeux.

– Peu importe qu'Akechi soit vivant ou non, et je ne vois aucune raison de le tuer. Assure-toi seulement que sa femme soit toujours six pieds sous terre…


Rue des Anges.

Il n'y avait qu'une bande d'Occidentaux pleins aux as et seulement soucieux des apparences pour affubler la rue d'un nom pareil… pas étonnant que le quartier ait sombré dans l'oubli.

Les pas de Tomie faisaient de légers craquements dans les petits gravier qui crissaient sous sa canne. La brume automnale donnait au bâtisses abandonnées des airs de navires à la dérive dont se détachait parfois le visage figé et grisonnant d'une statue ou d'une gargouille.

Réprimant un frisson, la jeune femme progressa lentement jusqu'à la demeure indiquée par Akechi, et se figea en parvenant devant les hautes grilles en fer forgé. Derrière un entrelacs impossible de ronces et d'herbes sauvages se dressait une propriété couverte de lierre, dont le toit pointu et les tours évoquaient celles d'un château sur lequel on aurait jeté une obscure malédiction. De quoi écrire une bonne histoire d'horreur…

– Dans quoi t'es-tu encore embarqué Akechi ?… » ne put s'empêcher de marmonner Tomie en cherchant l'entrée de la propriété.

Les barreaux de la grille la menèrent aux pans d'un portail serrés par une épaisse chaine. Impossible à franchir pour les amateurs, mais comme elle était loin d'en être une, il ne lui fallut que cinq minutes pour débloquer la serrure. Sans la rouille, elle en aurait mis trois. Laissant la chaîne glisser au sol et toucher la pierre dans un claquement sec, Tomie activa lentement la poignée et poussa la grille. La rouille provoqua un grincement strident qui lui fit grincer des dents. Tomie se glissa à l'intérieur du jardin à l'abandon et traversa les restes de ce qui devait être une luxueuse allée, bordée de fleurs et de statues en des temps plus glorieux. Derrière les feuilles et les branches biscornues des arbres, elle pouvait parfois apercevoir le sourire ou le regard creux d'un chérubin. Le squelette d'un kiosque lui apparut, perdu dans les profondeurs du parc. Il y avait une odeur d'humidité, de feuilles mortes et d'humus. Un éclair zébra soudain le ciel et Tomie sentit les premières gouttes de pluie s'écraser sur sa tête et ses épaules. Pressant le pas pour atteindre le porche, elle porta un dernier regard au jardin à l'abandon avant de s'intéresser à la porte. Elle était entrouverte. Ses mains se raidirent en constatant qu'il n'y avait pas de poussière sur la poignée. Le mécanisme ne semblait pourtant pas avoir été forcé… Tomie n'était visiblement pas la première à visiter les lieux…

Sortant son revolver de son sac, elle se glissa sans bruit dans le hall d'entrée et longea le mur pour ne pas mobiliser sa canne, trop bruyante. L'entrée donnait sur un large corridor tapissé de portraits et orné d'une série de chandeliers qui lui donnaient l'air d'un manoir du 18e. Il menait à un escalier de marbre et desservait quatre pièces dont l'une donnait sur les sous-sols. La première était une bibliothèque pourvue d'un petit salon et d'une cheminée. Les vieux meubles et les fauteuils étaient couverts de draps blancs, mais Tomie put reconnaître quelques titres dans les rayonnages, la plupart en anglais. La silhouette d'un piano à queue se découpait dans la faible lumière filtrée par les baies vitrée. Tout sentait la poussière. En portant les yeux vers d'éventuelles cachettes, son arme prête à l'emploi, Tomie se dirigea lentement vers la pièce suivante et arriva dans une immense salle de réception dont les meubles étaient eux-aussi couverts de draps blancs. Les arbres du parc jetaient des ombres obliques et mouvantes à travers les fenêtres, et la pâleur des éclairs se reflétait sur le sol lustré ainsi que les pièces d'argenterie qui ornaient la table au centre de la pièce. Tomie s'en approcha et les détailla rapidement. Principalement de la vaisselle, quelques statuettes qui devait dater du siècle dernier. Tout dans cette maison semblait d'ailleurs antérieur au vingtième, comme si le temps s'y était figé. Il ne semblait même pas y avoir d'installation électrique…

L'écho de la pluie dehors se fit soudain plus intense et attira le regard de Tomie vers l'extérieur, où la tempête s'agitait de nouveau. Qui donc avait vécu là, loin du monde moderne, figé dans les souvenirs et la mélancolie ? Et elle ? Qu'était-elle censée découvrir ici ?

Tandis que son regard tentait de percer l'obscurité, Tomie perçut un frôlement dans le corridor et se précipita derrière l'une des lourdes tentures qui encadraient les vitres pour se cacher. Il y avait quelqu'un.

Retenant son souffle, elle leva son revolver et tendit l'oreille. À part le bruit de la pluie, tout était de nouveau silencieux… est-ce qu'elle avait rêvé ? Le rideau se souleva soudain, et Tomie eut seulement le temps d'apercevoir une ombre, tout près d'elle avant de tirer. Une main saisit alors son poignet et sans avoir le temps de reculer, elle reconnut les pupilles brunes de Dazai fichées dans les siennes. Il avait évité le tir.

– Tu ne devrais pas faire mumuse avec des armes dont tu ne sais visiblement pas te servir… » marmonna-t-il.

– J'aurais touché n'importe qui d'autre…

Dazai se contenta de lui adresser un regard froid, avant de fixer la canne de la jeune femme qui était tombée au sol.

– J'ai déjà exploré la bibliothèque et la cave », dit-il en la relevant simplement du pied tandis que Tomie la saisissait à la volée. « Il n'y a que les cuisines au sous-sol. Je n'ai pas encore exploré l'étage. »

– Très bien. J'imagine que toi non plus tu ne comptes pas partir avant d'avoir obtenu quelques réponses.

– Mieux vaut exploiter l'un des rares indices dont nous disposons pour l'instant.

Tomie ne put nier et le suivit jusqu'aux escaliers en tentant de mobiliser sa canne le moins possible. Question d'honneur.

L'étage donnait sur une série de chambres meublées dans le même style que les pièce du rez-de-chaussée et dont les lits à baldaquins diffusaient une odeur de poussière et de vieux qui frôlait l'insupportable. La première leur sembla normale, ils ne s'attardèrent pas. En revanche, la seconde les laissa interdits sur le seuil.

Tous les rideaux, ceux du lit et des fenêtres, étaient en lambeaux. Le matelas semblait avoir été éventré au couteau, et les draps, encore défaits, étaient couverts de tâches maronnâtres.

– C'est du sang », murmura Dazai après les avoir brièvement examinées.

– Mais ça n'a pas l'air tout récent…

Là encore, la quantité de poussière ne mentait pas, et leur traces sur le parquet semblaient être les premières depuis de nombreuses années. Tomie remarqua un tas de vêtements accumulés derrière le lit et s'en approcha. C'était des vêtements de femmes. Des jupes, des chemisiers, des collants, des robes, quelques paires de chaussures, et même des bijoux. Les vestiges d'une vie visiblement courte si l'on en croyait la taille menue et l'usure encore relative du tissu. Tomie eut un pincement au cœur en retournant les étoffes une à une. Les vêtements en disaient bien plus sur la vie d'une femme qu'on ne le pensait, et elle voyait là le portrait d'une personne coquette, raffinée, quoique légèrement sévère. Il n'y avait de la fantaisie que dans une ou deux robe de soirée, cousue de riches broderies et de perles qui devaient valoir une fortune. En soulevant un châle en dentelles, Tomie vit alors un feuillet s'échapper du tissu et glisser au sol.

– Laisse », dit Dazai avant qu'elle ne se baisse pour le ramasser.

C'était une photo. Un portrait. Celui d'une femme à la peau claire et aux lèvres pourpres. De longs cheveux bruns entouraient un visage carré aux joues rebondies. Elle avait un sourire discret et mystérieux. Quelque chose d'intelligent brillait dans son regard, et donnait à son visage une gravité inattendue. Tomie la regarda avec la sensation étrange d'avoir déjà vu les traits qu'elle avait sous les yeux.

– Il y a quelque chose au dos ? » demanda-t-elle.

– Mary S. » lut Dazai. « Sans doute la propriétaire des vêtements. »

– Et du sang sur le lit…

Jugeant qu'ils en avaient bien assez vus, le détective et l'ex-policière quittèrent la chambre pour explorer la dernière pièce de l'étage. À cause de la douleur qui saisissait sa jambe avec un peu plus d'intensité à chaque pas, Tomie dut reprendre son souffle quelques secondes, et vit soudain Dazai se figer sur le pas de la porte.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

Il n'eut pas besoin de répondre elle comprit en entrant à son tour. La pièce était d'un blanc immaculé, que ce soit le sol, les murs, ou les rideaux, sans la moindre trace de poussière. Il n'y avait pas un seul meuble, à l'exception d'un berceau, qui trônait au centre de la pièce. En voyant Dazai s'en approcher, Tomie lui emboita le pas et sentit un frisson lui parcourir l'échine. Deux yeux vides les fixaient à travers le voile qui couvrait le couffin, incrustés dans la figure figée d'une poupée de porcelaine. Elle était blottie entre les draps et les coussins comme un véritable nourrisson, et vêtue d'une combinaison rose, ornée de fleurs et de dentelles.

– Lucy… » souffla soudain Dazai, et la jeune femme le vit pointer du doigts les lettres brodées de fil rouge sur les draps.

– Ce serait son nom ?

– Sur la série de feuillets que nous avons trouvés dans la cellule d'Akechi figurait le mot lux, qui signifie « lumière » et qui constitue l'étymologie du prénom « Lucy » ou « Lucie ». Il n'apparaît pas dans ceux qui sont en ta possession.

Tomie le fixa, perplexe, et reporta son regard sur le berceau.

– Lucy… » répéta-t-elle.

Un enfant ? Un bébé ? La fille de cette Mary peut-être… Elle sentit soudain ses yeux s'agrandir en découvrant le symbole gravé sur le dessus du berceau et poussa une exclamation de surprise. C'était un papillon aux ailes déployées.

– Comme sur la boîte à musique », murmura Dazai qui avait aussi compris.

– Il faut qu'on découvre à qui appartenait cette maison et ce qui lui est arrivé…

– Il reste un endroit à explorer », dit Dazai en retournant vers le couloir.

– Ah ?

– J'ai vu qu'il y avait une sorte de jardin d'hiver à l'arrière de la maison, mais la profusion de plantes y rend l'accès difficile.

– Allons-y », le coupa Tomie.

Dehors, la pluie tombait toujours et frappait le toit comme des milliers d'araignées qui couraient sur les tuiles. La jeune femme se demanda si le temps n'avait pas un impact sur la douleur, un peu comme les vieux qui se plaignent de rhumatismes dès qu'il fait mauvais, et serra les dents en descendant les escaliers. Dazai s'arrêta quant à lui au-bas des marches et elle le vit porter la main vers son œil droit, les traits crispés. Une goutte de sueur roula le long de sa tempe et se perdit dans son col.

– Quelque chose ne va pas ? » demanda-t-elle, non sans une pointe de sarcasme.

Sans répondre, l'ancien mafieux se dirigea vers la pièce qui jouxtait la bibliothèque, celle qu'elle n'avait pas eu le temps d'explorer, et la traversa d'un pas sec. En voyant la table ovale et les chaises qui y trônaient, Tomie comprit qu'il devait s'agir de la salle à manger et observa Dazai tandis qu'il écartait les rideaux, dévoilant ainsi l'entrée du fameux jardin d'hiver. Une porte vitrée y donnait accès. Dès qu'il l'ouvrit, une odeur infecte emplit la pièce. Une odeur de terre, d'humidité, mais aussi de pourriture. Pas cette pourriture végétale qui attire les insectes et qu'on retrouve au fond des jardins, non. Une pourriture animale, corporelle, presque acide. Tomie se couvrit le nez. Elle avait l'impression de se trouver à proximité d'un corps en putréfaction.

– Sans doute un rat crevé », dit Dazai qui ne semblait pas plus incommodé que cela.

La véranda était envahie par les feuilles et les branchages qui y formaient un réseau de végétation semblable aux mailles d'un filet.

Tomie dut redoubler de prudence pour ne pas trébucher contre une racine ou un pot laissé à l'abandon, et grimaça en sentant l'humidité de la serre couvrir son front comme une pellicule de crasse.

Dazai s'était frayé un chemin parmi le labyrinthe de plantes, et elle vit sa silhouette s'arrêter auprès d'une forme massive qu'elle eut d'abord de la peine à identifier.

– C'est un bureau ? » dit-elle en s'approchant.

– On dirait bien.

L'agent entreprit de le fouiller en ouvrant les différents tiroirs, mais l'humidité avait rendu la plupart des documents totalement illisibles. Le seul élément notoire qu'il découvrirent fut la photo d'un homme en costume, jeune et souriant, qui posait devant ce qui semblait être le manoir en ses jours de gloire.

– B. S », lut Dazai en tournant la photo. « Est-ce que ce serait lui notre fameux propriétaire ? »

– Encore un papillon… » souffla Tomie en désignant du doigts la broche que l'on apercevait sur le coin de sa veste.

Un papillon de nuit aux ailes déployées.

Elle déglutit.

– Ce serait donc lui qui aurait fabriqué la boîte à musique…

– Mais tout ça semble si vieux…

En tournant les yeux vers lui, Tomie lut une sorte de déception mêlée de perplexité dans l'expression de Dazai… pour peu qu'on puisse lui en trouver une. Aucun doute néanmoins sur le fait que l'affaire lui échappait autant qu'à elle.

– Il y a autre chose au dos de la photo », remarqua-t-elle en la lui prenant. « Forget me not. »

– Ne m'oublie pas…

– Donc résumons », dit-elle en plaçant sa canne devant elle, les deux mains sur le manche. « Nous avons trois individus : B.S, Mary S, et Lucy. Il est probable que B. et Mary aient été mari et femme…

– Parce que les initiales sont les mêmes ?

– Non seulement ça, mais ils ont le même âge et le même… style disons.

– Et vu l'état de sa chambre, si c'est bien sa chambre, il y a des chances que Mary ait mal fini », ajouta Dazai en balayant la serre des yeux. « Et cette enfant… Lucy… »

– Morte née ?

– C'est aussi ce que je pense.

– D'où le sang sur le lit peut-être.

– Mary serait morte en couche…

– Et B. en serait devenu fou ?

– Beaucoup trop romanesque ! » lança l'ancien mafieux, avant de lui adresser un regard en biais. « Mais force est de constater que tu n'as rien perdu de ton acuité. »

– Tu as eu le malheur de ne pas viser la tête…

Cette facilité à lier leurs facultés dans un but commun, Tomie l'avait déjà expérimenté, et elle savait que malgré le gouffre qui les séparait et la haine qu'elle vouait au suicidaire à tête de clown, la moindre collaboration entre eux porterait ses fruits, parce que deux cerveaux tordus comme les leurs n'étaient faits que pour s'entendre, aussi destructrice la rencontre soit-elle. C'est d'ailleurs ce qui l'effrayait.

Mais pas cette fois, pensa-t-elle. Plus jamais elle ne se laisserait berner par Dazai.

Elle avait de nouveau porté les yeux sur la photo, et tentait de lire à travers le sourire du mystérieux B.S. lorsque Tomie constata que Dazai s'était de nouveau enfoncé dans les ténèbres du jardin d'hiver.

– Il n'y a plus rien là-bas… » marmonna-t-elle, peu enthousiaste à l'idée d'explorer davantage les lieux.

– Détrompe toi…

D'un geste de la main, Dazai lui signifia de le rejoindre et ouvrit ce qui ressemblait à une porte en métal.

– Il y a une pièce supplémentaire… » constata la jeune femme en le rejoignant.

L'intérieur était plongé dans l'obscurité, et Dazai eut recours à sa lampe de poche pour éclairer la pièce. Tomie sentit ses mains tressaillir et crut que sa canne ne serait plus suffisante pour la soutenir. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu'elle crut étouffer. C'est alors qu'elle remarqua que l'odeur de pourriture était bien plus prégnante que dans la serre, et plaqua la main sur sa bouche avant de détailler la pièce des yeux. Le sol et les murs étaient carrelés. Au centre se trouvait une table munie de sangles dont l'utilité ne laissait aucun doute… Sur les quelques étagères accoudées aux murs, on pouvait voir les restes rouillés d'instrument chirurgicaux et, à la faible lumière de la lampe de poche, Tomie identifia un scalpel, une scie, des seringues, tous imprégnés de sang séché, mais aussi ce qui ressemblait à des prothèses. Une jambe, un bras, et même une main, constitués d'une matière blanche et lisse comme de la porcelaine. Elle vit même une paire d'yeux de verre, posés sur un petit écrin pourpre.

– Il semblerait que ce B.S. se soit adonné à d'étranges passe-temps… » susurra Dazai en s'approchant d'une commode qui faisait face à la porte. « Bingo ! »

– Tu as trouvé quelque chose ?

Pour toute réponse, l'Agent leva un porte-documents noirs qui semblait avoir été préservé de l'humidité et des insectes.

– Espérons qu'il nous en apprenne plus sur le propriétaire des lieux.

Tomie acquiesça avant de remarquer une poignée cachée derrière l'une des étagères.

– Il y a quelque chose ici », dit-elle en l'activant.

La table se renversa soudain et chuta dans un bruit sinistre, révélant la présence d'une trappe que le mécanisme servait à ouvrir.

– Voyez-vous ça… » dit Dazai, sourire aux lèvres.

– Après toi », lança Tomie.

Moins nombreuses qu'elle ne le craignait, les marches menaient vers une sorte de local, bas de plafond et dont les murs suintaient d'humidité. La puanteur y était telle que Tomie crut tourner de l'œil, avant d'apercevoir ce qui se trouvait dans la pièce.

– Reste où tu es ! » l'invectiva Dazai en braquant sa lampe de poche vers le haut des marches. Mais trop tard. Elle avait déjà vu.

La pièce recelait une dizaine de corps. Certains déjà réduits à l'état de squelette, d'autres en état de décomposition avancée. Hommes, femmes, et même enfants. Tous dans la fleur de l'âge, enchaînés aux murs par les pieds ou les poignets. Suivant le faisceau de la lampe, Tomie remonta les marches aussi vite qu'elle put, et déglutit à peine la trappe franchie.

– Il faut… qu'on sorte d'ici… » marmonna-t-elle.

– Nous ne découvrirons rien de plus de toute façon. Je demanderai à Fukuzawa de dépêcher une équipe sur les lieux. Il faut faire la lumière sur tout ça.

– Et moi j'en toucherai deux mots à Ango.

D'un regard, ils se signifièrent que leur collaboration s'arrêtait là. Tomie se redressa en s'appuyant tant bien que mal sur le manche de sa canne tandis que Dazai se dirigeait vers la sortie en rangeant le porte-documents dans son imperméable.

– Dazai… » eut-elle alors seulement le temps de souffler.


Il entendit seulement son souffle dans les ténèbres avant qu'un bruit de chute ne face trembler les murs de la pièce.

– Qu'est-ce que…

Dazai fit volte-face et put voir le corps de Tomie disparaître sous la trappe qui se referma alors brusquement.

– Yamazaki !

En tâtant le mur pour retrouver le mécanisme, il tenta de l'activer de nouveau, mais le sol demeura intact. Les cris de la jeune femme résonnaient en-dessous. Dazai tenta alors d'examiner le carrelage, à la recherche d'une poignée ou de quelque chose qui lui permettrait d'accéder au sous-sol, sans succès.

« Écarte-toi ! » entendit-il soudain hurler. Une détonation se produisit alors et la trappe fut soulevée de quelques millimètres, avant de retomber de nouveau. L'impact avait cependant percé une ouverture assez large pour lui permettre de l'ouvrir. En serrant les dents sous le poids de la trappe, Dazai parvint à l'ouvrir de nouveau et se jeta dans les escaliers. Quelque chose bougea dans le faisceau de sa lampe de poche et il entendit un craquement, à quelques millimètres de son oreille, avant qu'un coup de feu ne retentisse et ne lui fasse perdre l'équilibre. Du sang avait giclé sur son visage. Ce n'était pas le sien. S'essuyant les yeux d'un revers de la main, Dazai braqua de nouveau sa lampe vers le centre de la pièce et ne comprit pas ce qu'il vit.

Sous les lambeaux puants qui leur servaient de chair, les corps, les corps morts bougeaient. Avec leurs mâchoires grandes ouvertes et leurs dents saillantes, on aurait dit qu'ils hurlaient de manière continue, désespérée et terrifiante. Dazai ne put s'empêcher de déglutir. Son souffle s'était bloqué dans sa gorge. Il eut envie de vomir à la vue de leurs orbites creuses et des cheveux éparses, grouillant de saletés, sur leurs crânes. Leurs os se mouvaient d'une manière étrange et saccadée, dans un va-et-vient continu qui ressemblait aux pas d'une danse macabre hallucinée. Et au centre de la danse se tenait Tomie, son revolver dans une main, une lame dans l'autre. Dazai reconnut le manche de sa canne dans sa paume, et vit que le reste de l'objet gisait au sol. La jeune femme se déplaçait sans autre appui que celui de sa jambe estropiée.

– Attention ! » hurla-t-elle soudain, et Dazai eut tout juste le temps d'éviter l'une des créature avant qu'un tir ne fasse exploser le crâne de cette dernière.

– Il faut sortir d'ici ! » lança-t-il en sortant sa propre arme pour abattre deux autres cadavres.

– On les a détachés… » souffla Tomie alors qu'il ramassait sa canne et la tirait vers les escaliers.

Dazai sentit alors quelque chose frôler sa joue et aperçut une forme noire du coin de l'œil. Un papillon de nuit. Il entendit cependant la jeune femme siffler de douleur et fit volte-face pour la soulever par la taille et la porter vers la sortie. Dans les ténèbres, les morts s'agitaient toujours. Quelque chose comme une main se referma brusquement sur sa cheville et lui fit perdre l'équilibre. Dazai sentit sa tête heurter le sol et leva le bras pour repousser la créature. Une vive lumière aux reflets bleutés emplit soudain la pièce et le cadavre tomba, inerte, à ses pieds.

– Elles sont vulnérables à mon pouvoir… » s'entendit-il murmurer, perplexe.

– Dazai !

Tomie l'avait saisit par le col et se ramassa pour enrouler son bras autour de ses épaules. À peine debout, elle vacilla cependant et se fut à son tour de quasiment la porter. Ils traversèrent en courant la salle à manger ainsi que le corridor qui menait à la sortie, franchirent la porte sans se retourner, sans même prendre le temps de la refermer, et traversèrent le jardin jusqu'à la grille où, là seulement, ils purent reprendre leur souffle. La pluie s'était alors estompée pour tomber par gouttelettes et faisaient des petits ronds dans les flaques qui jonchaient la route.

– J'appelle un taxi », dit l'Agent tandis que Tomie déglutissait pour la seconde fois.

Après avoir pris quelques secondes pour reprendre son souffle, il tenta de percer du regard la forêt vierge qui entourait le manoir, à la recherche du moindre mouvement suspect, mais ne releva rien d'autre que l'agitation des herbes folles et des feuilles mortes. La maison semblait comme un caveau dans une cage de verdure à l'agonie. Le souffle de nouveau régulier, Dazai tâta l'arrière de son crâne et constata qu'une bosse s'y formait déjà. Quant au sang sur son visage, il l'essuya d'un revers de manches. C'est seulement lorsqu'il l'entendit haleter à ses côtés qu'il se souvint de la présence de Tomie.

Son front était couvert de sueur, et elle pressait si fort sa main contre sa jambe que ses ongles semblaient s'enfoncer dans son collant. Un rictus déforma les lèvres du détective lorsqu'il réalisa combien elle lui faisait pitié.

– Qu'est-ce que tu regardes ?! » siffla la jeune femme en levant vers lui un regard brûlant de haine.

– J'aurais vraiment dû t'achever ce jour-là…


L'effort combiné à la peur l'avait poussée dans ses derniers retranchements. Tomie vécut le trajet de retour dans une semi-inconscience et fut tout juste capable de donner l'adresse de son hôtel au chauffeur avant de s'affaler sur la banquette arrière. À ses côtés, Dazai regardait le paysage comme si rien ne s'était produit.

– J'appelle Ango… » dit-il après de longues minutes de silence.

– Hors de question.

Et ce fut tout.

La pluie ruisselait contre les vitres de la voiture tandis que les rues de Yokohama défilaient sous ses yeux comme un carrousel d'ombres et de lumières. Avec la tombée du jour, la ville semblait encore plus irréelle que d'ordinaire, et Tomie s'endormit en imaginant que les passants sur les trottoirs étaient des âmes errantes à la recherche d'un paradis qui n'existait pas. Entre elle et les morts, la différence n'était pas si grande.


– Et voilà m'sieur dames !

Tiré de ses pensées par la voix du chauffeur, Dazai essuya la buée sur la vitre et jeta un œil dehors.

– Vous êtes sûr que c'est bien ici ? » demanda-t-il en parcourant du regard la façade lugubre de l'édifice en face d'eux.

– Ba c'est l'adresse que la dame a donnée » dit l'homme. « Faudrait peut-être la réveiller vous croyez pas ? »

C'est fou comme il pouvait rapidement évacuer de son esprit tout ce qui l'agaçait. Quoiqu'au fond, Dazai n'oubliait jamais vraiment rien, aussi n'eut-il qu'une désagréable sensation de déjà-vu lorsqu'il découvrit la silhouette de Tomie endormie sur la banquette.

– Ya-ma-za-ki ! » chantonna-t-il en appuyant son doigt sur sa joue, ce qui réveilla la jeune femme en sursaut. « On est arrivé ! »

Balayant les lieux d'un œil vaseux, l'ex-policière se redressa en serrant les dents et régla le chauffeur avant de sortir d'un pas traînant.

– Tu oublies ta monnaie ! » lui lança Dazai en sortant à son tour du taxi.

– Garde-la.

La pluie battait toujours et ruisselait sur ses cheveux. L'Agent constata que malgré le trajet, son teint était toujours aussi pâle et ses yeux vitreux.

– Un peu désolé comme endroit, non ?

– Je me passerai de tes commentaires. Maintenant fais-moi le plaisir de dégager ! »parvint-elle à siffler avant de trébucher et de s'effondrer lourdement au sol.

– Vous voulez que j'appelle un docteur ? » demanda le chauffeur depuis sa vitre entrouverte.

– Je crois que ça ira » le rassura Dazai. « Madame a juste légèrement forcé sur le vin ! »

– Enfoiré… » grimaça Tomie.

– Z'êtes sûr ?

– Puisque je vous le dis ! Une tisane, un pipi et au lit ! Ça ira mieux demain !

– Les jeunes de nos jours…

Dazai attendit que les phares se soient éloignés pour reporter son attention sur le corps tremblant de Tomie à ses pieds. La vision lui était désagréablement familière.

– Allez », dit-il en la soulevant par le bras.

– Lâche-moi.

– Je n'ai pas envie qu'Ango me tombe dessus si tu crèves d'une pneumonie.

– Comme si tu avais une conscience…

Non, il n'en avait pas, mais en tant que membre de l'Agence des Détectives Armés, il ne pouvait pas laisser une femme mourir sur le trottoir.

– Il y a un ascenseur ?

– À gauche après l'entrée…

L'hôtel dans lequel séjournait Tomie avait tout d'un bouiboui bon marché, du rouge passé de la moquette jusqu'aux tâches de moisissure sur les murs, en passant par la mine avachie du réceptionniste qui puait le tabac à dix mètres à la ronde.

– Quatrième étage », gémit-elle dans un souffle de voix.

Sa respiration était devenue erratique et un filet de salive roula sur le coin de sa bouche.

– Quelle chambre ?

– 412.

Il lui prit les clés des mains déverrouilla la porte et la porta jusqu'au lit. Alors qu'elle était dans ses bras, il sentit les doigts de Tomie se resserrer sur sa chemise et ses ongles s'enfoncer dans les bandages qui enserraient son cou. La chambre était minuscule et n'avait pour meubles qu'un lit une place et une penderie dans laquelle Dazai aperçut une valise à peine ouverte. Une forte odeur de cigarettes y régnait et trouvait son origine dans un cendrier remplit à ras-bords sur le coin de la fenêtre. La tapisserie sur les murs semblait dater du siècle dernier et la lucarne ne suffisait pas à éclairer la pièce. Une lampe de chevet était renversée sur le sol. Dazai la redressa et l'alluma.

– Tu n'as rien pour faire passer la douleur ?

À peine consciente, Tomie tendit la main vers son sac.

– Une boîte… en étain… » parvint-elle à peine à marmonner.

Dazai fouilla l'objet jusqu'à trouver ce dont elle parlait. C'était une boîte rectangulaire, un peu trop grande pour contenir de simples médicaments. Il débloqua l'ouverture et découvrit à l'intérieur une série de seringues remplie d'un liquide transparent. Son cœur manqua un battement.

– De la morphine…

En en prenant une, il la glissa dans la main tremblante de Tomie et la laissa le guider jusqu'à sa cuisse où il enfonça la seringue d'un coup sec. La jeune femme hurla, avant de tomber inanimée sur le matelas, les yeux mi-clos et le front ruisselant de sueur.

À travers le collant, sous sa jupe relevée, Dazai put distinguer la blessure qu'il lui avait lui-même infligée, des années plus tôt. Une série de profondes crevasses, liées par un réseau de veines bleutées qui s'étendaient sur sa jambe comme une toile d'araignée. Inconsciemment, ses doigts saisirent alors une nouvelle seringue tandis qu'il déliait les bandages de son poignet.

Juste une fois…

Parce que ça faisait trop mal, là, à l'intérieur. Tout au fond de lui.

Et comme ça, encore une fois, je pourrais oublier.

La douleur que c'était d'être en vie, de simplement se penser. La souffrance d'être affublé d'un corps dont on n'a jamais voulu et qui hurle, à chaque instant, chaque seconde, en demandant la paix.


On lui avait dit que la morphine était un venin douceâtre et traître, qu'il était trop jeune, qu'il en crèverait peut-être, mais Dazai s'en fout.

Dès sa première fois, il a su qu'il n'y aurait que ça pour l'apaiser, pour faire taire ce vide qui hurle en lui. Alors s'il pouvait en crever aussi…

Voilà longtemps qu'il connaît l'amertume du réconfort procuré par la drogue, qu'il en savoure les joies factices, et encaisse les séquelles dans un silence à chaque fois plus étouffant. Combien de fois cette sensation de piqûre, là, au creux de ses veines, l'a-t-elle tailladé ? Combien de fois l'a-t-il désirée ? Voilà si longtemps qu'il ne l'a plus savourée… Parce que pendant longtemps, Dazai a oublié le visage de la souffrance.


– Et il a fallu que tu me le rappelles… » ricana-t-il en fixant le visage de Tomie Yamazaki.

Alors, en découvrant la peau de son avant-bras, Dazai retire le capuchon de la seringue, et l'enfonce dans ses veines à lui. Pour qu'elle vienne, la sensation de bienfaisance, la fraîcheur miraculeuse et jouissive, le miel menteur qui lui fait oublier à quel point son existence à lui lui est insupportable. Il en pleurerait de joie s'il le pouvait…

Dazai laisse simplement la seringue tomber à ses pieds, son corps glisser contre le mur pendant que la joie se répand dans son corps. Et il savoure, il exècre, il jouit tandis que ses yeux hallucinés regardent le corps de Tomie Yamazaki s'auréoler d'une grande lumière blanche et s'élever dans les airs comme un ange pleureur.

Elle au moins n'ira pas en enfer…


Il est de nouveau dans cette cellule puante. Il a mal, il a froid. Il est rare que les sensations physiques l'atteignent à ce point, mais cette fois son corps ne ment pas. Il est réellement à bout…

il a du mal à cerner ce qui l'entoure, mais depuis quelques temps, il entend quelqu'un respirer, tout près. Il entend ses pieds frapper le sol avec une régularité qui l'agace… La douleur dans son dos est insupportable… c'est là où ils ont brûlé, il croit…

Un spasme qu'il n'arrive pas à contrôler lui soulève le torse et l'espace d'une seconde, il a l'impression d'étouffer avant que tout ne se calme. Et puis de nouveau, le silence, la respiration tout près, et pourtant si loin, l'humidité qui dégouline des murs. Tout pue. Même sans ouvrir les yeux, il sait que tout est laid.

Quelque chose grince à l'autre bout de la pièce. Il entend trois pas très lourds. Un machin qui sent la vieille semelle lui titille la joue avant de le frapper franchement. Mais il n'a plus la force de bouger. Plus cette fois. Un poids sur le sol fait résonner les murs, la porte grince de nouveau sur les pas qui s'éloignent, et plus rien. Quant à la mort, il attend toujours, qu'elle vienne le chercher, pour que la douleur s'arrête enfin…

Soudain, un liquide frais ruisselle sur ses lèvres craquelées. Il sent un goût de fer dans sa bouche. Le sang y avait séché. Il sent le liquide de nouveau. Quelque chose de chaud se glisse sous sa tête et la soulève doucement. Un nouveau spasme vient soudain le cueillir et il recrache tout. Il sens l'eau dégouliner sur son menton, mais les mains ne l'ont pas lâché. Une voix lui dit des trucs étranges. Comme quoi ça va aller, on va s'en sortir. C'est ça ouais !

Il sent de nouveau l'eau sur ses lèvres et parvient cette fois à l'avaler. La sensation de fraîcheur dans sa gorge est inouïe. Il a envie d'en pleurer.

Ses yeux trouvent soudain la force de s'ouvrir et parviennent à distinguer un visage au-dessus de sa tête. Ce visage, il l'a déjà vu, avec sa peau pâle, ses pommettes hautes et sa coupe de champignon. Il a déjà vu ses yeux gris qui ressemblent à la mer en plein hiver, là où elle est la plus moche.

Arrête de me sourire, il a envie de lui dire.

La simple chaleur de son regard lui fait encore plus mal que la sensation d'être en vie.


Je précise que l'addiction de Dazai à la morphine est inspirée de la vie du vrai Osamu Dazai, qui a écrit quelques lignes à ce propos dans "La Déchéance d'un homme". Jespère que ce chapitre vous a plu, et je vous dis à la prochaine ! :D