Hello tout le monde ! En fait ça fait plus d'un mois que je n'ai pas publié, donc il était temps XD Pas mal de petites révélations dans ce chapitre, dont une grosse à la toute fin qui, j'espère, vous retournera bien le cerveau ^^

En tout cas merci à vous pour votre assiduité et votre soutien :D merci infiniment à ceux qui prennent le temps de me commenter et de me faire savoir à quel point ils apprécient cette histoire. Vous n'imaginez pas à quel point ça fait chaud au coeur :) En tout cas, même si je mets du temps, et ce dans le but de vous offrir des chapitres de très bonnes qualités, tant au niveau du fond que de la forme, je m'éclate à écrire cette fiction :D

Sur ce, bonne lecture !


Chapitre 11.

Le garçon est là, dans la chambre aux murs blancs, entre les draps lisses. Son visage n'exprime rien. Il n'a jamais rien exprimé. Il est juste froid, placide, aussi lisse que les draps qui recouvrent son corps trop maigre, et qui n'ont pas bougé d'un millimètre.

Comment tu te sens ? » demande Mori.

Mais le garçon ne répond pas. Son œil grand ouvert n'exprime rien de particulier, sa respiration non plus. Il vit, mais c'est comme si à l'intérieur, il était déjà mort.

Tu as mal quelque part ?

Toujours rien. Les bip réguliers du moniteur cardiaque répondent pour lui. Mori n'est pas offusqué. Le silence de son jeune protégé ne l'a jamais dérangé.

J'ai eu des nouvelles de Yamazaki-san », poursuit-il en croisant les mains sur ses genoux. « Elle va bien. »

« Pourquoi ?…

Mori ne peut s'empêcher d'ouvrir grand les yeux. Après des jours de silence, Dazai lui a enfin dit un mot. Ce n'est pas qu'il commençait à s'impatienter ou à s'inquiéter, mais l'ennui le guettait dangereusement.

Pourquoi quoi ?

Une respiration très faible, presque imperceptible, soulève le torse du garçon. Son séjour entre les mains du Banquier lui a laissé plusieurs côtes cassées, une épaule démise, un genou fracturé, sans compter les sévères brûlures dans son dos et la commotion cérébrale qui l'a mis deux jours dans le coaltar. La fiabilité et la résistance exceptionnelle du garçon sont des atouts majeurs qui permettent à Mori de le mettre en première ligne lors des missions d'infiltration comme celle impliquant le banquier. Le problème, c'est qu'il ne sait jamais jusqu'où Dazai ira.

Pourquoi m'avoir sauvé ? » répète faiblement le petit corps sous les draps.

Parce que tu es mon subordonné », répond Mori. « Parce que… »

Pas toi.

Le boss est d'abord surpris, avant de sentir un sourire se dessiner sur ses lèvres.

Tu parles de Yamazaki.

Le garçon ne répond pas.

Je ne sais pas », admet-il en se remémorant la vision surréaliste qu'il a eue cette nuit là. Celle de ces deux silhouettes allongées dans la boue, et du corps filiforme d'une jeune fille serrant Dazai entre ses bras.

Tomie Yamazaki. Quel étrange cas. Un ange tombé du ciel venu sauvé son petit démon. Il en rit encore.

Dazai s'est tu. Sa respiration siffle légèrement et une goutte a roulé sur son front. Mori décide de vérifier sa température et constate qu'il fait une nouvelle poussée de fièvre. Ça ne l'arrange pas, il y a tellement à faire…

Remets-toi vite », dit-il en appelant un infirmier pour qu'il augmente les doses de médoc. « Ce serait dommage de rester à l'état de légume. » Il se retourne. « Surtout avec un potentiel comme le tien. »

Mais Dazai garde le silence. Un peu trop ces derniers temps. Lui qui pensait que Chuuya l'avait égayé un peu…

C'est comme un ballon de baudruche », dit alors une petite voix dans son dos.

Mori fait volte-face, et découvre que Dazai s'est redressé, le dos courbé par la douleur, les yeux dans le vague, comme s'il était en proie à une hallucination.

« … quand on le tient par une ficelle », poursuit lentement le garçon, en articulant chacun de ses mots. « Le ballon, lui, n'aspire qu'à la légèreté, à la liberté, mais l'égoïste ne le comprend pas. » Son regard s'agrandit tandis que ses épaules s'affaissent. Mori voit ses mains se serrer sur les draps, très fort. « Il s'y accroche et le plaque à terre pour satisfaire son désir de possession, parce qu'il a peur d'être seul, parce qu'il craint la mort mais ne veut pas l'admettre. Il lui inflige la lourdeur du monde, la laideur du vivant pour supporter la sienne. »

Non pas que Mori ne l'ait jamais vu délirer, mais cette fois, il ne comprend pas bien où le garçon veut en venir. Son état lui fait presque peur. Qui ne serait pas dérangé par ce visage de poupon, soigneusement bandé, aux joues creuses et au regard cave ? Malgré son jeune âge, Dazai fait partie de cette catégorie du vivant qui se trouve vieille avant même d'avoir vécu, fatigué d'une vie qui n'a, semble-t-il, jamais voulu de lui.

Elle a fait pareil », souffle le garçon en esquissant une grimace. Sa bouche se tord en un rictus douloureux tandis qu'il se penche vers l'avant. Comme pour vomir. « Elle est comme ces gens qui imposent leur désir de vivre aux autres et les affligent d'une bienveillance crasse qui frôle la perversité. » ses yeux s'agrandissent davantage. « Je la déteste. »

Mori s'approche, conscient que la crise est en train d'arriver.

« Je la déteste. »

« Je la déteste. »

« Je la déteste. »

« Je la déteste… »

« Je la déteste ! »

« JE LA DÉTESTE ! »

Dazai s'est mis à hurler et lutte contre la poigne du médecin qui le plaque à son matelas. Comme à chaque fois, la sueur inonde son front, ses lèvres tremblent. On le dirait sur le point de s'effondrer sur lui-même, de se diluer dans sa propre noirceur.

« Je la déteste ! »

Lorsque ça arrive, Mori n'a qu'un seul réflexe. Sortant une seringue de la poche intérieure de sa veste, il la débouchonne d'une main et l'enfonce dans le cou du garçon qui se débat quelques secondes avant de s'effondrer dans ses bras, comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.

Mori contemple son visage tiré par la douleur, la pâleur de son teint. Un filet de salive s'est échappé de ses lèvres. C'est un peu comme s'il était mort. Chaque jour, chaque heure qui passe, il a l'impression que Dazai meurt un peu plus, de manière continue et infinie. Un vrai supplicié.

Long soupir.

Après ça suivra la morphine, de quoi le faire planer quelques heures, assez pour oublier.

Assez pour oublier qu'il n'a que seize ans, et qu'il n'est qu'un mort-vivant qui n'en a pas finit de vivre.


« Au Lotus blanc ! »

– Au Lotus blanc » rétorque Chuuya en levant son verre.

Et à leurs meilleures années. Les siennes en tout cas, car en ce qui concernait Dazai, il semblait aller bien mieux que du temps où ils travaillaient ensemble. Chuuya avait mis du temps à l'admettre, mais son ancien coéquipier avait bel et bien trouvé sa place à l'Agence des Détectives armés. C'est du moins ce qu'il croyait jusqu'à le trouver étendu sur le bitume, quelques minutes plus tôt.

Dazai buvait avec son panache habituel, mais son visage était encore très pâle, et en y regardant de plus près, Chuuya vit une égratignure sur sa tempe.

– C'est quoi ça ? » demanda-t-il en lui montrant la blessure.

Dazai le fixa d'un œil interrogateur avant de porter la main vers sa joue.

– Ah… », marmonna-t-il. « J'ai dû me faire ça en tombant. »

Trop heureux de retrouver deux de ses clients les plus fidèles, le patron du Lotus Blanc – un homme plus large que long, à la cinquantaine bien tassée et dont le crâne était orné de trois mèches grises qu'il n'avait pas dû laver depuis la perte du reste de sa masse capillaire – leur avait ouvert son plus beau salon privé. Le sake fut lui aussi offert par la maison. Il ne manquait que les filles. Chuuya savait cependant que ce détail attendrait et se contenta d'avaler une nouvelle gorgée de sake, non sans saliver à l'idée de réitérer ses exploits de jeunesse. La vie avait du bon parfois…

– Tu ne me diras vraiment pas ce qui t'est arrivé ?… » demanda-t-il en reportant son attention sur Dazai qui en était à sa troisième coupelle.

– Tu l'as vu toi-même, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.

– Tu as parlé d'une fille.

À ses mots, Dazai se figea, lui indiquant qu'il avait peut-être fait mouche.

– D'une fille sur la digue… » ajouta-t-il.

– J'ai dû rêver », le coupa son ancien coéquipier.

Son regard s'était perdu et sa silhouette s'affaissa lentement, comme s'il était accablé d'un poids invisible. Mais lequel ? C'était l'un des points les plus frustrants chez Dazai. On ne savait jamais ce qui se passait dans sa tête.

– J'ai dû rêver », répéta-t-il en chassant l'air de la main. « Ce n'est rien. »

– Parle pour toi », rétorqua Chuuya. « T'es pâle comme une nonne. »

– C'est mon teint de porcelaine.

– J'vais t'le latter à coups de claques dans la gueule ton teint de porcelaine enflure !

Le mafieux savait cependant qu'il n'en tirerait pas plus. Quand il s'y mettait, Dazai était muet comme une carpe. Ce n'est pas pour rien que Mori l'envoyait dans les missions d'infiltration sans craindre qu'il ne laisse échapper des infos sous la torture. Même sous les pires traitements, Dazai ne laissait rien passer.

– C'est tes oignons », concéda-t-il avant de se resservir une rasade d'alcool. « En attendant tu voulais pas qu'on parle de Kogoro ? »

– C'est pour ça qu'on est là…

– Mori m'a dit que vous enquêtiez sur sa disparition.

– Sur demande spéciale du ministère… Mais pourquoi t'en a-t-il parlé ? Ça le tracasse ?

Une lueur de malice passa dans le regard de l'ancien mafieux, et Chuuya comprit qu'il se doutait déjà de sa réponse.

– Il m'a chargé d'enquêter aussi, mais… pas de la manière à laquelle on pourrait s'attendre.

– Comment ça ?

Chuuya prit le temps de terminer sa coupelle de sake et inspira longuement avant de commencer.

– Premièrement, il ne pense pas que Kogoro ait réellement sombré dans la folie. Selon Mori, il était trop intelligent et audacieux pour ça. Ensuite, il ne m'a rien demandé concernant Kogoro, si ce n'est d'enquêter, en revanche il a insisté sur un point, un seul.

– Lequel ?

– M'assurer que sa femme soit bien morte.

Le visage de Dazai s'éclaira, comme s'il venait de confirmer quelque chose qu'il savait déjà.

– Ça va dans le sens de tes hypothèses à ce que je vois », marmonna Chuuya.

– On peut dire ça…

Tout en se frottant le menton, Dazai se remit à boire et laissa ses yeux balayer la pièce quelques secondes. Tentures mauves sur parquet ciré, une subtile odeur de parfum et de sueur…

– Tout dans cette affaire pointe vers cette femme », murmura-t-il lentement. « Pas directement… mais nous soupçonnons Kogoro d'avoir enquêté sur quelque chose qui la concernait… »

– Comment ça enquêté ?

– Nous avons trouvé dans sa cellule des documents cryptés. Le seul élément lisible indiquait l'adresse d'un manoir situé dans le quartier occidental de Yokohama », expliqua Dazai. « Là-bas, nous avons retrouvé les traces d'un individu dont on ne connaît pour l'instant que les initiales, B.S., et qui menait des expériences sur des êtres humains, dans le but apparemment de ''vaincre la mort''. C'est du moins tout ce qu'on a pu retrouver de ces intentions. Il poursuivait en tout cas quelque chose de cet acabit. Reste à savoir s'il y est parvenu… »

– Et quel est le rapport avec la femme d'Akechi ?

– Elle est morte dans un incendie il y a dix ans. Kogoro la regrettait mais a su garder la tête froide pendant les dix années qui ont suivi sa mort. Or l'un des syndromes de sa folie l'amenait à voir le cadavre de sa femme décédée…

– Et alors ?

Comme souvent, Chuuya ne voyait pas où son ancien coéquipier voulait en venir… encore une chose qui l'énervait chez Dazai. Son intelligence.

– Réfléchis… Kogoro enquête sur une manière de ramener les morts et voilà qu'il se met à voir le cadavre de sa femme. C'est suspect non ?

– Donc tu penses qu'il aurait réussi à la ramener ?

– Pas lui, sinon il n'aurait pas assez paniqué pour qu'on l'enferme dans un asile de fou… » marmonna Dazai, visiblement en pleine réflexion. « Ça me semble assez dingue de croire que sa femme est revenue d'entre les morts… mais il est possible qu'elle soit liée à ce fameux B.S., sinon Akechi n'aurait pas réagi aussi violemment… »

– En tout cas il y a bel et bien un mystère autour de cette femme », rétorqua Chuuya. « Ça fait deux jours que j'enquête sur elle et impossible de mettre la main sur sa réelle identité. Son acte de décès la mentionne sous le nom de Sachiko Kogoro, mais il n'y a aucun nom de jeune fille et, malgré mes recherches, je n'ai pas pu trouver sa tombe. »

– Peut-être que son corps a entièrement brûlé dans les flammes…

– Non, le rapport de police dit qu'elle a bien été retrouvée. Le plus étrange c'est que les brûlures n'étaient apparemment que superficielles. Le rapport d'autopsie penche plutôt vers l'asphyxie, comme cause de décès.

– Donc ça n'a rien d'étrange…

– Vu la gravité de l'incendie ça reste surprenant. Et comme je te l'ai dit, impossible de retrouver sa tombe. L'acte de décès indique qu'elle a été enterrée, mais aucune tombe à Yokohama ne porte son nom.

– Tu as été vérifier par toi-même ? » ricana Dazai.

– J'ai consulté les registres imbécile ! J'ai même envoyé des hommes le faire et rien ! Aucune mention du nom de Sachiko Kogoro…

– Peut-être qu'elle a été enterrée sous son nom de jeune fille…

– C'est ce que j'ai pensé aussi. J'ai fait vérifier les tombes de toutes les Sachiko du coin, et laisse-moi te dire qu'il y en a un paquet, mais les dates ne correspondent pas. On est dans l'impasse. Autre fait troublant, son acte de mariage avec Akechi est un faux.

– Donc elle vivait sous une fausse identité.

– C'est aussi ce que j'ai pensé.

– Mais dis-moi, c'est que tu peux réfléchir parfois !…

– La ferme !

Si Dazai n'était pas aussi pâle, il l'aurait envoyé voler dix mètres plus loin. Chuuya savait que c'était pourtant ses réactions intempestives qui poussaient l'autre enflure à surenchérir dans les moqueries. Mais il n'y pouvait rien, c'était comme ça.

– Cela dit », reprit l'Agent, le visage tout à coup plus sérieux, « toutes ces questions nous ont fait oublié un point essentiel. »

Chuuya se redressa.

– Ah oui ? Lequel ?

– Le rapport entre B.S., Kogoro Akechi et la Mafia portuaire.

– Le simple fait que Mori m'ait demandé d'enquêter prouve qu'il existe… » admit le mafieux en tentant de déchiffrer l'expression de son acolyte. « Toi tu penses à quelque chose… »

– B.S. et Mori ont tout deux pratiqué des expériences clandestines », répondit Dazai, les yeux dans le vague. « Peut-être pas pour les mêmes raisons, mais ils auraient très bien pu se rencontrer ? »

– Tu as des preuves à par l'intérêt de Mori pour Akechi ?

– Des cadavres ont été retrouvés dans le manoir où le fameux B.S pratiquait ses expériences, or la morgue ne fait pas état de disparition d'autant de corps, donc soit il a été couvert, soit ces corps lui ont été fournis. »

– Et tu penses que la Mafia serait le candidat idéal ?

– Ce ne serait pas surprenant dans cette ville.

– Mm…

Les tempes un peu rougies par l'alcool, Chuuya demeura pensif. Si l'on tenait compte du passé tumultueux de Mori et de son goût prononcé pour tout ce qu'il y avait de plus sordide, l'hypothèse de Dazai tenait parfaitement la route. Avant de devenir boss, l'ancien médecin aurait parfaitement pu faire équipe avec un Occidental aux ambitieux douteuses et lui fournir le matériel nécessaire pour ses expériences. Cela ne lui ressemblait que trop bien.

– Attends… » marmonna-t-il en se souvenant soudain de quelque chose.

– Quoi ?

– Il y a… quoi ?… Deux mois ? Ouais deux mois environ, Kogoro et Mori ont eu un entretien. Personne ne sait pourquoi, et même les capitaines n'en n'ont pas été informés. Mori nous a dit qu'il ne s'agissait que d'une formalité avec le ministère, mais après ce que tu m'as dit… je ne peux pas m'empêcher de voir un lien avec les expériences dont tu parlais…

– Akechi avait peut-être découvert quelque chose au sujet de Mori… » émit Dazai en se grattant de nouveau le menton.

– Mais Mori n'y est pour rien dans son internement. Lui-même ne semblait pas s'attendre à ce qu'Akechi sombre dans la folie.

– Sans être responsable de son internement, on sait désormais qu'il y avait quelque chose entre Akechi et Mori, et que ce quelque chose concerne deux personnes dont il nous faut trouver le lien : B.S. et Sachiko.

Dépassé par la tâche et fatigué par l'alcool qui commençait à lui monter à la tête, Chuuya laissa son regard se perdre vers la seule fenêtre de la pièce et le ciel baigné de nuit. Cette affaire commençait à l'emmerder… et la voix des filles, tout près… l'appel de leurs décolletés et de leurs fesses bien rondes… ce qu'il avait envie de baiser…

– Il semble que cette histoire ait des proportions plus graves qu'on ne l'imaginait », murmura Dazai en levant les yeux vers lui.

– Mouais », marmonna-t-il avant de se redresser maladroitement, sa coupelle de sake à la main. « J'essaierai de me renseigner sur ce B.S, et de retrouver Sachiko. Tout ce qui peut nous éviter les emmerdes est bon à prendre, mais en attendant, je vais aller voir les filles. »

– Comme tu veux ! » sourit Dazai. « Le bonjour à Daphné ! »

– Puceau…

– Limace !


Cela doit bien faire un an qu'elle ne l'a pas vu, depuis le cauchemar qu'ils ont vécu dans les égouts, et pourtant son visage n'a pas changé. Son œil droit est toujours dissimulé sous les bandages soigneusement enroulés autour de sa tête. Il y a toujours un sparadrap sur la partie inférieure gauche de sa joue. Ses cheveux sombres et bouclés masquent son regard, et son corps semble nager dans son costume noir.

Tomie se sent un peu émue, troublée aussi. Depuis leur dernière rencontre et cette étrange proximité qu'ils ont partagée dans leur cellule, elle n'a cessé de penser à lui, de se demander comment il allait, s'il avait survécu, s'il lui restait des séquelles. En apprenant qu'il avait repris du service à la mafia, elle avait presque sauté de joie. Cela faisait alors deux mois qu'elle n'avait plus entendu parler de lui, et voilà qu'un an plus tard, il se tenait face à elle.

Et voilà qu'un an plus tard, il pointe un revolver dans sa direction, tout juste après avoir abattu ses deux supérieurs, ses collègues, ses amis.

Tomie sent la texture collante de l'hémoglobine sous ses semelles. Elle sert son arme de service entre ses mains, mais n'ose pas tirer.

« Pourquoi ? »

Dazai sourit, mais il n'y a pas la moindre trace de joie dans son expression.

« Parce que c'est comme ça. »

Les choses étaient pourtant simples, presque limpides. La Mafia hongkongaise, qui leur avait déjà donné du fil à retordre un an plus tôt, était repassée à l'attaque, supprimant tout ceux qui se mettaient en travers de leur route, agents du ministère comme mafieux. Mori et Santouka avaient donc décidé d'allier de nouveau leurs forces, comme ils l'avaient fait par le passé, pour contrer la menace. Selon leur accord, la Mafia devait organiser une rencontre avec les hongkongais dans un hangards des docks pour soit-disant leur céder quelques unes de ses parts de marché. Les Agents du ministère n'auraient alors qu'à les cueillir pour remonter jusqu'à leur chef et mettre un terme définitif à cette histoire. Tomie, elle, avait simplement été envoyée sur le terrain pour protéger les arrières de ses coéquipiers. C'était simple, aussi simple qu'une mission de routine. Elle est pourtant là, dans ce hangar, le corps de ces deux acolytes à ses pieds.

Vous étiez le prix à payer pour nous mettre ces fouilles merde dans la poche », marmonne Dazai. « Tout était déjà décidé. »

Tomie le regarde sans comprendre.

Je ne saisis pas… » bredouille-t-elle, les mains tremblantes. « Qu'est-ce que vous avez à gagner dans l'histoire ? »

Une entrée sur le marché hongkongais. Tout simplement.

C'est en effet là l'une des tares de la Mafia. Depuis les invasions japonaises à Hong-Kong, impossible d'accéder à leur marché, pourtant en plein essor. La haine est encore trop grande, et Tomie sait que l'ancien boss a travaillé dur pour obtenir cette fameuse entrée, sans succès.

Nos activités étaient beaucoup trop alléchantes pour qu'ils ne s'y intéressent pas », poursuit Dazai. « Mori les a attiré ici comme des poissons qui courent après l'hameçon. Seul le ministère semblait faire barrière à notre collaboration, la première depuis la guerre. En particulier ces deux-là. » Il désigne les deux silhouettes au sol. Juntaro Torigai et Kiichi Mihara (1), deux inspecteurs chevronnés, aussi soudés que les doigts de la main, qui l'ont formée avec une rigueur et une bienveillance qu'elle ne pensait pas trouver au sein de la police. Morts. Tous les deux. D'une balle dans la tête.

Il avait tout prévu… » réalise la jeune femme en sentant ses jambes osciller sous son poids.

Mori prévoit toujours tout.

Sauf que c'est elle. C'est elle qui les a poussés à faire confiance à la Mafia. Lorsque Dazai s'est avancé vers eux pour l'assaut final, s'est elle qui a baissé sa garde et qui les a incité à en faire de même en sa présence… Pourquoi ?

Pas seulement lui… » marmonna-t-elle, les dents serrées, les larmes aux yeux. « Mais toi aussi. »

Le sourire de Dazai s'agrandit tandis qu'elle poursuit.

Cette nuit-là, tu l'as créé exprès, ce lien de confiance entre nous deux. Tu m'as laissé te sauver, tu as fait en sorte qu'on s'en sorte ensemble pour mieux m'avoir ensuite !

C'est pourtant absurde. Personne ne peut voir aussi loin, prévoir les choses de manière aussi précise, mais le sang sous ses semelles lui a appris que Dazai en est capable. Et c'est ainsi qu'à cause d'elle, le ministère a non seulement fait confiance aux ordres de Mori, mais aussi à son âme damnée. Le démon de la Mafia portuaire…

Tout le monde a une faiblesse » murmure le jeune mafieux en levant son arme. « Tu étais la leur. »

Bruit de détonation. Une douleur fulgurante, inhumaine, à mourir, saisit soudain sa jambe. Tomie s'effondre. Quelque chose résonne dans ses oreilles, mais elle ne peut pas reconnaître sa propre voix. Ce n'est qu'après quelques secondes à se rouler sur le béton, les mains brûlantes de sang, qu'elle comprend qu'il vient de lui tirer dans la jambe.

Tu étais leur protégée », poursuit Dazai, comme si de rien n'était, en s'écartant de quelques pas pour récupérer un bidon rouge qu'il traine jusqu'à elle.

Tomie se sent frémir. Plus que la douleur, c'est la peur qui la gagne et qui la ronge. La peur dans ses entrailles, dans son corps à l'agonie. La peur lorsqu'elle devine ce que Dazai s'apprête à faire.

Un nouveau cri franchit ses lèvres lorsqu'il verse l'essence directement sur sa blessure, puis sur sa cuisse. Tomie comprend seulement que le craquement qu'elle entend est celui d'une allumette, avant que l'enfer ne s'abatte sur elle.

Les flammes dévorent sa chair avec une avidité perverse. Elle sent, elle voit, avec une horreur qui n'a plus de nom, sa peau fondre sous la chaleur, le sang suinter sur ses vêtements, ses muscles se contracter de douleur avant de se mettre à noircir, ses os craquer comme du bois dans un brasier, son corps se décomposer lentement, brisé. Et puis tout s'arrête. Quelque chose de froid, d'humide s'est brusquement déversé sur sa cuisse, mais là, au creux de sa chair, la brûlure est toujours là, à courir entre ses veines et à s'insinuer dans ses nerfs. Tomie n'a pas cessé de hurler.

C'est un aperçu de ce que j'ai vécu cette nuit-là » dit le garçon à ses côtés. Le démon aux yeux rouges. Il n'y a pas une once de remord dans son regard, seulement la mort, quelque chose de froid, de froid… « Et ce n'est qu'une esquisse de l'enfer », poursuit-il en reprenant son bidon d'essence.

Cette fois, ce n'est plus la jambe qu'il arrose, mais ses bras, son dos, sa tête, ses pieds, son corps tout entier. Damné pour l'éternité.

Le démon ne tremble pas. Il ne sourit pas, il ne grimace pas non plus. Son visage est comme un masque dépourvu d'émotions. Il y a seulement la mort dans ses yeux.

Avec la voix qu'elle n'a plus, Tomie étouffe un cri.

« Pitié. »

Mais le briquet est déjà dans ses mains, prêt à l'emporter pour toujours. Dans un dernier élan de lucidité, Tomie serre les doigts autour de son arme de service, lève le canon vers le ventre du garçon au visage d'ange, et tire.

Tomie fut réveillée par ses propres hurlements, noyée dans sa sueur et les larmes qui roulaient sur ses joues. Une douleur aiguë frappait furieusement contre la chair de sa jambe. Elle avait la sensation d'étouffer.

La poitrine soulevée par une brusque inspiration, elle se redressa d'un mouvement sec, la tête entre les mains.

Voilà des mois qu'elle n'en avait plus rêvé… du moment où tout avait basculé.

Ses sanglots s'intensifièrent jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus les retenir. Elle pleura comme une enfant, brisée par les tremblements, épuisée par la douleur, les paumes serrées autour de sa vieille blessure dans l'espoir qu'elle se taise enfin.

– Je te briserai… » souffla-t-elle entre deux hoquets. « Je te briserai jusqu'à ce que tu me supplies de t'achever ! DAZAI ! »

Elle s'était mise à hurler.

Cette nuit-là, Mori avait mis à exécution le plan qu'il concoctait depuis des mois avec la mafia hongkongaise. Eux n'avaient été qu'une monnaie d'échange. La preuve de leur bonne foi, et la garantie que l'État ne viendrait pas mettre le nez dans leurs affaires, tant que la Mafia portuaire y veillerait. Ils avaient été dupés, humiliés par Mori. Quant à elle, tout ce dont elle se souvenait, c'était la souffrance infâme qui avait dévoré ses membres jusqu'à ce que l'inconscience l'emporte enfin. Dazai ne l'avait brûlée qu'à la jambe. On lui expliqua plus tard que son tir l'avait touché au flanc avant qu'il ne l'immole, et qu'une poignée de secondes plus tard, les hommes du ministère étaient intervenus. C'est Ango qui les avait prévenus. Il avait deviné que quelque chose tournerait mal et, encore une fois, ne s'était pas trompé. Sauf qu'il était déjà trop tard pour elle.

Tomie s'était réveillée d'un coma de quatre mois à l'hôpital central de Tokyo. Les huit mois qui suivirent, elle les passa enfermée dans la section psychiatrique, incapable de parler, de manger, de dormir. Chaque mot était remplacé par un cri, chaque geste par un accès de violence. Pendant huit mois, Tomie avait rampé sous les tables, hurlé dans le noir, et regardé chaque fenêtre avec l'espoir de s'y jeter. Ango venait la voir tous les jours, mais rien n'y faisait, les médecins la pensaient définitivement perdue. Elle était restée ainsi, dans un état d'agitation qui poussait parfois les infirmiers à l'attacher à son propre lit pendant des heures, alternant les crises de larmes et de violence, jusqu'à ce qu'Akechi la sorte enfin. Son ancien mentor l'avait alors emmenée au bord de la mer, dans un ermitage où la lumière était celle du jour. D'une phase de violence extrême, Tomie était alors passé à un état quasi végétatif, dans lequel elle avait passé ses heures à regarder la mer, la seule chose capable de la calmer, et de lui faire oublier. Et le temps passa. Elle recommença à parler, à manger, mais la douleur ne partit jamais, de même que le souvenir. Le ministère la jugea inapte à reprendre le travail. Une pension lui fut versée, elle s'en servit pour quitter Yokohama avec l'espoir de ne plus jamais y remettre les pieds. Et ainsi fut son existence pendant quatre ans. Sans saveur ni perspective. Juste une survie absurde dans les limbes de sa propre déchéance.

Pendant quatre ans, Tomie avait vécu dans sa pension miteuse de Tokyo, là où la misère arborait les traits des vieillards et des prostituées. Elle avait passé ses journées cloitrée dans sa chambre, à lire et à fumer. On lui avait dit d'écrire, elle avait jeté tous ses carnets. Ses visites chez le médecins s'espacèrent à toutes les deux, puis les trois semaines, avant de se limiter à un, deux, puis six mois. Sa jambe était morte, son corps brisée, seule la morphine pouvait la soulager.

– Voilà ce que tu m'as fait… » grimaça-t-elle en pressant les doigts sur sa cuisse, là où les flammes avaient creusé un immonde réseau de crevasses qu'elle ne pouvait regarder sans avoir la nausée.

Tomie haïssait son corps, sa chair, tout ce qui la constituait jusqu'à la moindre cellule. Depuis cette nuit-là, son existence avait pris les traits d'un calvaire sans fin.

À bout de souffle et de larmes, Tomie tâta les draps à la recherche de son paquet de cigarettes, sans résultats, avant de réaliser que le futon où elle se trouvait n'était pas son lit, et que la chambre n'était pas la sienne.

– Merde… » laissa-t-elle échapper en se frottant les yeux.

Ango…

La confusion lui avait fait oublier les heures qui avaient précédé son réveil.

Tout dans l'appartement semblait cependant indiquer l'absence du fonctionnaire et en fouillant la pièce des yeux, Tomie découvrit un post-it collé à côté de son oreiller. L'écriture d'Ango lui annonçait qu'il était parti à son hôtel pour récupérer ses affaires. Tomie jeta un œil à sa robe, toujours suspendue au fil qui faisait office d'étendoir. Elle était fichue.

Avec cette impression de dessèchement et de vide que l'on éprouve lorsqu'on a trop pleuré, Tomie leva les yeux vers la fenêtre pour constater qu'il avait cessé de pleuvoir.

L'appartement était plus petit que la lumière de la lampe de chevet ne l'avait laissé paraître, au point qu'il était difficile de croire que son locataire occupait l'une des plus hautes fonctions de l'État. Derrière les piles de livres et les bibliothèques où Ango avait réuni la majeure partie des classiques japonais, se dessinaient de grandes tâches de moisissure qui amenaient avec elles cette odeur d'humidité, caractéristique des logements insalubres. Mis à part les livres, l'appartement ne semblait rien renfermer de personnel. Le nombre de meubles avait été réduit au strict minimum : un futon, une table, une chaise, une armoire où trainaient quelques costumes. Aucune décoration. Juste cette lampe de chevet, posée sur un carton lui aussi rempli de livres. Et dire qu'Ango lui avait reproché sa pension de Tokyo… ici la solitude suintait des murs comme l'humidité. Force était cependant d'admettre que l'appartement disposait d'une vue imprenable sur la baie. Peut-être l'une des raisons qui poussait Ango à y rester…

Son pyjama encore humide de sueur et les jambes tremblantes, Tomie se traina jusqu'à la chaise et s'y appuya pour se redresser, avant de boiter jusqu'à la fenêtre.

Avec la pluie des derniers jours, l'atmosphère était comme lavée, et l'air d'une pureté presque transparente. Un rayon de soleil donnait sur la mer et la faisait scintiller comme si l'on y avait jeté des diamants. Tomie songea aux longues journées qu'elle avait passées devant la baie vitrée de l'ermitage, face à la mer, les yeux rivés sur le remous des vagues, la splendeur de l'écume et l'immensité de l'horizon. Un étau, une tristesse terrible, la saisit soudain au coeur et lui fit presser les mains sur la poitrine, la tête rentrée dans les épaules pour se cacher ses propres larmes. Le vide que l'on ressent lorsqu'on réalise que toute sa vie est derrière soi, que l'on n'a rien fait de son existence et que tout est terminé. Tomie savait qu'elle était plus morte que vivante, mais il lui arrivait parfois de le ressentir pleinement, et d'éprouver le néant de son coeur comme une mer aussi profonde que celle qu'elle avait sous les yeux. Une mer sans soleil, ni lumière, remplie d'une eau visqueuse et sale, où son âme pourrissait lentement. Sa vie n'était désormais qu'un prolongement, un épilogue qui n'en finissait pas, dernier chapitre d'une histoire qui n'avait été que médiocre. En ravalant ses larmes, Tomie soupira lentement. Sa cigarette du matin lui manquait.

En reportant son regard sur l'intérieur de la pièce, elle remarqua la présence d'une théière et d'une assiette d'onigiris sur la petite table qui jouxtait la kitchenette. L'appétit lui manquait. Elle se traina néanmoins jusqu'à la table pour se servir une tasse de thé. Trop infusé… Elle demeura ainsi, appuyée sur le plateau, les yeux levés sans rien regarder.

– Je ne vois rien… » murmura-t-elle pour elle-même. « Je n'entends rien… Akechi… »


Ango sut qu'elle était partie avant même d'ouvrir la porte. Elle avait laissé derrière elle son parfum de fleur et de pluie. Dans son appartement désormais vide, la présence de Tomie laissait comme un mirage, et même les murs semblaient tout imprégnés de son image.

Ango serra contre lui les vêtements et la canne de la jeune femme, avant de les laisser tomber à ses pieds. Le coeur au bord des lèvres, il plia sa couette et son futon avant de les empiler dans un coin. Elle n'avait pas touché aux onigiris. Sa tasse de thé était à peine entamée. Vaincu par la fatigue, Ango sentit ses genoux s'affaisser lentement, le contact du sol sur son flanc, son épaule, sa joue. Ses lunettes valsèrent contre le mur et, roulé en boule au milieu de son appartement qui puait l'eau et la solitude, il se mit à pleurer comme un enfant.

– Il fait pâle figure le génie du ministère.

La voix le fit bondir sur ses pieds. Avant même de réaliser qu'il était debout, Ango saisit la seule chaise qu'il possédait et la jeta de toutes ses forces sur la silhouette devant la porte.

Dazai évita l'objet avec son flegme habituel et le fixa avec un sérieux qui ne lui ressemblait pas. Ou bien qui lui ressemblait trop.

– Dégage ! » siffla Ango.

– Mori », reprit l'ancien mafieux en opérant quelques pas avant de se baisser pour ramasser un objet sur le sol. Ses lunettes. « Qu'est-ce qu'il vous a vendu en échange de votre silence sur l'affaire Kogoro ? »

Il tendit les verres au fonctionnaire qui les accepta de mauvaise grâce. Sa vision le surprit cependant. Dazai était pâle, débraillé, on aurait dit qu'il avait passé la nuit dehors. Sous ses cheveux gras se dessinaient de profondes cernes, accordées à sa joue violacée, marquée d'une légère entaille.

– Tu t'es fait tabassé ou quoi ? » marmonna Ango tout en éprouvant une légère jouissance devant l'état de son ex-collègue.

– J'ai bu hier soir », concéda Dazai. « Je répète ma question : avec quoi Mori a-t-il acheté votre silence ? »

– Pour cacher ses petites manigances avec Akechi ?

Dazai se contenta d'un hochement de tête tandis que lui réajustait ses lunettes.

– D'une révélation », dit lentement Ango. « Celle de sa succession. »

Dazai sembla pâlir encore davantage.

– Je vois… » marmonna-t-il. « Il n'y est pas allé de main morte. »

– Il nous a tout dit.

Le regard de l'ancien mafieux s'agrandit encore tandis qu'un filet de sueur ruisselait sur sa tempe.

– Y compris ton rôle dans l'histoire », poursuivit Ango.

Cette fois ce n'était plus de la peur qu'il lisait dans les yeux, mais de la tristesse. Une tristesse si ancrée, si profonde, qu'il en eut le vertige.

– C'est donc vrai ? » ne put-il s'empêcher de demander.

– Tout est vrai », murmura Dazai.

Dans la lumière du matin, Ango eut soudain l'impression qu'il vacillait, mais n'eut pas le temps de confirmer sa vision. Dazai était déjà sur le pas de sa porte.

– Yamazaki a pris un taxi », dit-il sans se retourner. « En direction des quartiers Ouest. »

Ango eut un sursaut. Les quartiers Ouest. Là où résidait Akechi.

– Merci… » susurra-t-il.


Encore les murs gris. Cette odeur de poussière, de vide, mais cette impression lancinante aussi qu'elle avait manqué quelque chose.

L'appartement d'Akechi se déployait de nouveau sous ses yeux, tout en gris et en absence. Vêtue de l'un des costumes d'Ango, le pas mal assuré, Tomie pénétra dans le salon. Sans sa canne, l'impression de vulnérabilité était pire que tout. Elle se sentait ridicule dans le costume trop grand du fonctionnaire. Les chaussures, qu'elle avait trouvé sur le palier de la voisine, lui faisaient mal aux pieds, mais elle n'avait pas voulu attendre Ango. Un seul de ses regards lui aurait été insupportable.

Là, tout de suite, elle avait besoin de se recentrer, de réfléchir, de comprendre ce qui lui avait échappé.

B.S., Mori, Mary, Akechi, la boîte à musique, le monstre qui lui avait rendu visite la veille, tout ça avait un sens, un point commun, qu'Akechi connaissait. Savoir si c'était ce détail en particulier qui l'avait plongé dans la folie était une autre question à laquelle elle ne pouvait pour l'instant répondre. Tomie était cependant sûre d'une chose : en plus des notes cryptées et de la boîte à musique, Akechi avait forcément dû leur laisser quelque chose. Quelque chose que ni la Mafia, ni les détectives ne pourraient trouver. Quelque chose qui s'adressait à elle. Parce que c'est ainsi qu'il avait toujours procédé…

Pendant son apprentissage, Akechi avait aiguisé sa perspicacité et son sens du détail par le jeu, les énigmes, les chasses au trésor. Lui même était un grand enfant lorsqu'il ne se laissait pas engloutir par la mélancolie, et avait souvent passé des jours entiers à lui concocter des enquêtes fictives qu'elle avait parfois mis des semaines à résoudre. Et c'était ainsi qu'elle devait imaginer cette enquête : comme un jeu de piste sur toile gothique et danse macabre.

Bien décidée à trouver son indice manquant, Tomie se mit à frapper les murs de la main pour voir s'ils sonnaient creux, comme ce fut le cas du parquet. Rien. Elle vérifia les étagères vides et les bibliothèques, à la recherche d'un double fond, rien non plus. Elle éprouvait cette même sensation de vide que lors de sa première visite, comme si les lieux avaient été vidés de leur essence, et ne recelaient désormais plus rien de la personnalité d'Akechi. S'il y avait eu terrain de jeu ici, ce dernier avait été destiné à Mori, pas à elle.

La chambre, se dit-elle soudain. C'était la seule pièce qui était demeurée telle que dans ses souvenirs.

Traversant le couloir en s'aidant du soutien des murs, Tomie jeta un rapide coup d'oeil à la cuisine et à la salle de bain, sans conviction. C'était bien vers la chambre que son instinct la menait. Akechi lui disait toujours de se fier à la petite voix dans sa tête, la plus affranchie des trompettes de la raison, mais aussi du mensonge et de l'illusion, chose que Tomie ne faisait plus depuis cette nuit où Dazai l'avait pratiquement tuée. Parce que c'était précisément son instinct qui l'avait attirée vers lui et qui l'avait poussée à sauter pieds joints dans les manigances du jeune mafieux. Et voilà que le fantôme d'Akechi la poussait à revenir à ses vieux enseignements…

En poussant le panneau de la porte, Tomie fut submergée par une subtile odeur de lavande et de rose séchée qu'elle n'avait pas sentie la première fois, et qui renforça son sentiment premier. S'il y avait encore un indice, c'était bien dans cette pièce qu'il se trouvait.

Encore une fois, elle tâta les murs, vérifia les placards, vides eux aussi, la table de nuit, sans succès. Il ne restait que le lit, dont les draps tirés portaient quelque chose de profondément sentimental, presque religieux, à l'image du petit bouquet d'herbes séchées qui reposait sur l'oreiller de la défunte. Tomie vérifia. Ce n'était pas lui qui portait cette fragrance à la fois fleurie et nostalgique qui flottait dans la chambre. Avec la désagréable impression de profaner un sanctuaire bien gardé, elle posa le bouquet sur la commode et repoussa les draps. La literie était d'une blancheur presque aveuglante, comme si personne n'y avait jamais dormi. Comme si Akechi l'avait changée exprès. Tomie soupira, de plus en plus convaincue que son mentor savait ce qui allait lui arriver, et avait tout prévu pour. D'un geste mécanique, elle jeta les oreillers au sol dans l'intention de soulever le matelas, lorsqu'elle fut interpelée par un bruit de papier. En se retournant, la jeune femme vit alors un feuillet tomber au sol. Il devait se trouver sous l'un des oreillers. Avec mille peines, elle se mit accroupie et le ramassa avant de s'appuyer sur le matelas pour s'y asseoir. C'était une photo en noir et blanc. Celle d'une femme aux cheveux courts, au visage fin et sérieux et dont le sourire, à peine esquissé, recelait quelque chose comme un mystère.

Une vague d'émotion saisit Tomie. Elle avait vu cette photo des années plus tôt, entre les mains d'Akechi. Sachiko. Sa chère disparue. Le détective la gardait toujours sur lui, dans son porte-feuille, et la contemplait dès qu'il en avait l'occasion, le regard perdu dans ses souvenirs, avec sur le visage cette expression de tristesse dont Tomie n'avait jamais su trouver le remède, mais qui pouvait en partie trouver sa raison d'être dans les traits de Sachiko. La jeune femme possédait en effet une étrange beauté, loin des sourires rayonnants et crispés des canons actuels. Plutôt une beauté d'antan, teintée d'ombres et de secrets. Il y avait cependant quelque chose de figé dans son expression, de superficiel, comme si on avait volontairement « étiré » ses traits. Tomie ne se l'expliquait pas, mais ses pommettes hautes, ses yeux légèrement bridés et son petit nez lui évoquait ceux d'un mannequin de supermarché, tandis que derrière leur harmonie presque insipide se nichait quelque chose de beaucoup plus profond, de plus obscur, presque souterrain, et qui lui rappelait de manière très subtile un autre visage. Une bouche en coeur, dont la partie inférieure, légèrement fendue, évoquait une prune prête à être croquée, ces sourcils très hauts, comme saisis d'un perpétuel étonnement, et le regard surtout. Elle avait l'impression de le connaître. Elle avait même l'impression qu'il la suivait depuis plusieurs jours sans qu'elle ne parvienne jamais le croiser et à l'identifier clairement.

Ce fut soudain comme un éclair.

La surprise lui fit pousser un cri tandis que la photo tombait doucement à ses pieds.

Ce visage… c'était celui de Mary…

Voilà pourquoi la femme sur la photo trouvée chez B.S. lui avait semblé aussi familière. Parce qu'elle lui rappelait le portrait de Sachiko. En se penchant en avant, Tomie saisit de nouveau la photographie. Les traits avaient changé, comme si on avait voulu effacer les origines occidentales de Mary, d'où cette impression de figement, de superficialité. La métamorphose était néanmoins subtile, experte, mais son instinct ne pouvait la tromper. Pas cette fois. La femme qu'elle avait sous les yeux, qu'Akechi avait chérie comme son épouse et qui avait trouvé la mort dix ans plus tôt dans un incendie, n'était autre que Mary S. cachée sous l'apparence et le nom de Kogoro Sachiko.


(1) Juntaro Torigai et Kiichi Mihara sont deux inspecteurs issus du roman "Tokyo Express" de Seicho Matsumoto.

Merci d'avoir lu, et à bientôt pour la suite ! :D