Bonjour à tous ! Voilà enfin la suite ! Ça doit bientôt faire deux mois je pense... encore un gros délai, mais je crois qu'il me faut bien ça pour vous pondre des chapitres de qualité... Enfin de qualité... pour tout vous dire je trouve celui-là un peu brouillon. Et si vous vous attendiez à de l'action, et bien ce sera pour une autre fois car il s'agit plus de transition et d'introspection qu'autre chose. Désolée XD La fin me semble un peu abrupte, mais pour être honnête, je trouvais le chapitre déjà bien assez long et je ne savais pas trop quoi ajouter. Évidemment vous en saurez plus sur l'état de notre pauvre Dazai au prochain opus ;) mais là aussi je préfère vous prévenir, mes idées sont encore trop en vrac pour vous pondre quelque chose dans l'immédiat, donc là encore, armez-vous de patience !

Cela dit, vous connaissez la recette miracle pour booster ma motivation et avoir la suite plus rapidement, la preuve ça a marché (merci d'ailleurs à celles qui ont pris le temps de me commenter) LES COMS ! Bordel de m**** laissez des coms, ça ne vous coute rien et vu le ratio de vues, je pense que la fic vous plait assez pour me le faire savoir !

Sur ce, bonne lecture et à bientôt !


Chapitre 14.

Il n'est que seize heures et dans le gris de l'hiver, sa voix…

Sa voix résonne avec le tintement des vagues sur la roche comme le son d'une cloche, et dans ses yeux gris, c'est l'onde elle-même qui semble s'agiter.

Le garçon la regarde sans trop oser penser. Les émotions lui sont dangereuses, il ne sait pas quoi en faire, alors, longtemps, il s'est contenté de les ignorer.

Mais à son contact, les émotions se sont soudain réveillées et se sont mises à crier si fort qu'il n'a pas pu les ignorer. Ce n'est pas sa présence diaphane, ses yeux rieurs ou sa voix de porcelaine, c'est tout cela en même temps, de même que cette magie qui se dégage de chacun de ses gestes et de chacune de ses paroles. Du haut de ses douze ans, le garçon ne sait pas grand-chose, si ce n'est l'odeur de la poussière et l'obscurité des placards où il avait coutume de s'enfermer. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il n'y a qu'à son contact que le soleil semble briller et son coeur s'animer. Il ne l'avait jamais sentie avant, cette petite chose qui bat dans sa poitrine, doucement, presque en chuchotant. Elle ne lui a rien dit non plus, il l'a senti tout seul.

Sa voix comme un voile de givre et de lumière…

L'hiver a couvert la plage et pourtant, au son de sa voix, c'est l'été qu'il voit se dessiner et, il ignore pourquoi, lui viennent à l'esprit des images de champs fleuris et de ciels infinis constellés par le vol des oiseaux. Le garçon ne rit pas. Il ne sait pas rire, mais il sent ses lèvres s'étirer d'une façon inhabituelle et qui lui ferait presque mal s'il ne s'était pas senti aussi léger. C'est plus fort que lui. Quand elle est là, il l'est aussi, il a envie d'exister, de respirer, de continuer à sentir la vie battre dans son torse, dans ses yeux et dans ses mains, juste pour continuer à la regarder et à l'écouter chanter.

Sa voix n'existe plus…

C'est soudain comme si la vision s'effaçait, à l'image d'une aquarelle qu'on laisse se diluer sous la pluie. Ses traits, sa peau très blanche et même sa voix s'enfuient peu à peu et meurent, happée par les ténèbres. Le garçon ne comprend pas, et comme le ferait n'importe quel enfant, il crie, il pleure, lui qui n'a jamais pleuré, il tend les mains vers elle, vers ses épaules si fines, ses longs cheveux couleur des champs, sans jamais parvenir à les saisir. Et c'est alors que la fille tourne les yeux vers lui et lui sourit.

À la place et dans sa bouche…

Même s'ils continuent de s'effacer, le garçon reconnaît ce qui se lit dans ses yeux et la tristesse insondable qui les habite. Est-ce de sa faute ? Est-ce lui qui la fait partir ainsi ? La fille lui sourit toujours et tend la main vers lui. Il sent sa paume très douce, très chaude, contre sa joue. « Promets-moi », dit la fille, mais il se sent tout à coup envahi d'un froid glacial et qui le saisit au corps, jusqu'à l'intérieur de ses os, pour lui arracher un hurlement.

Son corps a déjà beaucoup souffert, et c'est peut-être la raison qui l'a poussé à développer un instinct plus fort et plus aiguisé que les autres. Il l'a déjà remarqué, et il aurait voulu se plonger encore un peu dans ses yeux, se perdre dans son sourire et prolonger jusqu'à l'infini le contact de sa main, mais le froid, le froid glacial, le tue. « Alors laisse-le t'emmener » dit-il à son corps. Mais son corps ne l'écoute pas. Il ne peut se résoudre à l'abandon et cherche l'issue, l'oxygène et la tiédeur de l'air. En croyant le sauver, il le condamne encore un peu à ce monde qui n'a jamais voulu de lui. L'une de ses mains s'est déjà tendue vers le haut, vers la lumière, mais l'autre tient quelque chose. Le garçon baisse alors les yeux.

C'est la mort qu'il reconnaît.

Le gris de ses pupilles devenu blanc. Il sait, il comprend, que cette vision le hantera jusqu'à la fin de ses jours, de même que ses lèvres qui s'agitent encore, alors que la vie les a déjà quittées.

« Ne m'oublie pas », souffle-t-elle dans les ténèbres.

Ne m'oublie pas…

Ne m'oublie pas, s'entendit-il murmurer alors qu'une foule de voix qu'il ne connaissait pas s'élevait autour de lui. Contrairement aux apparences, Dazai comprenait rarement ce qui se passait autour de lui et voyait souvent le monde défiler devant ses yeux comme un théâtre d'ombres chinoises, revêtant ainsi les attraits d'une farce un peu lugubre. À force d'expérience, il avait cependant appris à reconnaître l'amertume qui s'immisce dans la salive lorsqu'une fois encore, le corps ne s'est pas résigné et a retenu l'esprit qui voulait partir. Le second signe, c'est la douleur.

« Tiens bon… », murmura une voix près de lui tandis qu'il sentait son torse s'arquer sous le poids de la souffrance.

Quelque chose lui manquait. Ce n'était pas à l'intérieur de lui comme ça aurait dû l'être. De l'air peut-être…

Au moment où il comprit qu'il n'arrivait plus à respirer, Dazai renonça à ouvrir les yeux et s'abandonna au poids de ce corps qui cherchait si fermement à le retenir.

Laisse-moi partir…

Il laissa les voix et les lumières qui dansaient derrière ses paupières pour se confondre de nouveau dans les ténèbres, les vraies, et lorsque son visage l'accompagna dans cette chute vertigineuse dont il espérait ne plus jamais revenir, c'est aussi un nom qui lui revint.

Il portait les embruns de la mer et le parfum de la brise.


Les ondoiements de la mer.

C'est ce à quoi lui faisaient penser les ondulations du bois sur le plafond. Filtrée à travers les rideaux, la lumière du jour les éclairait encore à peine et créait de curieux dessins sur le bois, entre plages infinies et yeux qui la fixaient dans le noir.

À ses côtés, Mononobe junior soupirait toujours, et son souffle régulier, très léger, venait se superposer au silence de l'appartement. Lentement, Tomie tourna la tête vers lui et caressa ses cheveux du bout des doigts. Elle n'avait pas eu beaucoup d'amants, et chacune de ses expériences sexuelles s'était accomplie dans la douleur. Mais comme elle l'avait pressenti, le jeune libraire, dans sa pudeur et sa naïveté, lui avait offert une tendresse à laquelle elle n'avait pas eu droit depuis des années. Ses doigts frémissants contre sa peau, la lumière dans ses yeux lorsque son chemisier avait glissé de ses épaules, le désir émanant de tous les pores de sa peau, la délicatesse de ses mains, la sensualité dans sa bouche entrouverte. Il y avait bien longtemps qu'elle ne s'était pas autant délectée de l'expérience charnelle.

Là aussi elle avait bien changé d'ailleurs. Auparavant timide et renfermée, elle n'avait jamais laissé un seul homme la toucher jusqu'à ce que Dazai ne la brise à tout jamais. Sa première fois, elle l'avait eue trois ans plus tôt, peu après son arrivée dans sa pension de Tokyo. Un voyageur de passage. Elle était ivre, il l'avait à peine brusquée, et comme elle considérait que son corps ne lui appartenait déjà plus et avait de toute façon perdu sa dignité depuis longtemps, elle s'était laissée faire. Ça lui avait fait du bien, aussi bien dans la douleur qui n'était pas la même, toute aussi profonde, toute aussi déchirante, mais bien moins vicieuse que celle qui la rongeait de l'intérieur, que dans la satisfaction d'apporter du plaisir à quelqu'un, de se sentir utile, à défaut d'être aimée.

Se faire le jouet d'un autre lui laissait tout le loisir de se détester davantage. Depuis, elle avait couché de temps en temps avec ceux qui voulaient bien d'elle, lorsque la morphine n'était plus assez forte pour l'apaiser. Il lui était alors arrivé de mordre, de griffer une peau qui n'était pas la sienne et de s'abreuver du sang de ses amants. Dans ces moments-là, elle avait vraiment eu l'impression d'être une créature de la nuit. Maudite. Et ça aussi, ça lui avait plu. Chaque fois qu'un homme ouvrait ses cuisses et violait son intimité, elle tuait un peu plus la Tomie naïve et lumineuse qui avait fait l'erreur d'avoir cru en Dazai. C'était une punition.

Mononobe junior était cependant différent. Elle avait tout de suite senti qu'il était puceau, et n'avait pu résister à ses yeux clairs qui la dévoraient sans la désirer, avec cette fascination presque enfantine des âmes les plus sensibles.

Mononobe voyait en elle la créature de la nuit qu'elle rêvait parfois d'incarner, mais aussi l'enchanteresse, l'apparition. Sans rien dire, sans une parole, il avait su cerner la malédiction qui avait empoisonné chacune de ses veines et s'en était ennivré comme seul un littéraire pouvait le faire, un peu avec le corps, beaucoup avec l'esprit.

Cette nuit-là, Tomie n'avait pas eu mal. C'était la première fois. Chaque fois que le jeune homme était entré en elle, chaque fois qu'il avait pressé ses mains contre ses hanches et sur ses seins, elle avait serré les dents pour ne pas entendre son propre plaisir jaillir de ses lèvres, car oui, elle avait joui, et ça, c'était bien la première fois.

Se laissant aller au sourire qui étirait ses lèvres, Tomie prit encore quelques instants, juste quelques instants, pour le regarder. Il était plus jeune qu'elle, plus innocent, moins abimé par la vie, mais elle avait décelé dans ses pupilles couleur de nuit une ombre qui s'apparentait aux ténèbres nichées en elle. Celle de la solitude, de la différence, de la maturité aussi, car Mononobe semblait avoir été un enfant grandi trop vite. Toute son histoire se lisait dans l'ombre de ses yeux : celle du petit garçon qui cherchait sa maman dans la nuit sans jamais pouvoir la trouver, d'un enfant qui n'avait jamais pu consoler son père et combler le vide laissé par sa mère, d'un adolescent en quête constante de sens et d'évasion, incapable de supporter la réalité du monde. Au même titre qu'elle, et dans son genre, Mononobe était aussi un fantôme.

Cherchant le battement de son coeur dans ses longs cils de jais, Tomie effleura doucement sa joue si pâle, glissa ses doigts le long de son cou, jusqu'à l'arrondi de son épaule qui dépassait des draps. Elle avait la délicatesse d'une pièce de porcelaine, aussi douce et fragile que celle d'une femme. Et parce qu'elle avait peur de le briser en restant davantage, la jeune femme repoussa les draps sans faire de bruit, enfila ses vêtements, reboutonna son chemisier et se glissa hors de la chambre comme une ombre, un simple courant d'air.

L'appartement baignait dans la pénombre, et seul le tic-tac régulier d'une horloge y marquait le passage du temps. Tout comme la librairie, située deux étages plus bas, il baignait dans cette atmosphère étrange de vieilles pages et de poussière. Même les meubles, du canapé élimé jusqu'à la table en bois massif de la salle à manger, semblaient soupirer. Il y avait dans l'obscurité, dans la nostalgie qui se dégageait de chaque recoin, quelque chose qu'elle avait déjà croisé et côtoyé de près. Chez Akechi. Cette sensation que le temps s'était arrêté, que les heures s'étaient mises en suspend dans l'attente de celle qui leur rendrait leur cours, et dont la photographie reposait religieusement sur la console du salon. C'est en posant les yeux sur le cadre de la défunte mère et femme que Tomie le réalisa soudain. Le deuil d'Akechi n'était pas feint. Qu'il eût été au courant ou non de la double identité de Sachiko, il l'avait regrettée, vraiment regrettée, et avait porté son deuil avec la même sincérité, la même mélancolie, que Mononobe père et fils.

Elle en fut estomaquée.

Sa canne était restée dans l'entrée. Elle la saisit à la volée, tourna lentement la clé et referma la porte de l'appartement sans un regard en arrière. Ainsi se fermait sa parenthèse enchantée dans le monde des rêves et de l'oubli.

La fraîcheur de l'automne s'était immiscée jusque dans la cage d'escalier, et Tomie fut saisie d'un frisson dès qu'elle ouvrit la porte de l'immeuble. L'aube était pâle et nette, comme nettoyée par la pluie diluvienne qui était tombée pendant la nuit. Inspirant une grande bouffée d'oxygène, elle s'avança dans la rue à la recherche d'un taxi. Les routes étaient encore désertes à cette heure-ci et elle n'avait pas son téléphone. Elle devrait prendre le tramway.

Il y avait encore dans l'air des odeurs de feuilles et de pluie, en plus des embruns marins qui venaient balayer les nuages. On entendait parfois le cri d'une mouette ou le ronronnement solitaire d'un bateau au loin, parti très tôt à la pêche. Il y avait dans ce calme dégagé quelque chose de reposant, loin des mouvements de foule et des bruits incessants de la vie citadine.

L'arrêt du tramway se trouvait au croisement suivant, quelques mètres plus loin. Il arriva en grinçant sur les rails, et après avoir payé son ticket, elle s'installa et se laissa bercer par les légères secousses du wagon, le regard perdu sur les façades grises et les volets encore fermés. Tant de vie se nichaient derrière ces murs. Tant d'histoires qu'elle ne connaitrait jamais et qui valaient toujours mieux que la sienne. Elle imaginait des couples paressant au lit, de jeunes mères allaitant leurs enfants, des fillettes aux rêves lumineux et des artistes endormis sur leurs œuvres après de longues heures de travail nocturne, chaque existence représentant un univers à elle seule. Et dont elle ne ferait jamais partie…

Tomie faisait partie de ces êtres qui jouxtent les vie des autres sans jamais les toucher. Spectatrice silencieuse, à jamais reléguée dans l'ombre, puisqu'après tout, on n'avait pas besoin d'être mort pour devenir un fantôme.

Le tram la déposa à quelques pas de son hôtel. Un homme au complet trop grand et aux lunettes rondes se tenait devant. Ango. Et elle n'eut pas besoin de le regarder davantage pour comprendre qu'il s'était passé quelque chose de grave.


Le grincement dans sa tête. Le battement dans ses tempes.

Quelque chose de coupant glissa sur sa joue Kunikida mit du temps à comprendre qu'il s'agissait des verres de ses lunettes qui s'étaient brisées dans l'impact, de même que le liquide tiède qui commençait à sécher sur son menton était en réalité son propre sang. Quelque chose résonnait près de lui, de rauque, de souffrant, à moins qu'il ne s'agisse de son propre souffle… mais après avoir laborieusement repris sa respiration, Kunikida réalisa qu'il y avait quelqu'un d'autre. Où était-il déjà ?

Le souvenir de la crypte et de la chose qui les avait attaqués lui revint comme une claque, mais à peine redressé, un vertige lui fit perdre l'équilibre et l'obligea à s'affaisser de nouveau. La nausée lui brûla la gorge et sans ses lunettes, impossible de voir à plus de quelques mètres. Qu'en était-il de Dazai ?… Est-ce qu'il avait pu se défendre contre… contre ça ?

« Dazai ? », marmonna-t-il sans réellement reconnaître le son de sa voix.

Mis à part le souffle qui y résonnait avec une régularité presque effrayante, la crypte était totalement silencieuse, plongée dans le noir, avec pour seule source de lumière celle de sa lampe de poche dont les piles faiblissaient déjà.

Serrant des dents pour contenir la douleur de ses membres endoloris, l'agent se redressa d'abord sur les genoux, puis tenta de se tenir sur ses jambes sans trop vaciller, écrasé par les vertiges qui l'assaillaient par vagues et troublaient sa vision déjà incertaine.

« Dazai ?… » répéta-t-il sans obtenir de réponse.

Uniquement guidé par le faisceau de plus en plus faible de sa lampe de poche, l'agent dut faire un effort surhumain pour se pencher de nouveau en avant et la ramasser. Le souffle résonnait toujours, beaucoup plus près.

Incapable de savoir si ses mains tremblaient à cause de la peur ou de la douleur, Kunikida braqua le faisceau de la lampe vers la direction dont il lui semblait que le souffle provenait. Ce qu'il vit alors, il ne le comprit pas.

Sa silhouette un peu trop longiligne étendue sur l'humidité du sol, la bouche légèrement entrouverte, les traits tirés par la douleur et la nuque renversée en arrière. Lui aussi avait du sang sur le menton. Et puis ces étranges tâches noirâtres au niveau de la cage thoracique… Le pli de ses vêtements, comme si une force centrifuge les avait déformés. Dazai gisait au sol comme une poupée de chiffon que l'on aurait durement malmenée, les membres intensément crispés, la peau très blanche de son cou se soulevant à peine au fil de ses respirations erratiques.

« Dazai ! »

En se précipitant vers lui, Kunikida découvrit que ce qu'il avait pris pour des tâches, sur le torse de son acolyte, était en réalité du sang, du sang en grande quantité, et qui suintait de cinq petites plaies situées au niveau du plexus solaire. Sous ses vêtements froissés, la cage thoracique semblait s'être affaissée, comme si quelque chose l'avait brusquement enfoncée. L'agent comprit alors pourquoi le souffle lui avait paru aussi étrange.

« C'est pas vrai… »

Il était en train d'étouffer.

Laissant ses genoux percuter de nouveau le sol et la lampe lui tomber des mains, Kunikida releva la tête de son collègue, mais vu l'état de son torse, ses poumons devaient être compressés. Il fallait faire vite.

Les doigts toujours tremblants, il sortit son téléphone et tenta d'appeler Yosano. Pas de réseau.

« Merde… »

Le visage de Dazai trahissait une souffrance qui semblait dépasser les limites du supportable. Ses tempes ruisselaient de sueur et sa peau était glaciale. Kunikida s'aperçut soudain que ses lèvres tremblantes tentaient de murmurer quelque chose.

– Dazai ?… tu m'entends ? » cria-t-il. « Que s'est-il passé ?… »

Lucy

Il crut qu'il n'avait pas bien entendu et se pencha de nouveau vers son coéquipier. Ses yeux s'étaient légèrement entrouverts, rivés sur le vide profond avec quelque chose comme de l'effroi.

– Je reviens… » souffla Kunikida, avant d'apposer une faible pression sur l'épaule de son coéquipier. « Ça va aller… »

Remonter les escaliers fut un enfer et, plusieurs fois, il manqua de se rompre le cou en glissant sur l'une des marches. Lorsqu'il sortit enfin du mausolée, la tempête faisait rage et la pluie le trempa des pieds à la tête en à peine quelques secondes.

– Allez répond… » supplia-t-il en composant le numéro de Yosano. Les vertiges et les nausées étaient de plus en plus violentes, et lorsqu'une nouvelle rafale fit voler les pans de son manteau, il crut qu'elle allait l'entraîner avec les feuilles mortes qui fouettaient ses mollets.

« Kunikida ? » résonna une voix féminine.

– Yosano ! On a un problème », beugla-t-il, à peine capable de tenir debout. « C'est… c'est Dazai… quelque chose nous a attaqués… il… il est dans un sale état et… »

– Où êtes-vous ? » demanda brutalement la médecin en saisissant l'urgence de la situation.

« Au vieux cimetière », parvint-il seulement à murmurer avant de sentir ses jambes se dérober sous son poids.

La dernière chose dont il se souvint fut le battement de la pluie glaciale sur ses joues et le goût abject de la boue sur sa langue.


Plusieurs fois dans sa vie, Atsushi avait eu l'impression de voir les événements au ralenti, comme s'ils avaient été déformés par une sorte de kaléidoscope, au moment précis où tout échappait à son contrôle.

Ça s'était produit pour la première fois à l'orphelinat, quand, sans le savoir, il s'était transformé en tigre. Il avait vu la scène, mais de très loin, spectateur de son propre drame en quelque sorte. La fois où son mentor l'avait mis dehors en le traitant de moins que rien, ça aussi il l'avait vécu au ralenti, en dehors de lui-même, pour ne garder de cette scène que la douleur de la gifle et la lumière irisée du vitrail qui se reflétait sur le sol où il gisait, comme si Dieu lui-même lui avait infligé son châtiment. Et lorsqu'il se la remémorait, c'était toujours ces deux éléments qui lui revenaient : la gifle, le vitrail, le visage de l'homme qui l'avait mis dehors. Et rien d'autre. Il avait alors compris que ce que l'on conçoit comme des souvenirs ne sont en fait qu'une image de la réalité déformée par la loupe de son esprit et de ses perceptions selon la forme qu'elles ont prise à l'instant T. Joie, douleur, tristesse. Ce n'était alors plus la réalité ou la vérité dont on se souvenait, mais la représentation d'une certaine réalité au prisme d'une émotion venue se figer dans le corps, et qui s'y rejouait encore et encore.

C'est peut-être parce qu'il avait une certaine expériences du traumatisme qu'Atsushi sut donc que ce dont il se rappellerait de la scène du cimetière n'était pas la réalité.

Yosano l'avait appelé alors qu'il quittait tout juste le troquet où il avait dîné avec le ministre. Ce n'était alors pas ce détail hautement incongru qui le tourmentait, mais ce qu'il avait appris sur Dazai. Le tableau infernal de son mentor brûlant Yamazaki Tomie vivante, de son plein gré, sans autre dessin que celui de la faire souffrir. C'est là que son téléphone avait sonné, et qu'il avait appris la nouvelle.

Quelque chose de grave s'était produit.

La première chose qu'il vit fut les lumières bleutées de l'ambulance qui se reflétaient sur les branches des arbres dans une sorte de danse macabre. On aurait dit que les esprit s'étaient échappés de leurs tombes pour mener une ronde infernale avec les éléments déchaînés. Puis les portes du véhicule s'ouvrirent pour transpercer l'obscurité d'un couloir de lumière jaunâtre. Quatre hommes en blouse blanche dont il ne se rappellerait jamais le visage transportaient un brancard, une simple planche de métal, alourdie par le corps de son ami et collègue.

Ils avait retrouvé Kunikida au pied du mausolée, face contre terre, couvert de boue, glacé jusqu'aux os. Lui toujours si nerveux, si énergique et si fort de son sens des responsabilités et du contrôle sur chaque paramètre de sa vie ressemblait alors à un enfant.

« La crypte… » souffla-t-il tandis que Yosano et Fukuzawa le portaient à l'intérieur de la tombe, à l'abri de la pluie, pour inspecter ses blessures. « Dazai… », répéta-t-il.

Kyôka fut la première à remarquer les escaliers en marbre qui s'enfonçaient dans les ténèbres, mais Fukuzawa s'interposa avant qu'elle ne les emprunte. Ce fut donc lui, le premier, qui découvrit le corps de Dazai. Et c'est là que pour Atsushi, tout avait commencé à se dérouler au ralenti. Au moment précis où il vit le corps désarticulé de Dazai dans le faisceau blanc de la lampe de son patron.

La pression sur son épaule. Yosano qui le poussa brutalement pour se précipiter vers lui. Le claquement de ses talons sur le marbre. Même une froide nuit d'automne, appelée en pleine nuit dans un cimetière, elle portait ses escarpins rouge sang et son papillon dans les cheveux.

La buée sortant de ses lèvres. Les tremblements dans ses mains.

Les mots qu'il ne comprenait plus. Ambulance. Hôpital. Lésions. Respire. Faible. Hémorragie. Froid. Pouls.

Son visage brisé dans les ténèbres.

Atsushi faisait partie de cette catégorie de grands angoissés qui se font les pires scénarios au moindre drame, et qui voient la mort à chaque recoin. Pourtant, chaque fois qu'il avait cru les heures de Dazai comptées, la vie s'était chargée de le contredire avec plus de légèreté qu'il n'en avait jamais eue. Mais pas cette fois.

À la vue de sa cage thoracique enfoncée, de son visage aussi pâle que le marbre qui couvrait le sol, du sang sur ses lèvres et de la sueur sur son front, Atsushi sut que les choses ne seraient plus jamais les mêmes. Qu'il en revienne ou pas, quelque chose avait brisé Dazai.

Alors, lui aussi, on l'avait allongé sur une plaque de métal pour l'engouffrer dans une boîte blanche aux gyrophares bleus, avant de l'emporter dans la nuit avec le chef et la femme médecin. Et comme il n'y avait apparemment pas assez de place pour lui, il était resté sous la pluie, la main de Kyoka dans la sienne, le numéro d'un taxi entre les doigts. Il avait l'impression que son coeur venait de s'enfoncer dans une mer de glace dont rien ne pourrait jamais le sortir. Même les larmes ne voulaient plus rouler tant sa gorge était serrée. Était-ce de l'injustice ? Était-ce inévitable ? S'en voulait-il de ne pas avoir été là, de ne pas avoir pu les sauver ? Peut-être. Encore une fois, il n'avait rien pu faire. Il aurait tout aussi bien pu ne pas venir, cela n'aurait rien changé. Atsushi n'était qu'une pièce en trop dont on pouvait bien se passer. Un regard vide condamné à voir se perdre ceux qu'il aimait.

« Dazai… san… » murmura-t-il néanmoins tandis qu'un sanglot lui montait à la gorge.

La pluie tombait toujours lorsqu'il s'accroupit dans la boue pour serrer son visage entre ses mains et qu'il entendit un hurlement déchirer la nuit. Le sien.


D'abord l'asile, puis l'hôpital. Elle qui fuyait les instances médicales comme la peste depuis cinq ans ne cessait de s'y retrouver, comme si la vie cherchait à se moquer d'elle.

Tomie reconnut la femme médecin, Yosano, assise sur une chaise de la salle d'attente, la tête en avant, accablée de fatigue. Elle se tenait aux côtés d'un homme aux cheveux gris et au visage profondément marqué qu'elle reconnut immédiatement. Fukuzawa. Elle l'avait connu en tant que garde du corps, l'une des plus fines lames de la ville et grand ami de Taneda Santouka. Difficile cependant de l'imaginer aux commandes d'une agence capable de tenir tête à la mafia elle-même. Tomie réalisa soudain qu'elle ne l'avait jamais rencontré officiellement. Les formalités la rattrapaient désormais d'une bien curieuse manière.

– Fukuzawa-san ? » demanda Ango, lui faisant ainsi relever la tête.

Lui aussi avait de profondes cernes sous les yeux.

– Je vous présente Yamazaki Tomie », poursuivit le fonctionnaire. « L'enquêtrice dépêchée par le ministère pour travailler sur l'affaire. »

– Je vous connais… » marmonna le président de l'ADA d'une voix terne. « Vous êtes la protégée d'Akechi. »

– C'est pour ça que je suis là », rétorqua Tomie.

Les yeux gris de Fukuzawa se fichèrent alors dans les siens avec une acuité si pénétrante qu'elle eut du mal à soutenir son regard, rongée par la sensation qu'il lisait tout à travers elle, même ses secrets les plus inavouables.

– Comment vont-ils ? » s'enquit tout à coup Ango, mettant ainsi un terme à leur entretien silencieux.

– Kunikida est comme un sou neuf », répondit cette fois Yosano, la tête toujours baissée. « Il dort. Mais Dazai… c'est une autre histoire… »

– Que s'est-il passé ? » l'interrompit Tomie.

Pour la première fois depuis leur arrivée, la jeune femme leva les yeux vers elle et ficha son regard dans le sien, comme l'avait fait Fukuzawa. Malgré la fatigue qui marquait ses traits, il n'y avait aucune faille dans son expression.

– C'est plutôt à vous qu'on devrait demander ça » siffla-t-elle. « Pourquoi n'étiez-vous pas avec eux ? »

– À votre avis ?

Les yeux mauves de Yosano se posèrent lentement sur sa canne, la vraie, la bonne, celle qu'Ango lui avait ramenée, puis sur sa jambe qui tremblait légèrement.

– Je comprends.

– Que leur est-il arrivé ? » répéta Tomie.

Fermant les paupières quelques secondes, la femme médecin prit le temps de s'étirer et poussa un bâillement sonore avant de reporter son attention sur elle.

– Nous n'en savons rien », dit-elle dans un souffle. « On sait juste que quelque chose les a attaqués. Un monstre d'après Kunikida. »

– Ils étaient dans la tombe ? Celle de Mary ?

– Oui. Mais elle était vide. Au lieu d'un corps, c'est un adversaire qu'ils ont trouvé. Assez puissant pour les briser tous les deux.

– Dans quel état étaient-ils ?

– Kunikida avait une épaule déboitée, une arcade sourcilière fendue, un gros traumatisme crânien et de profondes coupures sur le visage à cause de ses lunettes qui se sont cassées. D'après ce que j'ai pu observer, il n'avait subi qu'un gros choc qui lui aurait fait perdre connaissance. Toutes ses blessures résultent de la violence de l'impact, mais il n'y a visiblement pas eu d'affrontement direct contre la… créature.

– Et Dazai ?

En répétant son nom, Tomie ne put s'empêcher d'avaler sa salive, incapable de déterminer son ressenti. Elle éprouvait quelque chose comme de la nausée, une angoisse qu'elle n'arrivait pas vraiment à s'expliquer.

– Il est toujours en réanimation », murmura Yosano, le visage tout à coup crispé, les poings serrés. « D'après ce que m'a dit le chirurgien, sa cage thoracique aurait été complètement défoncée et sa gorge gravement endommagée. Cinq côtes ont été cassées net, provoquant une hémorragie interne. L'un des poumons a été perforé. Il s'était pratiquement vidé de son sang quand on l'a trouvé… sans parler des contusions

Tomie sentit ses doigts se crisper sur le manche de sa canne. Quelle genre de créature était capable d'une chose pareille ? La même que celle qui l'avait poursuivie jusque dans sa chambre d'hôtel ? Le monstre qui hantait les cauchemars d'Akechi ? Elle se souvenait encore de sa silhouette entourée de papillons, à la lumière verdâtre du local à ordures, son visage éclairé soudain par la lueur du tir. Son regard.

– Tomie ?

La lumière du jour lui parut tout à coup plus pâle, presque factice, face au souvenir de ces yeux sans iris, aussi noirs que la nuit. Juste deux ouvertures vers le néant.

– Tomie ? Est-ce que ça va ?

La main d'Ango la rattrapa juste avant que ses jambes ne cèdent sous son poids et la soutint jusqu'à ce qu'elle puisse s'asseoir.

– Je vais te chercher de l'eau » souffla la voix du fonctionnaire.

Elle l'entendit à peine, submergée par la dernière vision qu'elle avait eue de la chose, du monstre, assez vivace pour alimenter toutes ses nuits de cauchemar et la hanter jusqu'à la fin de ses jours.

– Ça n'est pas humain », s'entendit-elle murmurer. « Je l'ai vue moi aussi… ça n'est pas humain… »

– Non.

C'était la voix de Fukuzawa qui lui avait répondu, et lorsqu'elle leva les yeux vers lui, elle le vit se pencher en avant, les mains sur le menton, les traits crispés.

– S'il était humain », poursuivit-il, « si ses capacités étaient le fruit d'un super-pouvoir, il n'aurait même pas pu toucher Dazai. »

Tomie se souvint soudain des mort-vivants dans la cave et de la lumière bleutée qui les avait neutralisés. Elle connaissait le pouvoir de Dazai sans l'avoir jamais vu à l'oeuvre. Sa capacité à annuler tous les autres pouvoirs pour rendre ses adversaires impuissants. Ça lui ressemblait bien. Mais la créature avait pu le vaincre sans problème, lui enfoncer la gorge et la cage thoracique avec une force quasi-bestiale. Son dernier espoir s'effondra. Elle avait espéré que, comme les morts, la chose ne soit qu'un pantin que Dazai pourrait neutraliser, mais c'était plus complexe que cela… Voilà donc qu'en plus de l'énigme de la disparition d'Akechi, de la double identité de sa femme et des manigances du mystérieux B.S. – ou B. Stocker si c'était bien le même qui avait fait ériger la tombe de Mary – dans son manoir, ils devaient se coltiner un monstre aux capacités surhumaines et visiblement sorti d'outre-tombe… Ça commençait à faire beaucoup. Beaucoup trop.

Assaillie par la migraine et la fatigue, Tomie accepta sans réserve le verre d'eau qu'Ango lui tendait et le vida d'une traite.

– J'ai besoin de café », marmonna-t-elle en se redressant.

Ne serait-ce que pour soulager son mal de tête.

Mais alors qu'elle s'apprêtait à quitter la salle d'attente, un homme en blouse blanche se présenta et les toisa chacun du regard.

– Vous faites tous partie de l'entourage d'Osamu Dazai ? » demanda-t-il d'une voix rauque. Son visage était marqué de profondes cernes et portait encore les traces du masque chirurgical qu'il avait visiblement gardé pendant plusieurs heures.

– Comment va-t-il ? » s'enquit Fukuzawa en se relevant d'un bond.

– Difficile à dire… » expliqua le médecin, une main sur la tempe. « Puis-je vous parler en privé ? »

Cette expression lugubre, Tomie ne la connaissait que trop bien, et préféra se retirer tandis que le chirurgien s'éloignait en compagnie de Fukuzawa.

– Je t'accompagne ? » souffla Ango.

– Non merci.

Elle avait besoin d'être seule. Pour réfléchir. Pour souffler aussi. Elle avait besoin d'air, et pas celui de l'hôpital, imprégné de maladie et de désinfectant, qui lui rappelait ses moments les plus bas.

– Je sors un moment », se contenta-t-elle de lancer depuis l'autre bout du couloir.

Passée la sortie, elle n'eut alors qu'à traverser la route pour se réfugier dans un petit troquet qui venait à peine d'ouvrir. L'atmosphère baignée de vieux relents de cigarette lui rappela qu'elle n'avait toujours pas fumé la sienne. S'asseyant près de la devanture de sorte à garder un œil sur la façade de l'hôpital, elle fouilla son sac à main avant de se rappeler qu'elle avait laissé ses précieuses alliées dans sa chambre d'hôtel.

– Et merde… » jura-t-elle entre ses dents.

« C'est ça qu'il vous faut ? »

La vision qu'elle eut soudain ne lui sembla pas réelle. Ces longs cheveux blonds réunis en queue de cheval, ce regard acerbe, d'ordinaire en partie masqué par ses lunettes… l'homme qui s'asseyait en face d'elle et qui lui tendait une cigarette était pourtant bien Kunikida Doppo. Son costume impeccable remplacé par un vulgaire survêtement, le visage aussi cerné que celui du médecin qui s'était occupé de Dazai, mais pourtant intact…

Tomie eut du mal à cacher sa perplexité.

– Je… je vous croyais blessé…

– Vous n'êtes pas au courant ? » marmonna l'agent d'une voix très basse, presque éteinte. « Notre médecin, Yosano, peut guérir tout type de blessure physique et ramener à la santé un homme mourant. »

Un léger sourire fendit alors son visage, trop lasse cependant pour sembler sincère.

– C'est donc elle qui vous a sauvé…

– Je n'étais pas en danger de mort. En revanche, pour ce qui est de Dazai…

– Son pouvoir l'empêche de recevoir les soins de Yosano », compléta Tomie.

– C'est ça.

Voyant qu'elle ne réagissait pas au paquet qu'il lui tendait, Kunikida prit une cigarette entre ses doigts et l'alluma avec lenteur avant de faire signe au barman pour lui demander un café.

– Très serré », précisa-t-il.

– Je ne vous imaginais pas fumeur », dit la jeune femme tandis qu'un filet de fumée sortait de ses lèvres.

– Je ne le suis plus depuis longtemps… ou du moins je ne l'étais plus.

– Je vois.

– Vous êtes sûre que vous n'en voulez pas ?

– Quand c'est demandé si gentiment.

La pluie s'était remise à tomber et frappait la devanture du troquet avec une constance apaisante qui se mariait avec le grésillement des ampoules au-dessus du bar. La fumée du café très chaud se mêlait à celle de la cigarette et diffusait un parfum doux-amer contre les murs satinés par la poussière.

– Ce mélange vous va bien », souffla Kunikida en entamant sa deuxième.

– Tout ce qui est écoeurant me va bien.

Il ne rétorqua rien, se contentant de l'observer à travers les volutes de vapeur.

– Vous me faites penser à elle », murmura-t-il après quelques minutes.

– Qui ça ?

Il tira une nouvelle bouffée et l'expulsa lentement, le regard levé vers le plafond.

– Sasaki Nobuko. La seule femme que j'ai jamais aimée.

Ses yeux se baissèrent de nouveau vers elle, et Tomie put y déceler cette ombre propre aux grands mélancoliques qui ont renoncé à tout ce que la vie a de lumineux, et dont Kunikida faisait très probablement partie.

– Elle était comme vous », poursuivit-il. « Brisée par le chagrin et la rancoeur. Je n'ai compris qu'après que c'est ce qui la rendait aussi belle… » Sa tête se renversa et, encore une fois, son regard se perdit. « Les ténèbres ont quelque chose d'envoutant, chez vous les femmes. Elles prennent à votre contact une profondeur et une consistance qui frôle le sensuel… »

– C'est une déclaration d'amour ou un aveu désespéré ?

– Je l'ignore… » écrasant la cigarette qui se consumait depuis de longues minutes entre ses doigts. « Je n'ai juste pas envie que vous finissiez comme elle. »

Chevelure ébène sur une mer d'écarlate.

– Que s'est-il passé entre vous et Dazai ? » demanda finalement l'agent en plongeant ses yeux droits dans les siens.

Tomie comprit dès lors qu'elle ne pourrait plus jamais se cacher.