Bonjour à touuuuuuuus ! Bon cette fois je n'ai pas mis trop longtemps à publier la suite (juste cinq semaines XD) donc je suis fière de moi. D'autant que ce chapitre m'a donné du fil à retordre et m'a demandé pas mal de recherches. Je vous laisse découvrir pourquoi ;)

Je profite en tout cas de cette petite intro pour vous souhaiter de bonnes fêtes de fin d'année. Noël est déjà passé, mais il reste encore le nouvel an, donc profitez de vos amis et de vos proches si vous avez l'occasion de les voir. Je doute que les mois à suivre soient évidents, donc savourons chaque bon moment.

Merci par ailleurs pour vos nombreux commentaires sur le dernier chapitre ! Vous n'imaginez pas à quel point cela booste ma motivation !

Law : il se passe tellement de temps entre la publication de chaque chapitre que j'oublie à chaque fois de te répondre. Pas cette fois ! Et je te remercie de me suivre aussi assidûment et de prendre le temps de me commenter ! Ça me fait tellement plaisir... J'espère en tout cas que cette suite te plaira ;)

Guest et lili : merci à vous deux d'avoir pris le temps de commenter et de me partager vos impressions sur cette fic ! :D je suis super contente que le chapitre précédent vous ai passionnés à ce point, et j'espère qu'il en sera de même pour le suivant ;)

Sur ce, bonne lecture à vous ! :D


Chapitre 17.

L'horreur, l'angoisse qui lui tenaillaient les entrailles n'avaient ni de nom ni de couleur. Elles étaient là, elles avaient toujours été là, comme un monstre assoupi tout au fond de son inconscient, et qu'on avait soudain réveillé à coups de gourdin. Agitée la mélasse infecte, celle dont il effleurait parfois la surface pour en sortir des larmes plein les yeux, un cri au bord des lèvres qui n'arrivait jamais tout à fait à sortir, et le sentiment de n'avoir plus rien d'heureux à vivre.

Atsushi avait les oreilles bourdonnantes, une saleté de nausée qui ne le quittait plus depuis des heures et qui lui donnait l'impression d'être malade de tout, et surtout de lui-même.

Ce n'était pourtant qu'un papillon. Un papillon de nuit, pas plus important qu'un grain de poussière ou qu'une tâche de moisissure. Alors pourquoi en était-il aussi malade ?

Les néons des couloirs lui zébraient le crâne comme un éclair répétitif, trop régulier pour sembler naturel. Chaque pas, chaque crissement de chariot, chaque claquement de porte semblait à la fois terriblement proche et affreusement lointain, comme s'il affleurait toute chose sans jamais pouvoir y toucher. C'est seulement lorsqu'il referma la porte de la chambre de Dazai derrière lui que le monde lui sembla tout à coup un peu plus tangible. Yosano était là, assise à son chevet. Et les machines, le masque, le bip, tout était là aussi, rien n'avait bougé, comme s'il ne s'était rien passé. À se demander si ça aussi, il ne l'avait pas rêvé.

– Son état est stable », murmura la jeune femme sans relever la tête. « Mais les médecins sont inquiets. Son pronostic vital est engagé. »

Et s'il ne l'était pas depuis toujours ?

La nuit qui avait suivi leur rencontre, Atsushi avait rêvé de cet homme étrange qui lui avait dit son nom à la lumière du soleil couchant. Sauf que la lumière n'avait plus cette teinte orangée de l'automne et de la mélancolie. C'était une lumière de matin gris, légèrement blanchâtre et pâteuse. Une lumière de mort.

Il l'avait reconnu aux pans de son imperméable, parce qu'il n'avait pas encore bien mémorisé ses traits, mais surtout parce qu'il était de dos, face à quelque chose que lui ne pouvait pas voir. En s'approchant, Atsushi avait alors constaté qu'aux pieds de l'homme, il n'y avait que le vide, et que là où lui avait brusquement reculé, l'homme aux cheveux bruns et à l'imperméable beige se tenait bien droit, presque en équilibre, à la frontière entre l'être et le néant, sans rien pour le garder véritablement sur terre, ni rien pour le faire sombrer. En restant là, à contempler sa silhouette longiligne, indifférente au vide, comme un funambule, Atsushi n'avait alors su dire si l'homme qui l'avait sauvé était vivant ou mort, mais il comprit qu'il suffirait d'une simple pression, d'un souffle d'air, d'un égarement temporaire pour le faire tomber. Moins que cela même, car il lui suffirait de lâcher. De laisser s'effondrer la colonne qui le maintenait droit pour qu'il s'écroule tout à fait, perde le fil, et sombre.

Encore une fois, Atsushi se sentit manquer d'air et fit mine de s'intéresser au paysage pour s'approcher du rebord de la fenêtre et l'ouvrir légèrement. L'odeur de a pluie lui fit du bien. Même la pollution semblait moins étouffante que cette chambre aux relents de sueur et de maladie.

– Le mafieux est parti », résonna derrière lui la voix de Yosano.

Évitant le corps sur le lit, Atsushi posa lentement les yeux sur elle, et la trouva plus affaissée que d'ordinaire, presque éteinte. Elle portait pourtant sa chemise très blanche, au col serré et sa jupe très noire. Ses gants étaient soigneusement déposés sur ses genoux et ses escarpins rouges serrés entre les pieds de sa chaise. Dans la lumière matinale, elle ressemblait aux femmes des romans noirs qui mêlent naturellement le charme et l'abandon. Atsushi se fit soudain la réflexion qu'elle n'était pas si différente de Tomie Yamazaki. Autant Kyoka le rassurait dans sa fragilité brute, cette sensibilité à fleur de peau qui lui donnait tant envie de la protéger, de la serrer dans ses bras pour lui dire que tout irait bien, autant Yosano, comme Yamazaki, lui faisaient peur dans la force d'animal blessé qu'elles dégageaient. Quelque chose qui disait qu'elles n'avaient plus rien à aimer, donc plus rien à perdre, et qui se lisait dans leur sourire carnassier, dans l'acuité de leur regard et la sécheresse de leur pas. Il ne l'avait jamais réalisé avant, jusqu'à à la voir affaissée dans cette chaise trop droite, au dossier trop rigide pour son corps épuisé, un peu frêle pour une femme de son âge malgré ses formes dont il n'osait s'avouer la sensualité. Elle aussi, comme eux tous, était brisée de l'intérieur.

– Quand ? », marmonna-t-il.

– Une heure. Deux peut-être. J'ai vu le patron échanger deux mots avec lui. S'il l'a laissé partir, c'est que sa présence ne représentait un danger ni pour Dazai ni pour nous.

– Je vois…

– Que s'est-il passé tout à l'heure ?

En relevant les yeux, Atsushi s'aperçut que la jeune femme s'était redressée pour le regarder avec un air qui ne dégageait ni le soupçon, ni la pitié. Seulement la lucidité et le besoin presque désespéré de comprendre.

– Je ne sais pas vraiment », souffla-t-il. « Je pense m'être endormi… c'est le bruit qui m'a réveillé. Alors j'ai vu Dazai s'agiter dans son lit, comme s'il avait mal… ou comme s'il voulait échapper à quelque chose… à l'intérieur de lui. Et puis c'est le mafieux qui m'a sommé d'aller chercher un médecin. Sans ça… je ne sais pas si j'aurai réagi à temps. » Il ne put retenir un soupir, la tête rentrée dans les épaules de honte et de dépit. « J'ai encore été nul… »

Yosano ne dit rien pour se contenter de fixer le vide avec la même absence qui l'étreignait avant leur conversation. Atsushi réalisa soudain qu'il n'était pas le seul à se sentir terrassé par l'impuissance. C'était le cas de tous. Personne ne comprenait. Personne ne savait quoi faire. Tous se sentaient dépassés par cette maudite affaire qui les touchait bien plus que tout ce qu'ils avaient affronté jusqu'alors, que ce soit la Mafia, les Américains ou les plans de Dostoïevski.

Avec quelque chose comme de la résilience, car il n'aurait su appeler ça du courage, le jeune homme posa enfin le regard sur le lit et le visage qui dépassait des draps. Il vit les cernes sous les yeux de Dazai, la pâleur de sa peau. Le souvenir de la tasse de café lui revint soudain. Ce matin-là, l'ancien mafieux lui avait déjà semblé moins… vif que d'ordinaire, si bien qu'il avait laissé tomber la tasse de café que Haruno lui avait préparé. Détail anodin certes, mais pas pour Dazai qui calculait chacun de ses gestes. Il avait de surcroît déjà les traits marqués, le visage fatigué, comme s'il n'avait pas dormi depuis des jours. Et ce malaise à l'asile. Crise de panique ? Stress excessif ? Fièvre passagère ? Pour quelle raison l'avaient-ils trouvé tout à coup fiévreux, inconscient dans le noir ? Et ses absences ? Beaucoup plus nombreuses que d'ordinaire, et qui laissaient à croire qu'il avait décidé de mener l'enquête seul… Atsushi le réalisa soudain. Non seulement, Dazai n'avait pas de prise sur l'affaire qui lui échappait autant qu'à eux, mais elle l'affectait. Elle l'affectait beaucoup. Sans doute plus qu'il ne l'aurait cru.

Saisi d'une intuition, il fit volte-face pour se diriger vers l'imperméable de l'Agent que les infirmières avaient suspendu à un cintre. Il était couvert de poussière et de sang séché. Face aux traces écarlates, le jeune homme retint un haut-le-coeur et plongea les mains dans chacune des poches. Ses doigts ne rencontrèrent rien, si ce n'est un petit objet, de forme cylindrique, qu'il extrait lentement du tissu.

Yosano l'observait depuis sa chaise, les sourcils froncés. Tout en échangeant un regard avec elle, il saisit l'objet entre ses doigts et le porta à hauteur de ses yeux. C'était un petit cylindre de couleur argentée, cerné de trois bagues couvertes de chiffres allant de 1 à 9, et qui tournaient en émettant un léger cliquetis.

– C'est un cryptex », lança la médecin en se levant brusquement de sa chaise pour le rejoindre.

– Un quoi ?

– Une sorte d'objet codé qui renferme un secret. Il faut avoir la bonne combinaison pour l'ouvrir.

– Pourquoi Dazai aurait ce truc sur lui ?

– Aucune idée…

Elle haussa les épaules.

– Yosano-san », souffla Atsushi.

– Quoi ?

– Je crois… je crois qu'en réalité, Dazai ne va pas bien depuis un moment.

Il vit l'un de ses sourcils se rehausser.

– C'est un maniaque du suicide. Évidemment qu'il ne va pas bien.

– Ce n'est pas ce que je voulais dire… je crois que… que l'affaire le touche en fait beaucoup. Beaucoup plus que nous tous, et que ça fait quelques jours qu'il ne tient plus la route.

Il l'avait dit les yeux baissés, les mains tremblantes, et vit, en relevant la tête, la perplexité se dessiner sur les traits de la jeune femme.

– Je ne sais pas quoi faire Atsushi », lâcha-t-elle soudain. « Je ne sais pas comment le sauver. »


Le soleil n'était pas venu après la pluie. Au lieu de cela, une chape de brouillard, qui venait de la mer, s'était abattue sur la ville comme un grand miasme de grisaille et de solitude. Tomie regardait depuis la fenêtre de son taxi ce monde à la lumière incertaine et aux formes fugaces, si semblables au sien. Elle avait profité du départ de Kunikida pour somnoler un peu, réaliser qu'à peine quelques heures plus tôt, elle s'était réveillée dans les bras du jeune libraire dont les baisers maladroits couraient encore sur sa peau comme la caresse d'une plume. Elle l'imaginait se réveiller seul dans son lit d'adolescent, chercher sa présence du bout des doigts sans la trouver. Elle imaginait sa silhouette un peu frêle errer dans cet appartement vide aux murs tapissés de solitude, avec cette absence de ceux qui vivent en marge du monde et qui ont cru le saisir un instant.

Le revoir, faire comme si de rien n'était, comme si elle ne s'était pas abandonnée à ses mains aux fragrances de papier, à ses lèvres aussi douces qu'un pétale de fleur et à la lumière des ses yeux qu'un rien pouvait émerveiller. Est-ce qu'elle l'aimait ? Non. Elle ne pouvait plus. Son coeur s'était asséché. Elle retrouvait un peu de vivance dans les regards qu'il posait sur elle, dans le frémissement de son corps au contact du sien. c'était tout.

Elle était comme un vampire qui aspire chez ses victimes la vie qu'il n'a plus en lui. La Tomie mystérieuse, inaccessible et silencieuse qu'elle s'était construite n'était qu'une chimère. Une façade de plomb satinée de rouge et de noir pour cacher le vide profond qui se trouvait derrière, en elle.

Il lui arrivait de se demander s'il n'en avait pas toujours été ainsi. Si Dazai n'avait pas tué que l'un de ces nombreux avatars que l'on construit au fil de notre vie et que l'on enfile comme un costume en croyant qu'il s'agit vraiment de nous. La fliquette aux cheveux courts et aux jambes trop fines, tête brûlée sans cesse animée de cette volonté de sauver le monde. Au final, elle n'avait sauvé personne, même pas elle-même, et elle avait parfois peur de comprendre que tout ce qu'elle était et ce qu'elle avait été jusqu'alors, enfant, ado, jeune fille, désormais demi-femme, tout juste bonne à penser, à offrir de vains fantasmes à ceux qui se sentaient trop seuls, n'était qu'une manière sans cesse déclinée d'échapper au vide, au rien. Qu'elle n'était rien. Un trou noir qui se consumait de lui-même, lentement, à petit feu.

– Arrêtez-vous », lança-t-elle soudain tandis que son taxi s'engouffrait dans la vieille ville de Yokohama.

La pluie s'était remise à tomber. Elle parvint à enchainer quelques pas avant de rejeter tout ce qu'elle avait dans l'estomac. Derrière la bile, elle reconnut vaguement le goût du croissant et du café, et sentit sa gorge se serrer.

– Tout va bien madame ? » héla le chauffeur depuis sa fenêtre entrouverte.

– Très bien.

Il fallut qu'en cet instant de creux lui revienne le visage et le regard de Kunikida posé sur sa canne sans pitié ni jugement, mais avec une acuité qui la blessait. La mâchoire tout à coup crispée, Tomie empoigna sa canne et fit balader les poubelles vides qui se trouvaient près d'elle. Elle avait envie de hurler. Hurler si fort et avec ses tripes son dégout des autres, du monde, d'elle-même. Son dégoût et surtout sa colère d'être en vie. Une colère qui courait comme un feu dans ses veines pour enflammer ses nerfs à vif.

"Merde !"

Même sa voix lui semblait étrangère, issue d'un autre corps que le sien, d'une autre vie que celle qu'elle aurait voulu avoir et qu'elle expérimentait pourtant tous les jours.

"Merde », répéta-t-elle en abattant de nouveau sa canne sur la taule grise. Encore et encore.

Merde.

Lorsque le feu s'amenuisa enfin, Tomie découvrit que la sueur couvrait son front et ses jambes tremblantes sous ses collants, mais que malgré son coeur qui battait trop vite et la douleur croissante dans sa jambe infirme, quelque chose en elle s'était allégé, dissolu. Tout en reprenant son souffle, elle se redressa, remis en place les quelques mèches échappées de son chignon et s'en retourna vers le taxi qui l'attendait toujours, comme s'il ne s'était rien passé. Elle osa une oeillade au chauffeur, dont l'expression restait tout à fait paisible, indifférente au spectacle qui s'était déroulé sous ses yeux.

– Désolée », marmonna la jeune femme en se rasseyant sur la banquette arrière.

– Ca va mieux ?

Il n'y avait pas de curiosité dans sa voix. Pas même du sarcasme.

– Oui », admit-elle.

– Ca fait du bien parfois.

– De quoi ?

– De pêter un plomb.

Elle ne put retenir un petit sourire, et lui ne dit plus rien.


Dans la brume, la librairie Mononobe avait l'air d'un bateau à la dérive. La devanture était éclairée et diffusait l'ombre des rayonnages sur les pavés.

– Et voilà Mam'zelle !

Elle paya sa course en ajoutant un large pourboire dont le chauffeur n'accepta que la moitié, et attendit que la lueur des phares disparaisse tout à fait dans la lumière déclinante du jour, fantôme de l'inconnu qui l'avait soutenue sans la connaître, sans rien attendre. C'était à se demander s'il n'existait pas encore des êtres, juste une poignée, qui en valaient encore la peine dans ce monde plus noir que blanc, majoritairement gris. La couleur de la mélancolie.

Sans rien d'autre pour se distraire, Tomie reporta son regard sur la devanture de la librairie et franchit les quelques pas qui la séparaient de l'entrée.

Passée la porte et le léger tintement de la clochette suspendue à l'encadrement, la librairie semblait baigner dans les ombres, comme si la lumière qui s'épanchait à l'extérieur depuis la vitrine n'était en réalité qu'un trompe-l'oeil pour dissimuler la véritable nature des lieux.

Comme à chacune de ses visites, l'odeur de papier et de poussière lui emplit les narines. Parfum à la fois enivrant et familier. La saveur du silence, la chaleur du bois, le frottement d'une page qu'on tourne. Il est certains lieux qui ont le pouvoir d'effacer le monde extérieur, et Tomie se surprit à trouver son souffle plus lent, le fil de ses pensées moins tortueux, ramené aux sensations que lui procurait la seule proximité des livres dans leur environnement privilégié.

À quelques mètres de l'entrée, sur sa gauche, se tenait un homme en costume et dont l'imperméable noir sentait encore la pluie. À son entrée, il leva simplement les yeux vers elle avant de se replonger dans l'ouvrage qu'il avait entre les mains. Tomie reconnut Le Coeur des Hommes de Natsume Soseki.

– Je peux vous aider ?

Ce n'était pas Mononobe fils, mais père, et ce n'est qu'en jaugeant sa silhouette un peu frêle, ses yeux bruns et ses longs cils derrière ses lunettes rondes, si semblable aux traits de son fils, que Tomie réalisa que oui, elle aurait bien aimé le revoir.

– C'est dans le cadre de l'enquête Kogoro », lança-t-elle en dépliant son badge de police, geste qu'elle n'avait pas fait depuis des années. « J'aurais aimé consulté votre père au sujet des documents que je lui ai remis il y a quelques jours. »

– Bien sûr, bien sûr », rétorqua précipitamment le libraire. « Je ne vous avais pas reconnue… »

Et tout en hochant la tête, il disparut dans l'arrière-boutique avec cette nervosité propre aux hommes trop responsables, parce que très seuls. Elle entendit un bruit de clés suivi de quelques mots étouffés, avant qu'il ne réapparaisse, un trousseau à la main, et lui emboîte le pas pour lui tenir la porte. Il ne s'écoula alors qu'une fraction de secondes, juste le temps pour la jeune femme de le suivre des yeux et d'amorcer un pas vers la sortie, une fraction de secondes pendant laquelle un visage accrocha son regard et étira ses lèvres. Confondu dans la pénombre et dans ses livres comme un spectre sorti des pages à l'encre sèche et aux feuilles jaunies, Mononobe junior lui adressa un sourire.

Le noir de ses prunelles l'accompagnait encore lorsque Mononobe père lui ouvrit l'accès de l'immeuble et l'invita à monter les mêmes escaliers qu'elle avait descendus le matin-même, à la lumière de l'aube.

Le patriarche habitait au premier, juste en-dessous de l'appartement du père et du fils. Une musique aux accents tropicaux s'échappait de l'autre côté du panneau, et Tomie vit un petit sourire se dessiner sur les lèvres du libraire. En se contentant de brièvement frapper sans attendre de réponse, il ouvrit la porte et s'écarta pour la laisser entrer.

La musique provenait du salon, au bout d'un petit couloir au carrelage marronatre, lui aussi d'un âge indéfini, et dont la tapisserie florale dégageait de subtils relents d'humidité.

– Je vous en prie.

Entre une table rectangulaire où subsistaient les restes d'un repas et un canapé de style empire aux couleurs tout aussi passées que l'époque où il était à la mode, se trémoussait le vieil homme dans un savant déhanché, les bras légèrement levés et les yeux fermés, sur un visage dont l'expression frôlait la béatitude. Une voix féminine s'éleva depuis un gramophone cuivré, et Tomie se demanda si elle n'avait pas définitivement changé de siècle.

– Mademoiselle Yamazaki ! », s'exclama l'ancien sans interrompre sa petite danse. « Que me vaut l'honneur de votre présence dans mon humble appartement ? »

– Bonjour monsieur Mononobe. C'est au sujet de…

– Une petite valse ?

Elle le regarda, perplexe, tandis que le fils riait sous cape.

Avec un sourire digne d'un jeune premier de cinéma, Mononobe Senior tendit la main vers elle et esquissa une révérence.

– Je ne peux pas… » marmonna-t-elle en abaissant les yeux sur sa jambe.

Une lueur de compassion traversa les yeux du vieil homme. Il tourna la tête vers un coin de la pièce où reposait un trotteur reconverti en étagère.

– Ça reviendra », dit-il simplement.

Et avant qu'elle ne trouve de quoi répondre, il cessa de se trémousser pour éteindre le gramophone avec une infinie délicatesse et disparut dans la pièce adjacente.

– Il sait pourquoi vous êtes là », précisa le libraire face au regard interrogateur de la jeune femme. Et en effet, lorsqu'il revint, le patriarche avait renfilé ses monocles et affichait un air de circonstances tandis qu'il étalait sur la table les feuillets rédigés par Akechi et invitait Tomie à le rejoindre.

– C'est à rendre fou… » commença-t-il. « Le code ne correspond à rien de connu. »

À ces paroles, l'ex-policière sentit ses espoirs s'effondrer comme un château de cartes. Tout reposait sur ce qui avait été encodé dans ces pages… et voilà que même le contact privé d'Akechi échouait à les décrypter…

– Mais ! » poursuivit l'ancien. « Un ami à moi m'a lancé sur une piste intéressante. »

– Laquelle ? » demanda Tomie tandis que Mononobe s'éclipsait discrètement pour les laisser à leurs affaires.

– Certaines suites de chiffres font sens si l'on se réfère à la Kabbale juive.

– La quoi ?

Il sourit devant son air décontenancé.

– La Kabbale juive. Il s'agit d'un mouvement intellectuel et religieux qui s'est fondé autour de l'interprétation des textes sacrés. Le mouvement s'est plus ou moins tenu secret, car réservé aux sages capables de recevoir un enseignement symbolique et philosophique, intellectuel certes mais aussi initiatique.

– Et quel est le rapport avec les suites de chiffres ?

– Au 2e siècle après J.C. un certain Rabbi Shimon bar Yohaï a écrit un texte étrange nommé le Sepher ha-Zohar. Certains suggèrent qu'il aurait plutôt été rédigé par Moïse de Léon entre 1270 et 1280 mais qu'importe. Il s'agit d'une exégèse ésotérique de la Torah, le texte fondateur du Judaïsme, le premier testament de la Bible pour les Chrétiens si vous préférez, selon laquelle les écrits recèleraient un sens cachés que seuls les initiés sauraient décrypter. En reprenant et en synthétisant la tradition kabbaliste, il nous fait état d'un parcours mystique qui se déroulerait en dix étapes, reposant sur les dix sephirot, ou « dix nombres abîmes » assimilables aux dix extensions ou « mesure infinies » d'un principe central, unique et inconnu. Les dix dimensions de l'univers dans lesquels Dieu s'est étendu.

Tomie demeura perplexe, bien que quelque part, bien au-delà du cercle de leurs recherches, les pièces d'un puzzle bien plus vaste et complexe que tout ce qu'ils avaient imaginé, commençaient à s'assembler. La tradition ésotérique, Dieu, la création… tout ce sur quoi Bram portait ses recherches afin de ramener l'âme de Mary du chaos.

– Poursuivez », dit-elle.

Le vieil homme sourit.

– Les sephirot correspondent aux dix doigts de la main et des pieds au centre desquels se situe le corps de l'homme, de sorte que se crée comme un croisement entre une physique du divin et une métaphysique de l'humain, le macrocosme et le microcosme si vous préférez. Le Zohar livre une explication systématique des dix sephirot sous la forme d'un tableau décrivant leur fonction, leur place dans la hiérarchie des émanations divines qui leur sont associées et les symboles qui leur sont rattachés. Il décrypte ainsi certains passages de la Torah, notamment la Genèse, donc la création du monde, en associant chaque lettre de l'alphabet hébraïque à un chiffre sacré afin d'établir des suites numérologiques censées véhiculer un sens caché.

– On peut faire dire aux chiffres ce qu'on veut », fit remarquer la jeune femme.

– En effet, et je vous dirai qu'ici cela n'a pas d'importance. Ce qui l'est en revanche dans notre cas, ou en tout cas dans les documents que vous m'avez confiés, c'est la récurrence des suites établies par le Zohar pour éclairer le sens de la Genèse.

– Desquelles s'agit-il ?

– Regardez plutôt.

Baissant les yeux sur les documents, Tomie suivit le doigt du vieil homme à travers les pages et qui pointait une suite de symboles qu'il avait entourés au crayon de papier. Toujours les mêmes.

– Ce sont les fameux sephirot ? » demanda-t-elle.

– Calligraphiés à la va-vite, ce qui les rend difficile à lire mais en effet. Ce que je prenais pour de l'Hébreux est en fait un système numéral où chaque assemblage de lettres correspond à un chiffre arabe. Voyez plutôt.

Son crayon entoura légèrement une série de trois lettres.

כחך

– On l'appelle « Kether ». Il signifie « couronne » et correspond au chiffre 1. Dans la mystique juive, les Sephirot forment une sorte de schéma, un parcours spirituel nommé l'arbre de vie. Kether en est la Sephira la plus élevée et fait ainsi référence aux choses qui sont au-delà de ce que l'esprit a la capacité de comprendre. Chaque Sephira s'alimente entre elle, excepté celle-ci, qui reçoit, dit-on, les émanations de l'En Sof, de l'infini, du Un.

– Et en quoi consiste ce « parcours » ?

– Qui sait ? Au retour au divin, au Un j'imagine. Il n'est que l'une des nombreuses représentations du parcours de celui qui part en quête du Pourquoi. L'arbre de vie se retrouve aussi dans l'Edda nordique et supporte les neuf mondes de la création. Platon en parle, Fulcanelli également dans le symbole du labyrinthe… au final, tout cela représente un seul et même cheminement. Pour arriver à quoi ? Je n'en sais rien. Comme vous l'avez dit tout à l'heure, on peut interpréter les nombres et les écrits comme on veut, selon ce qu'on veut bien leur faire dire.

– Avant de sombrer dans la folie », enchaîna Tomie, en pleine réflexion, « Akechi enquêtait sur un couple d'Européens qui seraient arrivés au Japon pendant les années 50. Bram, le mari, s'intéressait aux sciences occultes, aux textes sacrés. Et nous avons trouvé chez lui ce symbole. »

En saisissant l'un des crayons qui trainaient sur la table, elle traça sur un coin de papier le symbole décrit par Kunikida. Celui de l'infini, entouré d'un cercle lui-même inclus dans un triangle.

Le vieil homme le regarda sans rien dire. Son sourire avait disparu pour laisser place à un air plus grave qui durcissait son visage et creusait davantage le sillon de ses rides.

– J'ai déjà vu ça quelque part… » marmonna-t-il. « Dans un livre peut-être… »

La main sous le menton, il leva la tête pour réfléchir.

– Le cercle représente l'infini retour des choses. En alchimie il est aussi le contenant. Quant au triangle… il peut symboliser la trinité, l'élévation, la perfection aussi, tout comme le cercle. Et l'infini… serait-ce en rapport avec l'En Sof dont nous parle la Kabbale ? L'infini ? Le Un ?

– L'âme ? » émit la jeune femme.

– Peut-être… Mais ces recherches changent la donne » dit-il en saisissant les feuillets, tout en braquant son regard dans le sien, « puisque nous n'avons plus un simple code à décrypter à l'aide d'une clé, mais toute une symbolique à déchiffrer et interpréter. »

Ses yeux brillaient d'excitation. Tomie remarqua également le léger tremblement dans ses mains et ne sut si elle devait l'attribuer à la vieillesse, l'enthousiasme ou l'ampleur de la tâche qui les attendait.

– Vous pensez y arriver ? » souffla-t-elle.

– J'ai des amis bien plus qualifiés que moi dans le domaine qui sauront m'aider, mais cela me prendra bien plus que trois jours.

Encore une fois, l'ex-policière sentit ses épaules s'affaisser sous le poids d'un indicible fardeau. L'énigme oui, mais qu'en était-il d'Akechi ? Était-il au moins toujours en vie ?

– Faites ce que vous pouvez », marmonna-t-elle en pressant l'épaule du vieil homme. « Je poursuivrai les recherches de mon côté et vous donnerai tous les éléments significatifs dont je pourrai disposer. »


Ses yeux couleur de la mer en hiver et ses épaules si minces. Le timbre grave de sa voix qui tranchait avec cette silhouette à la finesse de papier. Il ne pouvait s'empêcher d'y penser. De voir dans l'ondulation de ses cheveux le noir tâché de rouge qui encerclait le visage de Sasaki Nobuko lorsqu'elle avait choisi d'en finir. Il ne pouvait s'empêcher de sentir dans chacun de ses pas blessés le poids de la haine, du remord, tout ce qui avait rongé jusqu'à la mort la seule femme qu'il ait jamais aimée.

Kunikida savait. Il savait que cette fascination pour Tomie Yamazaki qui l'avait d'abord effleuré avant d'étreindre chacune de ses pensées et de pénétrer jusqu'à son âme n'était que le fruit du souvenir, de ses remords et de son désir non assouvi pour Sasaki. De tout ce qui n'était pas guéri en lui. Qu'il n'y avait pas d'amour et que c'était même cruel, mais il se dit que peut-être, s'il parvenait à la sauver elle, alors il sauverait un peu de cette femme dont la vie avait coulé en rivière pourpre entre ses mains

– Le bureau des archives s'il vous plait.

– Vous avez un justificatif ?

Il dégaina son badge qui suffisait généralement à ouvrir toutes les portes et lui valut un signe de tête affirmatif de la part de l'hôtesse d'accueil de la préfecture.

– Troisième étage, au bout du couloir à gauche.

– Je vous remercie.

Elle lui adressa un sourire poli qui contrastait avec la méfiance latente dans son regard. Rien d'étonnant puisqu'il n'avait même pas pris la peine d'échanger son survêtement contre un costume convenable. Il n'imaginait même pas l'état de son visage et la profondeur de ses cernes.

Néanmoins droit, concentré sur sa démarche qu'il voulait régulière et assurée, Kunikida s'avança jusqu'à l'ascenseur et attendit que les portes se ferment pour s'appuyer un bref instant sur la cloison. Il n'avait pas dormi depuis trente trois heures exactement et sentait parfois sa vision se brouiller tandis que le chancèlement de ses jambes se répétait de plus en plus fréquemment. Encore une heure ou deux à tenir, le temps de trouver suffisamment d'informations sur Lewis avant de rentrer et dormir. L'affaire avait beau prendre une tournure dramatique, il ne serait d'aucune efficacité s'il ne rattrapait pas ses heures de sommeil au plus vite.

Le bureau des archives était gardé par un employé bedonnant et pantouflard qui mit un temps infini à s'extraire de son bureau pour trainer son gros ventre jusqu'à la section qui l'intéressait. Celle des naturalisations et des visas de séjour.

Pendant très longtemps, le Japon était resté fermé à tout contact avec l'étranger, en particulier avec l'Europe. Ce n'est qu'au 19e que les ports commencèrent à s'ouvrir aux autres continents et au 20e siècle que quelques groupes d'étudiants, d'ingénieurs et de hauts fonctionnaires furent autorisés à découvrir l'Occident. Pas pour longtemps, puisque l'entente florissante entre l'Allemagne et le Japon valut à ce dernier l'effroyable épisode de la bombe atomique, qui mit à terre tout le pays pendant les décennies suivantes, jusqu'à la fin de l'occupation américaine, en 1951. Bram, Mary et Lewis avaient donc débarqué lors de la période extrêmement troublée d'après-guerre pour faire partie du petit gratin d'Occidentaux installés à Yokohama. Trois hypothèses dans ce cas : soit ils faisaient partie des autorités américaines (or rien dans ce qu'ils avaient trouvé au manoir ne semblait aller dans ce sens), soit, à défaut d'officier pour le gouvernement, ils étaient proches des hautes instances, par leur rôle, leur rang ou leurs liens familiaux, soit ils étaient tout simplement fortunés. Ce qui soulevait une autre question : d'où venait l'argent ? Ne serait-ce que celui qui leur avait permis de faire construire pareille demeure ? Était-ce le fruit de leurs précédentes activités ou de leurs entreprises nippones ? Dans tous les cas, déterminer leur nationalité était une priorité.

L'agent leva les yeux vers les documents recouvrant la période qui l'intéressait et lâcha un soupir. Elles étaient encore loin ses précieuses heures de sommeil.


La nuit commençait à tomber, et toujours aucune trace ni de Kunikida ni de Yamazaki. Aucune réponse sur le portable du détective. Atsushi commençait à s'inquiéter.

Bien que son pronostic vital soit toujours engagé, l'état de Dazai semblait s'être stabilisé. Avec une cage thoracique enfoncée et la majorité de ses côtes cassées, les médecins lui donnaient des semaines à s'en remettre, si toute fois il s'en remettait. Ça non plus, il ne voulait pas y penser.

Levant les yeux vers le ciel, Atsushi s'avança de quelques pas pour sentir les gouttes d'eau sur son visage. À force de rester à l'hôpital, il avait l'impression que l'odeur de détergeant avait imprégné jusqu'à l'intérieur de sa peau. Et pourtant il ne voulait pas partir. Il ne voulait pas le laisser tout seul dans cette chambre toute blanche avec ces machines effrayantes qui ressemblaient à des monstres prêtes à le dévorer.

Sans savoir pourquoi, par l'une de ces associations d'idées stupides que peut parfois pondre un cerveau fatigué, il songea aux cigarettes de Yamazaki. Personne ne fumait à l'agence, et l'aperçu qu'il avait eu de la consommation de la jeune femme l'avait impressionné. Il avait beau savoir que c'était mal et mauvais pour la santé, Atsushi ne pouvait s'empêcher de trouver une certaine grâce dans cet objet qui se consumait entre ses doigts féminins. Il imaginait son visage plongé dans l'attente et l'ennui, son regard absent tandis que sa main portait d'un geste nonchalant la cigarette à ses lèvres. Un frisson lui parcourut soudain l'échine et l'éveilla de sa torpeur pour le laisser à la fois ému et pantois. Comment la simple pensée d'une femme en train de fumer pouvait-elle le troubler à ce point ?

Et comme si l'univers avait entendu ses désirs les plus secrets, le jeune homme vit soudain une silhouette se détacher de la pénombre pour avancer vers lui.

– Tu ne devrais pas rester comme ça sous la pluie », lui susurra la voix de Tomie Yamazaki.

– Je… que… que faites-vous ici ? » marmonna-t-il, incapable de cacher le rouge qui lui montait aux joues.

– Mon travail », répondit-elle simplement. « J'ai quelques éléments nouveaux. Il me semblait donc bienvenu de vous les partager. »

– Fukuzawa est rentré au bureau.

– C'est toi que je voulais voir.

Atsushi sursauta tandis que le regard de l'ex-policière se braquait sur lui. Il y avait quelque chose d'incisif dans ses yeux, presque cruel.

– Qu… qu'est-ce que vous avez trouvé ? Vous étiez avec Kunikida j'imagine…

– En effet.

Fidèle à elle-même, elle laissa un petit sourire étirer ses lèvres et tira de son sac un boitier en argent dont elle extrait une cigarette qu'elle alluma avec une infinie lenteur. Le temps qu'elle la laisse un peu se consumer et la porte à ses lèvres, Atsushi s'était déjà liquéfié sur place.

– Tu ne fumes pas j'imagine.

Il y avait un soupçon de moquerie dans sa voix.

– Non…

– C'est bien.

Osant une oeillade dans sa direction, le jeune agent vit que le sourire sur ses lèvres avait disparu et que son regard s'était paré de cette solitude qui semblait suinter par tous les pores de sa peau.

– Je sais… » marmonna-t-il. « Pour… pour ce qui s'est passé entre… entre vous et Dazai… »

– Comment ?

Elle n'avait pas bougé d'un cil, si ce n'est ses yeux qui s'étaient de nouveau braqués sur lui et le fixaient avec une rigidité effrayante.

– J'ai parlé avec Taneda Santouka.

– Eh bien… tu en as plus dans le pantalon que je pensais.

Il rougit de plus belle tandis qu'elle soufflait un nuage de fumée, le regard à nouveau perdu vers le lointain.

– Je suis désolé.

– Tu avais le droit de savoir. De savoir quel genre d'homme il est.

– Il n'est plus comme ça.

La fermeté de sa voix le surprit lui-même et lui valut un léger mouvement de la part de la jeune femme qui tourna la tête vers lui.

– Ceux qui ont connu les ténèbres n'en ressortent jamais vraiment », dit-elle tout bas. « Ils peuvent faire semblant, affecter la bonté, faire croire qu'ils ont changé, mais un rat reste un rat, et un meurtrier garde dans son sang la trace de ses crimes. »

– Vous parlez en connaissance de cause j'imagine.

La réponse se passait de mot, et Atsushi ne put soutenir son regard.

– Il… il m'a sauvé », bredouilla-t-il.

– Grand bien te fasse.

Elle écrasa son mégot sans l'avoir terminé et s'approcha de lui pour se mettre à sa hauteur, jusqu'à pratiquement coller son front au sien.

– Et toi ? Est-ce que tu pourras le sauver ?


– Enfin !

Il n'avait pu s'empêcher de pousser une exclamation de triomphe, récoltant un regard incendiaire de la part de l'employé chargé de surveiller les archives.

"Toquard », marmonna-t-il.

Trois heures qu'il cherchait sans relâche et enchaînait les cafés pour ne pas s'effondrer de fatigue sans que le fonctionnaire ne daigne lever le petit doigt.

– Toi tu paies rien pour attendre.

Toujours est-il que face à lui, sur un registre datant d'avril 1946, avait été écrits en toutes lettres les noms qu'il s'était arraché les yeux à rechercher.

Bram Stocker (8 novembre 1916)

Mary Shelley (30 août 1926)

Lewis Carroll (27 janvier 1919)

De nationalité irlandaise pour le premier, anglaise pour les deux autres. Sans doute la raison pour laquelle leurs noms avaient été enregistrés, car aucun américains ne figuraient sur les rapports. Forcément.

– Enfin… », répéta-t-il plus bas.

Un nom, une piste sérieuse à remonter, de quoi lui accorder le sommeil serein qu'il attendait tellement. Jetant un œil dehors, Kunikida réalisa que la nuit était tombée. Il s'empressa de recopier les noms et les dates de naissance des intéressés sur son carnet avant de remettre en ordre les classeurs, non sans les laisser sur la table, histoire de donner un peu de travail à son cher fonctionnaire au poil dans la main.

30 août 1926… ainsi Mary avait à peine 23 ans lorsqu'elle était morte. Or l'initiale S. qu'ils avaient crue la même que celle de Bram était en fait celle de son nom de jeune fille, Shelley, et rien n'indiquait que ces deux-là fussent un jour mariés, d'autant que les dates de naissance révélaient dix années d'écart. Ainsi l'histoire du mystérieux scientifique fou et de sa compagne se précisait pour enfin s'ancrer dans le réel. Seul bémol, si Mary semblait bel et bien morte, il y avait peu de chance que Bram ou Lewis soient toujours en vie. L'espoir était cependant de mise et Kunikida ne tenait pas à se décourager. Pas maintenant. Il leur fallait désormais remonter la piste de ces trois individus, quitte à mandater une enquête dans leur pays d'origine. Leur rencontre, l'objet de leurs recherches, les raisons de leur immigration, l'origine de leur fortune. Et ce fameux papillon… rien ne devait être laissé au hasard.

Arpentant les rues d'un pas plus énergique que jamais, il s'accorda une pause pour lever la tête et inspirer longuement. Dans le ciel d'automne, une trouée s'était percée pour laisser apercevoir, au-delà des lumières de la ville et des halos de pollution, l'éclat diaphane des étoiles.

– On va y arriver », susurra-t-il, les poings serrés.

Pour Yamazaki, Kogoro, Dazai aussi, ils allaient y arriver. Il fallait qu'ils y arrivent.


« Qu'est-ce que vous voulez ? »

Il l'avait dit les lèvres tremblantes, à peine capable de tenir sur ses jambes. Le petit agent à la voix de fillette et au coeur sur la main.

Tomie se réfugia sous un porche pour allumer une nouvelle cigarette. Elle était en colère, mais elle ignorait après quoi: ce gamin qui s'acharnait à garder ses bons sentiments, même après avoir appris la vérité, Dazai qui n'avait pas fait grand-chose pour remporter toute sa confiance d'orphelin en manque d'affection, ou elle-même qui suscitait chez lui le défi et la pitié, à défaut du bon sens ?

Un vent très froid fouetta tout à coup ses jambes, et elle s'aperçut que la pluie s'était transformée en lourds flocons, trop humides pour se fixer au sol. Un nuage s'échappa de ses lèvres, mélange de fumée et de condensation naturelle.

Elle n'avait pas d'excuse puisqu'en réalité, sa présence à l'hôpital se passait de motifs. Après sa visite chez Mononobe senior et les avancées de l'enquête, elle avait simplement éprouvé le besoin pervers de s'assurer qu'il allait toujours mal. Lui souffrant, elle se sentait un peu mieux. Ou tout du moins une partie d'elle-même qui venait rentrer en conflit avec une autre, vestige de son ancien elle, qui ne pouvait se réjouir du malheur des autres et qui s'offusquait de la personne qu'elle était devenue. Seule avec sa cigarette et pour seule compagnie le fantôme du regard d'Atsushi qui pesait sur elle comme une chape de plomb, Tomie avait l'impression d'être déchirée en deux. Elle détestait, elle avait honte de cette personne qu'elle observait, et qu'elle ne pouvait néanmoins s'empêcher d'être, puisque c'est la vie qui l'y avait conduite. Il lui semblait parfois que ses actes lui échappaient, qu'à force de fatigue, de rancoeur et de dégout, elle cessait de se battre pour laisser les rennes à une sorte de double maléfique et se délecter un instant du spectacle avant de crouler sous le poids de la culpabilité. C'est ainsi que le regard d'Atsushi lui revenait, encore et encore. Qu'elle revoyait la lueur de défi dans ses yeux tandis qu'il se redressait pour la défier.

« Je ne vous laisserai pas lui faire du mal. »

Ainsi c'était elle l'ennemie aux yeux de l'innocence, et tandis que sa cigarette continuait de se consumer entre ses doigts se subvertit au regard d'Atsushi celui de Kunikida. Beaucoup plus lourd. Cette pensée lui arracha un spasme et lui serra le coeur si fort qu'elle en grimaça.

Voilà cinq ans qu'on la regardait avec pitié, dégout, désir parfois, toujours conditionné par son infirmité mêlée à l'aura de ténèbres qu'elle s'était construite et qui la protégeait comme une carapace, effrayant les moins téméraires pour ne laisser que les dépravés, les solitaires et les rêveurs, les trois allant souvent de paire. Or le détective l'avait considérée comme son égale, sans jugement, sans cette empathie qui la recouvrait comme une couche de crasse. Lorsqu'il lui tendait le bras pour l'aider à monter un escalier, ce n'était pas par considération pour elle, mais par fidélité envers lui. C'était un geste naturel et désintéressé qui ne se préoccupait pas des codes sociaux pour s'entacher de cette pute de bien-pensance qui gangrène les coeurs et les esprits. Il y avait quelque chose en lui de si pur et si droit que cela l'effrayait, elle qui se nourrissait de ténèbres depuis si longtemps, car contrairement aux innocents comme Atsushi ou Mononobe Junior qu'un rien pouvait heurter, voire détruire, Kunikida avait la solidité d'un roc. Elle ne pouvait se vêtir face à lui de ses attributs de vampire pour se nourrir de sa vivance. L'acuité de son regard et la franchise de ses paroles la mettaient systématiquement à nu et lui ôtait tous ses masques. C'était la première fois que Tomie sentait qu'on la voyait pour ce qu'elle était vraiment, et ça lui faisait peur, beaucoup trop peur.

Le souffle soudain plus court, elle se hâta de terminer sa cigarette et la laissa tomber à terre pour l'écraser du bout du pied. Un bon moment, elle garda les yeux rivés sur ce petit bout de papier rempli de poison qui gisait par terre, qui polluerait l'eau et les sols et qui finirait par se diluer à son tour, après de très nombreuses années. Combien faudrait-il lui en fumer encore pour se consumer et ne jamais revenir ?

Autour d'elle, les flocons faisaient un rideau de plus en plus épais dans le halo des lampadaires et formaient sur le sol un tapi très léger de blanc et de glace. Il n'en était pourtant pas terminé de l'automne. C'est en levant les yeux pour les regarder se détacher de l'obscurité que Tomie prit conscience du poids de ses paupières et de ses membres, encore plus lourds que d'ordinaire. Aurait-elle droit un jour à un repos ? Un vrai ? En attendant, elle héla un taxi et regarda simplement la ville défiler sous ses yeux comme les lumières lointaines d'un navire à la dérive. De plus en plus… c'est alors qu'elle se demanda, dans l'hypothèse où ils viendraient à bout de l'enquête, du mystère de Bram et de sa femme, de la disparition d'Akechi, que ferait-elle alors ? Qu'allait-elle devenir ?


Goutte à goutte. Très lointain.

Un souffle continu, et les formes diaphanes tout autour.

Les perceptions fantômes de ce qui bat très, trop fort. Dans et en dehors de lui. À l'intérieur de lui.

À quel moment le temps a-t-il cessé d'exister ?

Qui a fait de son présent l'éternel passé, rejoué encore et encore sous ses paupières fermées ?

La petite fille sur la plage dans sa robe de coton, l'écume des vagues sur ses pieds, le remous du ciel et la chaleur du vent.

Quand tout cela a-t-il cessé d'exister ?

Vivre en échappant sans cesse aux souvenirs. Vivre sans passé ni avenir. Qui ? Quoi ? Était-ce la petite fille aux cheveux châtains ? Ou bien le froid dans ses yeux ?…

L'homme sentit soudain ses paupières s'ouvrir. Il reconnut les ténèbres et le froid, mais ne put nommer ce qui l'entourait. Voilà longtemps qu'il n'avait pas eu peur. Qu'il n'avait pas senti ses entrailles se serrer à l'approche du je-sais-quoi, du monstre tapi dans le noir, du rien plutôt, puisque ce n'était jamais rien. Juste la perspective de vivre encore, l'effroi de se savoir là, existant quelque part dans un monde qui n'est pas fait pour soi, en trop ou en pas assez, et de ne rien pouvoir y faire. Et l'angoisse qui grimpe dans la gorge, le souffle qui s'amenuise, pressé, comme si quelque s'était assis sur son torse.

Lucy.

Ce nom qui lui venait de la mer et que les vagues chantaient encore dans les nébuleuses de son esprit. Lucy.

Pourquoi se souvenir maintenant, alors qu'il y avait tant à faire et à souffrir ? Pourquoi depuis son gouffre de ténèbres et d'oubli, une fillette vêtue de blanc était-elle venue lui tendre la main ?

Un sifflement de douleur franchit ses lèvres tandis qu'il tentait de se redresser. Les aiguilles dans sa peau, les fils qui couraient sur ses bras, les pansements, les bandages, Dazai les connaissait bien maintenant. Ce qu'il y avait de nouveau, c'était la musique dans sa tête, les images et la lumière. Celle d'un matin brumeux et du gris criblé de pluie sur les vitres. Celle de la chambre où on voyait la mer. Ce souffle qui ne lui appartenait pas, mais qui était aussi lourd, aussi douloureux que le sien. L'odeur de bois, de cendre et de poussière. L'odeur de mort.

« La maison sur la falaise », s'entendit-il murmurer.

Là-bas, sur une lointaine plage de ses souvenirs, s'était échouée une maison sur la falaise. C'était là qu'il la trouverait. C'était là qu'il se souviendrait.

C'était là qu'elle l'attendait.


Quelques petites précisions sur la kabbale juive : à la base je n'y connais rien, mais je cherchais un système de correspondance entre lettres et nombres original, porteur de sens, et je suis tombée sur celui-ci en lisant un vieux bouquin d'occasion sur la censure et les livres mystérieux. Non seulement il y avait la correspondance, mais aussi la portée mystique et ésotérique, donc c'était parfait XD Pour les quelques infos distillées dans ce chapitre, je n'ai pas cherché très loin puisque tout vient de l'article wikipédia que j'ai tenté de synthétiser avec le plus de clarté possible.

J'espère que ce chapitre vous a plu, et je vous dis à bientôt pour la suite !