BONJOUR À TOUUUUUUUS ! Wow ça fait tellement longtemps ! Je suis vraiment navrée pour cette très longue absence de... trois mois il me semble... Il se trouve que ma vie est totalement partie en live à partir de la mi-novembre. Rupture, déménagement, puis seconde rupture... j'ai l'impression d'être un putain de personnage de roman en ce moment, et je vous avoue que c'est un peu cabossée et fatiguée que j'arrive avec la rédaction de ce nouveau chapitre. Alors oui il y a des moments très sombres qui foutent bien les boules... Disons que c'était mon état d'esprit du moment. Cela dit je suis contente de ne pas avoir lâché cette histoire et d'avoir réussi à m'y remettre. Je pense avoir repris le rythme et j'espère pouvoir publier le chapitre très prochainement !

En tout cas j'espère que ce long délai ne vous a pas refroidis et que vous accrocherez de nouveau à cette histoire qui, ma foi, avance à son rythme.

N'hésitez pas à commenter histoire de redonner un peu de sens à ma vie (pensez à la pauvre écrivaine en perdition que je suis), et sur ce, bonne lecture !


Chapitre 12.

Il avait rêvé qu'il s'était longtemps égaré sous la pluie. Que sous ses pas se dessinaient des mondes encore plus pâles et intangibles que celui où il marchait, et que les nuages au-dessus de sa tête n'étaient qu'une brume passagère due à ses excès.

À force de côtoyer l'hallucination, Dazai ne savait plus reconnaître la frontière qui séparait le monde réel de celui qui se trouvait dans sa tête… à moins que tout ce temps il n'ait vécu que dans sa tête et que la pluie dans ses cheveux, le froid sur ses joues, le gris qui s'insinuait partout et qui s'immisçait jusque dans ses membres comme un marasme boueux ne soient que les souvenirs du monde où il avait vécu… un jour… avant…

Dans ce cas, l'illusion était elle-même un souvenir et le monde un rêve. Un rêve très noir, très douloureux, à la manière de ces spirales cauchemardesques où l'esprit se perd parfois. La définition même de l'enfer, et qu'il expérimentait tous les jours. À chaque heure. À chaque seconde.

Il avait rêvé que la pluie s'abattait sans s'arrêter dans les ruelles de Yokohama et couvrait de rivières pourpres la solitude des pavés, la grisaille du bitume. Depuis quand sentait-il de nouveau ce vide en lui ? Ce gouffre insondable au niveau du coeur et qui semblait avaler toute lumière ?

Le vent d'automne lui arracha un frisson, et Dazai promena son regard sur le quai, là où, sur la digue, il n'y avait plus rien…

« La fille. »

Il se souvenait l'avoir dit, quand Chuuya l'avait cueilli à moitié sonné sur le sol, mais chaque fois qu'il tentait de rappeler à sa mémoire un visage, une silhouette, le sifflement reprenait et lui vrillait le crâne comme une perceuse. Cela faisait pourtant longtemps que les maux de tête ne s'étaient pas manifestés. Depuis son départ de la mafia, deux ans plus tôt.

– Odasaku… », se surprit-il à murmurer.

Dazai ferma les yeux, les poings serrés.

Avec le gouffre revenait aussi l'absence, la douleur.

Il l'avait rarement admis, mais son ami, le seul qu'il n'ait jamais eu, lui manquait, et avec son absence, même le monde semblait s'être dépourvu de ses couleurs.

Il avait cru vivre jusque là mais, depuis la mort d'Oda Sakunosuke, Dazai n'avait fait que survivre en cachant sa solitude, sa propre absence à lui-même, en comblant le vide comme il pouvait, grâce aux rares personnes capables de pourvoir, ne serait-ce qu'un tout petit peu, à son néant interne : Atsushi, Kunikida, Chuuya, Fukuzawa… Sauf que le creux en lui était toujours là et le ramenait sans cesse à ce qui le rongeait le plus. Sa propre absence. Il avait déjà cherché à fuir sans savoir alors qu'on s'emmène partout avec soi. Dazai était son propre fardeau, un boulet accroché à lui-même et qui se condamnait sans cesse à la tentation du vide.

Sombrer à l'infini.

Il avait entendu dire qu'on ne peut remonter qu'une fois qu'on touche le fond, sauf que lui ne touchait jamais le fond. Il ne faisait que couler de manière continue, infinie, dans les ténèbres toujours plus noires.

Ecoeuré par la nausée qui saisit brutalement ses entrailles, Dazai se dirigea vers la digue jetée vers la ligne de l'horizon, là où la mer laissait place au rien.

Quelque chose était apparu là-bas, quelque chose d'assez fort pour le déstabiliser, lui, l'éternel stoïque, le dernier debout face à l'horreur du monde, alors qu'il y était peut-être le plus vulnérable.

En s'efforçant de faire le vide dans son esprit, l'ancien mafieux plissa les yeux et retroussa les narines, à la recherche du moindre indice qui puisse le mettre sur la voie.

Le vent fouettait furieusement la pierre rongée par les vagues, là où l'écume venait succomber, lentement. On aurait dit que la mer avait trop salivé suite à l'ingestion d'un poison – de l'arsenic peut-être – et que ce qu'il avait sous les yeux n'était qu'une grande masse à l'agonie. Quelques mouettes piaillaient au loin et venaient jouer avec les rafales. Il y avait une lourdeur dans l'air plus froid encore que le plomb.

Dazai se laissa quelques instants capté par le va-et-vient des vagues, la morosité du ciel, avant de s'avancer vers l'extrémité de la digue. Est-ce qu'il n'avait pas rêvé finalement ?

« La fille en blanc… »

Il avait dû boire davantage que dans ses souvenirs et avait fini par piquer du nez sur le bitume en rêvant de celle qui accepterait enfin de se suicider avec lui. Voilà tout. Ce ne serait pas la première fois…

Pourtant, quelque chose l'interpelait dans les eaux grises. L'air saturé de pluie sifflait dans ses oreilles un air à la fois lointain et familier, sorte d'appel fantomatique.

Sans prêter attention aux tremblements très légers de ses mains, le détective s'accroupit et, encore une fois, força la surface de l'eau du regard.

Il n'est que seize heures, et dans le gris de l'hiver sa voix…

Son corps réagit avant sa conscience et Dazai eut un brusque mouvement de recul. Il n'y avait pas de sifflement dans sa tête – pas encore – mais une mélodie très douce , très mélancolique.

Sa voix, comme un voile de givre et de lumière…

La même que celle qu'il avait entendue à l'asile.

« Qu'est-ce que ?… »

Dazai plaqua les mains sur ses oreilles. D'où la connaissait-il ? Comment pouvait-il se souvenir d'une musique dont il n'avait entendu que quelques notes désaccordées lors d'un soir d'orage ?

Sa voix n'existe plus.

Dans un élan qui dépassait sa volonté, ses yeux revinrent vers l'eau, la mer glaciale et ses profondeurs.

Ton visage…

… … …

Elle a les traits d'un ange tombé du ciel et, derrière leurs contours imprécis, se niche une lumière qui pourrait transpercer comme un poignard les ténèbres les plus noires…

Sa voix n'existe plus.

Sauf que l'éclat de sa peau semble avoir quitté ses yeux, aussi creux que ceux d'une morte, vides, et qui le fixent pourtant. Qui le fixent lui, avec cet éclat diaphane et familier qui hante ses cauchemars les plus lointains.

… …

« Reste avec moi. »

… …

Dazai n'entendit que de très loin le râle qui franchit ses lèvres, et lorsqu'il revint à lui, il était étendu sur le dos, le regard rivé sur le plafond de nuages au-dessus de sa tête et le visage en sueur.

« Qu'est-ce que ?… »

Écho. Il s'était déjà posé la question. Il ne cessait de se la poser depuis ce soir-là.

« Qu'est-ce qui m'arrive ? »

N'importe qui d'autre aurait fondu en larmes, dévoré par le spectre terrifiant de la folie, mais Dazai ne savait pas pleurer. Il resta seulement là, immobile dans le froid, les yeux grand ouverts et le souffle court, hanté par l'écho qui grandissait dans ses entrailles.

Sombrer. À l'infini.

Comme un corps vide dans les eaux noires.

Et ce cri qui ne voulait pas sortir, l'appel qui ne viendrait jamais. Par l'un de ces réflexes qu'il peinait lui-même à comprendre et qui le faisaient toujours dévier de la route menant au néant au moment où il s'en approchait le plus, le jeune homme saisit le portable dans sa poche et parcourut mécaniquement son répertoire jusqu'à s'arrêter à un nom qu'il espérait ne plus jamais devoir associer à celui d'une personne vivante.

Ogai Mori.


Mary S. et Kogoro Sachiko.

Deux noms pour une seule et même personne. Deux identités. Deux visages pour un seul corps. Une seule âme. Une seule histoire qui en cachait en fait mille, à l'image de ces poupées russes qui s'emboitent et se déboitent, et dévoilent de nouvelles facettes pour peu qu'on connaisse l'astuce permettant de les démonter. Mais même lorsqu'on a mis à jour toutes les matriochkas, comment savoir quel visage est le bon ? Y a-t-il un facteur unique pour les réunir, un lien précis ou est-ce juste une somme d'entités indépendantes qui se sont retrouvées piégées dans le même corps ?

Qui était réellement Mary ?

Voilà des heures qu'elle y songeait sans parvenir à trouver la réponse, et plus elle s'interrogeait, plus le nombre de questions augmentait jusqu'à totalement étouffer son esprit déjà saturé de pensées parasites.

Jetant un regard dépité à la chemise qu'elle avait empruntée à Ango, Tomie s'en servit pour éponger son front et s'effondra sur son lit. Rien n'avait bougé dans sa petite chambre tapissée d'ombres, pas même la fenêtre qui était restée ouverte toute la nuit. Son paquet de cigarettes était toujours sur son lit. Son briquet aussi. Elle s'en saisit et se traina jusqu'à la fenêtre. Sa première bouffée de fumée expirée, elle eut l'impression de pouvoir enfin respirer – très paradoxal d'ailleurs – comme si elle avait été en apnée jusque-là, et comprit enfin ce qu'Akechi pouvait ressentir lorsqu'il fumait à outrance pendant une enquête.

Elle se sentait sale sous le costume trop grand d'Ango, mais l'idée d'une douche ne la séduisait pas plus que cela. Elle avait peur que l'eau chaude et la seule sensation de son corps ne lui fassent perdre le fil, ce fil très ténu, bien caché, sur lequel elle était parvenue à mettre la main.

Mary et Sachiko.

Nouvelle bouffée d'oxygène enfumé. Souvenir de son visage sur la photo. De leurs deux visages, à la fois si différents et si semblables, tels les deux facettes d'une seule et même pièce.

Mary était européenne, cela ne faisait aucun doute, et si elle avait vécu sous le nom de Sachiko, en tant que femme d'Akechi, cela signifiait qu'elle était encore vivante il y a dix ans. Elle ne devait donc pas être si vieille… alors pourquoi cette impression de siècle passé en fouillant le manoir de la rue des anges, et qui se retrouvait jusque sur les vêtements étalés dans ce qui avait dû être sa chambre ? Et cette enfant, Lucy ? Mary avait-elle réellement fait une fausse couche ? Sa double identité montrait qu'elle n'en était pas morte. Avait-elle cherché à fuir ? À oublier ? Mais dans ce cas, pourquoi aller jusqu'à recourir à la chirurgie et vouloir se faire passer pour une japonaise ?

Quant à celui qui lui avait offert son nouveau visage, Tomie devait reconnaître qu'il était doué. Personne n'aurait pu deviner les origines de Mary. Tout juste si l'on devinait un léger métissage dans ses traits.

– Mais alors…

Les paroles sortirent toutes seules et elle plaqua sa main contre sa bouche, la cigarette entre les doigts, pour ne pas formuler de conclusions trop hâtives. C'était trop gros, mais vue la tournure des événements… Elle ne put s'empêcher de se mordre la lèvre.

Sachiko avait-elle bien trouvé la mort dans un incendie ?

Dazai lui avait dit que la tombe de Sachiko restait introuvable, mais si elle avait été enterrée sous le nom de Mary ? À moins qu'elle n'ait jamais été enterrée… Akechi avait toujours été persuadé que sa femme avait été tuée… et si la vérité était encore plus sombre ?

Il n'y avait qu'une seule manière de le vérifier.


Ogai Mori.

Pour un homme de l'ombre et de la nuit comme lui, le simple fait de se montrer au grand jour était un masque, un déguisement. C'est peut-être pourquoi il aimait sortir dans sa blouse blanche d'ancien médecin, sa seconde peau, celle qu'il avait revêtue pendant les dix années les plus importantes de son existence et qui constituait paradoxalement son plus simple appareil. Il suffit parfois de retirer ses masques pour passer incognito, et c'est avec cette blouse que Mori se sentait redevenir lui-même pour aussi se grimer en ce qu'il n'était plus… faisant ainsi de lui un fantôme. Ombre parmi d'autres parmi les passants, les paroles jetées en l'air et les regards qui ne voient rien. L'absence d'Élise lui laissait une sensation de vide, mais il avait jugé mieux de ne pas l'emmener avec lui. Mieux valait ne pas effrayer l'animal sauvage qu'était son ancien bras droit.

Obtenir un face à face avec Dazai relevait presque du surnaturel, et il s'était demandé plusieurs fois si le message q'il lui avait envoyé n'était pas une hallucination ou plus simplement une mauvaise blague… Mais si l'ex-mafieux prenait la peine de lui écrire, cela voulait dire que les intérêts de l'Agence étaient en jeu… l'affaire Akechi ne devait pas être étrangère à leur entrevue…

Dazai lui avait donné rendez-vous dans un pub situé au coeur d'un dédale de ruelles qui dataient de l'ancien Yokohama et qui semblaient charrier tout ce que la ville ne voulait pas montrer au grand jour, des odeurs de stups et de pourriture aux êtres décharnés qui s'étaient échoués contre un pan de mur en attendant la mort. Cet endroit lui ressemblait bien… il leur ressemblait à tous les deux.

Le pub se trouvait au bout d'une rue sans issue et était accessible par un escalier. Encore plus profond dans les ténèbres. Mori sentit ses lèvres s'étirer en reconnaissant le nom sur l'enseigne. Le Lupin. Dazai s'y rendait donc toujours.

La salle baignait dans l'obscurité lorsqu'il poussa la porte, et seule une ancienne lampe à huile éclairait le comptoir où Dazai se tenait déjà en face d'un verre de whisky. Mori le rejoignit sans un mot. À moins que la lumière ne lui jouât des tours, son ancien acolyte lui semblait d'une extraordinaire pâleur. Ses cheveux gras et les cernes sous ses yeux lui confirmèrent qu'il se négligeait.

Ogai Mori devait être l'une des personnes qui connaissait le mieux Dazai, ou du moins qui l'avait côtoyé le plus longtemps, et jamais, même lors de ses moments les plus bas, l'ancien médecin n'avait vu son pupille se négliger et laisser son apparence témoigner du chaos interne qui le rongeait lentement. Les bandages étaient son seul masque, parce qu'en dehors de leur présence, Dazai ne laissait jamais rien paraître.

– Tu ne vas pas bien », dit-il lentement.

Sans daigner lever les yeux, l'agent but une nouvelle gorgée de whisky et somma le barman pour en avoir un autre.

– Il est un peu tôt pour ça, non ? » fit remarquer Mori avant de demander un verre de vin rouge.

– Dis plutôt qu'il n'est jamais trop tard.

Comme son apparence, la voix de Dazai était faible, abimée, presque fragile.

– Que se passe-t-il ? » demanda de nouveau le boss de la Mafia portuaire, investi de cet étrange sentiment qu'il avait toujours ressenti pour Dazai, et qui pouvait s'apparenter à une forme de sentiment paternel, du souci qu'on pourrait éprouver à l'égard d'un fils ou d'un neveu qui ne va pas bien… C'était du moins l'idée qu'il pouvait s'en faire, lui qui n'avait ni famille, ni histoire.

– Que s'est-il passé il y a huit ans ? » souffla Dazai après un long silence.

– Pardon ?

Les yeux bruns de l'ancien mafieux se fichèrent brutalement dans les siens comme deux poignards incandescents. Mori aimait son regard. Il aimait les ténèbres insondables qui s'y nichaient, le désespoir profond, cette peur de s'y perdre, et d'être noyé dans le néant qui alimentait chaque cellule de son protégé.

– Le jour où tu m'as recueilli », poursuivit Dazai, « quand j'ai tenté de me tuer pour la première fois. Que s'est-il passé ? »

Huit ans déjà… et pourtant Mori s'en souvenait comme si c'était la veille. Il voyait encore distinctement le visage aux joues creuses du garçon étendu sur le bitume, le désespoir dans ses yeux lorsqu'il avait compris que la mort n'avait pas voulu de lui, l'abandon qui se lisait dans tout son être, dans ce petit corps décharné qui semblait à lui seul une aberration.

– Tu as sauté du Bei Buridji (1) », expliqua-t-il tout en sirotant son verre de vin rouge, comme s'il ne s'agissait que d'une broutille. « Des témoins t'ont vu marcher jusqu'au milieu du pont, enjamber la rambarde et sauter dans le vide sans la moindre hésitation. Ton corps a subi un choc thermique intense qui a fermé tes voies respiratoires et t'as empêché d'inhaler de l'eau, sans quoi tu serais mort noyé. C'est l'air dans tes poumons qui t'as permis de ne pas couler à pic, d'être recueilli par des pêcheurs qui t'avaient vu sauter, et qui t'ont ramené sur la berge. Pour ton malheur j'étais là, en pleine transaction avec un membre de la mafia, dont je ne faisais pas encore partie. C'est moi qui me suis chargé des premiers soins et qui t'ai emmené avant que les urgences ne le fassent. »

– C'est bien ça le problème.

Encore une fois, le regard de Dazai vint se ficher dans le sien et lui provoqua un frisson qui fit frémir toute sa colonne vertébrale jusqu'au coccyx. Pour lui qui ne défaillait jamais, ce genre de faiblesse frôlait la jouissance.

– Pourquoi un médecin comme toi, un homme impliqué dans les affaires les plus sordides de la ville, un être qui n'a aucun scrupule à tromper, arnaquer et tuer aurait sauvé un gamin qui s'est jeté d'un pont ? Et ne va pas me faire croire que c'est par compassion. Ce sentiment n'existe pas chez toi. Ni chez moi d'ailleurs.

C'était pourtant ce qu'il avait ressenti à la vue du garçon, et cette émotion s'était ancrée en lui comme une bombe à retardement. Une malédiction. Puisque mêlée au poison qui coulait dans ses veines, la compassion s'était transformée en une fascination malsaine pour ce garçon au corps détruit et à l'âme si tourmentée qu'elle semblait avoir été façonnée par le chaos lui-même.

– Parce que j'ai vu ton potentiel », murmura Mori. « J'ai vu les ténèbres dans tes yeux, les ténèbres vivantes, et j'ai su qu'une fois formé, rien ne pourrait te résister ou t'échapper. Parce que j'ai vu le monstre qui sommeille en toi. »

– Donc tu as fait de moi ton jouet…

– Tu étais déjà le jouet du destin… je n'ai fait que te révéler à toi-même.

Nouveau silence. Dazai semblait… estomaqué…

– C-comment étais-je quand tu m'as trouvé ?

– C'est-à-dire ?

– Mon état de santé ? Mon corps ? Mon esprit ? Qui étais-je à ce moment-là ?

Mori réalisa soudain que Dazai ne lui avait jamais posé de question au sujet de l'accident pour se contenter d'accepter résolument son sort ainsi que la voie qui s'offrait à lui : celle de l'ombre. C'était la première fois qu'il se souciait de ce qui avait pu lui arriver avant, d'où son état. Dazai était à peine capable de se regarder dans un miroir, alors comment faire lorsqu'il s'agissait de contempler ce qui formait les fondements même de son être en miettes, de son propre néant ?

– Pourquoi tu veux le savoir tout à coup ?

Le regard de l'ancien mafieux se voila de quelque chose qui ressemblait à de la honte, à moins que ce ne soit de la tristesse.

– Les crises ont repris », dit-il tout bas.

Les crises… ces moments où son corps semblait se rebeller contre lui-même et les ténèbres contenues en lui l'avaler pour de bon… Lorsque Mori l'avait recueilli, Dazai en faisait deux à trois par jour, l'obligeant à le surveiller constamment pour lui injecter un sédatif capable de le calmer. Puis ses instants de chute libre s'étaient espacés pour ne surgir que dans les moments critiques. L'incident Yamazaki par exemple, où il les avait enchaînées pendant cinq jours avant de sombrer dans un coma qui avait duré plus d'une semaine. Mori l'en avait cru guéri lorsqu'Oda les avait quittés et que Dazai avait accueilli sa mort avec une paix qu'il ne lui connaissait pas, et qui avait marqué les prémices de sa transformation ainsi que de son départ de la Mafia portuaire.

– Il y a un rapport avec l'affaire Akechi ? » tenta-t-il pour éclaircir les zones d'ombres qui commençaient à se dessiner dans son esprit et qu'il exécrait par-dessus tout. Lui qui voulait toujours tout contrôler.

– Peut-être… je… j'ai des… des visions parfois », marmonna Dazai en pressant sa main sur son front.

Mori remarqua une goutte de sueur rouler sur sa tempe.

– Quel genre de visions ?

– Une fille en blanc… je l'ai vue plusieurs fois. Une au début de l'affaire, à l'asile, et une autre hier soir, sur la digue. Je l'ai vue tomber dans l'eau…

Sa voix n'était désormais guère plus haute qu'un murmure.

– Et tu es sûr qu'il s'agissait bel et bien d'une vision ?

– Chuuya était là aussi. Il n'a rien vu.

À la bonne heure ! Mais Mori savait très bien que les deux anciens coéquipiers n'avaient jamais tout à fait cessé de collaborer.

– Quand je t'ai recueilli », commença-t-il en prenant une longue inspiration, le visage très sérieux, « ton corps présentait des signes de maltraitance et de malnutrition. Tu n'avais visiblement pas été alimenté correctement depuis des semaines et ta peau était couverte de contusions, notamment des brûlures au niveau des chevilles et des poignets. Tu avais subi plusieurs traumatisme crâniens avant ta chute, et ton système nerveux était gravement endommagé. Tu en as été lourdement handicapé pendant plusieurs mois. Ce dernier fait m'a particulièrement intrigué, étant donné que les seuls patients que j'ai pu observer présentant des séquelles similaires étaient ceux qui avaient subi un choc électrique intense. »

Dazai se contentait de le fixer, impassible, comme s'il ne prenait pas conscience qu'on parlait de son propre corps, ou pire, qu'il assimilait son corps à autre chose que lui. Pour peu qu'il puisse se concevoir.

– Quoi d'autre ? » demanda-t-il seulement.

– Des traces de piqûres à l'intérieur du bras et…

– Et quoi ?

Mori n'en avait jamais parlé à Dazai. Parce que ce n'était pas utile. Pour personne, et encore moins pour lui.

– Tu n'as vraiment aucun souvenir de ce qui aurait pu se produire avant ? » tenta-t-il pour éviter le sujet.

– Aucun… seulement… ceux dont je t'ai déjà parlés… les gamins qui piaillent, la cabine de chiotte, une cour où les bruits résonnaient toujours trop fort, les murs gris, le froid…

Un endroit froid et austère où vivaient beaucoup d'enfants… selon les quelques bribes de souvenir qui lui restaient, Mori avait deviné sans mal que son protégé avait grandi dans un orphelinat. Quant à cette fameuse cabine de chiotte, c'était ce que Dazai évoquait le plus souvent et l'ancien médecin n'avait aucun mal à imaginer l'enfant qu'il avait été : un gamin solitaire et froid, raillé par ses camarades et constamment enfermé dans les toilettes. Il se dégageait de cette représentation une sensation de tristesse et de froid qui, même lui, le bouleversait.

– Tu as parlé d'autre chose tout à l'heure », reprit Dazai. « D'une autre trace… »

– C'est vrai » convint le boss de la Mafia en faisant signe au barman. « Mais ce n'est pas quelque chose dont on peut parler aisément. »

– Depuis quand prends-tu des pincettes ?

– Ce ne sont pas des pincettes. Tu… » une grande inspiration vint l'interrompre. Il y avait des moments, comme ça, où il se sentait dépassé par quelque chose qu'il ne parvenait pas à identifier. Toujours avec Dazai. « Tu n'as pas besoin de ça. Tu sais déjà que tu as été maltraité, trainé plus bas que terre, bafoué au-delà du possible. Tu as grandi avec, tu t'es construit avec et tu vis aujourd'hui avec ce passé gravé dans ton corps. Tu n'as pas besoin d'en faire remonter la totalité jusqu'à ta mémoire. »

Dazai faisait partie de ces êtres dépourvus d'égo qui n'attendent plus rien depuis bien longtemps et qui de ce fait n'ont plus peur de perdre, puisque tout leur a été retiré depuis le début. Certains s'acharnent à faire disparaître l'égo pour mieux laisser parler leur coeur. Dazai, lui, n'avait plus de coeur. Il n'était qu'une enveloppe charnelle vide.

– Je ne peux pas te donner ce que tu cherches », finit par confesser l'ancien médecin. « Je ne possède pas les clés de ton passé. »

Il y eut un crissement à côté de lui. Dazai venait de terminer son verre et le repoussa sur le comptoir. Puis il le regarda une dernière fois avant de se lever et de se diriger vers la sortie.

– Je ne sais pas ce que je cherche… » souffla-t-il tout bas, avant de disparaître derrière la porte.

Et Mori ne sut pourquoi, mais il eut la même sensation que lorsqu'Akechi avait quitté son bureau, quelques mois plus tôt, avant d'être interné en hôpital psychiatrique. Celle de laisser quelque chose de primordial lui échapper, de ne pas avoir rempli le rôle qui lui incombait, pour la bonne et simple raison qu'il n'en possédait pas le script. Celle de devenir lui aussi, et malgré lui, le jouet du destin et des ombres qui s'étaient mises à l'oeuvre dans cette maudite ville.


Une douche lui avait tout de même été nécessaire pour avoir l'air présentable, mais même lorsque Tomie avait jeté un regard dans la glace, son apparence l'avait effrayée. Elle détestait rencontrer son reflet. Ce visage qu'elle n'avait jamais aimé et qui reflétait désormais toute la misère de son existence. Elle désespérait de ne pas se trouver belle à l'époque. Aujourd'hui, c'est la vie qui lui manquait. C'est aussi pourquoi elle avait pris l'habitude de se maquiller, chose qu'elle ne faisait jamais avant l'accident.

Contrariée d'avoir perdu sa robe en soie de Chine, Tomie choisit un tailleur sobre, enfila une paire de collants, la dernière qui lui restait, et des chaussures à talons d'un noir ciré qui lui rappelait celles que sa mère lui faisait porter quand elle était petite et qu'elle détestait. Encore un souvenir inutile. L'un des nombreux déchets qui s'étaient accumulés dans son esprit poubelle.

Elle finalisait le contour de ses yeux lorsqu'on vint frapper à sa porte pour lui fournir la canne qu'elle avait commandée. Revoir Ango l'agaçait. Elle avait donc décidé de se passer pour l'instant de sa compagne de route… quitte à se contenter d'un accessoire de vieux, sans aucun style, et surtout sans cette lame qui lui ramenait un semblant de dignité et de sécurité. C'est seulement son chignon achevé qu'elle se sentit prête à affronter de nouveau le regard des agents. Leur compassion absurde et presque blessante.

L'après-midi était déjà bien entamé lorsque son taxi s'arrêta à l'adresse qu'Ango lui avait fournie, et Tomie ne put retenir un léger sifflement d'admiration. Nul doute qu'à l'époque ce lieu lui aurait beaucoup plu.

Dès son arrivée au deuxième étage, elle put reconnaître le timbre grave de Kunikida qui résonnait depuis l'autre côté du panneau. Malgré son apparente agressivité, il y avait quelque chose de profondément rassurant dans cette voix, d'inébranlable, et qui lui fit franchir la porte sans la moindre hésitation.

La lumière qui régnait dans les bureaux l'aveugla une demi-seconde avant le choc. Celui de se retrouver comme projetée cinq ans en arrière, dans les locaux de police où elle avait forgé son expérience. Tout y était. Les dossiers empilés les uns sur les autres jusqu'à parfois défier les lois de l'attraction, le vrombissement des ordinateurs, l'air chargé de poussière, le clignotement des néons, la chaleur boisée des bureaux, le roulis d'une chaise, l'odeur de papier mêlée à celle du café et cette agitation constante qui semblait avoir imprégné jusqu'aux murs. Tout sentait l'empressement, le débordement, l'action, la vie. Tomie réalisa tout à coup que son coeur battait plus vite et ne prit note des regards braqués sur elle qu'après quelques secondes d'absence.

– Yamazaki-san ?

Avec ses grands yeux naïfs et son air un peu effaré, Atsushi s'était le premier approché d'elle, suivi de Kunikida qui lui lança un regard entendu. Trois autres personnes étaient présentes dans la pièce. Un type avec un pancho et un béret qui faisait tourner sa chaise de bureau dans un sens puis dans l'autre comme un grand gamin, une femme dont Tomie envia le style et le regard acéré… non sans conserver ses distances à la vue du scalpel qui avait glissé dans sa main, et une gosse en kimono dont les yeux semblaient avoir perdu toute trace d'innocence depuis bien longtemps. Il n'y avait pas à dire, les Détectives armés étaient bien une bande d'originaux…

– Que nous vaut l'honneur de votre présence ? » demanda Kunikida en adressant un signe de main à la secrétaire.

– J'ai fait quelques trouvailles sur notre affaire », marmonna-t-elle en essayant de se reconstituer un visage impassible. Les émotions n'étaient plus son fort et Tomie détestait en perdre le contrôle comme elle venait de le faire.

– À la bonne heure ! », renchérit l'agent à lunettes. « Ça fait des heures que j'essaie de joindre ce crétin de Dazai. Pas moyen de lui mettre la main dessus ! »

Une veine de colère s'était dessinée sur son front. Le voir gesticuler et s'agiter comme il le faisait, avec cette théâtralité qui tranchait avec son apparence aussi austère, avait quelque chose de fort distrayant, voire relaxant, et Tomie dut retenir un petit sourire. Elle ne savait même pas de quoi elle s'amusait, mais quelque chose dans ces bureaux et dans le climat de confiance qui régnait entre les agents la rendait bel et bien plus sereine.

Avec une distinction mêlée de douceur et de politesse, la secrétaire l'invita à s'asseoir et lui mit une tasse de café entre les mains. Tomie n'avait rien avalé depuis la veille et l'amertume du café lui sembla tout à coup la meilleure des choses.

– Qu'avez-vous trouvé Yamazaki-san ? » lui demanda Atsushi, tout en s'approchant pour laisser son collègue à ses grands discours et ses gesticulations.

– La femme d'Akechi », commença-t-elle. « Akechi Sachiko et Mary S., la femme dont nous avons retrouvé le portrait dans la villa des Anges, ne sont qu'une seule et même personne. »

Ce fut soudain comme si toute la joie et l'insouciance présentes dans la pièce étaient brutalement, retombées et même la lumière sembla soudain plus terne. La femme, l'homme au pancho et la petite fille écoutaient sans un mot. Kunikida s'approcha quant à lui lentement, le regard comme halluciné.

– C-comment avez-vous appris une chose pareille ?

– J'ai retrouvé une photo de Sachiko dans l'appartement d'Akechi, et je suis formelle, il s'agit de Mary. Quelqu'un l'a méticuleusement opérée pour qu'elle soit méconnaissable, mais on ne m'y trompera pas.

Tout en parlant, Tomie sortit les deux photos de son sac et les montra aux agents.

– Elles sont quand même très différentes », fit remarquer Atsushi.

– Pas tant que ça.

En plissant les yeux à la manière d'un chat, Kunikida lui prit délicatement les deux portraits des mains et les amena à la lumière du jour pour mieux les observer. Au sein des bureaux de l'ADA, le silence se fit soudain aussi pesant qu'une pluie glaciale en plein hiver.

– Il y a bien une ressemblance », dit-il enfin. « Un trait commun dans… l'étrangeté du visage, la profondeur du regard… »

– C'est aussi ce que j'ai constaté », confirma Tomie. « Et c'est ce qui m'amène à penser que ces deux femmes sont la même personne. C'est indéfinissable, mais elles dégagent la même chose. »

– Oui je trouve aussi… elles semblent presque… irréelles…

Plusieurs fois, Tomie vit son regard passer d'une photo à l'autre tandis que son visage devenait de plus en plus perplexe.

– Cette affaire est beaucoup plus complexe qu'il n'y parait », murmura-t-elle lentement. « Il ne s'agit pas seulement d'un scientifique fou ou de la Mafia portuaire. Akechi cachait un secret. Un lourd secret. »

– Dont Sachiko ou Mary sont probablement la clé… », acheva Kunikida.

– Il faut la retrouver. Retrouver sa tombe si elle en a une, mais quelque chose me dit que Sachiko n'est peut-être pas morte il y a dix ans, dans ce fameux incendie.

– C'est dans nos cordes », rétorqua Kunikida avant de se tourner vers son jeune collègue. « On ne sort pas d'ici tant qu'on n'a pas passé tous les registres des cimetières au peigne fin. Cette fois ce n'est pas Kogoro Sachiko qu'on recherche, mais Mary S. »

Malgré l'assurance de l'agent, Tomie ne put s'empêcher de déglutir. Elle eut soudain l'impression de se trouver en plein coeur d'un labyrinthe dont aucun chemin n'avait d'issue et qui se complexifiait davantage à chaque découverte pour s'enfoncer toujours plus loin, toujours plus profond, dans les ténèbres. Elle en venait à se demander si Akechi se trouvait vraiment à la sortie, ou si ce qui les attendait tout au bout, tout au fond, ne valait mieux pas qu'on le découvre. Le fait est qu'ils étaient eux aussi en train de se perdre, et ce depuis le début de l'affaire…

– J'ai un mauvais pressentiment… » laissa-t-elle échapper tandis que les agents commençaient à s'activer.

Au sein des bureaux, le jour tombait doucement et faisait danser la poussière sous ses rayons orangés. Au loin, c'est pourtant déjà l'obscurité qui se dessinait.

– Qu'est-ce que vous voulez dire ?… » murmura Atsushi, qui n'avait visiblement pas besoin de grand-chose pour sombrer dans la panique.

– Rien… juste que… depuis le début nous ne faisons que nous enfoncer. C'est comme si la disparition d'Akechi avait ouvert un gouffre sur son passé et sur celui de cette ville… Et je… » elle ne put s'empêcher de les regarder et se sentit animée de quelque chose de bien plus humain que tout ce qu'elle avait ressenti jusqu'alors, et ce depuis cinq longues années. « Je ne suis pas sûre que vous en sortiez indemnes… »

– N'aillez crainte dame Yamazaki ! » tonna soudain la voix de Kunikida depuis la salle des archives. « Il en faut bien plus qu'un ou deux mystères et une horde de morts vivants pour venir à bout des détectives armés, croyez-moi ! »

Son sourire et la détermination dans ses yeux n'étaient pas factices, et Tomie eut envie, très envie de le croire…


Il se sentait sale. Terriblement sale. À la fois des révélations de Mori, de sa nuit passée dehors, de l'appel du bitume qui lui avait fait mordre la poussière à deux reprises… et surtout de lui-même. Dazai se sentait sale, à l'intérieur, à l'extérieur, et même autour de lui, comme s'il émanait quelque chose de crasse et de lourd qui lui collait à la peau. Il avait pourtant l'habitude de passer plusieurs jours d'affilé sans se laver (chose qu'Ango avait d'ailleurs remarquée dès leur première rencontre…), son propre confort étant une étrangeté pour lui, un élément abstrait qui n'avait jamais fait partie de son quotidien, de même qu'une quelconque intimité avec son propre corps, mais cette fois c'était différent. Plus que la saleté ou la transpiration, Dazai avait l'impression que c'est son propre passé qui lui collait à la peau.

Indifférent à l'obscurité qui régnait dans son appartement et aux odeurs de crabe qui avait imprégné jusqu'aux murs, il retira ses chaussures, laissa son manteau, son gilet et sa chemise glisser de ses épaules, retira d'un geste sec son collier bolo et dégrafa son pantalon qui glissa lentement sur le sol, avec le reste de ses vêtements. Là était la partie la plus simple, la plus ordinaire, parce qu'il n'y avait rien d'étrange à retirer ses vêtements avant une douche. Mais Dazai avait aussi une peau à enlever. Sa seconde peau. Fermant tous les rideaux de son modeste appartement de sorte à le plonger dans le noir, il verrouilla sa porte d'entrée et en fit de même avec celle de la salle de bain, après l'avoir fermée derrière lui. Alors seulement, il s'autorisa un soupir, et entama le long rituel que constituait le retrait de ses bandages.

Il y avait d'abord le son. Frottement ténu, comme si on frictionnait deux morceaux de papier l'un contre l'autre. Puis la sensation d'allègement, quelque chose qui pèse moins lourd, mais seulement physiquement. Chaque fois qu'il retirait ses bandages, Dazai vivait en effet un étrange paradoxe, celui de sentir son corps se départir d'un poids tandis que son esprit s'alourdissait jusqu'à l'étouffement. Et puis il y avait la douleur. Psychologique jusqu'à en devenir physique. Celle de se sentir écorché vif.

Ce n'était que les sensations d'étouffement et de souffrance à leur paroxysme qu'il pouvait alors se confronter à l'innommable. La vision de sa propre peau. De son propre corps. De ce navire à la dérive où il vivait et dont il n'avait jamais pu sortir malgré ses efforts. Dazai ne possédait pas de miroir. Il ne s'était jamais regardé nu dans son entièreté, et n'avait de ce fait qu'une vision parcellaire, disséminée de son corps. Deux bras, deux jambes, un torse, un sexe. Vision en contre-plongée qu'il évitait la plupart du temps, mais à laquelle il n'échappait jamais. C'était un automatisme, comme si une entité en lui avait un besoin irrépressible de vérifier que tout était bien là lorsque l'occasion se présentait, que rien ne manquait à son anatomie. Sans quoi, que se passerait-il ? Il n'avait jamais essayé… parce que cette même entité veillait toujours à ce qu'il n'aille pas trop loin, et lorsqu'il parvenait à la faire taire, à la mettre au placard, c'est l'univers qui veillait à ce qu'il ne perde jamais rien, si ce n'est l'espoir de danser un jour avec la dame dont il rêvait depuis tout petit, avec sa robe blanche et sa grande faux.

Comme beaucoup d'amoureux, Dazai se voyait constamment refuser la présence de sa bien-aimée, et vivait chaque jour dans le manque du contact de ses lèvres et de sa peau blanche et glacée. Certains aiment l'amour, Dazai aimait la mort. Éperdument. Jusqu'à s'être offert à elle un nombre incalculable de fois sans qu'elle n'accepte jamais ses avances, pour demeurer frémissement, poussière et souffle dans l'obscurité des matins gris. Ce n'était pas celle qui voudrait bien se suicider avec lui qu'il recherchait, mais celle qui, derrière son masque, s'avérerait être la femme qui hantait ses nuits les plus lointaines et qui accepterait enfin, enfin, de l'emporter pour toujours dans la nuit noire et blanche (2).

C'est ce souvenir de la dame en blanc et aux longs cheveux noirs qui permit à Dazai de ne pas s'attarder sur la vision de son corps. L'eau chaude le brula, comme à chaque fois. Puis, comme à chaque fois, il s'étendit sur le carrelage glacé et attendit que toute l'eau sur sa peau se soit évaporée. Le contact d'une serviette, il ne le supportait pas non plus. Le seul qu'il pouvait accepter était celui du tissu rêche qui constituait ses bandages. Et du carrelage froid de sa salle de bain.

Les yeux rivés sur les volutes de fumée qui s'élevaient jusqu'au plafond, il songea aux yeux mauves de Mori, à ses paroles qui devaient encore courir le long des murs du Lupin. Qu'il ait été l'objet de violences, cela ne faisait aucun doute, c'était même rassurant pour lui. Sinon, comment expliquer son anormalité ? Mais Mori n'avait rien pu lui donner qui puisse expliquer ses visions. La fille qui sautait dans la mer, le chant…

Quelque chose le frappa soudain. Akechi aussi voyait le cadavre de sa femme, brûlée vive, dix ans après l'incident qui avait provoqué sa mort. Qu'il soit aussi sujet à des épisodes hallucinatoires ne devait pas être un hasard, surtout si les hallucinations en question avaient commencé en même temps que l'enquête sur la disparition d'Akechi, et ce au sein même de l'asile.

Dazai sentit sa respiration s'approfondir, signe qu'il s'apaisait enfin.

Quelque chose l'avait attaqué ce soir-là. Le même monstre qui s'en prenait à Kogoro et que ce dernier avait qualifié comme un être noir entouré de papillons. Lui aussi les avait vus, les papillons de nuit sur le mur. Il n'avait pas rêvé. Là avaient commencé les visions. Là seulement. Ce constat fait, deux hypothèses se présentaient alors.

Soit, et comme il l'avait très vite pensé, Akechi était victime d'un super-pouvoir qui l'affectait également. Or s'il était touché malgré son pouvoir de nullification, cela voulait dire que l'auteur des hallucinations pouvait opérer à distance, peut-être via un objet tiers, à la manière de Q. Dans ce cas ses visions n'avaient sans doute rien à voir avec son passé… à moins que celui qui en était à l'origine ait également la capacité de lire dans l'esprit et l'histoire de ses victimes… Dans tous les cas, il était lié au couple Kogoro. Mari et femme. Une chose le perturbait néanmoins, à savoir la sensation de souvenir qu'il avait éprouvée à chacune de ses visions. Cette impression de familiarité…

Deuxième hypothèses : la fille en blanc et la femme d'Akechi n'étaient pas des visions, mais avaient été ressuscitées par la même personne qui avait animé les cadavres, dans la cave de la villa des anges. Mais dans ce cas, qui était la fille qu'il avait vue se jeter dans la mer ? Était-elle liée au passé d'Akechi ou au sien ? Et s'il s'agissait d'une apparition réelle, pourquoi sombrait-il systématiquement dans le délire lorsqu'il la voyait ? Pourquoi cette impression de souvenir ?…

Dazai ne put s'empêcher de déglutir en constatant qu'une nouvelle hypothèse se dégageait des deux premières et selon laquelle son passé serait lié à celui d'Akechi, ce qui pouvait expliquer le malaise qu'il avait ressenti à l'asile et sur le port. Dans ce cas, ce qu'il avait vu serait bel et bien rattaché à un souvenir. Un souvenir très ancien, antérieur au moment où Mori l'avait recueilli… antérieur à sa naissance en tant qu'Osamu Dazai. La faucheuse en robe blanche… et si elle avait réellement existé ? Et si…

Dazai se rendit soudain compte que les volutes de fumée avait disparu et que son corps grelottait sur le carrelage glacé de sa salle de bain. Son coeur battait vite. Beaucoup trop. Et toute la pièce semblait se mouvoir dans son souffle erratique.

La main sur le front, l'ancien mafieux se redressa lentement et ouvrit le placard où il rangeait ses bandages. Il les enroula autour de ses membres sans parvenir à contrôler ses tremblements, et se demanda quel était ce poids dans sa gorge et dans son ventre. Ce n'est qu'une fois couvert de plusieurs épaisseurs de bandes que son corps cessa enfin de trembler, et qu'il parvint à ouvrir la porte de sa salle de bain. Il avait la gorge sèche. Sa vision s'obscurcit et Dazai dut s'appuyer contre un mur pour ne pas tomber. Sur la seule table qu'il possédait, son portable se mit alors à vibrer pour afficher un message de Kunikida. Il était vingt heures passées.

''Prêt à déterrer les morts ?''

Dazai réprima un frisson, lorsque le deuxième message arriva.

''Rdv au vieux cimetière. On a retrouvé la tombe de Mary.''


(1) Bei Buridji – il s'agit de l'immense pont qui relie Yokohama à l'une de ses îles et qu'on peut parfois voir dans certains plans de BSD.

(2) Il s'agit d'une référence à Gérard de Nerval, un poète du 19e siècle dont j'ai déjà parlé dans cette fiction, et parle de « la nuit noire et blanche » dans sa dernière lettre, avant son suicide. Oui c'est joyeux.

Voilààà j'espère que ce nouveau chapitre vous a plu et que vous vous êtes bien replongés dans l'histoire ! Le nouveau chapitre contiendra une scène que je suis vraiment très impatiente d'écrire, donc j'espère m'y mettre très bientôt. En attendant, portez-vous bien ! :D