Bonjour à tous ! J'espère que vous allez tous très bien et que vous êtes confinés dans de bonnes conditions, que ce soit avec vous-même ou avec les personnes que vous aimez, du moins pour ceux qui sont confinés. Pour les autres, les courageux qui sont au front et qui travaillent encore s'il y en a parmi mes lecteurs, j'espère que vous tenez le coup et je vous souhaite beaucoup beaucoup de courage ! Vous êtes formidables et j'espère qu'on vous le rend...
De mon côté je suis au télétravail, comme beaucoup de personnes, seule dans mon 30m2 avec mon chat... il y a mieux mais il y a pire aussi et franchement je n'ai pas à me plaindre :D d'autant plus que cette période me laisse pleiiiiin de temps pour écrire ! Ni une ni deux, je me suis donc mise à l'écriture de ce chapitre et le voilà enfin. Et il est trèèèèèèèèèèèèès long ! Les choses s'accélèrent vraiment, et je vous avoue que même moi j'ai eu pas mal de sueurs froides en l'écrivant XD J'espère en tout cas qu'il vous plaira, et je vous souhaite encore une fois beaucoup de courage dans ces moments très particuliers. C'est l'occasion de vivre le moment présent, de savourer plus que jamais les petites choses, de se retrouver soi-même, d'apprendre à se connaître vraiment et de revenir à l'essentiel. Je suis sûre que vous l'avez déjà entendu plein de fois mais c'est, à mon sens, la seule manière de s'en sortir et de faire de cette expérience un profond changement à la fois pour nous même et pour notre société qui en a grandement besoin...
Comme d'habitude, n'hésitez pas à commenter (et cette fois pas d'excuse, vous avez grave le temps !) et bonne lecture à vous !
Chapitre 13.
La sépulture portait le nom de , morte en 1919. Rien ne concordait, si ce n'est les initiales. M.S. et le nom du commanditaire de la tombe indiqué sur le registre, un certain B. Stocker. B.S.
Stylo en main, Kunikida nota l'emplacement de la tombe sur son petit carnet. Rang F, secteur 3. Il s'agissait apparemment d'un mausolée, donc facile à repérer.
Dehors, la nuit était tombée depuis longtemps et le rire des passants résonnait sur les trottoirs. Kunikida avait parfois l'impression de ne pas vivre dans le même monde que le reste de l'humanité, et que même s'il pouvait les côtoyer et leur parler, un mur invisible le séparerait toujours de ses pairs qui, eux, vivait en paix, se couchaient avec l'aube et riaient avec le crépuscule sans rien connaître de la noirceur du monde, de la couleur des regrets et du poids des larmes. La vérité, c'est qu'il ne se reconnaissait désormais qu'avec ses collègues, les seuls à savoir, à comprendre, et qui en trainaient parfois plus que lui. Il y avait cependant parfois certains individus en qui résonnait le même fardeau Sasaki Nobuko qu'il regrettait encore, et qu'il pleurait parfois très tard le soir, sans savoir pourquoi une femme qu'il n'avait côtoyée que quelques jours et qui s'était servi d'eux pour assouvir sa vengeance l'avait ému à ce point, et désormais Yamazaki Tomie.
Tomie et ses secrets…
La jeune femme avait quitté leurs bureaux quelques heures plus tôt et Kunikida avait deviné, à la pâleur de son visage et aux tremblements de ses mains que la douleur l'avait encore une fois prise de cours. Depuis combien de temps vivait-elle ainsi ? Qui avait arraché sa jeunesse et la vitalité dans ses yeux ?
À son arrivée à l'agence, peu avant qu'elle ne leur livre ses révélations, il l'avait vue sourire. Juste un tout petit peu, et cette vision l'avait bouleversé. Yamazaki Tomie savait sourire et dans son regard s'était soudain rallumé une petite étincelle qui devait être éteinte depuis très longtemps. Comment décrire son trouble face à cette femme brisée par la vie et en qui avait soudain surgit cette lumière inespérée, comme une éclaircie dans la grisaille, une fulgurance ? Il en était encore retourné…
– La tombe a pratiquement un siècle… », marmonna soudain Atsushi derrière lui. « Est-ce que c'est bien nécessaire d'aller la vérifier ? »
Soudainement tiré de ses pensées, Kunikida se passa la main sur le front et reporta les yeux vers son jeune collègue. Vérifier les registres de tous les cimetières de la ville leur avait pris une grande partie de la soirée, et comme lui, Atsushi commençait à fatiguer.
– Les initiales correspondent », répondit-il, « mais si cette Mary est bien morte il y a un siècle, nous serons obligés de rejeter l'hypothèse de Yamazaki… »
– Elle semblait pourtant si sûre d'elle…
– Rien ne nous dit qu'elle n'a pas tort.
Mais si c'était le cas, si Mary et Sachiko étaient bel et bien la même personne, cela signifierait non seulement que la femme d'Akechi avait plus d'un siècle, mais aussi qu'elle était déjà morte une fois… et là les explications dépassaient de très loin les limites du rationnel… même si un super-pouvoir rentrait en ligne de compte. Que ce dernier ressuscite les morts ou confère la vie éternelle, ils auraient affaire à quelque chose d'effroyable. Mais comme d'habitude, et parce que c'était le cas depuis le début de l'affaire, ils ne faisaient qu'avancer à tâtons sans voir ni les tenants ni les aboutissants de la chose. Pour un maniaque tel que lui, il n'y avait pas plus frustrant…
– Dommage que Rampo soit parti », grogna-t-il. « J'aurai bien voulu bénéficier de ses lumières, là tout de suite. »
Mais bizarrement, et depuis le début de l'affaire, Rampo se tenait toujours en retrait. Chaque fois que Kunikida voulait l'interroger, il le repoussait sur un prétexte douteux, allant du manque de sucreries à la flemmingite aigüe… à croire qu'il refusait de s'y coller.
– Du coup… » poursuivit Atsushi qui lui sembla étrangement nerveux. « On va vraiment y aller ? Je veux dire… on va vraiment… ouvrir une tombe ?… »
– Cela me semble essentiel », répondit l'Agent. « Ainsi nous pourrons nous conforter dans une hypothèse ou dans une autre. En espérant que ce ne soit pas la pire… »
– Et Dazai-san ?
– Je viens de le prévenir. Le connaissant il viendra. Mais pour toi en revanche… », laissant un sourire illuminer son visage et tout en posant une main ferme sur l'épaule du jeune homme, « j'ai une mission de la plus haute importance pour toi ! »
La douleur l'avait contrainte à rentrer, mais après une heure à chercher le sommeil sans le trouver, allongée dans la pénombre de sa chambre d'hôtel, Tomie avait l'impression de tourner en rond comme un oiseau en cage.
Son état n'était pas assez critique pour passer à la morphine et elle n'avait de toute façon pas envie de s'assommer. Non. Là tout de suite, elle avait besoin de toutes ses facultés intellectuelles. Peut-être même plus…
Depuis qu'elle avait découvert la ressemblance entre Mary et Sachiko, Tomie sentait une étrange agitation en elle. Elle voulait savoir, comprendre, mettre le doigt sur la clé du mystère. Pourquoi Mary était-elle devenue Sachiko ? Quel était son lien avec Akechi ? Connaissait-il le réel visage de sa femme ? Où y avait-il quelque chose d'encore plus sombre derrière cette histoire qui l'avait fait sombrer dans la folie ? Et Mary ?… qui était-elle vraiment ?
Tomie se rendit soudain compte qu'elle ne sentait plus sa jambe… ou du moins… ce qui lui faisait sentir sa jambe… à savoir la souffrance… Ce fut comme un choc avant que la douleur ne revienne comme un boomerang et ne crispe ses membres par vagues revêches. Ça, elle en avait cependant l'habitude. C'est l'absence qui l'avait abasourdie et même… angoissée ?
Tomie se sentit tout à coup très étrange. C'était comme si quelque chose en elle venait de bouger, de manière certes infime, mais combien significative pour elle qui était restée figée pendant cinq ans dans cette souffrance psychique et physiologique dont elle avait fini par se faire un refuge. Son coeur se serra soudain et sa respiration s'accéléra tandis qu'elle portait la main à sa poitrine. Ce qu'elle ressentait, elle n'arrivait pas à mettre de mot dessus, mais elle ne voulait pas que ça s'en aille… parce que c'était comme une chaleur, un rayon de soleil sur un océan de glace et que, l'air de rien, ça lui faisait du bien.
Les yeux rivés sur sa jambe sans vraiment la voir, Tomie inspira longuement et orienta de nouveau ses pensées sur l'affaire Akechi. Combien de temps s'était écoulé depuis le début de l'enquête ? Le premier jour, elle n'avait fait que constater les faits ainsi que la négligence du personnel de l'asile où avait séjourné son mentor, le deuxième, elle avait fouillé son appartement et découvert la boîte à musique qu'elle avait ensuite confiée aux Agents, celle avec le poinçon en forme de papillon de nuit. Après sa nuit à l'asile, elle s'était rendue, le troisième jour, à la librairie Mononobe pour faire décrypter le message du détective, avant d'explorer la villa des Anges. Le quatrième jour, elle l'avait passé à chercher des informations sur le mystérieux B.S, sans résultat. C'était le soir où la créature l'avait attaquée… et voilà qu'elle se retrouvait au soir du cinquième jour. Cinq jours.
Cinq jours et toujours aucune trace d'Akechi.
Si les agents étaient efficaces – et elle ne doutait pas qu'ils le seraient – la piste concernant Sachiko devrait se confirmer ou non. De son côté en revanche, elle ne pouvait pas faire grand-chose à part se creuser les méninges.
Tomie compta de nouveau.
Seulement deux jours s'étaient écoulés depuis qu'elle avait remis les documents cryptés au vieux libraire. Il lui en avait demandé trois pour les lui rendre, mais sa patience atteignait ses limites. Si elle pouvait avoir un tout petit indice… une toute petite indication pour retrouver son chemin dans le labyrinthe où elle s'était engouffrée… Aussi enfila-t-elle ses chaussures et saisit-elle son manteau avant de jeter un œil à l'horloge de la chambre. 20H17. La librairie serait fermée, mais elle était prête à parier que le père et le fils faisaient encore les comptes dans l'arrière boutique. Elle imagina leurs silhouettes à la lumière tremblante d'une bougie, un cahier imprégné d'encre sous les yeux, puisque le temps s'était arrêté là-bas. Présences presque fantomatiques dans cet univers où le monde se résumait à des mots sur du papier et dans la pénombre baignée de poussière. Il y avait dans cette vision quelque chose de réconfortant et qui lui donna l'envie presque désespérée de se réfugier elle aussi dans ce temple de l'ombre et de l'oubli. Peu importait la raison. Peut-être pour s'y oublier aussi…
Il n'était pas encore 21h lorsqu'Atsushi franchit les portes du ministère, son dossier en main. Les derniers employés se hâtaient de partir du travail avec leurs petites mallettes en cuir et leurs costumes imprégnés de sueur. On aurait dit des fourmis, et cette pensée fit sourire le jeune agent.
Malgré l'heure tardive, Kunikida l'avait envoyé soumettre un dossier demandant l'autorisation officielle d'ouvrir la tombe de M. Shelley. Il lui avait expliqué avec beaucoup de sérieux que la profanation de sépulture était normalement interdite et que sans autorisation du ministère, membre de l'ADA ou pas, ils risqueraient la prison si les choses étaient découvertes. Mieux valait donc ne pas prendre de risque.
C'est donc de bonne grâce qu'Atsushi avait accepté de s'occuper du bazar administratif. Après avoir demandé son chemin à un bureaucrate visiblement très pressé de rentrer chez lui, le jeune homme se dirigea vers le département des perquisitions. Le temps que les autorités donnent leur feu vert, Dazai et Kunikida seraient sans doute déjà sur place, prêts à procéder à l'ouverture de la tombe… il aurait voulu être là sans savoir si une telle… opération l'aurait laissé indemne.
– Ça t'embête ? » murmura soudain Kyôka derrière lui, comme si elle avait lu dans ses pensées.
Atsushi ne put retenir un léger sursaut et reporta les yeux vers sa jeune coéquipière. Elle n'avait pas décroché un mot de tout l'après-midi et l'avait suivi jusqu'au ministère sans une parole, avec cette expression de fermeté et d'indifférence qu'elle arborait la plupart du temps.
– Pas vraiment… » marmonna Atsushi. « J'aimerais savoir ce qu'il en est bien sûr, mais je ne suis pas sûr de vouloir vraiment y assister… Et puis Kunikida et Dazai sont beaucoup plus expérimentés que moi pour une tâche pareille, donc même si ça me frustre un peu… il vaut sans doute mieux que je reste à ma place pour cette fois… »
– Même si ça tourne mal ?
Déstabilisé par les paroles de la jeune fille, Atsushi reporta les yeux vers elle et eut l'impression d'être sondé par ses iris au bleu si particulier.
– Qu… qu'est-ce que tu veux dire ?
– Rien. Je suis juste surprise que tu les laisses y aller sans toi.
– Parce que c'est sans doute pour le mieux…
– Sans doute.
Atsushi sentit soudain son ventre se serrer, et tandis que Kyôka tournait les talons, il fut pris d'une étrange appréhension qu'il tenta de dissiper en secouant la tête. Dazai et Kunikida s'en sortiraient très bien. Il n'avait aucune raison de s'inquiéter.
Le département des perquisitions se trouvaient dans l'aile la plus à l'ouest du ministère et il leur fallut dix bonnes minutes pour l'atteindre, si bien qu'au moment où les deux agents parvinrent à l'accueil, la secrétaire était sur le point de partir. Avec son tailleur gris très serré à la taille et ses lunettes rondes, elle ressemblait trait pour trait à Haruno, avec en plus un petit quelque chose de cinglant derrière son air sage et rangé.
– C'est urgent ! » argua Atsushi en brandissant son dossier. « Demande de l'ADA… »
La mention de l'Agence fit visiblement mouche et sembla piquer l'attention de la jeune femme qui saisit le dossier.
– Ce sera bien la première fois… » dit-elle en consultant les feuillets.
– De quoi ?
– Que les Détectives armés requièrent une autorisation du ministère.
– Certes… enfin j'imagine qu'ils ne procèdent pas tous les jours à une ouverture de tombe…
– Oh détrompez-vous, c'est déjà arrivé ! Et pas qu'une fois ! » se gaussa-t-elle avec un petit sourire.
– Mais dans ce cas ils ont bien dû vous demander une autorisation… » bredouilla le jeune Agent. « Kunikida-san m'a dit qu'ils risqueraient des sanctions dans le cas contraire… »
– Pas eux », répondit sèchement la secrétaire. « Elle leur est accordée d'office. »
Dans la nuit… il les entendrait presque parler. Ceux qui régnaient là, quels qu'ils soient, dans la brume et le silence, l'obscurité pour seul royaume.
Le simple claquement de sa portière sembla se répéter à l'infini dans le palais des ombres qu'était le vieux cimetière de Yokohama, comme s'il s'agissait d'un sinistre avertissement.
Kunikida ne put s'empêcher de déglutir et ouvrit son parapluie. Sur les tombes à moitié recouvertes par la végétation, la pluie ressemblait à une matière noire et visqueuse qui dégoulinait du ciel. Le vent cingla son visage et lui arracha un frisson. On ne pouvait pas mieux rêver pour une profanation…
Avec l'automne qui avançait et les jours qui raccourcissaient, la nuit était tombée depuis longtemps, et la pénombre avait recouvert les stèles pour les ramener à leur néant premier. Un monde d'oubli, où même les noms n'existaient plus…
– L'égalité parfaite », marmonna l'Agent en saisissant sa lampe de poche.
Puisqu'après tout, la véritable justice n'existait que dans la mort…
Poussant la grille qui marquait la fin du monde des vivants, Kunikida risqua un pas vers celui des défunts et transperça la pénombre assommante du faisceau de sa lampe de poche. Comme dans beaucoup de cimetières japonais, les tombes étaient de taille modeste, serrées les unes contre les autres avec ce quelque chose de foisonnant et d'envahissant qui semblait tenir du règne végétal. Quelques lanternes abritaient encore des divinités que personne ne priait plus depuis longtemps, et une statue de Bouddha venait parfois éclairer de son sourire l'expression lamentable de la fin de toute chose. Il était certain qu'un mausolée ne passerait pas inaperçu…
Un poil nerveux, Kunikida s'enfonça davantage dans la pénombre lorsqu'un craquement le mit sur ses gardes.
Faisant volte-face, il tenta de percer l'obscurité du regard, sans résultat. La pluie battait autour de lui avec une régularité monocorde qui s'accordait avec le frémissement de l'automne. Sans doute une branche, la vie qui reprenait avec la nuit, tout simplement. Pas de quoi s'affoler. Il inspira longuement et s'efforça de se détendre lorsque le craquement reprit, cette fois plus proche. Kunikida braqua sa lampe de poche en direction du bruit, sans résultat. Puis le son résonna encore. Derrière lui. À côté. Devant. Et derrière à nouveau.
Quelque chose tournait autour de lui.
Les poings crispés, l'Agent saisit son arme et arma le canon, prêt à tirer.
– Ola ! Doucement ! » prononça soudain une voix dans la nuit. Et quelle ne fut la surprise de Kunikida de voir la silhouette de son idiot de partenaire émerger des ténèbres.
– On peut savoir à quoi tu joues ?
– Je ne faisais que tester tes réflexes ! » claironna l'ancien mafieux avec un air faussement naïf.
– Rassuré ?…
– Toujours en ta compagnie !
– C'est ça…
Rangeant son arme, l'Agent dissimula un soupir et braqua de nouveau le faisceau de sa lampe vers les profondeurs du cimetière.
– Tu as lu mon message ?
– Le mausolée se trouve à trente mètres sur la droite.
Évidemment. Kunikida aurait dû se douter qu'il ne serait pas le premier à arriver sur place… Le souffle court et les sens en alerte, les deux hommes se glissèrent sans bruit parmi les tombes et rejoignirent un petit sentier envahi par les herbes folles. Au-dessus d'eux, les branches des arbres se balançaient dans un curieux ballai d'ombres. L'odeur de pourriture semblait partout. Comme si le sol lui même avait été imprégné par la mort.
Précédé de Dazai, Kunikida vit bientôt quatre murs gris, surmontés d'un chapiteau, émerger des ténèbres. Le mausolée qui abritait la tombe de M. Shelley était un bloc massif, haut d'une dizaine de mètres et ouvragé dans un style néo-gothique qui tranchait nettement avec la culture shintoïste du cimetière.
– Lugubre à souhait », marmonna Kunikida en observant le fronton ouvragé et les pics qui ornaient le toit comme des lances dressées vers le ciel.
Sans lui répondre, Dazai s'approcha de l'entrée, constituée de deux battant maintenus ensemble par une chaîne. Après avoir minutieusement observé la serrure, il sortit une épingle de sa poche et entreprit de la crocheter. Quelques secondes plus tard, la chaîne tombait au sol dans un claquement sourd.
– C'est ouvert ! » dit-il en poussant les battant d'une simple pression de la main.
Sans plus attendre, et tandis que le vent et la pluie gagnaient en vigueur, les deux agents entrèrent dans le tombeau.
Il régnait à l'intérieur cette même odeur de fleurs fanées que Kunikida avait sentie dans le parc de la Villa des anges… en plus d'une atmosphère qui le glaça jusqu'aux os. Le style gothique peut-être, beaucoup trop employé dans les histoires de fantômes. À croire que l'inconscient collectif avait fini par atteindre son rationalisme débordant. L'entrée était gardée par la statue d'une pleureuse, les mains jointes sur la poitrine et les yeux baissés dans une expression d'intense douleur. Sur le sol s'épanchait la lumière spectrale d'une rosace qui venait surmonter un petit autel. Mais pas la moindre trace d'une tombe…
– Peut-être en-dessous », suggéra Kunikida en examinant le dallage de pierres.
– Là ! » s'exclama Dazai en se dirigeant derrière l'autel.
En le contournant, Kunikida vit qu'il dissimulait un petit escalier de marbre.
– Passe-moi ta lampe.
Et tandis que le faisceau jaunâtre s'enfonçait dans les ténèbres, le mafieux plongea à son tour, marche après marche.
– Tu peux venir tu sais ?
Kunikida s'aperçut soudain que son souffle était resté bloqué dans sa gorge et secoua la tête. Ridicule.
Sur l'exemple de son coéquipier, il descendit à son tour et compta vingt-et-une marches avant d'arriver dans un espace circulaire, entièrement recouvert de marbre, et dont les dimensions le surprirent.
– Ce B.S. avait quand même de sacrés moyens… » fit remarquer Dazai.
– Et des idées sacrément tordues…
La tombe était là, entourée de quatre statues d'anges aux ailes déployées qui semblaient l'entourer comme une barrière. En s'approchant, Kunikida constata que l'un d'eux portait des cornes sur la tête, qu'un autre tirait la langue, et qu'un troisième exhibait une paire de crocs. Seul le quatrième semblait… normal… à l'exception du symbole sculpté sur sa poitrine. Celui d'un papillon aux ailes déployées.
– Il est aussi sur la tombe… » indiqua Dazai qui avait suivi son regard. « C'est bien le B.S. qu'on recherche. »
– Reste à savoir si l'ADN de Mary correspond à celui de Sachiko…
L'ancien mafieux leva les yeux vers lui et Kunikida comprit, en croisant son regard, qu'il redoutait en réalité ce moment depuis plusieurs heures.
– Au boulot », dit-il gravement.
Il fallut quelques minutes à Atsushi pour assimiler l'information. Non seulement il avait fait la course pour rien, mais en plus Kunikida l'avait envoyé au ministère exprès pour se débarrasser de lui. Pour lui qui redoutait plus que tout l'inutilité, il avait désormais l'impression de toucher le fond.
– Il l'a fait pour te protéger » tenta de le rassurer Kyôka en s'asseyant à ses côtés.
Accablé par la déclaration de la secrétaire, il n'avait rien trouvé d'autre à faire que de s'asseoir au bord de la fontaine qui décorait l'entrée du ministère. La pluie avait recommencé à tomber, le vent soufflait de plus en plus fort mais Atsushi n'en avait cure. Il y a des moments, comme ça, où l'apathie reste le seul remède à la désillusion et à la frustration. Alors ils restèrent là, tous les deux, dans la nuit, sous le parapluie rose de Kyôka (c'est lui qui lui avait offert). Les gouttes de pluie faisaient de petits ronds dans l'eau de la fontaine. On entendait le ronronnement des voitures au loin, le grondement des bateaux qui rentraient au port, le monde qui continuait de tourner en sommes. Et plus loin encore clignotaient les lumières rouges qui couronnaient les immeubles de la mafia portuaire. Rappel sinistre de sa présence, comme une ombre malveillante au-dessus de la ville.
– Rentrons », souffla Kyôka après de longues minutes, en passant un bras autour du sien.
Atsushi se leva d'un geste mécanique et commença à la suivre lorsqu'il aperçut la silhouette d'un homme épais et d'âge mur sortir du ministère. C'est à ses lunettes rondes et à son crâne chauve qu'il le reconnut. Taneda Santouka.
Ce qu'il fit ensuite, Atsushi eut lui-même du mal à le croire, encore plus à le comprendre.
– Monsieur le ministre ! » cria-t-il en se précipitant dans sa direction.
Sous son grand parapluie noir, les yeux de Santouka se levèrent calmement vers lui sans qu'il ne se départisse de son expression placide. Il n'avait même pas d'escorte… rien.
– Oh… » marmonna-t-il soudain. « Tu es le jeune agent qui accompagnait Kunikida-san et Dazai-kun ! »
– C'est ça », rétorqua Atsushi, surpris et même ému qu'un ministre se souvienne d'un être aussi insignifiant que lui.
– Qu'est-ce que tu veux ?
Là non plus, Atsushi ne comprit pas. Il sut seulement que sa question fut guidée par quelque chose qui outrepassait sa timidité maladive et sa volonté de toujours se faire le plus petit possible. Le besoin de savoir.
– Yamazaki Tomie », dit-il lentement. « Que s'est-il passé entre elle et Dazai ? »
Elle était apparue comme une fleur de printemps sur le pas de la porte.
Le jeune libraire crut d'abord à une apparition que la lueur de la vieille lampe à huile dénichée par son père lui aurait livrée et se frotta les yeux, les doigts plein d'encre et de poussière. Elle était toujours là, dans son tailleur serré, le dos droit, sa canne à la main, avec ce regard perçant et mystérieux de personnage de roman qui l'avait entraîné dès le début dans un monde d'ombres et de mystères.
– Vous êtes revenue… » murmura-t-il lentement.
Tomie Yamazaki lui sourit et ferma doucement la porte derrière elle.
– Vous êtes seul ? » demanda-t-elle à mi-voix. Comme si elle avait peur de déranger le silence des livres sur les étagères.
– Mon père effectue une livraison à Tokyo. Il ne sera pas de retour avant demain. » Son souffle se bloqua dans sa gorge. « Si… si vous voulez voir mon grand-père… »
– Non », l'interrompit la jeune femme avec un léger sourire. « J'aimerais juste un peu de compagnie. »
Tomie ne se souvint pas du but premier de sa visite. Elle l'oublia à l'instant même où elle franchit la porte et où ses yeux se posèrent sur le jeune libraire. Elle ne se souvenait pas qu'il eût un regard aussi profond, ni des traits aussi délicats.
Le jeune homme la dévisagea comme si elle était un fantôme avant de se lever précipitamment. Comme elle se l'était imaginé, il travaillait à la faible lueur d'une lampe à huile, les mains trempées d'encre, avec sur les vêtements cette subtile odeur de poussière et de mots qui s'échappe des vieux ouvrages. À lui seul, Mononobe junior était l'univers entier. Celui des secrets labyrinthiques et de la magie du crépuscule.
« Vous êtes revenue… »
Ce fut comme une évidence. Comme une parenthèse qui venait de s'ouvrir dans la noirceur de son quotidien et dont le jeune homme lui montrait soudain la voie. Pour la première fois depuis cinq ans, Tomie s'autorisa donc à perdre le contrôle, à laisser la magie du lieu la guider, puisque la librairie Mononobe ne semblait appartenir à aucun espace et à aucun temps connu des hommes. Elle se glissa sans bruit jusqu'au jeune homme, laissa son regard de jais parcourir sa silhouette, chercher sous ses vêtements l'indice de son inhumanité, puisqu'il semblait bel et bien croire qu'elle n'était pas humaine, et plonger de nouveau dans ses yeux. Et sans chercher son consentement, puisqu'elle l'avait déjà, sans chercher à l'éviter ou à faire taire ce feu qui hurlait en elle depuis qu'elle avait franchi les portes de la librairie, Tomie posa délicatement sa main sur sa joue et pressa ses lèvres contre les siennes.
Jamais son corps ne lui avait semblé plus léger…
« Pas de corps… »
Kunikida peinait à reconnaître sa propre voix.
– Pas de corps », répéta-t-il tandis que son souffle formait un nuage de buée devant ses lèvres figées par le froid.
La tombe de M. Shelley était vide.
– Qu'est-ce que ça veut dire ?…
Dazai fixait l'intérieur de la tombe avec la même expression que lui. Pour une fois, peut-être la première de leur carrière en duo, la situation semblait lui échapper à lui aussi.
– Le couvercle a déjà été forcé », marmonna-t-il en examinant la dalle qu'ils avaient dû déplacer pour ouvrir le caveau. « Les bords et les coins sont effrités. Quelqu'un a dû déplacer le corps… »
– Mais qui ?…Et pourquoi ?
– Aucune idée, mais c'est lié à l'affaire Kogoro.
Le papillon aux ailes déployées sculpté au fond de la tombe ne laissait pas de place au doute. Il figurait partout. Sur les statues d'anges qui semblaient monter la garde autour du caveau, sur le couvercle, sur le coffre et même sur les murs, comme pour rappeler l'obsession de leur auteur. Ce n'était même plus une marque de fabrique, mais de folie.
– Il faut qu'on sorte d'ici », murmura Kunukida, soudain à bout de souffle. « J'en peux plus de cet endroit. »
Dazai acquiesça et balaya une dernière fois la crypte des yeux, comme s'il cherchait quelque chose. Son regard s'arrêta soudain.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
Aucune buée ne sortait plus de ses lèvres. Il avait cessé de respirer. Lentement, son doigt se leva dans la direction où son regard était braqué tandis qu'une expression de terreur envahissait ses traits.
– Qu'est-ce que ?…
C'est alors qu'il les vit aussi. Alors qu'ils n'y étaient pas lorsqu'ils étaient descendus dans le mausolée, à peine quelques minutes plus tôt. Les papillons. Des centaines de papillons. Vivants. Frémissants contre le mur comme un coeur battant.
– Tu les vois aussi ?… » souffla Dazai. Sa respiration s'était accélérée et l'agent vit une goutte de sueur rouler sur sa tempe.
Ses mains à lui tremblaient.
– Oui… oui… je les vois aussi…
Kunikida sentit un frisson glacial remonter de ses chevilles jusque dans sa nuque et le saisir jusqu'à l'intérieur des os. Ce lieu. Cette odeur. Cette tombe vide. Et maintenant ça… C'était un cauchemar.
– Peu importe ce que c'est… » parvint-il à dire. « Il faut qu'on sorte d'ici. »
Mais Dazai ne bougeait pas, les yeux toujours rivés sur les papillons qui grouillaient sur le mur, comme hypnotisé.
– Dazai ! On bouge maintenant ! » cria l'agent en le saisissant par le bras.
Semblant sortir de sa torpeur, l'ancien mafieux lui adressa un regard qu'il ne sut déchiffrer et hocha mécaniquement la tête.
– Passe devant.
Il avait cru voir ses épaules trembler… C'était insensé pourtant. Dazai ne tremblait jamais.
Les doigts crispés, Kunikida orienta le faisceau de sa lampe de poche vers le haut des escaliers et risqua un dernier regard derrière lui. Les papillons grouillaient toujours. Et…
– La tombe… » marmonna-t-il à mi-voix.
Dazai sembla saisir la détresse profonde qui l'envahit tout à coup et le saisit juste avant qu'il ne s'effondre.
La tombe. Elle était à son tour couverte de papillons. Et les papillons en sortaient par dizaines pour se répandre dans la pièce comme un brouillard maléfique.
– Akechi n'était pas fou », murmura Dazai derrière lui. « Le monstre aux papillons est réel… »
Encore une fois, l'ancien professeur sentit son coeur rater un battement et tourna lentement la tête vers son coéquipier.
– Le monstre ?…
Mais il n'eut pas le temps d'en dire plus. Démentielle, comme venue des tréfonds de la terre et des enfers, une force se rua tout à coup sur eux et les projeta à l'autre bout de la crypte. Kunikida percuta de plein fouet l'une des statues et la sentit s'écrouler avec lui sous la violence de l'impact. Son épaule émit un craquement sinistre. Il ne put que serrer les dents en s'effondrant lourdement au sol. Quelque chose de chaud roula sur sa joue et il sentit les verres de ses lunettes glisser sur son nez. La dernière chose qu'il vit… une silhouette noire qui se déployait à la lumière de sa lampe de poche restée à terre. Immense. Monstrueuse. Entourée de papillon.
– Il… il est donc réel… » parvint-il à marmonner en se souvenant des paroles du médecin sur les délires d'Akechi à propos d'un monstre qui voulait dévorer son coeur.
Une créature de cauchemar qui avançait lentement vers lui… peut-être pour ronger sa chair… c'est la dernière chose qu'il perçut avant de perdre connaissance.
– C'est… c'est Dazai qui l'a brûlée…
La salive lui manquait, le souffle aussi.
Atsushi fut incapable de regarder Taneda Santouka dans les yeux, comme si le crime de Dazai avait aussi été le sien.
– Les mafieux sont des hommes cruels », dit calmement le ministre en lui servant une rasade de sake que le jeune homme ne toucha pas.
Ils s'étaient installés dans un petit troquet du centre-ville que l'homme avait visiblement l'habitude de fréquenter.
– Je n'arrive pas à y croire… » souffla le jeune agent.
– C'est pourtant la vérité », rétorqua Santouka. « Et ce n'est là qu'une petite partie des crimes que cet homme a commis… Il en a fait de bien pires. »
Atsushi releva la tête. Il savait que son mentor avait commis des atrocités, que ses mains étaient tachées de sang, mais lorsqu'il se souvenait de la tristesse et de la rancoeur dans les yeux de Tomie, de sa silhouette branlante et de ses traits à jamais figés dans la douleur et le remord, ce qu'il dont il n'avait entendu que de lointaines rumeurs prenait tout à coup un aspect intolérable. Et douloureusement vrai.
Dazai était un monstre…
Cette pensée lui arracha un sanglot.
Dazai était un monstre…
– Mais… il y avait quelque chose de bizarre dans sa manière de faire… » marmonna tout à coup Santouka, le regard perdu dans le vague, comme s'il se parlait à lui-même.
Dans le coeur d'Atsushi, c'est en revanche l'espoir qui renaquit. S'il y avait quelque chose, le moindre élément qui puisse expliquer la torture que le mafieux avait fait endurer à la jeune femme, il voulait l'entendre. À ses côtés, Kyôka se recala sur sa chaise et tendit le bras pour prendre une brochette de dangos. Le léger frémissement de ses doigts révélait cependant son malaise. Sans doute de mauvais souvenirs qui remontaient. Ceux des personnes à qui elle avait ôté la vie…
– Quoi ? » demanda le jeune agent. « Qu'est-ce qui était bizarre ? Dites-le moi ! »
– Mm… c'est difficile à expliquer… une intuition peut-être… C'est juste que cette manière de faire ne lui ressemblait pas », soupira le ministre. « Dazai-kun a commis assez de crime pour que nous connaissions sa patte. Il opérait sous les ordres de Mori, toujours de manière très froide, très directe, avec une économie de moyens et d'efforts qui lui était bien spécifique et qui nous permettait souvent de reconnaître son œuvre sur le terrain. »
– C'est-à-dire ?
– Sauf si on le lui demandait où s'il y avait des informations à en tirer, Dazai ne torturait jamais ses victimes. Il en finissait toujours très vite avec elles, d'une balle dans le crâne, du moins quand c'était lui qui les exécutait. Il préférait laisser faire ses hommes de main. En fait… la marque de fabrique de Dazai, c'est qu'il ne montrait aucune pitié, mais aucune cruauté non plus. Il tuait parce qu'il devait tuer. C'est tout. Sans aucun état d'âme.
– Et qu'est-ce qui change avec ce qu'il a fait à Yamazaki-san ?
– Tomie a été torturée sans raison », lâcha sèchement Santouka. « Elle ne détenait aucune information qui justifiait son traitement. La Mafia n'avait pas de compte à régler avec elle. Dazai-kun avait abattu de sang froid ses deux coéquipiers, il aurait dû en faire de même avec elle. Au lieu de cela… il a préféré la brûler vive… Pourquoi ? »
C'était pire. Dazai avait délibérément fait souffrir la jeune femme. Cependant… Atsushi commença à comprendre où Santouka voulait en venir. Contrairement à tous ses autres crimes ou devoirs de mafieux, Dazai avait commis celui-là sans raison apparente.
– Est-ce qu'il avait des raisons de lui en vouloir ? » demanda-t-il.
– Pas que je sache… mais quelque chose d'étrange s'était produit plusieurs mois avant… ». Se resservant une rasade de sake, le ministre sembla fouiller dans sa mémoire avant de porter de nouveau les yeux sur le jeune Agent. « Nous avions affaire à un homme qui se faisait appeler Le Banquier », commença-t-il. « Un sinistre personnage qui extorquait de l'argent à des femmes qu'il finissait par ruiner et par prostituer. Il avait également des comptes à rendre à la Mafia car il les avait arnaqués plusieurs fois. Bref, nous l'avions dans le collimateur et la mafia aussi. Un jour, lors d'une embuscade, Tomie a voulu se risquer à l'attraper toute seule et s'est retrouvée piégée. Le banquier l'avait enlevée et nous n'avions aucun indice sur sa position, presque aucun espoir de la retrouver. C'est alors que la Mafia nous a contactés pour nous proposer une coopération exceptionnelle… »
– A quelles fins ?!
– Celles de retrouver leur jeune prodige, lui aussi enlevé par le banquier. Dazai.
Atsushi se sentit bondir de sa chaise.
– Donc ça voudrait dire que Dazai et Yamazaki se seraient connus à ce moment-là ? Lorsqu'ils étaient tous les deux entre les mains du banquier ?!
– Très probablement. En tout cas, lorsque nous les avons enfin retrouvés, ils étaient ensemble et avaient visiblement collaboré pour s'échapper.
– Je vois… et que s'est-il passé ? Vous avez su ce qui leur était arrivé là-bas ?
– Tomie nous a raconté qu'ils s'étaient retrouvés enfermés dans la même geôle, quelque part dans les égouts. Elle n'avait subi aucun sévisse, on l'avait simplement enfermée dans le froid et le noir sans se soucier d'elle pendant plusieurs jours. Dazai en revanche avait apparemment subi de très lourdes tortures. Il n'était pas conscient lorsque nous l'avons retrouvé, mais je peux confirmer que son état n'était pas beau à voir…
– Donc ça voudrait dire que Yamazaki-san l'a sauvé…
– C'est vraisemblablement ce qu'il s'est passé.
– Je ne comprends pas…
– Quoi donc ?
Atsushi secoua la tête.
– Pourquoi Dazai se serait-il ainsi acharné sur une personne qui lui a sauvé la vie ?
– Vas savoir… »marmonna Santouka en haussant nonchalamment les épaules. « Dazai est une personne très… singulière, mais sa maniaquerie du suicide et son manque total d'empathie nous montrent qu'il a un problème avec… je dirais… le fait d'être en vie… peut-être même la vie en général… »
– Vous croyez ?
– Ça me semble évident.
Lâchant un long soupir, le jeune homme consentit finalement à tremper les lèvres dans la coupelle de sake que Santouka lui avait servie et grimaça lorsque l'alcool descendit dans sa gorge.
– On finit par s'y habituer… » sourit le ministre.
– Si vous le dites…
Avec un sourire bienveillant, l'homme fit signe à une serveuse et lui demanda de leur amener des tayakis.
– C'est moi qui offre », précisa-t-il.
– C'est très généreux à vous…
Il avait tellement été absorbé par leur conversation et par les révélations concernant Dazai qu'Atsushi en avait oublié qu'un ministre partageait sa table avec lui. Son visage s'empourpra de gêne. Lui qui n'était qu'un pauvre petit orphelin sans importance… se faire payer un repas par un homme de cette trempe !… D'ailleurs lorsqu'il y pensait…
– Je ne suis pas d'accord avec vous », susurra-t-il, non sans sentir sa tête s'enfoncer dans ses épaules.
– A quel rapport ?
– Par rapport à Dazai. D'accord pour sa maniaquerie du suicide et son… son problème à être en vie… mais je ne pense pas qu'il soit dénué d'empathie. Parce que… voyez-vous… Dazai est le premier à m'avoir tendu la main. Il est le premier à avoir cru en moi. Si je suis là aujourd'hui… c'est grâce à lui…
À sa grande surprise, Taneda Santouka sourit et lui envoya un regard plein de bonté.
– À vrai dire », rétorqua-t-il, « c'est la réponse que j'attendais de ta part. Je voulais simplement être sûr. Mais oui, je te crois lorsque tu me dis que Dazai-kun est capable d'empathie, et c'est bien pour ça qu'après son départ de la mafia, je l'ai recommandé à Fukuzawa-san. »
Atsushi crut s'étouffer.
– Vous… vous l'avez recommandé ?! Vous voulez dire que… c'est grâce à vous qu'il est devenu membre de l'ADA ?!
– C'est exact. Je lui ai demandé de disparaître pendant deux ans, le temps d'effacer ses crimes, et de me revoir après ça.
– Alors qu'il a tué plusieurs de vos hommes et brûlée vive l'une de vos agents ?…
Le sourire de Santouka s'estompa soudain et une ride se forma entre ses deux sourcils.
– Oui… j'ai hésité… mais je pense que tout le monde a sa chance. Avec ça… je sais qu'il a vécu des choses qui l'ont profondément bouleversé et changé… » Son regard se fit tout à coup nostalgique tandis que ses lèvres retrouvaient leur sourire habituel. « C'est ici même que je lui ai parlé de l'ADA pour la première fois. Et tu sais ce qu'il m'a demandé ? »
– Quoi ?
– Si là-bas il pourrait aider les gens.
À ces mots, Atsushi sentit soudain sa poitrine se détendre, comme s'il était libéré d'un poids. Si lui avait eu droit à une seconde chance, c'était aussi le cas de Dazai… même lui…
– Mais dans ce cas… » hésita-t-il néanmoins. « Pourquoi avoir rappeler Yamazaki-san pour cette mission alors que vous saviez pertinemment qu'elle serait amenée à rencontrer Dazai de nouveau ? N'est-ce pas un peu cruel ? »
– Je n'avais pas le choix vu que l'affaire concerne son mentor et qu'à ce jour elle reste celle qui le connaît le mieux, mais j'ai l'espoir aussi que sa proximité avec Dazai-kun la sorte de sa zone de confort, de cette espèce de gangue hermétique dans laquelle elle se retranche depuis cinq ans, et lui permette de guérir. C'est un pari risqué que j'ai fait… mais je me dis parfois que cela les sauvera peut-être tous les deux…
– Tous les deux ?
Encore une fois, les yeux de Taneda Santouka vinrent se ficher dans les siens avec une noirceur qui fit frémir le jeune agent.
– Tomie n'est pas la seule à se trouver au bord du gouffre… Et Dazai-kun en est bien plus proche qu'elle…
– Kunikida-kun !
Mais son cri resta sans réponse son partenaire avait dû perdre connaissance. Les dents serrées, Dazai s'aida du mur pour se redresser et tenta de retrouver ses esprits. Le choc l'avait sonné, mais ce n'était rien comparé à ce qu'il avait sous les yeux.
Le monstre aux papillons.
Le cauchemar d'Akechi.
Il était donc bien réel…
À quelques mètres à peine et dans un amas de débris gisait le corps de Kunikida. Ses lunettes s'étaient cassées sous l'impact et son visage était couvert de sang. Dazai se ressaisit cependant. Avant de lui porter secours et de sortir d'ici, il lui faudrait affronter ce… cette chose…
– Eh ! » tonna-t-il pour attirer son attention et l'éloigner de son partenaire.
Lentement, la créature pivota dans sa direction et se révéla au faisceau de la lampe de poche tombée à terre. Ce qu'il vit alors, Dazai fut incapable de le comprendre. Un être de la taille d'un humain, mais qui n'avait en réalité rien d'un être humain. Il était enveloppé d'une longue cape noire qui frémissait avec les papillons qui l'entouraient et dont s'échappaient deux mains d'un blanc cadavérique aux ongles effilés. Quant à son visage… le peu qu'il en vit lui arracha un frisson d'horreur. Sa peau boursouflée, malade, comme rongée par un mal mystérieux… et sa mâchoire taillée en immense sourire, comme charcutée au couteau. Dazai ne vit pas son regard. Il n'en eut pas le temps. Avec une vitesse qui semblait dépasser les lois du vivant, la créature se rua tout à coup sur lui et manqua de le projeter de nouveau contre le mur. Dazai ne dut sa survie qu'à ses réflexes et bondit en arrière pour rétablir la distance entre lui et la chose. Avait-il au moins affaire à un homme ?
Il se souvint soudain de l'épisode de la cave et des cadavres en décomposition. Les aberrations qui les avaient attaqués, lui et Yamazaki, et qui avaient été vulnérables à son pouvoir. Se pouvait-il qu'il ait sous les yeux une créature similaire ? Le fruit d'un super-pouvoir capable de faire revivre les morts ?
Dazai recula davantage. Le monstre respirait d'un souffle lourd et glauque qui soulevait sa cage thoracique par à-coups, comme si cela eût été laborieux pour lui. Un grincement s'échappa soudain de ses lèvres atrophiées, et l'agent comprit qu'il riait.
Peu importe… mort ou vif, de telles capacités étaient forcément l'objet d'un super-pouvoir qui ne pouvait pas résister au sien.
Se campant sur ses jambes, Dazai décocha un petit sourire au monstre qui se rua de nouveau sur lui, la tête en avant, ses dents rougeâtre exhibées comme des crocs. Sans se laisser déstabiliser, l'ancien mafieux leva alors la main et se décala de quelques millimètres, de sorte à seulement l'effleurer. Son pouvoir s'activa et baigna la crypte d'une lumière bleutée au moment-même où ses doigts rencontraient le visage de la créature. Mais rien ne se produisit.
La surprise ne le saisit qu'une seconde. Une seconde de trop, mais qui permit à la créature de le prendre à la gorge pour le propulser contre le mur.
La douleur le parcourut de la nuque jusqu'au bas des reins, mais il fut incapable d'émettre un seul son. L'air dans sa gorge ne passait pas. Il ne passait plus. Et devant lui s'offrirent enfin les yeux de la chose. Deux yeux noirs comme les ténèbres, striés de rouge… un regard… ce regard… c'était celui de la mort.
Plus que la surprise ou la peur, Dazai se sentit envahi par une terreur sans fond, une peur viscérale. Si c'était bien là le visage de la mort… alors rien ne les attendait de l'autre côté. Rien. Le néant. Comme tout ce qu'il y avait en lui…
Il n'est que seize heures et dans le gris de l'hiver, sa voix…
Cette chose, non humaine, cette aberration n'était pas le fruit d'un super-pouvoir. Elle avait résisté au sien. Elle n'était pas le fruit d'un super-pouvoir. Elle était comme ça. C'était sa nature.
Sa voix, comme un voile de givre et de lumière…
Dazai eut à peine le temps de le comprendre avant que quelque chose ne vienne transpercer son abdomen. La douleur lui arracha un râle profond, et lorsqu'il baissa les yeux, il vit les doigts de la créature enfoncés dans son ventre. Et tandis que le sang commençait à s'échapper des cinq petites plaies, la main tourna lentement. Sa cage thoracique craqua, mais son hurlement fut étouffé, encore une fois, par une longue trainée écarlate qui roula sur son menton. Son corps, ses membres. Il ne contrôlait plus rien. Ça tremblait si fort que ses dents claquaient et là, sous sa peau, c'était comme si ses os étaient sur le point d'exploser.
Dazai réalisa qu'il avait la bouche ouverte, incapable d'émettre un son, les doigts crispés jusqu'au sang contre le mur. Face à lui, le monstre s'était mis à sourire et, la main toujours enfoncée dans son plexus solaire, il approcha lentement son visage, ouvrit la mâchoire, et planta ses crocs dans son épaule. Il ne vit que le sang éclater par salves écarlates, le noir, la souffrance, son visage, ses yeux, le noir, la mer, le noir…
Sa voix n'existe plus…
Sa voix n'existait plus. Sa conscience non plus. Il n'y avait qu'un corps aux membres ballants qui s'enfonçait dans la nuit. Le souvenir d'un visage qui s'enfonçait dans la mer et de quelque chose qu'on lui avait fait oublier.
Ton visage…
« Arrête », murmura soudain une petite voix dans l'obscurité. Une voix claire. Si claire… La pression se relâcha soudain sur sa gorge et le laissa s'effondrer au sol. La dernière chose que vit Dazai avant de sombrer tout à fait fut alors le visage d'une fillette aux cheveux clairs et à la peau pâle. Ce même visage qui le hantait depuis ses plus lointains cauchemars.
