Bonjour à tous ! Voilà la suite de cette fiction ^^ J'espère que ce chapitre vous plaira. Après les événements assez éprouvant du précédent, j'ai décidé de me concentrer sur un moment plus "tranquille", basé sur le quotidien et les pensées en pleine évolution des personnages. Pour ceux qui attendent la descente aux enfers de Dazai, je dirai seulement que j'aime que les choses soient lentes (du moins jusqu'à un certain point) ;) Cela dit, certaines découvertes intéressantes interviennent à la fin du chapitre.

Je tiens par ailleurs à vous remercier d'être aussi nombreux à me lire, et surtout à me commenter. J'insiste à chaque fois, mais c'est vraiment génial de partager votre expérience de lecteur, donc un grand merci à MlleMomo et Teke Adam :D

Guest : merci à toi pour ton commentaire ! Comme tu le vois, la suite n'a pas mis trop de temps à arriver ^^ j'espère que ce nouveau chapitre te plaira !

Là-dessus, je vous souhaite à tous une bonne lecture ! :D


CHAPITRE 8.

Le garçon aux cheveux bouclés et au corps enserré de bandages. Ce garçon dont la moitié du visage a disparu sous les pansements, et qui l'a fixée longtemps, caché derrière le bureau d'acajou du boss de la Mafia portuaire, à la lumière du soleil couchant.

Tomie n'ose pas le regarder. Elle n'ose pas mesurer le souffle, très faible, qui soulève parfois son torse, la quantité de sang sur son visage et sa chemise. Elle sait seulement que dans cet état, il ne survivra pas longtemps. Le garçon est soudain secoué d'un spasme avant de retomber mollement au sol, la tête tournée vers la porte de leur cellule. Sa maigreur transparait sous ses vêtements, et Tomie a la sensation que si on lui enlevait ses bandages, on ne trouverait que les os.

« On va mourir ici », se dit-elle tandis qu'un frisson terrible lui parcourt l'échine. « On va mourir ici, tous les deux. »

À cause de sa bêtise, peut-être aussi de la sienne, puisqu'il s'est retrouvé là avec elle, à cause de cette haine absolue et stupide qui sépare le monde du jour et de la nuit, les forces de police de la Mafia portuaire. Tomie sent un sanglot remonter dans sa gorge et enfouit sa tête dans ses genoux pour le retenir. Mon dieu qu'elle a froid. Quant à la faim, elle ne sait même plus ce que c'est. Elle sent l'humidité sur ses doigts fripés, la saleté sous ses ongles. Ses lèvres sont si sèches qu'elle a l'impression qu'elles ont été remplacées par du papier. Et malgré tout, les larmes lui montent aux yeux lorsqu'elle comprend qu'elle ne reverra plus jamais la lumière du jour.

Akechi…

Il sera déçu, et triste aussi, parce qu'elle a compris que sous ses expressions sévères et son sourire narquois se cache une affection sincère. Lui faire du mal lui rend l'idée de mourir d'autant plus insupportable, et elle sent les muscles de ses bras se contracter de colère et de frustration.

« Pardonne moi… »

C'est le genre de choses qu'on se dit avant la fin quand on réalise qu'il n'y a plus rien d'autre à faire…

Aussi Tomie entend-elle à peine la porte se mettre à grincer. Une silhouette s'avance dans la cellule et lui communique un relent exécrable de sueur et de cigarette. Elle ne voit pas son visage, mais devine son sourire dans la faible lumière qui vient du couloir. Il dépose quelque chose au sol et s'avance jusqu'au garçon étendu sur le sol. Tomie aperçoit son épaisse semelle écorcher lentement sa joue, avant de le frapper franchement. Une fois. Deux fois. La peur et la culpabilité lui dévorent les entrailles. Elle est tétanisée, trop faible pour le défendre, trop lâche pour s'interposer. Elle veut juste que l'autre l'oublie dans son coin, que personne ne la touche.

Plus jamais elle n'accusera qui que ce soit de lâcheté.

C'est le claquement de la porte qui lui fait ouvrir de nouveau les yeux. En retrouvant tout à coup son souffle, Tomie réalise que quelque chose de chaud coule entre ses cuisses, et se retient de vomir.

Lentement, très lentement, elle ose un coup d'œil vers la masse que le colosse leur a laissée. Un seau ? Elle se traine au sol pour s'en approcher et fond presque en larmes en découvrant qu'il contient de l'eau. De l'eau. Pour de vrai. De l'eau fraiche. Pas comme celle qui dégouline des murs et qui a imprégné sa peau jusqu'aux os. Une petite voix dans sa tête lui dit qu'elle est peut-être empoisonnée mais Tomie s'en moque. Quitte à mourir, autant que ce soit comme ça. Elle plonge sa tête dans le seau, sent l'eau fraiche imprégner sa gorge desséchée, et boit jusqu'à manquer de s'étouffer. Elle avait oublié la sensation même d'être en vie… En déchirant la manche de son chemisier, et en s'efforçant de ravaler sa honte, elle le trempe dans le seau et s'en sert pour nettoyer son entre-jambes. Un faible gémissement la fait soudain tressaillir. Tomie tourne la tête et voit pour la première fois le visage du garçon. Ses mains se mettent à trembler, à la fois d'horreur et d'indignation, lorsqu'elle découvre l'état de sa figure.

L'une de ses pommettes forme une bosse violacée. Sa bouche et son nez sont couverts de sang séché, croutés sur l'encoignure des lèvres, et son arcade sourcilière est fendue.

Quelque chose comme le chagrin pousse alors Tomie vers lui, pour la première fois depuis des heures. Doucement, elle place sa main sous sa tête et tire le seau jusqu'à elle. Avec sa paume, elle tente de former une sorte de vasque pour porter l'eau jusqu'aux lèvres du garçon. Il semble si faible. Un nouveau spasme secoue soudain son torse et lui fait recracher le peu d'eau qu'elle a réussi à lui donner. Ce n'est pas grave. Ça va aller, lui dit-elle. On va s'en sortir.

Elle-même ne croit pas à ces mots… Mais lui… elle ne peut pas le laisser là.

La respiration du garçon se fait plus profonde. Son œil non masqué s'ouvre lentement et sa pupille la fixe avec un mélange d'épuisement et de résignation. Tomie lui donne l'équivalent de plusieurs gorgées d'eaux, avant qu'il ne fasse non de la tête et se mette à tousser faiblement.

« Ça va ? »

« Connu mieux… »

Sa voix est très rauque, mais a gardé une vivacité qui la rassure.

« Il faut qu'on sorte d'ici », dit Tomie en regardant autour d'elle.

C'est étrange. Jusqu'alors, elle s'était réfugiée dans son coin pour attendre, prête à accepter son sort, à regretter, à se lamenter jusqu'à ce que la mort l'emmène, mais là, avec lui, si faible contre ses genoux, quelque chose lui dit qu'elle ne peut pas abandonner.

Tomie frissonne en réalisant qu'il lui a redonné la force de se battre.

« On sortira ensemble de cet enfer », ajoute-t-elle dans un souffle. « Je te le promets. »

La pupille chocolatée de Dazai la regarde avec une sorte de stupeur tandis qu'un sourire fatigué étire ses lèvres. Est-ce qu'elle lui a redonné espoir à lui aussi ?

« Dans ce cas j'ai un plan », dit-il simplement.


La première chose que Tomie sentit en se réveillant, c'est l'odeur de vieux et de poussière. Cette odeur qui imprégnait le corps du garçon devenu homme, et qui lui donnait la parfum nostalgique et malsain d'une poupée de chiffon. Une brusque inspiration souleva sa poitrine, et elle se redressa en sursaut, la vision encore brouillée de sommeil. Les draps étaient froissés sous son corps, sa jupe encore relevée, et sous son collant percé, un filet de sang avait séché. Tomie fouilla sa chambre des yeux et constata qu'elle était seule. Une seringue vide gisait à côté d'elle et avait roulé contre son flanc. La nausée lui tiraillait la gorge. Chacun de ses membres était aussi raide et douloureux que s'il avait été passé au pressoir.

Elle avait rêvé de cette nuit-là, des longues heures passées auprès de Dazai, et du moment terrible où elle avait décidé de lui faire confiance. Tomie avait en réalité passé quarante-huit heures dans le froid et les ténèbres. Quarante-huit heures qui lui avaient semblé aussi longues qu'une année entière. Le laisser mourir avec elle dans cette cellule, voilà ce qu'elle aurait dû faire, et peut-être qu'ainsi l'enfer lui aurait été épargné, mais la vie n'est qu'une grande pute qui se délecte de nos erreurs. Il n'y a aucune volonté dans le ciel, aucune bienveillance dans le destin qui nous attend. Seulement les ténèbres en attendant la délivrance. Est-ce que Dazai l'avait compris aussi ?

Encore une fois, Tomie fixa la seringue vide dont le contenu l'avait plongée dans ce sommeil halluciné qu'elle détestait, et la prit entre ses doigts. À en juger par le sang qui avait roulé sur sa cuisse, Dazai n'y était pas allé de main morte… Elle pouvait encore sentir l'odeur de ses bandages sur ses mains, bien loin de celle de détergeant et de maladie qu'elle s'était figurée. Ça sentait juste le vieux, comme ces vêtements qu'on a laissé trop longtemps dans un placard ou ce genre de moquette à fleurs que les mamies semblent tellement affectionner.

Dazai sentait le vieux, le passé, le rien.

Peut-être était-ce là, du reste, un élément d'explication : son œil, auparavant bandé, était intact, précisément parce qu'il n'avait jamais été blessé. Et si les bandages n'étaient qu'une manière pour lui d'attiser la pitié ? De se montrer abusivement faible et vulnérable aux yeux d'autrui, pour mieux les berner ensuite et ainsi cacher sa véritable nature : celle d'un monstre sans principe et sans pitié ?

Dazai était comme l'odeur de ses bandages : passé, vide. Elle plaignait les agents le jour où ils le réaliseraient… en particulier le jeune Atsushi qui semblait si attaché à l'ancien mafieux. Cela dit…

Tomie sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale lorsqu'elle repensa au manoir.

À un moment, dans l'escalier, Dazai s'était comporté bizarrement. Comme sa jambe commençait à sérieusement la faire souffrir, elle n'y avait pas vraiment prêté attention, mais il lui avait semblé le voir s'arrêter et porter la main à son visage, comme s'il avait mal. Comme si quelque chose de douloureux lui revenait en tête.

« Comme si j'allais le plaindre ! » dit-elle tout haut en se redressant. La priorité était pour l'instant de savoir ce qu'il était advenu d'Akechi, et de découvrir ce qui le liait au manoir et ses horreurs.

En portant les yeux vers sa petite lucarne, Tomie constata que l'aube se levait derrière la grisaille automnale. Elle avait dormi plus de dix heures, et même si l'injection la laissait un peu fébrile, sa jambe ne lui faisait plus mal. C'était déjà ça… malgré une deuxième paire de collants perdue dans l'affaire…

La moiteur de sa peau et l'odeur de sueur sur ses vêtements l'informèrent de la nécessité de prendre une douche. Avant de se déshabiller, Tomie fit donc ce qui remplaçait désormais son petit-déjeuner matinal : elle prit son sac, en sortit son herbe, un feuillet qu'elle roula soigneusement avant d'en coller les bords avec sa langue, ouvrit sa fenêtre, prit son briquet et alluma sa première cigarette de la journée. Bouffée de liberté. Factice certes, mais elle s'en foutait pas mal.

Maintenant qu'elle connaissait les joies de la dépendance aux substances, elle regardait son ancienne elle-même, juste et moralisatrice, avec un certain mépris. Avec le regard d'un animal blessé qui dit « t'as rien connu ma fille. Tu l'ouvriras quand tu sauras de quoi tu parles. » Avant, elle réprimandait beaucoup les fumeurs, en particulier Akechi qui enchaînait les cigares, et notamment pendant les enquêtes. Ça l'aidait à réfléchir qu'il disait. Elle ignorait alors qu'elle ne faisait que l'accabler davantage au lieu de le sauver, tout simplement parce qu'elle ne connaissait pas encore ce truc moche qu'est la dépendance. Et dire qu'elle considérait ça comme un plaisir un peu malsain… Quelle conne elle faisait.

Fumeuse, morphinomane… elle aurait pu devenir pute si sa blessure n'était pas aussi handicapante. Ça l'aurait au moins distraite, mais là encore, comme elle ne connaissait pas la détresse de ces femmes qui font le tapin toute la nuit pour trois sous, Tomie se refusa de juger. On ne se prononce plus sur la souffrance une fois qu'on la vécue, parce qu'elle est indicible, honteuse, mais surtout parce qu'on réalise que là, quelque part, il y a toujours quelqu'un qui a vécu pire.

Tirant sa dernière bouffée du petit bout de papier consumé entre ses doigts, Tomie laissa un long nuage de fumée s'échapper de sa bouche et se dissoudre dans l'atmosphère comme une trainée de cendre avec le vent. C'est en reculant pour fermer sa fenêtre et en faisant de nouveau face à la chambre qu'elle la remarqua. Une deuxième seringue gisait sur le sol. Vide. Interdite, elle se laissa glisser contre le mur pour mettre son genou par terre et l'attraper. L'extrémité était encore rouge… pourtant vu son état, elle n'avait subi qu'une seule injection… dans ce cas…

« Dazai… »

C'était la seule explication.

Perplexe, Tomie jeta la seringue à la poubelle et commença à se déshabiller. La vision de Dazai enfonçant la seringue dans sa peau envahit son imagination comme un mauvais rêve. Elle le voyait exalter au contact de la drogue et s'affaisser au sol avec un sourire lâche sur sa face de clown. Ça collait bien à son personnage… trop bien même…

Mettant le thermostat à son maximum, elle laissa l'eau brulante rouler sur sa peau, évacuer de son esprit son visage, ces yeux qu'elle devait lutter pour ne pas crever à coups de canif. Elle laissa l'eau couler jusqu'à ce que sa chambrette soit envahie par un épais brouillard, et ne sortit que lorsqu'elle eut l'impression que son corps engourdi allait se consumer sur place. Alors, Tomie rouvrit sa fenêtre et s'approcha de sa valise pour choisir une paire de sous-vêtements assortis, des collants neufs, et une robe mauve en soie de Chine qu'elle s'était dégotée au marché noir. Une fois décemment vêtue, elle sortit sa trousse de maquillage et s'assit sur son lit, face à un miroir qu'elle appuya contre l'oreiller. Elle aimait ça : se transformer en ce qu'elle n'était pas. Se donner les airs d'une créature de la nuit, inaccessible à jamais au désir des hommes. Elle souligna ses yeux d'un épais trait noir pour approfondir son regard, para ses paupières de mauve et ses lèvres de rouge carmin, jusqu'à ressembler à ces femmes trop exubérantes pour sembler sérieuses.

« Moi aussi j'ai mon masque », murmura-t-elle alors en s'adressant un sourire éclatant.

Ses cheveux, elle les coiffa soigneusement et les noua avec goût grâce à une dizaine d'épingles, avant de chausser une paire de talons assortis à sa robe, ainsi qu'un manteau neuf, volé sur les docks. Enfin, elle souleva ses draps pour se saisir du dossier qu'elle avait volé à Dazai pendant qu'il la portait, et qu'elle avait caché pendant qu'il cherchait la morphine dans son sac.

Finie la Tomie faible et malade. C'était maintenant elle qui prenait les choses en main.


La douceur d'un foyer, l'odeur du riz cuit et des œufs au plat… il en avait rêvé toute sa vie et parfois, lorsqu'il se réveillait le matin et sentait la texture moelleuse du futon sous ses paumes, Atsushi avait encore l'impression de rêver. C'était ainsi depuis qu'il était arrivé à l'Agence des Détectives armés, et pour rien au monde, il ne voudrait échanger cette vie contre une autre.

C'est ce qu'il se dit en ouvrant les yeux et en découvrant que ce qui lui chatouillait les narines depuis plusieurs minutes était bien réel. Comme à ses habitudes, et même si cela le gênait terriblement, Kyôka préparait le petit-déjeuner dans sa kitchenette.

Avec son kimono rouge et ses longs cheveux noirs, elle avait l'air de sortir d'une estampe de l'ère d'Edo. Heureusement qu'elle était plus indépendante et caractérielle que ces femmes figées sur le papier, dans leur beauté de porcelaine. Atsushi se rassurait de la voir prendre en assurance jour après jour. Même si la jeune fille gardait le visage fermé et sombre qu'elle s'était construit à la Mafia, elle semblait désormais plus spontanée, plus joyeuse, libérée de la culpabilité qui la rongeait encore quelques mois plus tôt.

« Bonjour », lança le jeune agent en s'avançant dans la cuisine.

– Bonjour », rétorqua simplement Kyôka en lui adressant un petit sourire.

Ce petit rituel avait tendance à le mettre mal à l'aise, trop conforme à la représentation idéale et clichée qu'il se faisait du couple, à défaut de n'en avoir jamais connu.

– B-bien dormi ? » bredouilla-t-il.

– Oui.

Elle n'en dirait pas plus, il le savait. Kyôka cultivait ses silences, mais c'est aussi ce qu'il aimait chez elle, parce que lui non plus n'était pas obligé de trop en faire.

Ils mangèrent tranquillement, en se laissant distraire par le brouhaha monotone de la radio. Dehors, il avait enfin cessé de pleuvoir et un soleil timide illuminait Yokohama. Les pensées d'Atsushi le ramenèrent aux événements de la veille. Dazai n'était pas réapparu de l'après-midi et n'avait pas répondu aux appels de Kunikida. Disparaître était une habitude chez lui, et les Agents savaient qu'il était inutile de le chercher lorsqu'il avait décidé de se volatiliser, mais à chaque fois, la crainte de le retrouver sans vie dans un caniveau ou aux pieds d'un immeuble tiraillait Atsushi.

Personne à l'Agence ne semblait prendre au sérieux ses tentatives, et même lui éprouvait une sorte de lassitude face aux excentricités toujours plus folles de son mentor pour tenter la mort sans jamais la trouver. L'idée qu'un jour Dazai s'y mette vraiment ne le quittait cependant pas. Atsushi savait que le jour où Dazai voudrait mourir, il mourrait, et que son esprit n'était parfois pas si loin du point de rupture. Il était naïf mais pas aveugle. Lui aussi voyait les ténèbres dans le regard de l'ancien mafieux, et il craignait que la présence de Tomie Yamazaki ne les ait fait grandir. Il y avait quelque chose de trop malsain dans cette femme. Non pas qu'il la croyait foncièrement mauvaise, mais elle était trop abimée par la vie pour sembler bienveillante, et la manière dont elle avait regardé Dazai, au moment où ils l'avaient trouvé inconscient dans le couloir, l'avait effrayé.

– Tout va bien ? » demanda soudain Kyôka en se penchant vers lui.

– Hein ? O-oui oui ! Je repensais juste à l'affaire…

Elle se renfrogna.

– Moi je ne la sens pas cette affaire.

– Pourquoi ?

Kyôka avait baissé les yeux. Ses traits étaient tirés, comme à chaque fois qu'elle était contrariée.

– D'habitude, Dazai-san semble toujours savoir ce qu'il fait, mais cette fois… c'est comme si vous tourniez tous en rond, y compris lui. C'est comme si personne ne comprenait ce qui se passait réellement. Même Ranpo-san n'a pas voulu s'exprimer sur la question.

– C'est vrai… » admit Atsushi.

Cette affaire les laissait tous complètement démunis.


Il était huit heures passée lorsqu'ils arrivèrent à l'Agence. Kunikida était bien sûr à son bureau, en train de trier ses dossiers. Yosano entamait sa lecture du journal, et Haruno la distribution du courrier. Rien d'inhabituel.

– Tanizaki et Kenji sont en mission », précisa l'idéaliste dès leur arrivée.

– Naomi est avec eux ?

– Il faut bien qu'elle aille en cours de temps en temps.

– Certes… et… » Atsushi prit une grande inspiration. « Et Dazai ? »

– Il est avec Fukuzawa. Apparemment c'est important.

Mais s'il était là, tout allait bien…

– C'est lié à la disparition de Kogoro-san ?

– Ils étaient déjà en entretien quand je suis arrivé, mais je pense que oui. Dazai a beau être un flemmard invétéré, il lui arrive de s'y mettre parfois… enfin j'ose imaginer que c'est le cas.

Fukuzawa était encore plus matinal que Kunikida, mais il était rare que Dazai en fasse autant. Les seules fois où il se pointait au bureau avant son coéquipier, c'était pour trouver une nouvelle façon de le faire sortir de ses gonds, en déclassant ses dossiers, en mettant du chewing-gum sur sa chaise, ou en avalant un champignon hallucinogène qui le rendait ingérable pour le reste de la matinée.

Atsushi lâcha un long soupir et attendit que Kyôka se soit installée pour en faire autant. Après quelques minutes, il entendit la porte du bureau de Fukuzawa s'ouvrir et vit la silhouette de Dazai en sortir.

– On peut savoir où t'étais passé hier ? » l'aborda sans préambules Kunikida.

– J'avais un rendez-vous en amoureux figure toi ! » répondit Dazai, l'œil pétillant.

– Avec qui ?

– L'une des jolies infirmières de l'asile bien sûr ! Tu ne penses tout de même pas que je suis parti sans un numéro ou deux !

– Tu es vraiment irrécupérable…

– Je savais que tu dirais ça !

Et tout en gazouillant sa chanson du suicide, Dazai s'affaissa sur sa chaise et ouvrit son ordinateur pour entamer un jeu de cartes en ligne.

– Et bosser ? Non ? » l'invectiva une fois de plus son coéquipier.

– Mm, pas envie.

– Espèce de…

– Haruno-chan ? » le coupa Dazai en envoyant une œillade à la jeune secrétaire.

– Oui Dazai-san ?

– Pourriez-vous m'accorder le privilège de me combler d'un de vos merveilleux cafés ?

– Mais bien sûr !

Une fois de plus, Atsushi soupira. Tout était bel et bien comme d'habitude et quelque part, ça le rassurait. En l'observant mieux, il constata cependant que Dazai avait des cernes sous les yeux et que son teint était plus pâle que d'ordinaire. Remarquant son regard inquisiteur, son mentor leva les yeux vers lui et lui adressa un clin d'œil.

– La nuit a été courte ! » lança-t-il d'une voix claire.

– J'imagine, si tu l'as passée à serrer la demoiselle », renchérit Kunikida, s'attirant ainsi un grand sourire de la part de son collègue. «Pervers. »

– Et voilà ! » le coupa Haruno en posant une tasse de café brûlant sur le bureau de Dazai.

– Merci Haruno-chan !

– Mais de rien !

Il ne s'écoula cependant pas cinq minutes avant que Kunikida ne revienne à la charge.

– Donc tu n'es pas allé enquêter hier ? » s'enquit-il de nouveau.

– Tout dépend de ce qu'on appelle enquêter.

– Tu sais très bien ce que je veux dire.

– Ah j'ai très bien étudié les courbes de la demoiselle, ça oui !

– Je parle de la disparition de Kogoro Akechi bougre d'âne ! Et ne vas pas me faire croire que tu t'es pointé chez le patron pour lui causer de tes exploits au lit !

Habitué aux chamailleries des deux Agents, Atsushi se contenta d'un petit sourire avant de reporter son attention sur le courrier à trier. Et dire que Kunikida mettait les pieds dans le plat à chaque fois. Pas étonnant que Dazai le mène par le bout du nez. Un son aigu, presque tranchant, attira soudain son attention. Il redressa la tête et découvrit Kunikida, face à Dazai, son pantalon tâché de café. La tasse s'était brisée au sol avec le reste de son contenu.

– Qu'…

– TU TE FICHES DE MOI ?! » explosa l'Agent.

– Pas fait exprès… » se défendit Dazai avec un petit sourire.

Atsushi fixait quant à lui la tasse, perplexe, pendant que Haruno cherchait une balayette pour ramasser les morceaux.

– Je vais le faire ! Je vais le faire ! » insista Dazai.

– Et tu iras savonner mes affaires pendant que tu y es ! » ajouta Kunikida, avant de se taire brusquement.

Fukuzawa venait d'apparaître dans l'encadrement de la porte de son bureau.

– Kunikida », dit-il avec cet air grave qui mettait tous le personnel au garde à vous. « Vas préparer la voiture, on se rend dans le quartier occidental de Yokohama. »


Kunikida s'était toujours targué d'être quelqu'un d'intelligent, ou en tout cas de plus intelligent que la moyenne. De toute sa scolarité, il avait toujours été premier de la classe, était entré à l'université avec trois ans d'avance, avait terminé haut la main ses études d'ingénieur pour ensuite décroché sans problème la première place du concours d'enseignement en mathématiques. Donc oui, il était loin d'être idiot, et en tirait même une certaine fierté. Or, s'il avait côtoyé pendant toute sa jeunesse des individus plutôt limités intellectuellement et qu'il s'était plu à mépriser, son entrée à l'Agence avait rétabli chez lui l'expérience de l'humilité. Ranpo, déjà, surpassait tout en matière de décryptage et de réflexion. Fukuzawa et Yosano n'étaient pas en reste, mais celui dont l'intelligence le prenait le plus au dépourvu était son propre coéquipier.

Comme à ses habitudes, Dazai somnolait tranquillement à l'arrière de la voiture, à côté d'un Atsushi aussi raide qu'un piquet, tandis que Fukuzawa demeurait silencieux en place passager.

– Vous pouvez me dire ce qui se passe ? » tenta l'Agent en jetant un œil vers son supérieur.

– Tu comprendras une fois arrivés.

Vue son expression, il était évident que Dazai avait poursuivi l'enquête – il savait bien que cette histoire de rendez-vous galant était bidon – et avait fait part de ses découvertes au chef.

Kunikida retint un soupir.

Pourquoi fallait-il qu'il soit toujours à la traine ? Même en se doutant que Dazai ne s'était pas tourné les pousses dans un pub obscur jusqu'à la nuit tombée, il avait été incapable de le localiser. Au final, qui était le plus inutile des deux ?

Lorsqu'un feu rouge l'obligea à s'arrêter, il jeta un œil à la tâche de café qui séchait sur la jambe de son pantalon et grinça des dents. Dazai n'en ratait définitivement jamais une, même si cette fois, il doutait que ce fût volontaire. L'ancien mafieux avait beau faire semblant, il était en effet loin d'être maladroit, et Kunikida s'était souvent étonné du contrôle qu'il pouvait avoir, non seulement sur son propre corps, mais aussi sur son environnement. C'est d'ailleurs ce contrôle et cette anticipation démentielle qui lui épargnaient à chaque mission les blessures que Yosano pouvait guérir sans problème chez les autres Agents, mais pas chez lui… Il aimait qui plus est les cafés de Haruno… Non, la seule explication pointait la maladresse. De ce que Kunikida avait vu, la tasse avait glissé au moment où il l'avait posée sur son bureau, parce qu'il l'avait lâché trop vite. Un geste somme toute banale, mais pas chez Dazai qui calculait chacun de ses mouvements.

Kunikida regarda la plage arrière depuis son rétroviseur et constata que le visage de son coéquipier était plus pâle que d'ordinaire. Les conséquences de son malaise à l'asile peut-être… Malaise dont ils ne connaissaient d'ailleurs toujours pas l'origine, mais au-delà de cela, ce n'était un secret pour personne que Dazai négligeait son sommeil et son alimentation. Il restait, somme toute, un être humain… enfin jusqu'à preuve du contraire.

– À droite », lui dit Fukuzawa.

La route menait vers une petite colline où se dressaient un ensemble plus ou moins extravagant de tourelles et de toits pointus à la mode européenne du siècle passé. Kunikida avait entendu parler du quartier occidental sans jamais y mettre les pieds. Et pour cause, les lieux étaient aussi déserts que lugubres…

– Rue des Anges », lui indiqua de nouveau le patron.

En prenant une petite allée bordée de murs gris et de cyprès, l'Agent fut surpris d'apercevoir les lumières de plusieurs gyrophares danser dans la grisaille automnale et reconnut l'insigne de la police de Yokohama. Sakaguchi Ango, l'agent à lunettes à qui il avait dû faire un rapport l'avant-veille était présent, Santouka aussi.

– Pardonnez pour le retard », l'invectiva Fukuzawa dès qu'il sortît de la voiture. « Du nouveau ? »

– Tout dépend de ce qu'on peut appeler ''nouveau'' » grimaça Santouka en lui serrant la main.

– Est-ce qu'on peut savoir ce qui se passe ? » intervint Kunikida, dont l'agacement commençait à surpasser le respect qu'il avait pour ses supérieurs.

– Yamazaki-san m'a appelé ce matin », lui expliqua Ango. « Il s'agit là de l'adresse indiquée sur les feuillets que vous avez trouvés dans la cellule de Kogoro Akechi. Elle s'y serait rendue hier et aurait fait des découvertes… singulières qui pourraient nous avancer dans l'enquête. »

– Nous ?

– Vu ce qui se trouve dans la maison, il était nécessaire que la police intervienne », marmonna-t-il en portant les yeux vers le portail où s'étaient rassemblés plusieurs hommes en blouse blanche. « Vous feriez mieux de venir voir par vous-mêmes. »

Sur ces paroles, il les invita à franchir la grille qui encerclait ce qui s'avéra être un parc immense, et qui ressemblait davantage à une jungle qu'à un jardin. À la vue du manoir, avec ses toits pointus, ses murs envahis par le lierre et ses fenêtres qui semblaient les regarder comme des yeux vides, Kunikida sentit sa gorge se serrer.

– En parlant de cette chère Yamazaki », lança Dazai, « comment se fait-il qu'elle ne nous fasse pas l'honneur de sa présence ? »

– Sa blessure la fait souffrir. Elle est alitée pour la journée », répondit Ango d'un ton sec.

– Quel dommage.

– Dommage comme tu dis…

Le regard du fonctionnaire se durcit derrière ses lunettes, et Kunikida put y deviner une sorte d'animosité qui tranchait avec son personnage de gratte-papier. Quelque chose s'illumina soudain dans son esprit, et il dut s'arrêter quelques secondes pour rassembler ses idées.

– Kunikida-san ? » s'enquit Atsushi.

– Tu y étais aussi ! » s'exclama-t-il en rattrapant son coéquipier.

– Où ça ?

– Hier, tu étais ici avec Yamazaki n'est-ce pas ? C'est de ça dont tu parlais au président ce matin !

– C'est Santouka-san qui a informé le président. Comme j'étais le premier à l'Agence, le patron m'a simplement fait venir pour le tenir informé des avancées de l'enquête. Je lui ai dit que l'adresse donnée par Yamazaki-san était probablement celle que Kogoro nous avait laissée dans ses feuillets. Feuillets que nous lui avons donnés je te rappelle.

– Dans ce cas qu'est-ce que tu foutais hier après-midi, au lieu de bosser ?

– Je ferai des heures supplémentaires si ça peut te tranquiliser.

– Là n'est pas la question !

– Nous y sommes », les interrompit Ango sans tenir compte de leur petite querelle.

Face à eux se dressait le porche d'un manoir dix-neuvième qui aurait volontiers servi de décor pour un film de maison hantée tant il semblait cliché.

À l'entrée se tenaient d'autres hommes en blouse blanche, rassemblés autour de trois civières dont le contenu avait été scrupuleusement enveloppé dans une bâche noire.

– Combien il en reste ? » demanda Santouka.

– Huit », répondit l'un des hommes derrière son masque. « Impossible de les identifier pour l'instant. Il faudra procéder à une autopsie. »

– Vous voulez dire que… » s'étrangla Kunikida.

– Ce sont bel et bien des cadavres, oui », lui confirma Ango. « Nous les avons trouvés dans une sorte de cave secrète. Apparemment le propriétaire des lieux s'adonnait à des expériences sur des êtres humains, mais pour l'instant nous n'avons trouvé aucun document qui pourrait attester de son identité.

– Et les cadavres ? » demanda Dazai, le visage étrangement lugubre. « Vous n'avez rien remarqué d'inhabituel à leur sujet ? »

Ango lui lança un regard surpris, presque choqué, et garda le silence quelques secondes avant de lui répondre.

– To… Yamazaki-san m'a demandé de prendre des précautions contre les corps, mais nous n'avons rien découvert d'inhabituel pour l'instant… si ce n'est qu'un membre de la haute société occidentale cachait des individus dans sa cave pour pratiquer des expériences sur eux…

– Je vois…

Comme à ses habitudes, Dazai se replongea dans ses pensées et se contenta de jeter un regard indifférent aux civières sur le porche, mais Kunikida ne put s'empêcher de relever un semblant d'expression très inhabituelle chez lui, pour ne l'avoir vue que très rarement : la colère.


– Deux tours de sablier pour celui-ci », précisa le serveur avant de retourner derrière le comptoir.

Tomie pouvait le voir lever de temps en temps les yeux vers elle et les baisser dès qu'elle feignait de s'en apercevoir. Il était plutôt mignon d'ailleurs. Pas très grand, mince, les cheveux noirs et raides. S'attirer le regard des hommes gonflait un peu son égo puisque de l'amour propre, elle n'en avait plus depuis longtemps.

En esquissant un sourire calculé, Tomie attendit que le sablier se vide pour le retourner. Lorsque tous les grains se furent écoulés, elle retira la boule à thé qui se trouvait dans sa théière en porcelaine fine, et la plaça dans la petite assiette prévue à cet effet. De tous les salons de thé qu'elle connaissait, celui-là était le seul à procéder ainsi. Ça donnait quelque chose de ludique et délicat à la dégustation.

Le thé noir était l'une des rares choses qui avait conservé sa saveur, pour elle, et qu'elle avait pratiquement élevé au rang de rituel après avoir été démise de ses fonctions. Que ce soit Tokyo ou Yokohama, la ville se résumait pour elle aux marchands de tabac, quand elle ne dealait pas au coin d'une rue sordide, aux bistro pour le vin, et aux salons de thé. Elle connaissait celui-ci depuis ses débuts en tant que policière et avait toujours aimé son décor suranné, au plancher verni, et aux meubles usés. La porcelaine sur ses lèvres étaient comme une caresse, et elle savoura avec une délectation toute sensuelle la gorgée de thé brûlant qui roulait dans sa gorge.

Avec son maquillage de femme fatale et sa robe à prix d'or elle avait la sensation de faire partie du décor. C'était aussi une manière pour elle de se rendre méconnaissable. Les masques les plus extravagants sont aussi les plus efficaces et ça aussi, Dazai l'avait compris.

Son appel à Ango avait dû faire son effet… Elle espérait que l'ancien mafieux ait apprécié cette petite pique de sa part, en particulier s'il avait l'intention de tout garder pour lui.

Après trois gorgées qui l'apaisèrent suffisamment pour oublier la douleur latente dans sa cuisse, Tomie sortit le dossier de son sac et l'ouvrit. Il contenait une série de feuillets jaunâtres, couverts d'une écriture fine et régulière comme on pouvait en voir à l'époque où la plume était encore de mise. Tout était en anglais, mais sa connaissance de la langue était suffisante pour pouvoir en comprendre le contenu. Après en avoir parcouru plusieurs, elle comprit qu'il s'agissait des rapports des différentes expériences menées par le mystérieux B.S. Comme elle s'en était douté en examinant les instruments chirurgicaux trouvés dans son bureau, il en pratiquait certaines in vivo, mais la plupart avait lieu sur des cadavres. Dans ce cas pourquoi les garder enchaînés dans la cave ? Est-ce qu'il les tuait avant ses expériences ? Les feuillets ne le mentionnaient pas mais… Tomie frissonna au souvenir du contact des corps en putréfaction, et de l'aberration qu'elle avait eu sous les yeux lors des quelques minutes de cauchemar qu'elle avait vécues dans la cave. Des morts-vivants. Des morts qui se mouvaient comme s'ils ne l'étaient pas. Aucun doute qu'il s'agissait là d'un super-pouvoir puisque Dazai était parvenu à les neutralisé. B.S n'en faisait cependant nulle part mention.

D'après ce qu'elle comprit, parmi l'amas de divagations rédigées par ce qui ressemblait davantage à un savant fou qu'un réel scientifique, B.S cherchait à aller au-delà de la mort.

How survive death ?

« Comment survivre à la mort ? » Elle retrouvait cette question sur tous les feuillets, ce qui lui laissa supposer que malgré ses efforts, l'homme n'obtenait pas de résultats probants. Tomie en eut la confirmation en lisant à différentes reprises le mot « FAIL », écrit rageusement sur le papier.

Le nom de Mary revenait aussi régulièrement, avec les mentions « for Mary » ou « I miss you Mary ». Elle était donc bel et bien morte. Est-ce que le but de ces expériences était de la ressusciter ? Ça tombait sous le sens… L'enfant, Lucy, n'était cependant jamais citée, ce qui lui laissa croire qu'elle était morte avec la mère.

La plupart des rapports témoignaient d'une certaine répétition dans les méthodes et les expérimentations de B.S, mais tous semblaient se conclure par un échec. Certains relataient d'ailleurs les mêmes expériences à trois ou quatre reprises, montrant que B.S avait bien sombré dans la folie au moment de leur rédaction… L'un d'eux attira cependant l'attention de Tomie. Le papier était parsemé de tâches maronnâtres qu'elle identifia comme du sang. B.S y faisait état d'une faim dévorante, de démangeaisons et de douleurs dans la poitrine. Il parlait d'un « mal qui le rongeait de l'intérieur et qui prenait peu à peu possession de son esprit. »

La jeune femme sentit ses sourcils se froncer, et poursuivi la lecture jusqu'au dernier feuillet. Visiblement rédigé dans la précipitation la plus totale, ce dernier ne contenait que quelques phrases qui la laissèrent perplexe.

« I did it. It worked. For real. Mary. She's alive. She's alive oh my God. She's alive. She's… blinking and… smiling… Oh my God thank You. Thank You so much ! She returned from death ! I didn't know what happened, but I think… it was my blood. My own blood. Mary… Mary… Mary… » (1)

Le nom de Mary parcourait le reste de la page dans une écriture à chaque plus déformée qui finissait pas le rendre méconnaissable.

Arrivée au bout de sa lecture, Tomie s'assurait qu'elle n'avait rien manqué, retournant les pages une à une et fouillant la pochette, sans succès. C'était là tout ce dont elle disposait sur l'étrange cas du docteur B.S et de Mrs S. Ainsi B. serait parvenu à ressusciter sa femme… ou bien avait-il simplement sombré pour de bon dans la folie ? Elle aurait privilégié cette hypothèse si elle n'avait pas vu ce qu'elle avait vu la veille. Autrement dit, B.S aurait été possesseur d'un super-pouvoir capable de ramener les morts à la vie… ou plutôt de les animer d'une vie sans pour autant préserver leur corps de la putréfaction. Cette perspective lui sembla effrayante. Un frisson la parcourut cependant. Et si le cadavre de Mary courait toujours ? Et si l'habileté de B.S fonctionnait également sur lui ? Les minutes passées dans la cave lui revinrent à l'esprit. Là, dans les ténèbres, elle avait cru entendre une respiration. Au-delà des craquements d'os et des chuintements qui trahissaient les déplacements des mort-vivants, elle avait entendu une respiration dans le noir. Quelqu'un avait, qui plus est, détaché les cadavres. Et si B.S n'avait en réalité jamais quitté la maison ? Cette pensée la fit se lever d'un bond, s'attirant par la même un regard curieux de la part du serveur et une douleur fulgurante à la jambe. Serrant les dents pour contenir un gémissement, elle se rassit lentement et fit mine de rien.

Pourchasser B.S ne rimerait à rien. Si Ango et Santouka ne mettaient pas la main dessus lors de leur visite, c'est qu'il ne se montrerait pas… et rien n'assurait du reste qu'il était toujours en vie. Dans le froid et les ténèbres, ses perceptions pouvaient très bien lui jouer des tours.

Non. Ce qu'il fallait qu'elle découvre, c'était le lien qui unissait B.S et Kogoro Akechi. Comprendre pourquoi son mentor enquêtait sur lui. Qu'avait-il découvert d'assez terrible pour sombrer ainsi dans la folie ?

Tomie se remémora le constat des médecins et les raisons qui les avaient poussés à interner le détective privé : ses visions de sa femme et du monstre aux papillons.

Et si… ? Et si Akechi n'était pas fou ?… Et s'il voyait réellement le cadavre de sa femme ? Quant au monstre aux papillons de nuit… Tomie ne pouvait s'empêcher de penser à l'emblème qu'elle avait vu sur le berceau et sur la veste de B.S. Le papillon de nuit était son symbole, sa marque de fabrique. Était-il possible que ?…

Sentant les idées affluer dans son esprits à toute vitesse, Tomie mit un coude sur la table et se força à inspirer profondément. Se monter la tête ne lui servirait à rien, il lui fallait faire les choses dans l'ordre, selon les méthodes d'Akechi. Et donc la première qu'elle se devait de découvrir, là maintenant, c'était l'identité de B.S. Son nom, sa date de naissance, ses activités. Ainsi pourrait-elle peut-être mettre à jour ce qui le liait à son ancien mentor.

Sa canne en main, dossier sous le bras, elle gratifia le serveur d'un superbe sourire et laissa l'équivalent de deux pourboires sur le comptoir avant de s'éclipser. Il s'était remis à pleuvoir. Une rafale de vent fouetta tout à coup sa veste et lui arracha un frisson. À croire que le monde s'était mué en une scène parfaite pour la farce qu'elle était en train de vivre.

Resserrant son écharpe, Tomie prit la direction de l'hôpital et de l'un des seuls endroits où des traces de B.S pouvaient encore subsister : la morgue.


(1) Pour ceux qui ont du mal avec l'anglais, voici la traduction du passage suivant : « I did it. It worked. For real. Mary. She's alive. She's alive oh my God. She's alive. She's… blinking and… smiling… Oh my God thank You. Thank You so much ! She returned from death ! I didn't know what happened, but I think… it was my blood. My own blood. Mary… Mary… Mary… »

« Je l'ai fait. Ça a marché. Pour de vrai. Mary. Elle est vivante. Elle est vivante, oh mon Dieu. Elle est vivante, elle… cligne des yeux et… sourit. Oh mon Dieu, merci. Merci infiniment ! Elle est revenue d'entre les morts ! J'ignore ce qui s'est produit, mais je pense que… qu'il s'agit de mon sang. De mon propre sang. Mary… Mary… Mary… »

Merci de m'avoir lue, et à bientôt pour le prochain chapitre !