Bonjour à tous ! Et voilà... j'ai encore mis beaucoup trop de temps à publier cette suite. Il faut dire que l'envie d'écrire n'a pas été au rendez-vous pendant plusieurs semaines, et que quand je m'y suis remise, la complexité de l'histoire et de ce que je souhaitais en faire a failli me faire m'arracher les cheveux. Ceci dit, après trois semaines d'écriture intensive, j'ai plus ou moins réussi à me démêler mes nœuds de cerveau et à vous pondre quelque chose qui, je l'espère, saura titiller votre curiosité ;)
Pas beaucoup de Dazai dans ce chapitre, mais l'histoire prend une tournure à laquelle moi-même je ne m'attendais pas (la magie de l'écriture, quand les pièces du puzzle s'emboîtent tout à coup d'elles-même et nous insufflent un nouveau souffle d'inspiration). Je pense qu'il faudra encore un chapitre avant que les choses ne s'accélèrent vraiment et deviennent beaucoup plus dynamiques. De mon côté, je vais essayer de trouver un rythme beaucoup plus régulier, quitte à me forcer la main pour me mettre au boulot, car après deux ans de macération, j'ai vraiment envie de terminer cette histoire...
Voilà pour les nouvelles ! Comme d'habitude, un petit commentaire ça fait toujours plaisir, surtout pour la quantité de travail que ce chapitre m'a demandé, et cela me ferait savoir que vous êtes toujours là malgré les mois et les semaines qui passent. Sur ce j'espère vous envoyer la suite très bientôt et vous souhaite une bonne lecture !
Chapitre 16.
Combien ?
Combien de fois l'avait-il vu dans cet état ? Un corps en charpie, malade d'être en vie, à tel point qu'il se détruisait lui-même. Il avait pensé parfois venir mettre un terme définitif à ses souffrances, le libérer pour de bon, mais la vérité, c'est que si Dazai partait à jamais, lui resterait seul avec cette force destructrice qui le rongeait de l'intérieur. Maintenir en vie son ancien partenaire, c'était aussi ne pas céder au feu dans ses entrailles.
– Égoïste, n'est-ce pas ? » souffla-t-il dans la pénombre.
Le jeune Atsushi s'était endormi sur sa chaise et ne l'avait pas entendu venir. Comme souvent, personne ne serait au courant et c'était tant mieux. Chuuya ne voulait pas qu'on sache ce que lui-même rejetait.
Tandis que le moniteur cardiaque rythmait infatigablement les secondes et le temps qui passe, sans avance ni retard, sans émotion, le mafieux s'avança lentement vers le lit froid, presque vide, tant la silhouette de Dazai semblait frêle sous les draps blancs.
– On t'a pas loupé cette fois… » marmonna-t-il.
Il l'avait su par Mori, qui le lui avait dit franchement et, pour une fois, de façon surprenante d'ailleurs, sans arrière-pensée. Que Dazai était mourant. Sur le coup il ne l'avait pas cru. Ce n'est que dans cette chambre puante, son visage couvert d'un masque, sa respiration sifflante et si faible entre chaque bip du moniteur, que Chuuya l'admit enfin, et que pour la première fois depuis très longtemps, il eut peur. Il ignorait si c'était de le perdre, là tout de suite, ou de revivre ça.
Le garçon aux cheveux bruns et à la peau trop blanche. Là dans la salle de bain.
Le carrelage blanc tâché de rouge, et le sang sur ses mains.
Le sourire leste sur ses lèvres, la souffrance sur sa peau. L'abandon dans ses yeux.
Après ça, chaque fois qu'il avait craqué, chaque fois qu'il avait voulu en finir, c'est Chuuya qui s'en était chargé. C'est Chuuya qui l'avait tenu dans ses bras lorsque les crises le faisaient hurler, lorsque le mal d'être en vie le prenait jusqu'à l'épuiser, et le faisait hurler jusqu'au matin. C'est Chuuya qui avait changé les bandages sur ses poignets, qui avait suturé les plaies, épongé le sang. C'est Chuuya qui, plus que n'importe qui, plus encore que Mori, l'avait vu souffrir jusqu'à l'épuisement.
Ils s'était ainsi mutuellement sauvés, chacun à leur manière, lorsque l'autre craquait, cédait au chaos en lui, mais était-ce réellement se sauver ?
Et puis tout s'était arrêté. Du jour au lendemain, Dazai avait cessé de hurler. Il avait cessé de saigner. Il avait cessé de trembler. D'autres auraient pu dire qu'il avait guéri. Seul Chuuya savait qu'il avait terré sa souffrance là où personne, pas même lui, ne pourrait jamais la voir, et que le jour où elle resurgirait, elle engloutirait tout sur son passage comme une grande vague noire. C'est pour ça qu'il avait peur. Parce qu'il ignorait si la vague ne l'emporterait pas lui aussi et ne le ferait pas céder aux pulsions en lui. À la mort rouge entre ses mains.
Tout enfant, avant que tout ne commence, Chuuya avait fait un rêve. Il s'était vu plus grand, plus fort, dans un tourbillon de noir et de rouge, une faux dans la main, la destruction dans l'autre. À côté de lui se tenait la silhouette d'un homme très pâle. Il ne voyait pas son visage, mais il discernait son sourire derrière ses cheveux sombres et presque noirs. Deux messagers du chaos, émissaires des ténèbres. Ce destin le talonnait, il le savait, et il avait peur que si Dazai cédait, alors il ne cède aussi.
Ce fut un gémissement qui le tira de ses pensées, là où lui et Dazai n'avaient pas encore détruit le monde, là où la puissance restait sagement contenue en lui, encore un peu.
Chuuya crut qu'il s'agissait d'Atsushi, mais vit soudain la forme dans les draps s'agiter, et se pencha vers lui. Gémissement de nouveau. Le corps de Dazai frémit soudain tandis que sa tête s'agitait légèrement, par à-coups.
– Eh… » souffla le mafieux en pressant doucement sur son épaule.
Mais de nouveau, comme si quelque chose à l'intérieur de lui voulait sortir, le corps s'agita, sursauta encore et de plus en plus fort.
– Dazai-san ?
Le regard d'Atsushi se posa sur lui avec un mélange de frayeur et de perplexité, avant de se tourner vers le corps dans le lit.
– Que se passe-t-il ?!
À sa question, un râle terrible franchit les lèvres de l'ancien mafieux. Sa respiration devint erratique et rendit son masque complètement opaque tandis que sa peau se couvrait de sueur.
– Appelle un médecin », argua Chuuya, récoltant un bref hochement de tête de la part du jeune agent.
À peine ce dernier parti, il saisit Dazai par les épaules et retira son masque.
– Dazai… Dazai ! Tu m'entends ?
Les yeux du détective s'ouvrirent soudain et son expression se figea en un râle informe et terriblement douloureux. À ses côtés, le moniteur cardiaque s'affolait et bipait frénétiquement jusqu'à en devenir assourdissant. Gagné par la panique, Chuuya augmenta le taux de morphine et plaqua de nouveau son ancien partenaire au matelas pour éviter qu'il ne se blesse.
– Calme-toi… CALME-TOI !
Mais les tremblements se poursuivaient toujours, s'amplifièrent même, et son regard qui ne se posait nulle part s'injecta de rouge jusqu'à défaillir et que des larmes de douleur lui gicle des yeux.
– Dazai… je t'en prie… » finit par supplier le mafieux. « Je t'en prie, calme-toi ! »
La souffrance dans son corps arqué, dans son cri tout juste contenu, dans son regard qui ne voyait rien si ce n'est les ténèbres, était à peine soutenable. Chuuya résolut à appeler de l'aide lorsque la main de Dazai l'agrippa soudain et que ses yeux se posèrent sur lui avec un affolement, une terreur à peine définissable.
« L… Lu… », gémit-il.
– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce que tu veux me dire ?
« … Lucy… » souffla Dazai, une dernière fois, avant de tomber inerte sur les draps couverts de sa propre sueur.
Chuuya ne réalisa qu'au bout de quelques secondes que le moniteur ne bipait plus, que Dazai était aussi pâle que les murs de sa chambre, qu'aucun souffle, aussi infime soit-il, ne venait soulever son torse. Il réalisa tout juste que la porte venait de s'ouvrir derrière lui, qu'on l'avait saisi par les bras pour brutalement l'écarter, et qu'il se laissa faire, incapable de détacher les yeux de l'homme en face de lui. De cet être qu'il avait tour à tour haï et soutenu, et qui était alors en train de mourir pour de vrai. Il vit à peine les médecins se presser autour de lui, presser sur son torse des plaques en métal qui saisirent son corps si frêle d'un choc aussi brutal qu'instantané, et lorsqu'enfin, enfin, on le sortit de cette chambre où se jouait l'enfer, il réalisa que le moniteur bipait de nouveau. Que Dazai vivait toujours, et que son coeur à lui n'avait jamais été aussi lourd…
Une fois de plus, la porte s'ouvrit sur l'obscurité feutrée de la Villa des Anges. Leurs pas résonnèrent dans le couloir comme le tic-tac d'un métronome, et dans la salle à manger, là où Dazai avait surpris Tomie quelques jours plus tôt, un rayon de soleil faisait danser les volutes de poussières au-dessus du parquet noir et blanc. La pluie avait cessé avec la matinée pour laisser dans l'air un froid humide que la lumière automnale ne parvenait pas à dissiper.
Contrairement à la première fois où il avait régné dans la maison une atmosphère si lourde que Tomie en gardait encore des frissons, il s'y diffusait alors quelque chose comme de la mélancolie, une profonde solitude.
– Où commencer ? » souffla Kunikida, que la singularité du lieu empêchait de parler plus haut.
– Nous ne trouverons sans doute rien ici », rétorqua Tomie. « Mais j'aimerais revoir la chambre de Mary. »
– Celle avec le lit couvert de sang et les vêtements qui trainent sur le sol ?
– Exactement.
Ils montèrent les escaliers en silence. Pour des raisons qui lui échappèrent et qu'elle attribua au sentiment de pitié qu'elle pouvait parfois faire ressentir aux autres, Kunikida offrit son bras à Tomie. Et pour une raison qui lui échappa plus encore, elle l'accepta. Elle accueillit tout contre elle sa chaleur, la force de son corps d'homme et, lorsque leurs regards se croisèrent au milieu des marches, elle ne put s'empêcher de sentir son coeur battre un peu plus vite.
Arrivés à l'étage, l'agent lui emboita le pas pour se diriger vers la chambre, sans rien montrer, sans rien laisser paraître.
Le panneau était ouvert et grinça légèrement à leur passage. Derrière les persiennes à demi-fermées se diffusait la lumière très pâle du jour, traçant des rais grisâtres sur les draps tachés de rouge. Personne n'avait pensé à fouiller la chambre depuis leur passage. Lentement, Tomie s'accroupit et détailla de nouveau les vêtements, vestiges de la vie de Mary. En les observant la première fois, elle avait pensé qu'un siècle au moins la séparait de la femme qui les avait portés. Mais si Mary était bien Sachiko, pourquoi tout dans cette maison où elle avait vraisemblablement vécu semblait aussi passé ? Aussi ancien ?
– 1919… » murmura-t-elle.
La date de mort de Mary.
Cela concordait avec le style des vêtements qui se dévoilaient sous ses doigts, mais pas avec l'âge de Sachiko qui ne devait pas avoir quarante ans à sa commençait à croire que son intuition, en voyant le portrait de la femme d'Akechi, n'avait pas été la bonne…
– Qu'est-ce qu'on cherche exactement ? » marmonna Kunikida en soulevant délicatement les draps.
– Un journal intime ce serait parfait…
– Mais trop facile.
Évidemment. Et comme rien n'allait de soi dans cette affaire, Tomie était pratiquement certaine qu'ils n'en trouveraient pas. À défaut, ils fouillèrent dans les étagères, dans les armoires, sous les draps. Si elle avait bien vécu ici, Mary n'avait pas possédé beaucoup d'ouvrages. Tout au juste quelques exemplaires de poésie et de théâtre. Des classiques anglais. Tomie reconnut Keats et Shakespeare, dont son mentor avait été un fervent admirateur, au point de pouvoir les réciter par coeur.
Life's but a walking shadow », se récita-t-elle pour elle-même, comme une litanie qui revient de loin.
« A poor player,
That struts and frets his hour into the stage
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot. Full of sound and fury,
Signiying nothing. » (1)
– Pardon ? », souffla l'agent en levant le nez du livre qu'il avait entre les mains.
– Macbeth », rétorqua Tomie. « De Shakespeare. Akechi m'avait appris la fin par coeur. »
Aurait-il été possible que son attrait pour les deux auteurs vienne en réalité de Mary ?
– Dans ces lignes, Shakespeare compare la vie à une pièce de théâtre et l'existence humaine, nos choix, nos actions, nos pensées, à un jeu d'acteur qui n'a plus d'importance dès qu'il n'est plus entendu », poursuivit-elle. « La mort peut survenir un jour ou un autre, cela n'a pas d'importance puisque chaque matin nous en rapproche un peu plus. »
Elle leva les yeux vers Kunikida qui l'écoutait en silence. Ses longs cheveux blonds semblaient une coulée d'or dans l'atmosphère grise de la chambre, et la jeune femme se surprit à penser que si la vie était bien une pièce, le monde un décor de théâtre et les hommes des comédiens qui s'étaient oubliés dans leur rôle, alors l'homme qui l'accompagnait n'avait pas choisi le costume le plus laid.
– Mais qu'en est-il de ce qui se cache sous le costume ? » rétorqua-t-il, comme s'il avait lu dans ses pensées. « Tout comme le comédien n'est pas le costume qu'il enfile, nous sommes peut-être bien plus que les rôles que nous avons décidé de jouer. » Ses yeux balayèrent rapidement sa silhouette branlante pour se poser sur sa canne et s'en détacher tout aussi vite.
Tomie sentit alors une vague monter en elle. D'indignation, de colère peut-être, quelque chose de fort, qu'elle préféra terrer tout au fond d'elle-même pour oublier, encore une fois. Oublier ce qu'elle était pour se concentrer de nouveau sur le lieu, la lumière, passer au-delà de la douleur qui lui avait soudainement traverser la jambe pour remonter jusqu'à son abdomen.
Bien sûr qu'elle n'était que son corps… costume immonde et détestable dans lequel elle avait fini par se fondre.
Tout comme les vêtements étalés sur le sol, l'armoire contenait un amas de fripes, de colliers et de sous-vêtements en dentelles qui auraient fait pâlir d'envie n'importe quelle femme, et qui avaient été laissés là, dans le désordre le plus total que seules deux hypothèses pouvaient expliquer : soit quelqu'un avait cherché à se débarrasser des affaires de Mary sans y parvenir, sans doute Bram, soit la chambre avait été fouillée. Quant au lit et à ses rideaux tailladés, il portait encore la forme de celui ou celle qui y avait dormi pour la dernière fois, et qui y était peut-être morte. Les taches de sang étaient larges et avaient imprégné jusqu'au matelas. L'oreiller était encore enfoncé, certaines parties des draps froissées, comme si on les avait serrées très fort. En revanche, la petite table de chevet qui jouxtait le sommier ne semblait pas avoir été touchée. Tomie ne l'avait pas remarqué lors de sa première visite, mais elle fut frappée par la quantité d'icônes, de vierges et de croix qui s'y serraient comme une forêt miniature. Elle n'avait pourtant pas perçu Mary comme une personne très pieuse.
Soudain prise d'une intuition, elle ouvrit le tiroir et tenta d'en scruter l'intérieur. Une forme noirâtre surgit soudain de l'ouverture pour se glisser entre les figurines, la faisant brutalement reculer et emporter dans son mouvement le tiroir qui se fracassa sur le sol. Le choc renversa la plupart des icônes qui connurent le même sort, et Tomie ne put s'empêcher de river les yeux sur la tête d'une vierge dont le corps s'était brisé dans sa chute, et qui roula à ses pieds.
– Ce n'est qu'une araignée… » marmonna Kunikida, un léger sourire aux lèvres.
– Je sais… », déglutit-elle.
La créature s'était glissée parmi les débris pour finalement disparaître derrière l'obscurité des tentures. Tomie retint un frisson et reporta son regard sur le contenu du tiroir. Un ouvrage en cuir orné d'une croix dorée en dépassait. Une Bible. Mais quelque chose l'interpela plus encore. En tombant au sol, une partie du tiroir s'était déboitée pour révéler une liasse de feuillets, dissimulés dans ce qui ressemblait à un double fond.
Ainsi Mary faisait étalage de piété pour cacher ce qui l'importait vraiment. Le cuir de la Bible était d'ailleurs intact. Les pages blanches et serrées, comme si elle n'avait jamais été ouverte. Cela correspondait mieux au portrait que Tomie s'en était fait. Celui d'une femme intelligente, secrète et raffinée, distinguée sans être frivole, sensuelle sans être vulgaire, recluse dans sa grande maison pleine d'ombres et de mystères.
– Ce sont des lettres », fit remarquer Kunikida en les tirant de leur cachette. « Elles sont en anglais. »
– Faites voir.
Il s'agissait bien d'une correspondance. Une série de lettres, toutes signée par un certain Lewis, et rédigée dans une écriture fluide et arrondie qui rappelait le style calligraphique du siècle dernier. En jetant un œil sur la date d'envoi, qui figurait au début de chaque feuillet, Tomie constata qu'ils dataient de 1949, 1948 pour les plus anciens.
– Ça n'a rien à voir avec la date qui figurait sur la tombe », souffla la jeune femme tandis que son coeur s'accélérait soudain.
Ainsi, soit la tombe identifiée par Kunikida comme celle de Mary n'était pas la bonne, soit la date avait été falsifiée.
– Les initiales concordaient pourtant », murmura l'agent qui partageait visiblement son trouble. « Et il y avait ce symbole… »
– Celui du papillon », compléta Tomie.
– On aurait menti sur la date de sa mort ? Mais pourquoi ?
– Pour cacher son existence peut-être…
– N'y avait-il pas d'autres moyens ? Et pourquoi dans ce cas avoir érigé une tombe aussi extravagante ?
Tous deux se fixèrent quelques secondes, muets, avant de reporter leur attention sur les lettres.
– Mais avec ces dates, il y a déjà plus de chances que Mary et Sachiko soient la même personne », fit remarquer Kunikida.
– Même s'il reste encore un sacré écart d'âge entre elles… Sachiko devrait avoir la quarantaine aujourd'hui. Or, en supposant que Mary ait la trentaine dans les années 50, cela signifierait qu'elle aurait aujourd'hui…
– Pratiquement cent ans.
Ce constat lui arracha un soupir. Plus l'enquête avançait, plus Tomie commençait à croire qu'une fois encore, son intuition l'avait trompée.
– Les deux femmes sont peut-être tout de même liées » émit l'agent. « Il faut reprendre l'enquête sur Sachiko. »
– Mm », se contenta-t-elle d'acquiescer avant de balayer une nouvelle fois la pièce des yeux.
L'évidence était pourtant là. Tout semblait si ancien, si passé, comme si, non contents de leur époque, ses occupants avaient voulu se retrancher dans un temps plus reculé encore.
– Et Bram », émit Kunikida. « Où dormait-il ? Où sont ses affaires ? »
– Visiblement pas dans cette chambre…
– Ni dans l'autre.
En face de celle de Mary, la chambre au couffin déployait toujours sa blancheur immaculée et dérangeante, là où, du creux de son berceau, le bébé de porcelaine fixait les heures et les secondes dans une lente agonie.
Le reste du corridor ne donnait que sur une petite fenêtre, traversée par la lumière incertaine du parc.
– Un seul étage et deux chambres… cela semble peu » réfléchit Tomie. « D'autant plus que la propriété semble bien plus vaste vue de l'extérieur. »
De l'autre côté des escaliers, il n'y avait pourtant qu'un mur orné d'une peinture à l'huile représentant une nature morte.
– Une vanité », corrigea Kunikida en voyant la jeune femme y porter son attention. « Le crâne nous rappelle la brièveté de l'existence, les fleurs et le miroir que tout passe, que ce soit la beauté, la richesse, tout ce à quoi nous tenons. »
– Tout comme la vie pour Shakespeare », acheva Tomie en caressant la toile du bout des doigts. « Le couple avait décidément un goût prononcé pour le morbide… »
Faisant jouer sa canne contre le mur, tout comme elle l'avait fait sur le parquet d'Akechi, elle constata avec satisfaction que ce dernier sonnait creux.
– Ça s'ouvre », dit-elle en souriant. « Je serai prête à parier que le tableau cache un mécanisme ».
Bram était après tout adepte des trappes et des entrées cachées. C'était ainsi qu'il avait pu dissimuler les cadavres dans son laboratoire. Sa femme n'était d'ailleurs pas en reste avec le double-fond de sa table de chevet.
Tandis que Kunikida retirait la toile, elle passa la main sur la tapisserie et décela une petite fente, là où s'était trouvé le crâne. Une simple pression lui suffit alors pour que ce qui s'avéra n'être qu'un panneau de bois se décale de quelques centimètres.
– Il va falloir pousser.
Avec l'aide de l'agent, elle parvint à faire coulisser le panneau qui vint s'encastrer dans une partie du mur, leur laissant tout juste la place de passer.
– Bingo », souffla Tomie.
L'ouverture donnait sur un escalier étroit, plongé dans la pénombre, qui devait donner accès aux étages supérieurs.
– Prêt ? » demanda-t-elle à Kunikida alors qu'elle s'engageait dans le passage.
– Prêt.
C'est l'eau glaciale du lavabo qui le sortit de sa longue torpeur.
Atsushi avait l'impression d'avoir passé les dernières heures dans un sommeil halluciné, où rien ne semblait tangible si ce n'est l'horreur et l'incertitude. Ce n'est que lorsqu'il s'était réveillé au chevet de Dazai et que le mafieux aux cheveux roux lui avait hurlé de trouver un médecin que le sens de la réalité lui était revenu. Il s'était alors rendu-compte que tout était vrai. De la nuit au cimetière jusqu'à ce matin là, où il avait cru que son mentor vivait ses derniers, tout derniers instants.
Autant il avait vécu la nuit comme une suite de visions à peine palpables, autant la figure de Dazai entouré de machines et de médecins s'acharnant sur lui était d'un cruel réalisme. Il avait passé la matinée à vomir.
La bouche encore pâteuse et les mains tremblantes, Atsushi redressa la tête, à la rencontre de son propre reflet. Il avait le teint livide et des cernes effroyables qui donnaient l'impression qu'il n'avait pas dormi depuis des jours. Lui qui ne se sentait pas très utile en tant normal sentait le sens de son existence lui échapper complètement. À quoi servait-il, si ce n'est à jouer les boulets ? D'ordinaire, il pouvait toujours se battre, user de cette force démentielle dont le hasard l'avait doté sans qu'il ne le veuille, et au moins sauver ceux qu'il aimait et qui lui avaient donné une chance de trouver sa place en ce monde, mais depuis le début de l'enquête, cette place, Atsushi ne parvenait plus à la trouver.
Il lui arrivait parfois de vouloir disparaître pour que plus personne ne se soucie jamais de lui, échapper à sa propre conscience et ainsi ne plus avoir à souffrir d'être là. Juste là.
C'était peut-être en cela qu'il ressemblait quelque peu à Dazai, sauf que l'agent, lui, n'affichait jamais son mal-être pour de vrai. Il exhibait son appétence pour la mort comme une blague sans jamais montrer réellement ce qu'il cachait en lui et ce qui le rongeait pourtant.
Si tu commences à remettre en cause ta propre existence, ta vie deviendra un véritable enfer.
Les mots qu'il lui avait dits, après l'avoir giflé. C'est à cet instant précis qu'Atsushi avait entrevu les abysses tapies au fond de l'ex-mafieux, parce qu'il avait réalisé que Dazai parlait en toute connaissance de cause, et que s'il avait réagi aussi violemment, c'était pour le sauver d'un gouffre dans lequel il avait lui-même sombré.
« Qu'est-ce que je peux faire ? » marmonna-t-il tandis que la nausée remontait de nouveau.
Qu'est-ce que je peux faire ?
Pour aider, être utile, sauver, se sauver aussi du fardeau d'être en vie, de la culpabilité d'être au monde. C'était obsessionnel chez lui. Il le savait, et il ne pouvait y échapper. Chaque action, chaque parole n'était finalement qu'une fuite en avant. Le mieux, c'est quand il se mettait en danger, non seulement parce qu'il se sentait utile, mais aussi parce que, quelque part, le dépassement, la douleur, l'épuisement lui donnaient véritablement la sensation d'être en vie. Mieux : d'avoir le droit de l'être.
Atsushi payait son existence par la souffrance. Depuis toujours.
Nonchalamment, il souleva sa chemise pour observer les traces de brûlures que son mentor lui avait laissées sur le torse. Traiter un enfant de la sorte était inhumain, il le savait, mais quelque part au fond de lui, il restait convaincu qu'il l'avait mérité.
Au fond du miroir, son regard lui sembla tout à coup vide, empli de ténèbres, et Atsushi réalisa soudain qu'il n'était pas si différent de Dazai. Était-ce pour cela qu'il l'avait pris sous son aile et sauvé ? L'ancien mafieux suicidaire avait-il trouvé chez l'orphelin une part de lui qu'il aurait alors cherché à secourir ?
Un sourire épuisé se dessina sur ses lèvres, et le garçon se demanda si en le sauvant, Dazai n'avait finalement pas cherché à se sauver lui-même. Dans ce cas qu'en était-il de lui ? Son sourire se crispa soudain et ses mains s'accrochèrent au rebord du lavabo tandis que sa vision devenait plus floue.
Non. Il ne devait pas pleurer. Pas pour lui. Il ne devait pas se lamenter sur son sort. C'était lâche, indigne et égoïste. Il ne devait pas se plaindre.
« Allez Atsushi », gémit-il alors que les sanglots montaient. « Allez… »
Mais plus que jamais, il aurait voulu disparaître lui aussi, se laisser happer par les ténèbres contenues dans son coeur et ne plus jamais revoir la lumière du jour.
C'est en se disant cela, en contemplant son visage ravagé de larmes et de remords, qu'il le remarqua soudain.
Dans l'encoignure supérieure du miroir, comme une tâche de moisissure, s'était logé un papillon de nuit.
Il n'y avait rien en haut des escaliers.
Kunikida et Tomie les avait gravis très lentement, le souffle court, presque inaudible, de peur de réveiller les ombres tapies dans la maison.
L'étage auquel ils donnaient accès couvrait une immense surface, laissée à l'abandon et aux courants d'air. La plupart des fenêtres avaient été cassées, laissant le sol jonché de morceaux de verre et de débris. Il n'y avait qu'un lit simple couvert d'un drap autrefois blanc et d'une modeste couverture qui dissimulait à peine le matelas rongé par l'humidité, ainsi que les restes d'un fauteuil et d'une bibliothèque, désormais vide, près d'une cheminée qui n'avait plus brûlé depuis longtemps. Partout régnait une odeur étrange, âcre, presque écoeurante, comme si elle émanait des murs aux tapisseries déteintes, parfois décollées, révélant la grisaille des façades. Le sol était jonché d'ouvrages – ceux de la bibliothèque sans doute – déchirés, moitié brûlés pour certains, moisis pour les autres, perdus pour la plupart. Tomie remarqua les restes d'un gramophone dans un recoin de la pièce et laissa alors son regard se perdre dans la pénombre.
L'absence totale de cloison révélait une multitude de passages tapis dans l'obscurité. Certains menaient directement aux tourelles qu'ils avaient aperçues de l'extérieur, d'autres à des couloirs plus sombres ou à des escaliers plus tortueux encore que ceux qu'ils avaient empruntés, à l'image d'un véritable labyrinthe.
– Cette maison est une énigme », souffla Kunikida, les yeux brillants.
Ils se mirent rapidement d'accord. Lui explorerait les principaux passages tandis que Tomie se contenterait de l'étage, en lui-même jonché d'indices. L'obscurité pour seule témoin et sous les assauts répétitifs du vent qui faisait craquer les charpentes et frissonner les tentures trouées qui pendaient encore aux murs, le détective et l'ex-policière partirent ainsi à la recherche des secrets du manoir. Ceux qu'il gardait encore en réserve.
Du bout de sa canne, Tomie s'employa à écarter et examiner les multiples fragments qui trainaient sur le sol, illisibles pour la grande majorité. Quelqu'un avait voulu détruire les ouvrages sans en effacer la trace, sinon il aurait pris le temps de tous les bruler. Les déchirures, l'éparpillement les pages et des couvertures éventrées témoignaient par ailleurs d'un acharnement précipité, comme si les livres avaient été détruits sous le coups de la colère. Ramassant un extrait que l'effort de destruction, à la fois humain et naturel, n'avait pas trop abimé, la jeune femme reconnut une fois encore la Bible. Un extrait de la Genèse. Un autre encore, issu cette fois de l'Apocalypse. Entre les icônes soigneusement rangées sur la table de chevet de Mary et les lectures de Bram, elle commençait à se faire une autre image du couple, très éloignée par ailleurs de celle qu'il s'était construite en société. Celle de gens raffinés, cultivés, étrangement anachroniques aussi. Deux originaux perdus dans un pays aux mœurs infiniment différentes des leurs, et qui semblaient s'être bâti une sorte de royaume à part, un monde isolé et enchanté, aux multiples facettes.
En poursuivant l'examen des fragments, elle découvrit des restes de pages aux dessins étranges, incomplets, mais qui lui évoquaient ce qu'elle avait parfois pu entrevoir dans les livres anciens qu'Akechi affectionnait tant. Tomie eut soudain l'idée de jeter un œil à la cheminée, en supposant que celui qui avait détruit les ouvrages, qu'il s'agisse de Bram ou d'un autre, ait peut-être mis un peu de logique dans sa tâche et d'abord réduit en poussière les exemplaires qu'il souhaitait voir disparaître en premier. Comme elle s'y attendait, les flammes n'avaient pas tout consumé, et quelques extraits gisaient encore parmi les cendres. Elle les saisit pour tenter de les déchiffrer, et découvrit une écriture qu'elle ne connaissait pas. Le peu qui en restait semblait avoir été manuscrit, et combinait des lettres romanes, cyrilliques, et d'autres symboles mystérieux. Un éclair lui traversa soudain l'esprit lorsqu'elle se souvint des pages cryptées trouvées dans la cellule d'Akechi. Trois jours s'étaient écoulés depuis qu'elle les avait remis au vieux libraire. Et si le nœud de l'enquête se trouvait là ? Sous leur nez, depuis le début ?
Ici, dans les étapes les plus secrets de la Villa des Anges, la pénombre semblait plus dense que n'importe où ailleurs, comme si l'obscurité était devenue un organisme vivant qui se nourrissait de poussière et de solitude. Malgré la lueur rassurante de la lampe torche qu'il avait matérialisée quelques minutes plus tôt, Kunikida ne put s'empêcher de déglutir. Il se sentait comme un profanateur, un étranger qui s'était introduit dans un lieu maudit où nul n'était censé poser le pied.
La partie supérieure du manoir était d'une complexité troublante. Les couloirs et les pièces s'y multipliaient sans motifs apparent, d'autant plus que toutes les chambres qu'il avait jusqu'alors explorées étaient vides, sans fenêtre. Peut-être s'agissait-il de combles aménagées qui n'avaient finalement jamais été utilisées.
Une fois encore, le couloir qu'il suivait tourna à angle droit et le mena vers une impasse. C'était le troisième qu'il explorait ainsi sans succès. Peut-être le labyrinthe n'avait-il finalement rien à cacher…
Dirigeant le faisceau de sa lampe dans l'autre direction, Kunikida prit le chemin retour et s'enquit d'un escalier en colimaçon qui semblait entamer une ascension vertigineuse dans les ténèbres. Il devait s'agir-là de l'accès vers la partie la plus haute du manoir, s'il en croyait le plan mental qu'il s'était dessiné. Une odeur exécrable de renfermé et de pourriture s'en échappait, mais l'agent y reconnut également quelque chose comme… du soufre.
L'escalade des marches en bois lui donna des sueurs froides, et l'air lui manqua lorsqu'il retrouva enfin le sol sous ses pieds. Il régnait une humidité glaciale entre les murs, et aucune ouverture ne permettait d'évacuer les relents quasi insupportables qui flottaient dans la pièce. Kunikida mit sa manche devant son nez. C'était bien du soufre. Le faisceau de sa lampe éclaira le centre de la pièce où avait été posé un modeste cageot en bois ainsi qu'une lampe à huile. Piètre aménagement, mais de quoi surprendre après l'enfilade de pièces vides qui s'étaient déployées sous ses pas. Kunikida leva le faisceau vers la façade circulaire de la tour et sentit soudain le souffle lui manquer. Du sol au plafond, les murs avaient été couverts de notes, de symboles, de schémas qui se chevauchaient les uns et les autres dans un entrelacs incompréhensible, comme si la folie de Bram y avait trouvé corps. A tout hasard, il s'approcha pour tenter de saisir un semblant de substance à ce qui se déployait sous ses yeux, mais rien ne pouvait expliquer pareil foisonnement, et même un spécialiste en la matière en aurait pour des années s'il parvenait à isoler chaque symbole, chaque suite, chaque lettre. Son œil fut soudain attiré par l'une des représentations, plus imposantes que les autres, et qui n'avait pas été recouverte du foisonnement délirant qui marquait le reste des murs. On y voyait le corps nu d'une femme. Les traits de son visage n'avait pas été esquissés, et ses contours étaient représentés de manière grossière. À la place des organes avaient été tracés différents symboles dont Kunikida ignorait l'origine et la signification, tandis qu'à la place du coeur figurait une sorte de gribouillage circulaire donnant l'impression qu'un trou noir s'y trouvait. Une flèche le reliait à un autre dessin, représentant une fiole, un contenant tout du moins, marqué du symbole de l'infini entouré lui-même d'un cercle et d'un triangle. Kunikida demeura perplexe.
Bram. Un homme obsédé par la mort et par l'idée de ramener sa défunte femme à la vie. Objectif auquel il serait parvenu si l'on en croyait l'effroyable découverte de la cave et le récit de Yamazaki. Or les cadavres, même s'ils avaient bougé, demeuraient des cadavres, des choses mortes, et qui continuaient à pourrir. Même si le miracle s'était donc produit et que Bram avait ramené Mary, n'était-elle pas resté qu'un corps vide ? Animé par la seule volonté du scientifique ?
Le détective ne connaissait rien aux symboles, mais en avait cependant côtoyé quelques uns pendant ses études, assez pour reconnaître les marques de l'occultisme. Et ce dessin… cette marque de l'infini contenue dans une éprouvette et qu'on semblait vouloir injecter dans un coeur vide. Et si Bram n'avait pas seulement voulu ramener la vie, mais l'âme de sa femme ? À supposer que l'âme existe, qu'il y ait bien un au-delà…
La question lui donna le vertige, et tout à coup, Kunikida eut besoin d'air. Dévalant de nouveau les marches à la lueur de sa lampe torche, il suivit les petites entailles qu'il avait tracées à chaque détour pour retrouver son chemin et ainsi sortir du dédale de couloirs et d'escaliers.
– Kunikida-san ?
La voix de Yamazaki résonna à l'étage inférieur. Il pressa le pas.
– J'arrive.
Tomie se tenait bien droite devant la cheminée, quelques feuillets presque entièrement consumés dans la main.
– Alors ? » s'enquit-elle en tournant les yeux vers lui.
Son coeur battait fort et une pellicule de sueur couvrait encore ses tempes. Elle le remarqua et son visage revêtit un air plus grave.
– Qu'est-ce qu'il y a avait là-haut ?
– Bram… » marmonna-t-il entre deux souffles, « Bram ne s'intéressait pas seulement à la science et à l'anatomie. Il versait également dans l'occultisme. »
À ces mots, un léger sourire étira les lèvres de la jeune femme, tandis qu'elle lui tendait les fragments qu'elle gardait dans la main.
– Je les ai trouvés dans la cheminée », dit-elle simplement.
Là encore, des symboles, de toutes sortes, entremêlés les uns et les autres dans un charabia indéchiffrable. Le détective sentit son souffle se calmer, mais les battements de son coeur étaient toujours aussi forts.
– Il y a une pièce, à l'étage, dont les murs sont entièrement couverts de lettres, de chiffres et de dessins comme ceux-ci.
– Ça ne vous rappelle rien ? » demanda Tomie, le regard plus insistant, comme si elle attendait qu'il lui énonce une réponse qu'elle connaissait déjà.
Le souvenir des feuilles cryptées lui revint soudain. Il ne les avait pas aussi bien étudiées que Dazai, mais en gardait tout de même une vision assez précise.
– C'était la même chose », souffla-t-il.
Le sourire de Tomie s'agrandit. Ses yeux, d'ordinaire si terne, semblèrent tout à coup retrouver leur éclat, une lumière si profonde, si dense, qu'elle aurait pu engloutir le monde et lui avec.
– Tous les fragments que j'ai pu trouver ici sont tirés d'ouvrages sacrés, voire maudits », poursuivit-elle en récupérant les extraits calcinés que Kunikida lui tendait. « Bram versait dans l'occultisme, l'alchimie, voire la magie, c'est une évidence. »
– Pas seulement pour ramener sa femme à la vie », enchaina-t-il, « mais aussi pour ramener son âme ».
Le sourire de Tomie disparut soudain et ses paroles se suspendirent comme une bulle d'air dans l'océan.
– Comment le savez-vous ?
Son sang à lui battait de nouveau dans ses tempes par coups sonores.
– Il y avait un dessin là-haut, parmi l'amas de lettres et de chiffres. Le corps d'une femme grossièrement dessiné. Son coeur avait été remplacé par une sorte de trou noir relié au contenu d'une fiole marquée du symbole de l'infini entouré d'un rond et d'un triangle.
À mesure qu'il parlait, le visage de la jeune femme se décomposa et son regard s'agrandit, comme si les pièces du puzzle, éparpillés si longtemps, s'assemblaient soudain devant ses yeux.
– Donc ces symboles seraient liés à l'âme ?
– L'infini existe en mathématiques, mais il est lié à une signification bien plus vaste, et dans les sciences occultes, j'imagine qu'il touche à l'univers lui-même, au cosmos. Au sens scientifique du terme, la vie ne tient qu'au bon fonctionnement des organes, à l'oxygénation du cerveau et du coeur, il n'y a pas de symbolique pour cela. Tout est question de mécanique. En revanche, s'il a bien réussi son entreprise de ramener les morts à la vie, qui dit qu'il n'a pas fait que réanimer le corps un court instant ? Qu'en est-il de la personnalité du défunt ?
– Les cadavres n'en avaient pas », poursuivit Tomie. « Ils n'étaient que des corps vides… »
– Et continuaient à pourrir dans la cave. Leur retour à la vie, si on puis dire, ne fut que très bref.
– Vous pensez qu'il en fut de même pour Mary ?
– J'en suis convaincu. Et je pense que Bram a voulu pousser ses recherches plus loin, dépasser les limites de la science et de l'humain pour transcender complètement la mort.
La jeune femme demeura interdite. Il l'était aussi d'ailleurs, tant ces hypothèses tenaient du délire. Mais comment expliquer autrement les recherches de Bram ? Cette soudaine irruption de cryptages et de secrets si bien cachés, qu'on avait voulu faire disparaître ?
– Il faut retourner voire le libraire », lança soudain Tomie, retrouvant par la même sa contenance. « Il faut savoir ce que ces feuilles recelaient, d'autant plus qu'elles étaient en possession d'Akechi. »
Lorsqu'il sortirent, le ciel s'était de nouveau assombri pour s'abattre sur la ville comme un épais voile de solitude et de morosité. Les deux acolytes attendirent d'être dans le taxi qui les ramenait en ville pour examiner les lettres trouvées dans la chambre de Mary. Comme Kunikida n'était pas à l'aise avec l'anglais, c'est Tomie qui fut en charge de la lecture.
Lewis était apparemment un ami du couple. Son expression fluide et sincère dépeignait un homme modeste, généreux, quelque peu sentimental aussi. La correspondance commençait au 15 septembre 1938 pour s'achever le 3 mai 1939.
Dans pratiquement chacune de ses missives, il venait s'enquérir de l'état de santé de Mary, mais aussi de celui de Bram qui l'inquiétait visiblement, et envers qui il ne cessait de renouveler son amitié en dépit de leur « contentieux ». Dans une lettre datée du 28 janvier 1939, il annonçait avoir quitté Yokohama pour s'installer au bord de la mer, dans une petite maison de style colonial donnant sur la falaise. Il y invitait Mary à venir lui rendre visite avec Bram et leur enfant – preuve que Mary était bel et bien enceinte – et pensait que la future mère aurait besoin de calme et de compagnie après son accouchement. À plusieurs reprises, de façon mesurée mais si régulière qu'elle en devenait presque obsessionnelle, il lui conseillait de ne pas rester seule avec Bram, de sortir, de se faire des amis, et se proposait même de venir la voir, en dehors du manoir si sa présence dérangeait Bram. Comme il renouvelait régulièrement sa proposition, il semblait évident que Mary ne l'ait jamais acceptée, ou tout du moins qu'elle l'ignorait à chaque fois, peut-être sous l'influence de Bram et du fameux « contentieux » qui l'opposait à Lewis. À partir d'avril 1939, le ton changeait pour se faire plus pressant, plus anxieux. Dans l'une de ses dernières lettres, Lewis disait s'inquiéter parce que Mary n'avait pas répondu à sa dernière missive, et lui annonçait son retour à Yokohama. Le tout dernier feuillet avisait de sa venue pour la mi-mai, et suppliait Mary de lui répondre.
– Peut-être était-elle déjà morte à ce moment-là », émit Kunikida.
– Non », rétorqua Tomie. « Sinon la lettre n'aurait pas été cachée avec les autres dans sa table de chevet. »
– Serait-il possible que celui qui a saccagé la chambre ait été à la recherche de ces fameuses lettres ?
– Disons plutôt que ce n'est pas impossible… » marmonna la jeune femme en parcourant de nouveau les feuillets. « Mais aucune d'entre elles ne contient d'information capitale, ou confidentielle, si ce n'est d'un solide lien d'amitié entre Mary et Lewis. »
– Et du fameux « contentieux » entre Bram et Lewis…
– Bram, Mary et Lewis… » réfléchit Tomie. « Trois Occidentaux arrivés à Yokohama dans les années 40 ou 50… On enregistrait les immigrants à cette époque ?
– C'est même l'époque où les autorités étaient les plus strictes. La seconde guerre mondiale a créé une grande méfiance envers les Occidentaux, et plus particulièrement les anglophones.
– Normal…
Encore aujourd'hui, le souvenir de Nagasaki et d'Hiroshima hantait le Japon comme une plaie encore béante, à peine cicatrisée dont on s'efforce de détourner le regard malgré la douleur parfois lancinante.
– Dans ce cas c'est cette piste qu'il faut explorer. Bram a sans doute pris soin d'effacer toute trace de son existence mais ce n'est peut-être pas le cas de Lewis.
– Je m'en charge », rétorqua Kunikida en se penchant vers le chauffeur pour lui indiquer la direction à suivre. « Les ressources de l'Agence devraient au moins me permettre de remonter jusqu'à lui. »
– Et moi je m'en vais visiter le libraire.
Un regard suffit à confirmer leur accord, et tandis que dehors, la pluie battait de plus belle, l'affaire sembla baigner d'une lumière nouvelle, sans doute plus obscure que tout ce qu'ils avaient imaginé.
(1) Extrait de l'acte V de Macbeth : "La vie n'est qu'une ombre mouvante ; Elle est telle un comédien qui se pavane et s'agite sur la scène l'espace d'une heure ; après quoi, il n'y a plus rien ; c'est une fable, contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, ne signifiant rien."
Merci de m'avoir lue et à bientôt j'espère !
