Mes excuses pour ceux qui ont lu ce chapitre et qui n'ont rien dû comprendre... je me suis trompée au moment de la publication et j'ai sélectionné le chapitre 9 du "Garçon sur le clocher", mon autre fiction sur BSD, au lieu de "La Déchéance d'un homme"... Bref, voilà la bonne version !
Bonjour à tous ! Après mon super déménagement qui m'a laissée sans internet et sans eau chaude pendant une semaine, j'ai enfin pu me remettre à l'écriture (en vrai j'ai dû me réfugier chez mes parents en attendant que ma chaudière soit réparée...). Ce chapitre est assez dense, surtout sur la fin où j'ai enfin pu me consacrer à un passage qu'il me tardait d'écrire, et que je vous laisse découvrir. Merci en tout cas pour votre assiduité dans la lecture de cette histoire et pour vos commentaires qui me touchent toujours énormément, et qui me donnent la motivation de continuer.
Guest : merci beaucoup pour ta review ! Je suis contente que l'intrigue te plaise à ce point, et j'espère que ce chapitre t'intéressera tout autant que les précédants ;)
Sur ce, bonne lecture !
CHAPITRE 9.
Il y avait eut le noir, la douleur et le froid, mais surtout cette odeur de fleur et de pluie qui ne l'avait pas quittée, même après plusieurs heures au fond de leur cachot.
Dazai regarde le gris de ses yeux, celui de la mer en plein hiver, lorsqu'elle est la plus froide. La fille l'écoute attentivement tandis qu'il s'exprime d'une voix qu'il peine lui-même à reconnaître. Il craint, à chaque souffle, de perdre connaissance, et jette parfois un œil évasif aux murs glacés autour de lui pour s'assurer de leur présence. Les gouttes ondulent sur la pierre noire comme des larmes de boue, et dans sa tête hallucinée par la douleur, c'est comme si leur surface s'était mise à trembler.
– Tu as bien compris », dit-il dans un souffle.
– Oui. Quoi qu'il arrive, de toute façon, on n'a rien à perdre.
– On n'a rien à perdre.
Ses lèvres craquelées par la soif et le froid s'étirent en un sourire. C'est qu'elle comprend vite malgré ses grands yeux naïfs.
En quelques secondes, Tomie s'écarte de lui pour rejoindre la grille de leur cellule et se met à hurler de toutes ses forces.
– EH OH ! IL Y A QUELQU'UN ? PITIÉ ! PITIÉ ! IL EST MORT !
Et comme c'est lui le mort, il s'affaisse, inerte sur le sol et ferme les yeux, le souffle si faible que son pouls devient à peine perceptible. Son teint blafard et ses membres tors se chargeront de faire le reste. Il a l'habitude.
– IL EST MORT ! » poursuit Tomie d'une voix tremblante en frappant contre les barreaux. « Pitié ! Quelqu'un ! Venez ! »
Les pas lourds de leur geôlier ne tardent pas à se faire entendre.
– Recule », tonne une voix rauque avant qu'un cliquetis suivi d'un grincement ne fasse résonner les murs de leur cellule.
CLAC.
La fille pousse un gémissement et Dazai l'entend s'écrouler au sol, assommée par la gifle que vient de lui asséner le molosse.
Visiblement satisfait de son affirmation de puissance et de virilité sur un être de deux têtes de moins que lui, et dont le poids pourrait être divisé par quatre par rapport au sien, l'homme s'approche de lui et fiche sa semelle dans sa tempe déjà enflée. Dazai ne réagit pas. Un filet de salive mêlé de sang roule sur son menton mais ses mains restent inertes et ses paupières fermées. Il a l'habitude.
– Eh ! » marmonne l'autre avant de le saisir brutalement par les cheveux. « Réveille-toi sac à merde ! »
Nouveau coup, cette fois dans le ventre, mais son souffle n'existe plus.
– Mm. Il est mort », constate le geôlier en rapprochant sa face de chien galeux pour sentir son pouls.
C'est ce moment qu'il choisit pour lui percer l'estomac d'un coup de scalpel. Vieille technique enseignée par Mori, l'une de ses préférées d'ailleurs. La petite lame passe dans la chair comme dans une vulgaire botte de beurre et dessine une entaille sanglante jusqu'au bas-ventre du molosse mais ne le tue pas. Faute de profondeur. Son cri de douleur, en revanche, perce les ténèbres tandis qu'il relâche le jeune homme en pressant ses vêtements contre la plaie.
– JE VAIS TE CREVER CONNARD !
Le garçon n'a ni le temps, ni la force de s'écarter. Avant qu'il ne lève de nouveau son scalpel, l'homme fond sur lui pour presser ses mains contre sa gorge. L'air se bloque dans sa trachée et son torse s'arque dans une veine tentative de fuite. C'est dans ces moments qu'il s'étonne des réflexes de survie inscrits dans son organisme, sans qu'il ne lui ait rien demandé. C'est dans ces moments qu'il se sent le moins appartenir à lui-même. Un crachat écarlate couvre son menton alors que l'autre resserre sa prise sur lui, le visage déformé par la colère. Il peut voir les veines de son front grossir à mesure que son cœur s'emballe, la salive écumer sur l'encoignure de ses lèvres comme s'il s'agit d'un chien enragé. Dazai déteste les chiens.
Un coup de feu retentit soudain. L'homme s'effondre presque instantanément sur lui, le dos perforé d'une balle. Derrière lui se tient Tomie, un revolver entre les mains. Son visage est couvert de sueur et ses traits crispées. Dazai devine aux larmes qui perlent sur ses yeux que c'est la première fois qu'elle tue quelqu'un. Une quinte de toux secoue violemment sa cage thoracique avant qu'il ne parvienne à parler, et lorsqu'il reprend conscience, le jeune homme réalise qu'elle le soutient de nouveau.
– Quand est-ce que tu l'as prise ? » demande-t-il en désignant l'arme.
– Au moment où il t'étranglait.
– Bien joué.
Un petit sourire étire les lèvres de la fille, mais ses mains ne cessent de trembler.
– Il faut qu'on sorte d'ici », dit Dazai sans lui laisser le temps de s'apitoyer. « Il y a une bouche d'égouts, sur la gauche, à quelques dizaines de mètres. On doit y aller avant que les autres ne se doutent de quelque chose. »
– D'accord.
En essuyant d'un revers de manche la sueur sur son front, elle semble retrouver sa contenance et lève son bras autour de ses épaules pour l'aider à se lever. Ses yeux s'agrandissent soudain et sa bouche se tord en une expression douloureuse.
– Ton dos…
Les marques de brûlure. Elle les a vues.
– Ce n'est rien », marmonne Dazai.
– Tu peux marcher ?
– Je crois.
Mais une douleur fulgurante au niveau du mollet lui fait de nouveau perdre l'équilibre. Dazai s'écroule dans ses bras, les dents serrées et le souffle court.
– Ça va aller », lui murmure la fille, et avant qu'il ne puisse tout à fait comprendre, Dazai sent ses pieds décoller du sol et deux mains se resserrer sous ses genoux.
Les bras pendants, il sent la nuque de la fille contre sa joue tandis qu'un parfum de fleurs et de pluie emplit ses narines.
Il n'est que seize heures et dans le gris de l'hiver, sa voix…
La douleur dans sa tête l'empêche de comprendre ce qu'elle lui dit, et c'est seulement en sentant le froid mordant sur sa peau qu'il comprend que leur cellule puante est enfin derrière eux.
Sa voix, comme un voile de givre et de lumière…
Les pas de Tomie résonnent contre les murs comme le claquement d'une goutte d'eau dans un lac infiniment profond. Il ne sait même plus comment il connaît son nom. Son visage lui est devenu trop familier, bien que terriblement étrange aussi, à l'image de tous les masques grimaçants qui l'entourent.
Sa voix n'existe plus.
Les ténèbres ne semblent jamais avoir de fin, il a oublié jusqu'à l'éclat du soleil et soudain, Dazai reconnaît l'odeur âcre qu'il recherche, celle de la ville et du bitume. Du monde de la surface et de la nuit. Son monde.
– À gauche », souffle-t-il pendant que Tomie bifurque.
– Tu es brûlant », dit-elle.
– Ce n'est pas grave.
À la place et dans sa bouche,
L'entrée des égouts se dresse face à eux comme une gueule béante, ouverte sur les enfers. Ils n'ont qu'à se baisser pour la franchir, lorsqu'il entend des voix résonner derrière eux.
– Prêt ? » demande la fille.
– Prêt.
C'est la mort qu'il reconnaît.
Dazai se réveilla en sursaut. Cela faisait des semaines que ça ne lui était plus arrivé, et dans ce demi-sommeil qui accompagne les rêves un peu trop prégnants, il eut du mal à reconnaître le fauteuil de l'Agence où il passait la plupart de ses siestes. Son cœur battait contre ses tempes comme un tambour et en passant la main sur son front, il le découvrit couvert de sueur. Dans son dos, ses vieilles blessures s'étaient réveillées et lui mordaient la chair avec une vivacité que les années lui avaient fait oublier.
Il avait rêvé de cette nuit où il avait senti pour la première fois le parfum de Tomie. En bon mafieux qu'il était, les sens de Dazai étaient particulièrement aiguisés, mais il n'était sensible à l'odeur des gens que pour mieux la reconnaître en cas de danger. Celle de Tomie en revanche lui avait laissé un souvenir particulièrement prégnant. Non pas qu'il l'avait trouvée agréable, parce que la notion de plaisir, ou plus encore de désir, était bien trop abstraite pour lui, mais elle provoquait quelque chose chez lui qu'il ne pouvait expliquer. Cette fragrance de fleurs et de pluie, c'était comme un souvenir, quelque chose de très lointain, comme un souffle d'air qui nous communique les élans d'un horizon nouveau, et pourtant évocateur. Cet horizon qui le rendait si étrangement nostalgique en sa présence. Et malade aussi.
En feignant de s'étirer après avoir lâché un bâillement des plus bruyants qui lui valut un regard noir de la part de Kunikida, Dazai se leva de son canapé fétiche et sautilla jusqu'aux toilettes.
Ce ne fut qu'une fois la porte fermée, assuré qu'il était seul, face à face avec la cuvette blanche, qu'il s'autorisa à se débarrasser de son masque nonchalant et moqueur. La douleur le plia en deux, et ses genoux touchèrent le sol en même temps que la bile lui brûlait la trachée. Il vomit tout ce qui lui restait dans l'estomac. Les nausées ne se calmèrent qu'après trois rejets. Il y avait un peu de sang. Après toutes ces années, il n'avait pas pensé qu'une seule injection lui laisse de telles séquelles.
La soirée de la veille lui revenait comme les bribes d'un cauchemar… il ne savait même plus comment il avait quitté l'hôtel où résidait Tomie. Tout ce dont il se souvenait, c'était du corps de la jeune femme qui se tordait de douleur, de la blessure hideuse et béante sur sa cuisse, comme si le néant lui-même s'était incrusté dans son corps en même temps que les flammes avaient dévoré sa peau ce soir-là. La nuit où il avait voulu la tuer. Par une sorte de réflexe qu'il avait gardé chaque fois qu'il pensait à elle, Dazai porta la main à son flanc, sur le côté droit, là où sous les bandages s'était nichée la balle qu'elle avait tiré sur lui avant de disparaître dans les flammes. C'était probablement ce tir, aussi désespéré qu'inattendu, qui avait sauvé la vie de la jeune femme, tout en la condamnant aux enfers.
Même s'il n'avait jamais pu oublier ses yeux gris et son visage de poupée, Dazai l'avait à peine reconnue lors de son arrivée à l'asile. Ce n'était pas ses cheveux plus longs, ses joues plus creuses, ou cet affaissement qui s'était emparé de chacun de ses traits, comme une marque indélébile de la solitude et de la souffrance dans lesquelles l'avait plongée les cinq dernières années. Tomie n'était tout simplement plus la même personne. Il n'était resté d'elle qu'un fantôme, une poupée cassée. L'ombre d'un souvenir et pourtant, lorsqu'elle s'était agrippée à son cou, au moment où il l'avait portée dans sa chambre, Dazai l'avait senti de nouveau. Ce parfum de fleurs et de pluie printanière qui hantait ses cauchemars les plus anciens.
Il n'est que seize heures, et dans le gris de l'hiver, sa voix…
Alors qu'il pensait ne plus rien avoir à déglutir, Dazai sentit ses intestins se contracter de nouveau, avec une violence qui le prit de court, et vomit pour la quatrième fois. Ses mains s'étaient mises à trembler sur la cuvette. Il sentait la sueur ruisseler sur ses tempes et imprégner ses bandages comme de l'eau de pluie.
Sa voix, comme un voile de givre et de lumière…
Ce visage dont il avait rêvé et qui portait son odeur à elle, ce n'était pas celui de Tomie. C'était un visage bien plus ancien, bien plus lointain, et qui amenait avec lui la vision d'une plage, d'une maison au bord de la mer, de la morsure de l'eau, de deux yeux gris, comme cette mer de givre, aussi profonde qu'infinie, qui le fixaient sans le voir. C'était le visage qu'il avait vu à l'asile, lorsque contre toute attente, il avait perdu connaissance.
Sa voix n'existe plus.
Dazai crut étouffer. Dans un élan qui faillit lui faire perdre l'équilibre et se fracasser le crâne contre le carrelage des toilettes, il se rua hors de la cabine et se précipita vers l'un des lavabos. Impossible de travailler dans cet état. Il devait se reposer et dormir. Laisser la drogue s'évacuer totalement de son corps, laisser passer les visions qu'il prenait pour des souvenirs, ne plus y penser, ne pas s'en soucier, remettre à plus tard son désir de mourir. N'est-ce pas Oda ?
En se redressant, Dazai parvint à reprendre le contrôle de sa respiration et vérifia son apparence par l'intermédiaire de son reflet dans le miroir. Les années n'y faisaient rien, son regard était le même que lors de ses jours les plus sombres, et il savait qu'en plongeant ses pupilles dans celles de son reflet, il y trouverait les mêmes ténèbres que celles où Tomie avait sombré.
Seize heures venaient de sonner à l'Agence des Détectives armés, et la pluie n'avait pas cessé depuis leur retour. Dehors, les phares des voitures faisaient comme des tâches d'aquarelles rouge et jaune sur le bitume. Malgré l'heure, on ne savait plus si la lumière du dehors était tout à fait celle du jour ou de la nuit, tant la ville semblait se fondre dans une grisaille uniforme, semblable au crépuscule. Kunikida se plaisait à répéter que c'était un automne de merde, mais que l'hiver n'en serait que plus beau. Pour Atsushi cependant, les jours de pluie semblaient aussi interminables qu'une année entière.
Peu de mots avaient été échangés depuis leur retour de la « Villa des Anges » (ils avaient décidé de l'appeler ainsi, non seulement pour le nom de la rue dans laquelle elle se trouvait, mais aussi pour les statues de chérubins qui longeaient l'allée du jardin). Atsushi ne se remettait pas de la vision des cadavres enveloppés dans leurs bâches noires, même Kunikida avait mauvaise mine. Quant à Dazai, il n'avait pas lâché une parole de tout le trajet, et s'était contenté de s'effondrer sur son canapé attitré pour y roupiller le reste de l'après-midi, au grand dam de son coéquipier. Au détour d'un couloir, Atsushi l'avait d'ailleurs surpris en conversation avec Ango, et il lui avait semblé entendre le nom de Tomie. Il avait cependant préféré ne pas pousser l'indiscrétion trop loin. Le manoir avait été méticuleusement fouillé, mais à part les dépouilles trouvées dans la cave, les instruments chirurgicaux rouillés, des piles et des piles de livres et des dizaines de documents rendus illisibles par l'humidité, rien de notable n'avait été trouvé. Au simple souvenir de l'étage et de ses deux chambres tout droit sorties d'un cauchemar, l'une aux draps couverts de sang, l'autre aux murs si blancs qu'ils en étaient presque aveuglants, avec son berceau et son poupin de porcelaine, Atsushi sentait des frissons lui parcourir l'échine. Quel genre de malade avait bien pu vivre ici ?
Kunikida pensait que pour une raison ou une autre, Akechi s'était intéressé au cas de la villa et de son étrange propriétaire, jusqu'à ce que quelque chose dans son enquête le fasse sombrer dans la folie. L'hypothèse semblait logique au jeune détective mais l'inquiétait aussi. Si Akechi était devenu fou rien qu'en fouinant dans le passé de cette maison, cela voulait en effet dire qu'aucun d'entre eux n'était à l'abris.
– Peut-être qu'Akechi y a trouvé quelque chose en lien avec son propre passé », tenta de le rassurer l'ancien professeur. « Cela pourrait expliquer pourquoi il voyait le cadavre de sa femme déambuler partout. »
– Peut-être qu'il cherchait les causes de sa mort… » réfléchit Atsushi.
– Ce n'est pas idiot… il faudrait peut-être creuser cette piste…
– Tout à fait d'accord ! » lança soudain Dazai en surgissant des toilettes.
Sans même leur laisser le temps de répondre, il saisit son imperméable et se dirigea vers la porte de l'Agence.
– Ne me dis pas que tu te fais la malle alors que tu n'as rien branlé de l'après-midi ?! » l'invectiva Kunikida.
La seule réponse qu'il reçut fut le claquement de la porte.
– Il se fout de ma gueule en plus !
– Je pense qu'il est fatigué… » intervint Atsushi pour adoucir l'humeur de son collègue. « Il est bizarre depuis ce matin. »
Quelque chose comme de la tristesse traversa le regard de Kunikida avant qu'il ne pousse un long soupir.
– Toi aussi tu trouves le coup de la tasse suspect ?
– Oui. Ça ne lui ressemble pas.
– Et ce malaise à l'asile…
En lâchant un nouveau soupir, Kunikida retourna à son bureau et resta un instant droit, le regard perdu dans le vague.
– Rattrape-le », dit-il soudain. « Dis-lui qu'au moindre problème, nous sommes là pour lui. Je sais que toi il t'écoutera. »
Atsushi cueillit ses paroles d'un hochement de tête et se précipita à son tour vers la porte, à la poursuite de son mentor. Kunikida avait beau être d'une rigidité maladive en termes de caractère, il pouvait parfois faire preuve d'une sensibilité touchante. La même que celle qui le faisait pleurer lorsqu'il échouait à protéger quelqu'un.
La pluie battait avec une fureur presque agressive et le froid mordant lui arracha un frisson. Le vent soulevait les feuilles mortes par salves revêches et le ciel était si bas qu'il semblait pouvoir s'écraser sur la terre à tout moment.
En fouillant la rue des yeux, Atsushi repéra l'imperméable beige de Dazai de l'autre côté de la route, et se précipita dans sa direction. Malgré la pluie, l'Agent marchait d'un pas rapide et sec qu'il lui fallut quelques instants à rattraper.
– Dazai-san !
Alors que les pans de son imperméable s'envolaient autour de sa silhouette un peu trop frêle, Dazai s'arrêta et se retourna lentement. Une feuille morte vint se nicher dans ses cheveux trempés tandis que ses yeux se baissaient vers Atsushi. Son visage, d'ordinaire souriant et lumineux, semblait alors tellement sérieux.
– Tu es bizarre depuis ce matin », tenta le jeune agent, tout en essayant de reprendre son souffle. « Qu'est-ce qui ne va pas ? »
– Tout le monde à ses coups de mou », rétorqua seulement Dazai avec un petit sourire. « Même moi. »
Sa main vint alors se nicher dans les cheveux d'Atsushi qu'il ébouriffa énergiquement.
– Ne t'inquiète pas.
– Est-ce que c'est en rapport avec Yamazaki-san ?
Atsushi retint sa respiration en voyant le sourire de Dazai s'estomper. Il avait touché juste. Sur la route à côté d'eux, une voiture manqua soudain de les éclabousser et l'obligea à entraîner Dazai sous la toile d'un café qu'on avait oublié de tirer.
– Je ne te dirai qu'une chose », souffla l'Agent en l'attrapant par l'épaule. « Méfie-toi d'elle. »
– Qu'est-ce qu'il y a entre vous ?
– Disons que nous avons eu l'occasion de nous côtoyer quand j'étais encore à la Mafia et elle à la police. Nos rapports n'ont jamais été très amicaux.
– Il n'y a pas que ça », maintint Atsushi en soutenant son regard. « J'ai l'impression qu'elle t'en veut pour quelque chose, rien qu'à la manière dont elle te regarde. »
Les lèvres de Dazai s'étirèrent légèrement et son regard retrouva sa vivacité.
– Tu t'es amélioré dis-moi.
– Je ne suis ni aveugle ni sourd, Dazai. J'ai entendu les rumeurs qui circulent sur toi, je sais de quoi tu es capable.
– Tu le soupçonnes de quelque chose ?
Atsushi déglutit. Il n'en avait même pas parlé à Kunikida, mais depuis la nuit où Dazai avait perdu connaissance, les soupçons le dévoraient comme un poison.
– Son ''accident''… » souffla-t-il en baissant les yeux. « Tu y es pour quelque chose n'est-ce pas ? »
Pour toute réponse, le sourire de Dazai se mua en une expression nostalgique et il posa un doigt sur ses lèvres.
– Fais attention », dit-il en se retournant pour affronter de nouveau la tourmente. « Je ne voudrais pas que tu sombres dans les mêmes abysses qu'elle… »
La nuit commençait à tomber lorsque Tomie sortit de la morgue. La déception était encore pire que le froid qui la rongeait jusqu'aux os, et de dépit, elle alluma sa huitième cigarette de la journée. En temps normal, elle n'en dépassait pas sept.
Aucun document ou relevé ne mentionnait le nom de B.S. ou ne faisait état d'un employé d'origine occidentale. Même les membres les plus âgés du personnel n'avaient pas souvenir d'un tel individu. Or, si B.S n'avait pas travaillé dans les instances hospitalières de Yokohama, cela signifiait soit qu'il se fournissait ailleurs, soit qu'il travaillait dans l'illégalité. Suivant cette dernière hypothèse, Tomie avait méticuleusement fouillé les archives, mais rien ne faisait état de vols ou de disparitions de cadavres. Tout semblait en règle ce qui, dans une ville aussi profondément infestée par la Mafia, lui semblait déjà suspect en soi. Ce constat l'amena néanmoins à une nouvelle théorie qui pouvait de surcroît établir un lien entre Akechi et le mystérieux B.S, et selon laquelle B.S se serait fournit auprès de la Mafia portuaire. Travaillait-il pour eux?
Tomie soupira, lâchant du même coup un long nuage de fumée qui se dispersa dans la nuit. Il y avait bien des manières de contacter la Mafia portuaire, mais la plus simple s'incarnait en la personne de Dazai. Quitte à travailler avec lui, autant en tirer profit.
Écrasant sa cigarette contre le cendrier qui se trouvait devant la morgue, Tomie fouilla le crépuscule du regard et aperçut l'enseigne d'un taxi de l'autre côté de la route.
– Vous êtes sûre que vous voulez aller là-bas ma p'tite dame ? C'est drôlement mal famé dans ce coin-là ! » lui dit le chauffeur lorsqu'elle entra et lui donna l'adresse de son hôtel.
– Je sais où je vais », lança-t-elle sèchement.
Ango lui avait fait les mêmes remontrances, ce qui n'avait fait que la conforter dans le choix de son logement. Depuis sa sortie de l'hôpital, où elle était restée huit mois sans autre lumière que celle des néons de la section psychiatrique, Tomie ne pouvait plus voir le soleil en face. Comme les rats d'égouts, elle se réfugiait donc dans les recoins les plus sombres, les plus miteux. Ceux où elle pouvait creuser son trou sans craindre que la lumière du jour ne l'atteigne et ne réduise en poussière le peu qu'il restait de son être. Ne craignent ce genre d'univers que ceux qui n'ont jamais regardé les ténèbres en face et qui ont peur de s'y retrouver. Elle, elle savait désormais ce qui résidait dans son propre cœur et s'en nourrissait comme un vampire. Quant à ceux qui avaient l'imprudence de l'approcher de trop près, Tomie n'hésitait désormais plus à les délivrer de leur malheureuse existence, puisque personne, de toute façon, ne se souciait d'eux. Tuer, elle savait, depuis cette nuit où elle avait été enfermée avec Dazai, et jamais elle n'oublierait le chuintement d'un corps à l'agonie, ce souffle très bref, un peu surpris, qui accompagne les dernières secondes d'une vie.
– C'est ici », dit-elle en reconnaissant l'enseigne clignotante de son hôtel. « Merci pour la course. »
– Ça va aller sous cette pluie ?
– Comme un poisson dans l'eau.
L'averse avait formé de grandes flaques sur le sol où se reflétaient la lumière tremblante des lampadaires dans un bal surréaliste, comme si un monde à l'envers s'était niché sous la surface incertaine de l'eau. Tomie s'employa à les éviter et baissa les yeux vers sa montre, lorsqu'elle remarqua la silhouette qui l'attendait sous le porche de l'hôtel. Dazai lui sourit.
– Un petit verre, ça te tente ?
Les grands esprits se rencontrent, pensa-t-elle en soupirant. Mais le fait est que Tomie n'avait rien mangé depuis la veille. En l'abritant sous son parapluie, à la manière d'un parfait gentlemen, Dazai l'entraîna à l'intérieur d'un dédale de ruelles si tortueux qu'un chat de gouttière n'y aurait pas retrouvé son chemin – l'endroit parfait pour dissimuler un cadavre – avant de l'inviter à franchir une porte curieusement ouvragée, surmontée d'une enseigne rouge où se formait en lettres blanches et joliment calligraphiées « Le Lupin », en-dessous du visage d'un homme en haut-de-forme, à l'œil cerclé d'un monocle.
Il baignait à l'intérieur une lumière tamisée, aussi chaleureuse qu'un feu de cheminée, et qui venait se refléter contre la surface boisée d'un comptoir digne des hôtels les plus luxueux. Une myriade de bouteilles au liquide ambré formait un orgue de cristal derrière un barman en costume occidental et au visage sérieux. À l'ambiance tiède et calfeutré qui se dégageait des lieux, Tomie ne put retenir un frisson de plaisir et balaya la pièce des yeux. Mis à part le bar lui-même, les tables étaient plongées dans l'obscurité et se détachaient de la pénombre en formes ovales et satinées. Il n'y avait personne, à l'exception d'un chat qui les fixait depuis un pot de fleurs où il était en train de frotter sa fourrure bigarrée.
– Je t'en prie », dit Dazai en lui désignant l'un des tabourets qui se trouvait devant le comptoir.
– C'est le pub des mafieux bien éduqués ? » railla-t-elle en retirant son manteau.
– On peut dire ça comme ça.
D'un geste, il signifia au barman de lui servir un whisky.
– Un vin blanc pour moi », demanda Tomie.
Sitôt le service fait, l'homme disparut dans l'arrière boutique, sans un mot, et les laissa seuls. Tomie ne dit rien et se contenta de siroter son vin, qu'elle trouva du reste excellent, tandis que Dazai s'amusait à faire couler le glaçon qui flottait dans son verre, le buste avachi contre le comptoir. Dans le silence qui les séparait résonnait parfois le murmure de la pluie ou le tic-tac répétitif d'une horloge murale.
– Je venais régulièrement ici avec Ango », souffla finalement Dazai, sans quitter son verre des yeux.
– Je sais qu'il a travaillé pour la Mafia.
– On s'y retrouvait après le boulot, moi, lui, et Odasaku.
Sa voix était devenue aussi faible qu'un souffle d'air, et dans son regard s'était niché quelque chose de mélancolique et silencieux. Tomie n'avait jamais vu Dazai avec une telle expression et sentit ses sourcils se froncer.
– Qui est Odasaku ?
– Sakunosuke Oda. C'était un membre de la Mafia, comme moi. Mori l'a sacrifié pour venir à bout d'une organisation nommée Mimic, et que Ango traquait depuis un bout de temps. Il est mort dans mes bras.
– Tu comptes me faire pleurer ?
– Le dossier t'a bien servi ?
Dazai avait relevé la tête et la lorgnait de son air moqueur habituel, sans transition avec la nostalgie que Tomie lui avait décelée quelques secondes plus tôt.
– Très », dit-elle en tentant de garder sa contenance. « La perquisition de ce matin s'est bien passée ? »
– Brillante d'inutilité.
– Et moi qui voulais te remercier de ton aide…
Tout en remuant son verre entre ses doigts, Tomie lança une œillade à l'ancien mafieux avant de lui adresser un sourire carnassier.
– B.S. menait bel et bien des expériences sur des êtres humains », commença-t-elle, consciente que cacher les résultats de son enquête ne servirait à rien si elle voulait obtenir l'aide de Dazai pour contacter la Mafia portuaire. « Et son objectif était loin d'être anodin, puisqu'il voulait ni plus ni moins vaincre la mort. »
Dazai la fixait désormais avec intérêt et ne relâcha son attention que lorsqu'elle eut terminé.
– À vrai dire, je m'en doutais », dit-il en avalant une gorgée de whisky. « Akechi avait promis de laisser nos affaires tranquilles, mais force est de constater que ses habitudes l'ont repris. »
– Quand l'a-t-il promis ?
Le regard du détective se fit glacial.
– Après ton départ.
– Je vois…
Le silence imprégna de nouveau l'espace, jusqu'à ce qu'ils aient chacun terminé leur verre.
– Si la Mafia est réellement impliquée dans cette histoire », reprit Dazai, « elle ne tardera pas à réagir pour protéger ses intérêts. D'autant plus si Kogoro-san a découvert des éléments compromettants. »
– Et comment on saura s'ils réagissent ou non ?
– Pas besoin de le savoir », rétorqua-t-il avec un petit sourire. « Je sais exactement qui titiller pour obtenir les info dont on a besoin. »
Tomie lui jeta un regard dubitatif avant de lâcher un soupir, les yeux rivés sur son verre vide.
– C'est ton domaine après tout », marmonna-t-elle. « Je t'ai dit tout ce que je savais sur l'affaire, j'attends seulement à ce que tu en fasses de même. »
– Qui te dit que je le ferai ?
Tout en penchant légèrement la tête, elle riva ses pupilles dans les siennes et lui adressa ce regard mêlé de malice et de cruauté dont il lui avait lui-même appris le secret.
– Tu ne voudrais pas que tes collègues, et en particulier le petit Atsushi, apprennent ce que tu m'as fait à moi et mes coéquipiers en tes jours de gloire ?
Dazai sourit à son tour et la détailla des pieds à la tête, s'arrêtant sur sa robe en soie de Chine, dont elle avait pris soin de dégager le décolleté, juste pour voir.
– Je vois que tu maitrises toi aussi la technique du déguisement.
– Tu m'en as bien plus appris que tu ne l'as cru.
Et sans ajouter un mot, elle quitta son tabouret, canne en main, enfila sa veste et se retourna une dernière fois avant de disparaître dans la nuit noire.
– La prochaine fois que tu piqueras dans mon stock de morphine », lança-t-elle en plissant les yeux, « je veillerai à ce que tu ne puisses plus jamais te réveiller. »
– Si seulement c'était possible… » marmonna Dazai alors que la porte se refermait sur la silhouette de la femme dont il avait fait un monstre.
Le grésillement de sa lampe commençait à l'agacer. Chuuya l'aurait bien balancée par la fenêtre s'il ne s'était pas promis de mieux gérer ses colères. Savoir se contrôler était tout de même la moindre des choses pour un capitaine de la Mafia portuaire. Pourtant, depuis le soir où Mori lui avait confié la mission de retrouver Kogoro Akechi, la frustration s'accumulait en lui avec la même opiniâtreté que ces insomnies qui l'assaillait parfois la nuit, après un cauchemar. L'un de ceux où il sentait, sans pouvoir la retenir, la puissance du monstre en lui, et qui le laissait haletant et désorienté plusieurs minutes durant. Il en faisait le constat régulièrement. Même s'il lui donnait une puissance démesurée, ou peut-être à cause de ça, Chuuya détestait son pouvoir.
Voilà qu'il recommençait à ressasser ses idées noires. Bon sang.
Quant à ce Kogoro Akechi, pas moyen de retrouver sa trace. Il s'était tout bonnement volatilisé de l'asile, et aucun pot de vin, aucun filon ne lui avait permis de dénicher un semblant de piste. Sans parler de sa femme, aussi introuvable que lui. Et pour cause, Chuuya avait vite découvert que le nom figurant dans le rapport de police rédigé après sa mort était un faux. Aucun acte de naissance de le mentionnait, et le mariage censé la lier à Kogoro n'avait jamais eu lieu. Très louche pour un détective censé défendre la transparence entre les instances publiques et privées. Impossible du reste de mettre la main sur sa tombe. Le nom mentionné par les rapports de police et d'autopsie, Sachiko Kogoro, ne figurait tout simplement nulle part, si bien que Chuuya avait fini par croire que le problème ne venait pas du détective disparu, mais de cette femme sans nom, ni tombe.
– Fais chier… » s'entendit-il marmonner, lorsque son portable se mit à vibrer.
Le sang du jeune mafieux ne fit qu'un tour à la vue du nom qui figura sur l'écran. Son téléphone manqua de peu de passer par la fenêtre avec sa foutue lampe de bureau.
– Putain qu'est-ce qu'il me veut celui-là ?!
« Maquereau ». Il n'avait même pas pensé à le supprimer depuis son départ de la Mafia. Encore un truc à faire.
En poussant une longue inspiration, Chuuya saisit son portable et ralluma l'écran pour ouvrir le message.
« Mon cher et valeureux partenaire et ami de toujours, accepterais-tu d'être ma compagne de suicide pour ce soir ? »
Il crut faire une attaque.
« Crève tout seul. »
Il ne savait même pas pourquoi il répondait aux bêtises de son crétin d'ancien partenaire. Pour l'art de la procrastination sans doute. Ça avait au moins l'avantage de l'occuper.
« Et moi qui avais trouvé l'endroit idéal… À défaut de mourir ensemble, que dirais-tu de discuter autour d'une bouteille de sake ? »
« Ouais viens, j'y mettrai bien assez de poison pour t'envoyer au ciel, enflure. »
« Discuter entre amis… de femmes par exemple ! À quand remontent tes derniers exploits avec Daphné ? »
« À la dernière fois que j'ai botté ta face de con. »
« De boulot aussi ! »
« Va crever. »
« De ce cher Kogoro Akechi… »
Cette fois, Chuuya ne riait plus. Au nom du détective disparu, ses doigts se figèrent et son souffle s'accéléra.
« Comment tu sais que j'enquête sur lui ? »
« Je me doutais que Mori te l'avais demandé. »
Merde. Encore une fois, il aurait mieux fait de l'envoyer bouler. Cela dit…
« Tu sais des trucs hein ? »
« Peut-être bien. »
« Allez, fais pêter. »
Quant à faire. Mori ne lui avait jamais interdit de collaborer avec l'Agence des Détectives.
« Au lotus blanc ? »
Souvenir des jours de gloire. Pourquoi pas.
« Au lotus blanc. 23h. »
Les yeux grands ouverts, Tomie regardait la fumée des restes de sa cigarette s'élever du cendrier jusqu'au plafond. Ses chaussures à talons trainaient près de la fenêtre, avec son manteau qu'elle s'était contentée de jeter au sol avant de s'avachir sur son lit. Elle n'avait même pas songé à allumer la lumière. Sous les volutes de fumée, les ombres léchaient la tapisserie de sa chambre comme des serpents et formaient un curieux entrelacs qui semblait faire onduler les murs sur eux-mêmes. Seule sa respiration, calme et profonde, rythmait le silence, tandis que les questions tournaient dans son esprit avec une vigueur lancinante.
B.S, la Mafia, Mary, Akechi… qu'est-ce qui pouvait bien tous les lier ? Et si l'enquête de Dazai sur la Mafia ne donnait rien, que ferait-elle ?
Depuis qu'elle baignait dans cette histoire, Tomie avait l'impression d'évoluer dans un labyrinthe d'ombres, dont les eaux croupies l'empêchaient de voir où elle mettait les pieds, et qui faisaient qu'à chaque pas, elle s'enfonçait davantage dans les ténèbres.
En se redressant sur son matelas, elle saisit le manteau qu'elle portait la veille et sortit de la poche intérieure les deux photos de B.S et de Mary. À la seule lumière des lampadaires du dehors, leur visage semblaient encore plus sinistres, et le sourire de B.S trouvait quelque chose de presque cruel. Comme si elle espérait y trouver un indice supplémentaire, Tomie fixa la photo de Mary avec une obstination qui finit par lui faire mal aux yeux. Rien à y faire, elle avait bel et bien l'impression de connaître ce visage. Or elle n'avait jamais rencontré cette femme, elle en était certaine. Dans ce cas, où avait-elle bien pu la voir ?
Vaincue par la fatigue, Tomie laissa sa tête retomber sur le matelas et ferma doucement les yeux, bercée par le clapotement de la pluie sur ses carreaux. Elle s'endormit en serrant la photo contre elle, avec l'espoir que le sourire et le regard de Mary puissent lui montrer, pendant son sommeil, une part de cette vérité qui lui échappait tellement.
Tomie ouvrit brusquement les yeux lorsqu'elle sentit le souffle du vent sur son visage. Sa fenêtre était ouverte et la pluie avait formé une petite flaque sur la moquette. Interdite, elle se redressa, chercha à tâtons l'interrupteur de sa lampe de chevet et tenta de l'actionner, sans succès. La pénombre et le silence couvraient jusqu'au plafond. Elle n'entendait que sa respiration, un peu plus rapide à chaque seconde. En passant la main sur ses draps, Tomie s'aperçut soudain que le portrait de Mary, avec lequel elle s'était endormie, n'était plus là. Le dossier avait également disparu. Impossible de les retrouver, ni dans ses mains, ni dans le lit, ni par terre. La jeune femme se frotta les yeux sans comprendre, lorsqu'elle la sentit. Elle planait dans l'air comme un relent de fumée. L'odeur de pourriture. Cette même odeur qu'elle avait reniflé dans la serre. Pénétrante, presque acide. Comme si on avait frotté le cadavre d'un animal contre le mur pendant qu'elle dormait. Tomie réprima une nausée, et tenta de calmer la panique qui commençait à s'emparer d'elle.
Elle n'était pas seule dans la chambre. Quelqu'un était entré par la fenêtre durant son sommeil.
Lentement, elle souleva son oreiller pour en tirer son revolver et posa ses deux pieds par terre en cherchant sa canne de la main. À son grand soulagement, elle se trouvait toujours à son chevet. Les mains tremblantes, elle s'appuya sur le manche pour atteindre le mur et le longer jusqu'à sa porte. L'écho du loquet sembla se répercuter jusqu'aux fondations de l'hôtel. En passant la tête dehors, elle tenta d'activer l'interrupteur de la lumière du couloir. Rien non plus.
– Il y a quelqu'un ?
Sa voix tremblait. Elle tenta malgré tout de percer l'obscurité du regard, et sentit de nouveau la puanteur. Une porte claqua soudain à l'autre bout du corridor. Respirant avec force, Tomie se glissa à l'extérieur de sa chambre et leva son revolver pour en débloquer la sécurité. Sa voix s'était figée dans sa gorge, elle pouvait sentir la sueur ruisseler contre sa nuque. Un souffle la fit soudain s'arrêter, pareil à celui d'un reptile, et il lui sembla entendre un mot dans les ténèbres. Lu… Lucy ?
Elle fit un pas dans l'obscurité, lorsque la voix reprit. Une voix comme elle n'en avait jamais entendue. Une voix rauque, cruelle, où saignait la maladie. Une voix de cauchemar.
En l'espace d'une interminable seconde, elle eut l'impression que le couloir se rétrécissait et se contractait sous ses pieds pour l'attirer vers la chambre. Le souffle court, Tomie activa la poignée et ouvrit lentement le panneaux. Le sol était jonché de feuilles, déchirées, en morceaux. C'était les feuillets qui constituaient le dossier de B.S, et parmi les fragments épars se trouvait la photo de Mary, marquée d'une tâche de sang frais.
La puanteur se fit soudain insupportable. Un bruissement la fit soudain se retourner, et Tomie aperçut du coin de l'œil les ailes de ce qui ressemblait à un papillon de nuit. Avec la lucidité de la terreur, elle découvrit alors la forme collée au mur. Un être vêtu de noir, les bras en croix. Son visage était masqué par une touffe de cheveux noirs et gras. Depuis le seuil, elle le vit se lever avec une infinie lenteur tandis que les dents de la créature se mettaient à luire dans la pénombre. Tomie fit un pas en arrière, et entendit de nouveau la voix. Avec une rapidité inouïe, la forme se détacha soudain du mur et se mit à ramper vers elle comme une gigantesque araignée. Elle laissa échapper un hurlement et ferma la porte à la volée en se servant d'une chaise pour la bloquer.
Le couloir lui semblait encore plus long. Elle tenta de le remonter, mais sa jambe, de plus en plus douloureuse, rendait ses pas lourds et trainant. Un bruit de choc retentit soudain derrière elle. La chose venait de défoncer la porte. Tomie eut alors tout juste le temps d'appeler l'ascenseur et de s'y précipiter, une fois les portes ouvertes, avant que la créature ne se jette sur elle. Les quelques secondes de répit qui en résultèrent lui permirent de se ressaisir et de serrer son arme contre elle.
Lorsque les portes s'ouvrirent de nouveau, l'accueil était plongée dans l'obscurité, avec pour seule lumière le voyeur rouge du téléphone, et le reflet des panneaux de sortie. L'hôtel fermait à 23h pour n'ouvrir qu'à 6h. D'ici là, Tomie resterait enfermée à l'intérieur. Il lui fallait trouver un moyen de sortir. Rapidement.
La seule fenêtre était trop haute pour elle, mais le panneaux de sortie semblait désigner les étages inférieurs. Sans doute le local à ordures. Tomie poussa le panneau de la porte et descendit les escaliers de service aussi vite qu'elle put, quand un bruit résonna à l'étage du dessus.
Elle put seulement se cacher derrière une poubelle et diriger son arme vers la porte de secours avant qu'une ombre n'émerge des escaliers. Les relents d'ordure, mêlés à ceux de pourriture qui émanaient de la chose étaient immondes. En serrant les dents pour masquer son souffle, Tomie pointa le canon du revolver en direction de la créature. Des papillons de nuit voletaient autour de sa tête et lui donnaient une aura encore plus sinistre. Tomie sentait la sueur ruisseler sur son dos. Son cœur battait si fort qu'elle eut peur que la chose ne l'entende. Tentant le tout pour le tout, elle se redressa brusquement et tira en direction du monstre. Le tir ne sembla cependant pas faire effet, et la créature se jeta sur elle, la renversant sur le dos. Une douleur fulgurante traversa la jambe de la jeune femme et lui arracha un râle de douleur. L'odeur qui s'échappait de la chose était infernale, comme si elle était assemblée de morceaux de cadavres en putréfaction. Tomie crut tourner de l'œil et parvint à se dégager pour lui tirer en plein visage. La lumière du tir lui révéla alors un visage qu'elle ne devrait ensuite jamais oublié. Un visage tout droit sorti des enfers. Celui de la mort lui-même. Tomie ferma les yeux, incapable de comprendre ce qu'elle venait de voir.
Projetée en arrière par la force du tir, la chose la relâcha cependant et lui permit de se trainer jusqu'à la sortie, avant de refermer la porte derrière elle.
Les jambes tremblantes, Tomie s'aida du mur pour se remettre debout et boita aussi vite qu'elle put vers la partie éclairée de la rue. La pluie ruisselait des trottoirs et les gouttières crachaient des flots d'eaux mêlée de boue et de feuilles mortes. En quelques secondes à peine, Tomie se retrouva complètement trempée et manqua de trébucher plusieurs fois tant elle tremblait. Sans sa canne, la douleur était presque insupportable et lui permettait tout juste de clopiner à un rythme ridiculement lent. Sous ses pieds nus, elle sentait le bitume glacé. Sa robe de soie lui collait à la peau comme une couche de givre.
Luttant contre la peur et le froid, Tomie progressa jusqu'à la première cabine téléphonique qu'elle put trouver et composa le numéro d'Ango.
Pitié, faites qu'il réponde…
La sonnerie retentit trois fois, avant que la voix du fonctionnaire ne résonne dans le combiné.
– C'est moi… » souffla Tomie, d'une voix qu'elle eut du mal à reconnaître.
– Tomie ?! Qu'est-ce qui se passe ? Où es-tu ?
Elle parvint tout juste à lui donner sa position avant de sentir ses jambes se dérober sous elle. La dernière vision qu'eut Tomie avant d'être engloutie par les ténèbres fut alors celle du téléphone jaune qui pendait au bout du fil, et de la pluie ruisselant sur les vitres de la cabine téléphonique comme des larmes de rage et de terreur.
