Hello tout le monde ! Encore un chapitre qui sort avec beaucoup de retard... mais vous savez, les vacances... tout ça, tout ça... en tout cas je suis contente d'avoir réussi à me motiver pour terminer ce chapitre assez transitoire, il faut le dire. Il ne s'y passe pas grand chose (si ce n'est la petite révélation de la fin ^^), mais il m'aidera à engranger la suite de la fiction qui va, je pense, gagner en vitesse et en révélations. So... enjoy ! Et laissez un petit commentaire pour motiver votre pauvre écrivaine du dimanche soir ^^
Sur ce bonne lecture !
Chapitre 15.
De cette nuit-là, il n'avait gardé qu'un souvenir bigarré de noir et de pluie craquelé par la lueur rougeoyante des flammes.
Dazai ressentait peu d'émotions. Donc lorsqu'il découvrit l'aversion, la vraie, au contact de Tomie Yamazaki, il n'y trouva de résolution que la destruction. De manière générale, chaque individu, quel qu'il soit, ne lui inspirait que l'indifférence ou le dégoût. Mais Tomie était différente. Ce n'était ni son apparence ni sa personnalité, mais quelque chose de plus profond, ancré en elle, et qu'il n'arrivait pas à identifier, si ce n'est par son parfum.
L'odeur de la pluie.
Chaque fois qu'il la sentait, il avait envie de hurler, et c'est pour cela que Dazai choisit le feu pour la faire disparaître. Ronger la chaire jusqu'à son essence et ne rien en laisser, c'était la seule façon de la faire totalement disparaître et de dissiper ce qu'elle avait insinué en lui, en particulier depuis qu'ils s'étaient retrouvés seuls, dans cette cellule puante, et que pour la première fois, il avait senti son odeur qui, depuis, ne l'avait plus quitté. C'était devenu comme un parasite. Comme une pellicule de sueur qui le collait en permanence, peu importe combien de fois il se lavait, combien de fois il changeait ses bandages et ses vêtements. C'était toujours là, et Dazai avait compris que pour détruire l'odeur, il fallait en consumer la source jusqu'aux cendres.
Il ne vit ni ses larmes, ni ses hurlements. Seulement les flammes qui dévoraient sa peau et qui découvrait ses muscles jusqu'à l'os. Il avait commencé par la jambe sans avoir la patience de la supprimer par petits morceaux, comme il avait eu l'intention de le faire au départ. L'envie, le besoin de la voir entièrement disparaître et pour toujours, le plus vite possible, était trop forte. Elle était déjà couverte de mazout, pitoyable dans son uniforme froissé, et sous les mèches brunes qui lui tombaient sur le front, son regard le cherchait avec un désespoir dont il n'arrivait pas à se réjouir. En finir. Juste en finir.
Au moment où Dazai alluma son briquet et le leva pour envoyer à jamais Tomie Yamazaki en enfer, quelque chose l'arrêta cependant. Une douleur foudroyante le saisit au flanc et lui fit lâcher son briquet qui s'éteignit en touchant le sol. Il appuya sa paume sur la blessure où coulait déjà quelque chose de chaud, et comprit en voyant le revolver de la fille levé vers lui. Un léger sourire étira ses lèvres, et il s'apprêtait à ramasser le briquet lorsque son attention fut captée par un vacarme venu du dehors et qui fit irruption dans le hangar comme un feu d'artifice.
– Dazai ! » retentit soudain une voix derrière lui, avant qu'une main ferme ne le saisisse pour l'entraîner derrière un container, à l'abri des tirs. Il reconnut les yeux bruns d'Oda Sakunosuke.
– Odasaku… » s'entendit-il murmurer.
– Mori vient d'appeler », rétorqua le mafieux tout en essuyant la sueur sur son front. « Hong-Kong nous a trahi. Les infos ont fuité. C'est le bordel ! »
Dans le hangar, les tirs continuaient à pleuvoir entre la Mafia et les agents de police.
– La fille… » souffla Dazai.
– Hein ?
– La fille ! » répéta-t-il en se demandant pourquoi sa vision se troublait soudain et pourquoi ses jambes avaient tout à coup du mal à le soutenir. Oda l'obligea à s'asseoir. C'est du moins ce qui lui semblait. Mais la fille…
– Vérifie… qu'elle ait bien… qu'elle ait bien brûlé », bredouilla-t-il, la langue de plus en plus pâteuse et la tête de plus en plus lourde. « Qu'il n'en reste rien. Plus rien. La fille. La fille ! »
Le souffle lui manquait. Il n'y avait plus que la sensation des mains d'Oda contre ses épaules.
– La fille… » répéta-t-il.
– Tu es blessé Dazai », dit une voix de très loin. « Il te faut des soins maintenant. »
– Non…
Rassemblant ses dernières forces, il leva la main pour agripper la veste du mafieux. Quelque chose roulait sur ses joues. Il présuma que c'était de la sueur, mais ça coulait de ses yeux.
– Qu'il n'en reste rien ! » éructa-t-il. « Tout de suite ! »
– D'accord » rétorqua la voix. « Mais repose-toi maintenant. Ça va aller. »
Et encore une fois, après un nombre infini de plongées dans le rien, il sombra de nouveau en espérant que ce soit pour de vrai, et en sachant que, comme toujours, il en reviendrait.
Puisque même la mort ne voulait pas de lui.
« Qu'il n'en reste rien », continua-t-il cependant de répéter, encore et encore, même dans les ténèbres les plus noires.
Qu'il n'en reste rien.
Qu'il n'en reste rien.
Qu'il n'en reste rien.
– Mon tir l'a atteint. C'est tout ce que je sais », souffla Tomie en écrasant sa cinquième cigarette. « Sinon je ne serai plus là aujourd'hui… »
– Dazai…
À la lumière jaunâtre du troquet où ils s'étaient installés, le regard de Kunikida semblait vitreux, et sa peau livide. Tomie s'aperçut soudain que ses mains tremblaient et somma le serveur pour qu'il leur resserve deux tasses de café.
– Il a fait ça… », murmura l'Agent, davantage pour lui-même que pour elle. « Il a… »
– Ne me dites pas que vous n'étiez pas au courant des bévues de votre coéquipier ? » l'interrompit la jeune femme.
Il se passa la main sur le front, visiblement exténué. Tomie compatit. Entre les informations de la veille, l'attaque du cimetière et ce qu'il venait d'entendre… la journée commençait mal.
– Je savais qu'il avait été mafieux », dit-il. « Je savais qu'il y avait… certaines zones d'ombre, par rapport à son passé. N'importe qui s'en douterait… ce type n'est de toute façon pas net. Mais à ce point…
Tout en sirotant son café fumant, Tomie s'appuya sur le dossier de la banquette et lui adressa un regard froid.
– Et bien maintenant vous êtes prévenu », lâcha-t-elle simplement.
– Que s'est-il passé ensuite ?
Elle alluma sa sixième cigarette de la matinée et prit le temps de la laisser se consumer quelques secondes entre ses lèvres avant d'expirer un long nuage de fumée.
– J'ai été hospitalisée », dit-elle en s'efforçant de se détacher le plus possible du souvenir des murs blancs et des odeurs de désinfectant. De la solitude et de la peur. De la hantise de son propre corps et du spectre de son nom. « Ango m'a dit qu'il s'en était apparemment sorti, comme toujours. »
– Et vous ?
Le regard de l'agent s'était revêtu d'une compassion insupportable.
– J'ai connu les bas-fonds de la déchéance, et ça fait maintenant cinq ans que ça dure.
– Cela continue de vous ronger n'est-ce pas ?
– Kunikida-san », sévit-elle. « Dazai a détruit ma vie. Il a réduit mon corps à un tas de charpies, m'a rendue infirme jusqu'à la fin de mes jours et m'a laissé le souvenir impérissable de la douleur, de la honte et de la haine. Comment voulez-vous que je remonte après cela ? Comment voulez-vous que je retrouve une vie normale ?… » elle réalisa que son souffle était devenu plus court et tenta de reprendre sa respiration en tirant une nouvelle fois sur sa cigarette. « Je ne suis plus rien », souffla-t-elle. « Une ombre qui erre sans but… un fantôme dont la mort n'a pas voulu… un peu comme lui… »
Dazai et elle étaient désormais pareils. Des écorchés vif réduits à vivre encore et encore l'enfer de leur propre existence.
– C'est pour cela que vous êtes revenue ? » demanda Kunikida d'une voix plus faible. « Pour vous venger ? »
Elle tenta de déceler le reproche dans son regard mais n'y vit rien d'autre que la peur et le regret.
– Était-ce aussi le cas de cette femme ? » rétorqua-t-elle. « Sasaki Nobuko ? »
– En effet.
– Il n'y a que cela qui puisse nous donner la force de vivre lorsque tout le reste a disparu.
Elle ne put s'empêcher de lui adresser un sourire amer.
– Mais n'ayez crainte », reprit-elle. « J'ai désormais beau partager quelques traits communs avec cette ordure, il me reste un peu d'humanité, et je ne m'en prendrai à personne. »
– Et à lui ?
De nouveau, elle leva les yeux vers lui tandis que toute expression quittait son visage pour n'en laisser qu'un espace vierge où chaque trait ouvrait sur les ténèbres.
– Le regarder sombrer m'est amplement suffisant.
– Tu ne manges pas ?
Il ne réalisa qu'on lui parlait que lorsque Kyôka lui mit son bol sous le nez. Elle avait cuisiné de l'Otchasuke. Du riz au bouillon de thé. Son plat préféré.
– Je n'ai pas faim… », susurra-t-il.
– Tu n'as pas dormi de la nuit.
Il avait vécu le retour du cimetière dans une sorte de transe hallucinée, et ne se rappelait que de la pluie, de la main de Kyôka tenant la sienne, et de cette image lancinante qui s'était imposée à toute autre forme de réalité. Celle du visage à l'agonie et du corps brisé de Dazai.
– Mange, et ensuite nous irons à l'hôpital », dit la jeune fille en lui servant une tasse de thé.
D'ordinaire, Atsushi aurait au moins cherché du réconfort dans ses yeux. Il se serait assuré qu'elle allait bien, qu'elle n'avait pas été affectée. Il se souciait toujours davantage d'elle que de lui, et si le souci de la jeune fille restait présent quelque part en lui, il était désormais trop lointain pour animer ses pensées et ses actions.
Il ne toucha pas à la nourriture, but quelques gorgées de thé parce que Kyôka finit par porter la tasse à ses lèvres, s'habilla dans une demi-conscience et réalisa tout juste que dehors, la pluie battait toujours.
Une fois sortis, c'est encore Kyôka qui l'abrita de son parapluie, qui appela un taxi et qui le prit par la main pour le guider dans les couloirs de l'hôpital, une fois qu'ils y parvinrent.
– Comment va-t-il ? » l'entendit-il demander, comme de très loin, lorsque les silhouettes de Yosano et de Fukuzawa leur apparurent, comme des coupures de papier collées sur les murs blancs.
– Pas très bien », dit la jeune femme. « Les médecins ont dû le mettre en coma artificiel. Sa cage thoracique a été enfoncée et ses côtes pratiquement toutes brisées. Il a aussi un poumon perforé… on ne sait pas s'il va s'en sortir. »
– Je veux le voir.
Le son de sa propre voix le surprit, et jamais Atsushi ne s'était senti aussi étranger à lui-même.
– Je veux le voir », répéta-t-il devant le regard interloqué de Yosano.
– Ce n'est pas une bonne idée », rétorqua-t-elle. « Il est vraiment dans un sale état. »
– Peu importe.
Les sourcils froncés et les lèvres pincées, elle finit cependant par se résigner et hocha lentement la tête.
– Je vais demander au médecin.
Après une attente qui lui sembla interminable, Atsushi sentit de nouveau qu'on lui prenait la main, sauf que c'était cette fois celle de Yosano, plus large, plus ferme aussi dans son gant noir. Elle le guida à travers un méandre de couloirs aux allures labyrinthiques, et qui semblaient ne jamais avoir de fin.
– Où sont les autres ? » souffla-t-il.
– Kunikida va bien. Je crois qu'il est avec Yamazaki. Si quelqu'un peut la faire parler, c'est sans doute lui. Ranpo et Tanizaki sont restés à l'Agence.
– Et Kyôka ? Elle ne vient pas avec nous ?
– Elle est restée en salle d'attente », rétorqua Yosano avec patience. « Je pense qu'il ne vaut mieux pas qu'elle assiste à un tel spectacle. »
Lorsqu'enfin ils s'arrêtèrent, Atsushi avait l'impression de marcher depuis une éternité, et se demanda si c'était ça la mort. L'errance incertaine et éternelle. Dans ce cas, Dazai ne loupait rien à rester en vie. C'est ce qu'il essaierait de lui dire. De lui dire très fort.
Les dents et les poings serrés, il attendit que Yosano ouvre la porte et lui fasse signe d'entrer pour s'avancer dans la pièce.
La chambre était plongée dans l'obscurité, uniquement éclairée par la lumière filtrée par les stores à demi fermés, et par la lueur d'un moniteur cardiaque qui bipait à intervalles réguliers.
Il eut du mal à s'accoutumer à la pénombre, et lorsque ses yeux y virent enfin plus clair, il distingua un lit au milieu de la pièce, flanqué d'une petite commode, et d'une effrayante machinerie reliée à quelque chose qu'il n'arrivait pas encore à identifier. Puis, en s'approchant, pas après pas, il finit par distinguer une forme incertaine sous les draps. Un petit monticule, si mince qu'il aurait aussi bien pu ne rien y avoir. Et au-dessus du monticule dépassait quelque chose. C'est à ses cheveux bruns, légèrement ondulés, et qui reposaient sur l'oreiller comme des algues échouées sur une plage, qu'il le reconnut.
Dazai était méconnaissable. Son corps si faible, si insignifiant, abandonné aux machines qui le maintenaient en vie. Son visage avait été couvert d'un masque en plastique qui cachait à peine les éraflures sur son front et sur ses joues.
Atsushi crut fondre en larmes, et se retint de toutes ses forces pour tirer une chaise jusqu'à lui, et chercher sous les draps la main de l'homme qui lui avait sauvé la vie. Sa peau était encore tiède, mais son pouls si discret qu'on l'aurait presque cru déjà mort. Alors, sans prêter attention à la main de Yosano qui vint se poser sur son épaule, Atsushi baissa la tête et pria. Il n'avait jamais prié, jamais cru en rien, mais il pria, parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire et que s'il s'était résigné à beaucoup de choses dans sa vie, il ne pouvait pas accepter ça. Perdre un être cher. Il ne pouvait pas.
– Alors ?
Kunikida venait de faire commander des croissants à la française, et la vit un instant humer leur parfum avant de finalement se laisser tenter. Avec ses joues creuses et ses doigts osseux, elle semblait ne pas avoir mangé depuis des jours et goûta la pâte croustillante avec la délicatesse d'un petit oiseau. Sa respiration s'accéléra lorsqu'il la vit passer la langue sur ses lèvres et lécher le bout de ses doigts. Il détourna les yeux.
– Alors quoi ? » rétorqua-t-il.
– Quelle est la suite de l'affaire ?
La suite… c'était une bonne question. Une tombe vide, gardée par un être qui avait bien failli les tuer et une horde de papillons noirs digne d'un roman d'horreurs, une double identité qui leur était toujours impossible de confirmer, et un mystère qui s'épaississait à mesure qu'ils y progressaient.
– À quoi ressemblait-il ? » reprit la jeune femme en entamant son deuxième croissant.
– Qui ?
– Celui qui vous a attaqués ?
– Je n'en sais rien… tout s'est passé beaucoup trop vite.
Tout ce dont il se souvenait, c'est de la force démentielle avec laquelle il avait été projeté contre les statues. Assez violemment pour les faire choir et lui faire perdre connaissance.
– Si Dazai n'avait pas été blessé aussi, j'aurai affirmé que l'individu qui nous a attaqués était détenteur d'un super-pouvoir. Il avait autant de force, si ce n'est plus, que notre Kenji…
– Kenji ?
– L'un de nos agents.
– Et si ce n'est pas le cas ?
– Je ne vois pas comment… mais le plus troublant reste l'état de Dazai… je ne l'ai jamais vu se faire blesser… par qui que ce soit. Il est trop habile pour cela, et si cette… chose avait un pouvoir, il l'aurait désactivé avec le sien… je ne comprends pas…
– Écoutez.
Tomie riva ses yeux gris dans les siens et, l'espace d'un instant, Kunikida sentit l'odeur des vagues et du sable, et de l'écume lorsqu'elle s'enfonce dans la mer hivernale.
– Quelque chose m'a attaquée moi aussi, il y a deux nuits. Ça s'est introduit dans ma chambre et s'est emparé de la photo de Mary. Je n'ai vu son visage qu'une demi-seconde, mais je peux affirmer que cet être n'était pas humain.
– Vous pensez qu'il s'agirait du même ?
– Les papillons.
– Hein ?
– Vous disiez qu'il y avait des papillons noirs dans la tombe. Il y en avait aussi lorsqu'il s'en est pris à moi. Akechi disait voir des papillons, et ce symbole figure à peu près partout.
– Donc c'est bien le même…
Enfin les choses collaient… sur un détail totalement surréaliste mais elles collaient…
– Si seulement nous parvenions à l'identifier », susurra-t-il.
– Il faudrait déjà savoir si cette chose est humaine.
– Les monstres n'existent pas », argua Kunikida. « Si ce n'est dans le coeur des hommes. Passons ses capacités extraordinaires. Il faut en savoir plus sur ce symbole. »
– Il est lié à Bram S. », rétorqua Tomie. « Puisqu'il figurait également au manoir. »
– Dans la chambre au berceau… c'est vrai…
Le souvenir de la pièce intégralement blanche et du poupon de porcelaine dans son couffin lui arracha un frisson.
– Bram S. est donc notre seul indice », conclut-il.
– Je me demande…
Tomie avait joint les mains devant son menton et fixait le vide, visiblement plongée dans une intense réflexion.
– Dans le rapport de ses expériences, Bram disait avoir fait quelque chose d'extraordinaire avec son sang… il disait qu'il avait ramené Mary à la vie… et ces cadavres dans le sous-sol qui bougeaient tout seuls…
– Attendez. Quel rapport ?
Elle reporta son regard sur lui et inspira longuement.
– Bram faisait des expériences sur des êtres humains. Il voulait apparemment ramener Mary à la vie.
– Mais comment est-ce possible si Mary et Sachiko sont la même personne ?
– Cela voudrait dire qu'il a réussi et que son témoignage n'est pas une simple divagation… Rappelez-vous des cadavres.
– Et bien ?
– Dazai ne vous a pas raconté qu'ils nous avaient attaqués ?
Il lui fallut quelques secondes pour comprendre.
– Vous êtes allés au manoir avec Dazai ?
Il interpréta le silence de la jeune femme comme une marque de compassion et constata qu'une fois encore, Dazai avait fait cavalier seul sans rien leur dire.
– Bien… » souffla-t-il en se massant le front. « Reprenons depuis le début. Vous êtes allés tous les deux au manoir. Rien que tous les deux ? »
– Dazai y était déjà lorsque j'y suis allée. Comme l'adresse figurait sur les feuillets laissés par Akechi, nous avions décidé de nous y rendre sans nous concerter.
– La rencontre a dû être des plus sympathiques.
– Extatique.
– Poursuivez », l'invita-t-il.
– Nous avons fouillé la maison de fond en comble pour terminer par la serre et le laboratoire. C'est là que nous avons découvert la trappe et la pièce secrète. Sauf qu'à notre passage, les cadavres nous ont attaqués. Et je suis formelle là-dessus. Ils bougeaient.
– Comment vous en êtes-vous sortis ?
– Le pouvoir de Dazai a fonctionné sur eux.
– Leur… état… résulte donc de l'action d'un super-pouvoir.
– Et si c'était Bram ?
Elle portait dans ses yeux, d'ordinaire si ternes, une lumière qu'il ne lui connaissait pas et qui semblait plonger le reste du monde dans l'ombre. Son coeur à lui battait fort, et il vit que ses doigts à elle tremblaient… mais il n'était pas certain que ce soit pour les mêmes raisons…
– Et si Bram était détenteur d'un pouvoir capable de relever les morts ? » reprit-elle.
– Ce serait terrifiant…
Il avait déjà envisagé cette hypothèse la veille, et les faits ne faisaient que la confirmer davantage pour le plonger dans un abîme d'effroi dont il n'était pas sûr de sortir indemne.
Ramener les morts…
– Je dois retourner à la villa », lança Tomie et saisissant sa canne. « Il nous faut absolument en savoir plus sur ce Bram. »
– Je vous accompagne », rétorqua-t-il. « Or de question de vous laisser seule là-bas. »
– Dans votre état ?
Son regard s'était radouci mais se revêtit aussi de quelque chose comme de la condescendance. Ce qu'il n'apprécia pas trop.
– Je suis frais et dispo », assura-t-il.
L'un des sourcils de la jeune femme se leva, et il dut lui emboiter le pas pour prouver ses dires.
– Dépêchons-nous », marmonna-t-il pour cacher le rouge qui lui montait aux joues, et qu'il attribua à l'agacement. Seulement l'agacement.
Des voix très lointaines.
Une odeur de papier, de draps trop propres. Et l'incapacité totale d'ouvrir les yeux, de parler, de bouger. Enfermé dans son propre corps comme dans une tombe.
Son souffle très faible, les fantômes autour de lui, les battements douloureux de son coeur. Qui tapait. Qui tapait.
« Sortez-moi d'ici », aurait-il voulu hurler. « Que cela cesse… »
Que cesse cette mascarade, la comédie grotesque de sa propre vie.
Qu'est-ce que je fous là ?
Sortir d'ici. Sortir et ne jamais revenir. Ne plus jamais respirer, ne plus jamais avoir mal. Juste partir.
Mais on lui avait ôté la possibilité même de supplier.
Le garçon nageait dans le néant sans pour autant s'arracher de son corps à l'agonie.
L'enfer.
Le vrai.
À hurler.
C'est alors qu'il sentit une main dans la sienne, très petite, très douce, anormalement froide, et qu'il vit dans les ténèbres grises de ses paupières fermées le visage d'une fillette à la peau très blanche.
« Vient », dit-elle en pressant sa paume. Sa voix semblait fragile comme le cristal et légère comme les plumes d'un oiseau.
Emmène-moi dans les nuages, pensa-t-il très fort, persuadé qu'elle pouvait l'entendre, avant de plonger de nouveau.
Ce n'était pas les nuages, mais une plage. Une plage de sable blanc comme on en rêve dans les contes pour enfants.
Une plage bordée par l'écume des vagues au bleu azur et constellée de coquillages. Une plage ouverte sur la mer et le ciel si pur, ponton vers l'infini, et un horizon si proche qu'on aurait pu s'y élever juste en sautant dans les airs.
Il se souvenait du vent sur ses paumes, du sel sur ses lèvres et dans ses cheveux et des vagues qui chantaient son nom. Le nom de celle dont les cheveux dansaient avec les courants d'air.
Elle était devant lui, dans sa robe blanche et presque transparente. On devinait à travers le tissu les contours diaphanes de sa silhouette aux formes à peine ébauchées. Elle ramassait des coquillages, les gardait à peine dans sa main aux doigts très pâles et les laissait glisser dans l'eau claire, les pieds trempés jusqu'aux mollets. Son rire faisait des éclats de lumière sur le sable et semblait redoubler l'éclat du soleil.
Le garçon, qui n'avait jamais su ce qu'était la beauté, comprit ce jour-là, et il se dit que si le jour, la mer et la lumière devaient avoir un nom, ce serait celui de cette fille-là, sur la plage, avec ses cheveux presque dorés, sa peau si blanche qu'elle semblait presque transparente et sa robe de coton.
Il se dit que si le bonheur devait avoir un son, il aurait choisi son rire. Cette voix légère comme les ailes d'un oiseau qui venait s'allier aux vagues et jouer avec elle.
Il se dit que si l'amour, cette chose étrange dont il avait entendu parlé et qui semblait transcender même les ténèbres les plus noires, la peur, la souffrance et la haine, alors il aurait son visage et son sourire. Et tandis qu'il se disait tout cela, le garçon marchait et riait avec elle. Il était pieds nus lui aussi, et il sentait le sable et l'eau froide sur sa peau. Il sentait le vent sur ses bras dont les poils se hérissaient de surprise et de plaisir, et l'éclat du soleil sur sa nuque.
Parce qu'il n'y croyait pas lui-même, le garçon leva ses bras et les porta à son regard saturé d'air marin. Il vit sa peau très très blanche, striée de ces choses qu'il n'aimait pas voir mais qui n'existaient presque plus. Il vit le tracé bleuté des veines sous la chair laiteuse, très fine, et le suivit du bout des doigts comme s'il le découvrait pour la première fois. Juste avant qu'il n'arrive au poignet, la fille lui prit la main et l'entraîna plus loin dans l'eau, là où la fraicheur lui arracha un frisson. Elle sautait au-dessus des vagues comme un petit chien et riait de plus belle lorsque les éclaboussures venaient se mêler à ses cheveux. Et comme il l'imitait, il vit ses jambes, nues elles aussi, ses chevilles anguleuses, ses genoux légèrement cabossés et rit lui aussi.
Le garçon n'avait jamais ri, il croyait qu'il n'en était pas capable. Ce jour-là, en plus de ses bras, de ses jambes et de ses pieds, il découvrit qu'il était lui aussi un enfant, et que comme tous les enfants, il savait rire aux éclats, jouer avec un rien et courir jusqu'à en perdre haleine.
Il s'appelait Osamu. Il n'était pas encore Dazai, et ce jour-là, il avait ri comme s'il n'avait pas de nom. Juste parce qu'il en avait envie, aux côtés de celle qui le hanterait des années plus tard, et dont le nom lui revint soudain en même temps que le son lointain des vagues, venu tout droit de son enfance.
C'était la fille en blanc, avec ses doigts frêles, sa bouche très fine et ses cheveux dorés. C'était elle qui l'appelait depuis l'obscurité des couloirs et qu'il avait confondues avec la dame à la grande faux.
Elle avait un jour existé et ri avec lui, sur une plage de sable blanc.
Elle s'appelait Lucy.
