Bordel de merde... je termine enfiiiiiiiiiiiiiiiiiiiin ce chapitre ! Et on peut dire qu'il m'aura fait suer sang et eau punaise ! Wow ! Il est actuellement minuit, nous sommes le 13 mai, je n'ai pas publié depuis janvier, je suis actuellement au bout de ma vie mais j'ai ENFIN terminé ce putain de chapitre !

Bon ce pétage de plomb correctement exprimé dans un langage des plus châtiés mais des plus sincères, je vous dis bonjour à touuuuuuuus ! Là je crois que j'ai battu des records en termes de délai de publication mais franchement... mon emploi du temps de malade, la préparation des cours, et une réelle perte d'envie d'écrire, ont vraiment mis à mal ce chapitre dont j'ai rédigé les premiers paragraphes en février et que je n'ai plus touché jusqu'à il y a quelques jours à peine. Et franchement, pour faire ce que j'ai fait, je peux vous dire que j'ai eu la foi et que j'ai mis le turbo, parce que ce n'était pas de la tarte.

Aloooooors, au programme de ce chapitre qui, vous le verrez, est particulièrement long (quitte à attendre, autant que ça vaille le coup) : des fucking révélations sur le passé de nos trois loustiques d'anglais (oui oui, vous savez... les personnages, l'enquête, Mary, Bram, tout ça...) et d'ailleurs je pense que vous aurez reconnu les auteurs de Dracula, Frankeinstein et Alice au Pays des merveilles, histoire de rester dans la logique de BSD. En plus il faut admettre que si ces trois-là avaient eu des super pouvoirs ils auraient été vachement stylés, c'est obligé. Sinon... vous aurez... un Kunikida comme vous ne l'aurez jamais vu, parce que je vous avoue que grande fan et amoureuse chronique de persos de fiction... j'ai un peu craqué... je ne vous en dis pas plus, mais peut-être que vous devinerez si je vous préviens dores et déjà que le langage employé est parfois assez cru. Après je sais que vous êtes de grandes personnes, suffisamment avisées, qui ne vont pas se choquer devant un peu de chair. Et puis de toute façon les tabous me soulent, donc allons-y gaiement !

Sur ce, enjoy, et n'oubliez pas de commenter s'il-vous-plait. Comme vous l'avez peut-être compris, je traverse une mauvaise passe et un peu de soutien ne serait vraiment pas de trop. Je suis actuellement incapable de vous promettre quoi que ce soit quant à la date de sortie du prochain chapitre, vu comment j'ai galéré à terminer celui-là, mais il sortira, soyez en sûr.

À très bientôt ! :)

CHAPITRE 18 –

Glaciale, sa chambre d'hôtel lui évoquait davantage un réduit ou un placard à balais que ce qu'est censé être une chambre, à savoir un refuge ou un cocon. Son ancien « elle » aimait les couleurs pastel et les couettes épaisses. Lorsqu'elle était à l'école de police, Tomie avait investi plus qu'elle n'aurait dû pour faire de son studio cet havre de paix et de douceur dont elle avait toujours rêvé. Son tapis à motifs géographiques, son canapé gris clair, les plaids roses dans lesquels elle s'enveloppait les soirs d'hiver et les origamis en forme de grues qui pendaient à sa fenêtre s'étaient gravés dans sa mémoire comme une géographie imaginaire. La carte d'un monde désormais en ruines, et dont elle n'avait gardé que la projection. Elle ne savait même pas ce qu'il était advenu de ses affaires. Ses livres, ses vêtements, ses meubles, elle avait tout laissé après l'accident.

Lentement, Tomie retira sa veste et s'assit sur son lit, le regard dans le vague. C'était la première fois qu'elle se souvenait de son ancien chez elle avec autant de précision. À sa sortie de l'asile, fuir avait été sa priorité. Fuir loin de tout et de tous, surtout d'elle-même et de tout ce qu'elle avait été. C'est ainsi que pendant cinq ans, elle s'était laissée mourir dans sa pension miteuse, aux côtés des plus miséreux, des vieillards et des putes, des fous et des alcooliques. Ceux qui, comme elles, n'avaient plus le courage de vivre, et pas assez de force pour mourir. C'était en revanche bien la première fois qu'elle pensait à son ancien chez elle sans chercher à le fuir, et même avec une certaine tendresse… Un jour il faudrait tout de même qu'elle sache. Ce qu'était devenu tout ce qui avait relevé d'elle-même… Bien qu'une petite voix lui soufflait que rien n'était tout à fait perdu, et qu'Ango y avait sans doute personnellement veillé. La question serait alors de savoir si elle serait capable de retrouver ce qui lui avait pourtant appartenu.

Tout en allumant le chauffage, Tomie enleva ses chaussures et se laissa tomber sur son lit. Pour l'heure il y avait l'enquête. Kogoro. Dazai. Bram et Mary. Cet espoir fou de vaincre la mort. Ce lien entre le couple, Akechi et la mafia qu'ils parvenaient à sentir sans jamais pouvoir le toucher. Tant à faire avant que n'émerge l'espoir de vivre à nouveau.

Un léger rire s'échappa de ses lèvres desséchées par le froid.

Comment pouvait-elle espérer vivre, ne serait-ce qu'un instant, alors que chaque parcelle de son corps avait été maudite jusqu'à l'os ? Comment pouvait-elle imaginer retourner dans la lumière alors que tout ce qu'elle avait été ne relevait que du mirage ? Tout sauf l'ombre qui s'était libérée le jour où Dazai avait voulu la tuer.

Chacun possède sa part de ténèbres, plus ou moins reniée, plus ou moins cachée derrière mille et uns artifices, parce qu'on refuse de voir le laid en soi. Parce qu'on en meurt parfois.

Alors que le sommeil la prenait enfin, avec cette lourdeur affligeante qu'on éprouve lorsqu'on n'a pas dormi depuis longtemps, Tomie sentit son portable vibrer sous son flanc et grimaça tout en se contorsionnant pour l'attraper.

La modernité l'irritait. Elle la voyait comme un soleil blafard, agressif, qui sape toutes les formes, toutes les couleurs, pour ne laisser qu'un monde aseptisé, sans relief, sans nuance, voué à l'uniformité et à la lumière sans aucune place pour la nuit. Toujours.

Elle détestait ça. Donc il lui arrivait très régulièrement de laisser cet engin de côté, de l'oublier sous son matelas ou sous une pile de vêtements, histoire de ne pas avoir la sensation d'être sans cesse talonnée par d'autres consciences que la sienne.

Le message venait d'un numéro inconnu mais était signé de Kunikida. Tomie sourit en réalisant que l'agent avait certainement demandé à Ango de lui donner son numéro. L'agent avait cependant eu la délicatesse de ne pas l'appeler pour préférer lui écrire. Son message lui fit l'effet d'un coup de poing.

Kunikida avait trouvé l'identité de Mary, Bram et Lewis ainsi que leurs dates de naissance. Il les avait trouvés. Lui seul, en à peine quelques heures, à partir des nouvelles informations qu'ils avaient recueillies sur Lewis et la date de sa correspondance avec Mary. C'était à peine croyable.

Après avoir repris son souffle, le coeur battant d'excitation, Tomie relut les trois noms trouvés par le détective. L'une des clés du mystère.

Bram Stocker

Mary Shelley

Lewis Carroll

Trois Britanniques, deux Anglais et un Irlandais débarqués au Japon en avril 1946 sans raison déclarée, sans histoire, passés visiblement inaperçus auprès des autorités locales, assez fortunés pour s'installer dans l'un des quartiers les plus huppés de Yokohama et s'exposer sans crainte auprès du gratin occidental.

L'agent ajoutait qu'il avait fait mandater une enquête auprès d'une personne de confiance, affiliée au MI6, à Londres, et qu'il attendrait le lendemain pour lui en parler de vive voix, peut-être au prisme de nouveaux éléments.

Tout comme sa franchise, son efficacité était désarmante. Tomie se souvint pourtant de ses cernes au matin, de l'épuisement qui se lisait dans ses traits lorsqu'ils s'étaient rencontrés au café, une éternité plus tôt, alors qu'il se remettait tout juste de ses blessures et de l'attaque du cimetière. Les fiotes du commissariat pouvaient aller se rhabiller face à lui…

Le souffle court et son portable toujours entre les doigts, Tomie se laissa choir de nouveau sur son lit et laissa son regard se perdre dans l'obscurité du plafond. Elle n'avait toujours pas allumé la lumière et pourtant, c'est comme si les formes s'étaient tout à coup faites plus distinctes, l'air plus tiède, et la nuit plus douce.

Kunikida Doppo. Quel étrange individu… mélange d'austérité, d'efficacité brute et de sensibilité à fleur de peau. Comment un être aussi contradictoire pouvait exister ?

Elle s'endormit sans trouver la réponse, terrassée par la fatigue, mais soulagée, quelque peu, de ne plus être tout à fait seule dans ce monde si sombre, et dans le labyrinthe aux milles détours dans lequel l'avait plongée Akechi. Dans lequel elle errait, en vérité, depuis cinq ans.


L'aube n'était pas encore levée que Kunikida était déjà sur pieds, condamné à ruminer jusqu'en début d'après-midi au moins avant de rappeler son contact, en raison du décalage horaire. Il avait espéré que la nuit le repose et lui permette de récupérer ses heures de sommeil perdues, mais il avait à peine fermé l'oeil. Le mystère qui entourait Bram, Mary et Lewis. L'entreprise désespérée du scientifique, la mort abominable de sa compagne. Akechi dans tout ça. Et Dazai. Combien de fois s'était-il endormi ne serait-ce qu'un instant, pour se réveiller le souffle court, avec l'impression d'avoir encore son sang sur les mains. Combien de fois avait-il vu, sous ses paupières fermées, son corps inerte dans le noir et entendu son souffle beaucoup trop court, beaucoup trop faible, dans le silence de sa chambre.

Et puis il avait rêvé d'elle. C'était la première fois. Il avait rêvé de cette serre où il l'avait vue pour la dernière fois, des reflets diaphanes sur sa peau et du sourire qui s'était dessiné sur ses lèvres juste avant qu'elle ne s'effondre et qu'une fleur écarlate n'éclose sous son corps. Comme cette fois là, il avait alors senti la colère sourde dans ses entrailles, l'horreur, une colère si forte, contre le monde, contre le ciel, contre tout ce qui lui donnait la force de vivre, et surtout contre lui-même.

Dans la réalité, Kunikida n'avait pas approché le cadavre de Sasaki Nobuko. Il n'en avait pas eu la force. Tout ce qu'il avait pu faire, ce fut saisir Dazai par le col pour faire de son visage, de sa cruauté, de son ignorance, l'auteur de l'ignominie qu'il avait sous les yeux. Sauf que dans son rêve, Dazai aussi gisait au sol, la cage thoracique enfoncée, percée de cinq petites plaies qui suintaient sur son torse, et dont le liquide venait se mêler à ce qui s'échappait du corps de Sasaki pour courir jusqu'à ses pieds et tâcher ses vêtements de rouge. Il n'avait pas réussi à crier. Ses yeux s'étaient seulement posés sur Sasaki, les longs cheveux noirs qui couvraient ses traits, tandis que dans ses entrailles s'éveillait la douleur, le besoin sourd d'enrouler ses bras autour de ses épaules, de ramener le souffle à cette bouche qui n'avait connu que le malheur, de la bercer jusqu'à l'aube en espérant que sa vie réanime la sienne, quitte à ce qu'il meure à son tour dans ses bras. Il avait donc pleuré, pleuré jusqu'à hurler, et lorsqu'il s'était laissé choir à ses côtés, les mains baignées de rouge et les doigts tremblants, lorsqu'il avait écarté ses cheveux pour prendre son visage entre ses mains, ce n'est pas les traits de Sasaki que Kunikida reconnut, mais ceux de Tomie.

Un profond soupir résonna dans les bureaux déserts de l'Agence des Détectives armés.

Il ignorait si c'était la fatigue, les horreurs accumulées, l'anxiété ou les trois à la fois, mais il avait rarement eu un sommeil aussi agité. Kunikida avait en effet la capacité, essentielle dans un travail comme le sien, de « couper », dès qu'il rentrait chez lui, plus encore lorsqu'il dormait. Sport, méditation, musique classique participaient quotidiennement à cette écologie personnelle qui lui était absolument vitale, mais là, il n'y arrivait plus. Cela faisait deux jours qu'il n'avait pas consulté son carnet d'idéaux. Ça ne lui était encore jamais arrivé, même dans les pires moments de sa carrière. Il n'avait même pas écouté son morceau de musique hebdomadaire pour se détendre et oublier. C'était catastrophique.

Trois heures s'étaient écoulées à l'Agence sans qu'il ne se passe rien. Il était exceptionnellement arrivé à 8h30. Seul Fukuzawa était présent. Yosano et Atsushi étaient à l'hôpital, Tanizaki et Naomi en cours, Kenji et Rampo en mission, puisque la vie se poursuivait bel et bien, et Kyoka quelque part, probablement avec Atsushi. Peu importe, puisque tout ce qu'il avait à faire, c'était attendre, les yeux rivés sur l'horloge et son aiguille qui n'avançait jamais. Il était fatigué.

11h.

Toujours pas de nouvelle de Yamazaki non plus. Son message était resté sans réponse, mais il avait l'intuition que, comme lui, elle attendait fébrilement les nouvelles en provenance de Londres. Qu'avait-elle fait en attendant ? Où logeait-elle d'ailleurs ? Avait-elle au moins dormi ? Elle qui semblait constamment épuisée, maintenue debout par un fil invisible à tout instant sur le point de rompre. Il était pratiquement certain qu'elle n'avait pas mangé. Peut-être bu, seule au comptoir d'un pub isolé, de préférence dans la pénombre. Elle avait très certainement fumé aussi, puisque les contours même de son corps semblaient faits de brume.

Penser à la jeune femme et à l'éternelle cigarette qui se consumait entre ses doigts ranima chez lui l'envie d'en rallumer une, en plus de quelque chose de plus ténu, de plus profond, qu'il ne sut identifier.

Se redressant sur son siège, Kunikida récupéra le paquet acheté la veille, après quatre ans d'abstinence, et traversa les bureaux jusqu'à la fenêtre. Dehors, le monde ressemblait à un éternel non lieu, piégé dans le brouillard , où ni les contours ni les formes n'existaient, où l'on ne voyait que la lumière des phares, même aux heures les plus claires, et la silhouette fantomatique des passants. Un monde somnambule.

Lair trempé de feuilles mortes vint agiter ses cheveux et lui donna presque envie de ranger sa cigarette pour se remettre au chaud.

La tentation fut cependant plus forte, et il lui succéda un plaisir coupable lorsqu'il vit la braise faire crépiter le papier. Il inspira néanmoins et souffla un long trait de fumée dans l'air déjà gris. Peut-être était-ce à cause de l'odeur de poison et de cendre, mais l'image de Tomie, déjà prégnante dans son esprit, devint soudain presque palpable.

Ses yeux clairs sous ses longs cheveux bruns, ses lèvres très pâles et la finesse de son cou. Il l'imaginait se déshabiller dans le noir, étrangère à son propre corps, prisonnière de sa propre peau comme d'un gant qu'elle ne pouvait retirer, s'allonger dans les draps pour y reposer ses membres meurtris. Devenir un peu plus douce à elle-même et s'abandonner enfin , là où personne ne pourrait voir ses traits se détendre et son souffle s'allonger pour élargir son enveloppe, un peu trop étriquée, comme si elle vivait sa vie en apnée. À quoi ressemblait-elle lorsque la paix regagnait son visage ? Quelle teinte avait son sourire et ses yeux lorsqu'ils n'étaient pas voilés par la tristesse ?

Kunikida restait persuadé qu'en chacun, malgré la haine, malgré les noirceurs, malgré le chagrin, demeurait une part de lumière. Une petite étincelle, bien enfouie dans sa coque d'ombres, et que rien ne pouvait altérer. Il se demandait parfois s'il existait un moyen de dissoudre cette coque, plus ou moins transparente chez certains, incroyablement rêche et épaisse chez d'autres, comme Dazai. Comme Yamazaki. Il lui arrivait d'ailleurs de se demander si ces deux-là n'étaient pas de la même trempe. Peut-être était-ce pour cela qu'ils s'étaient trouvés et détruits mutuellement. Mais comment ?… Comment pouvait-on en venir à renier à ce point la vie en soi ?

Dazai était bel homme, grand, mince, athlétique. Son visage était harmonieux, charmeur même, et il comprenait que son partenaire fasse régulièrement des émules. Quant à Tomie… malgré la maigreur, la dureté de ses traits, il ne pouvait s'empêcher de le constater et de le reconnaître chaque fois qu'il posait les yeux sur elle. Elle était très belle. D'une beauté fine et délicate, aussi subtile et lumineuse qu'un pétale de fleur. Il fallait la regarder longtemps pour s'en apercevoir. Pour dépasser l'image estropiée de poupée cassée qui sautait à la figure lorsqu'elle apparaissait. C'était sa coque. Le personnage dans lequel elle avait fini par s'enfermer à force de le subir. Mais comment ignorer, une fois qu'on l'avait vue, l'harmonie parfaite de ses traits, la finesse de ses lèvres, le tracé de ses joues, de son nez et de ses pommettes, la ligne courbe de ses sourcils sur ses longs cils noirs, la grâce qui se devinait sous la lourdeur de ses gestes, la légèreté qui se dégageait de ses boitements silencieux, puisque oui, quand elle marchait, et même avec sa canne, Tomie ne faisait pas de bruit. Comment ne pas rester de marbre à l'odeur de fleur, de parchemin et de pluie qui s'échappait de sa peau ?

Lors de leur visite au manoir, il n'avait pas pu s'empêcher d'étudier sa silhouette du coin de l'oeil, d'arrêter son regard, quelques secondes à peine, déjà trop pour lui, sur le galbe de ses mollets, la ligne de sa taille et le léger arrondi de sa poitrine, qu'il devinait alors libre sous les draps. Ses seins blancs dans la nuit et la ligne sans doute parfaite de son ventre…

La sonnerie de son portable le tira de ses pensées avec une brutalité qui faillit lui faire perdre l'équilibre. Ce n'est que lorsqu'il reprit pied avec la réalité que Kunikida prit conscience de la moiteur de ses mains et de la rigidité de son entre-jambe.

Mon dieu…

Il tremblait encore quand il décrocha et entendit la voix de Yosano de l'autre côté du fil.

– T-tout va bien ? » bredouilla-t-il.

La voix du médecin était neutre. Rassurante dans sa froideur de marbre.

« L'état de Dazai est désormais stable », lui dit-elle. « Son pronostic vital n'est plus engagé. Il est pour l'instant sous morphine et les médecins s'interrogent encore sur la durée exacte de sa récupération, qu'ils estiment au minimum à deux mois. »

– C'est déjà un miracle qu'il s'en soit sorti.

– C'est notre Dazai après tout…

Le notre le fit sourire. Et les faits étaient pourtant là. Leur Dazai ne se laisserait pas abattre si facilement. Enfin une bonne nouvelle.

– Merci pour l'info », souffla-t-il.

– Ça va toi ?

Le ton de Yosano n'avait pas d'intonation particulière, mais il crut tout de même y déceler un brin d'inquiétude.

– Tout va bien. J'attends des infos supplémentaires pour l'enquête, c'est tout.

« C'est tout », se répéta-t-il pour lui-même avant de raccrocher, le souffle court. À quoi pouvait-il bien penser ?

Une bouffée d'oxygène supplémentaire, dénuée de cigarette cette fois, lui fit du bien sans lui ôter le poids qui s'était niché au creux de sa poitrine. Là où ça avait toujours fait mal, où il s'était toujours senti vide. Il expira bruyamment. S'il commençait à songer à ses propres démons, à sa propre vacuité, il ne s'en sortira jamais. Il fallait aller de l'avant. Marche ou crève. C'est toujours ainsi qu'il avait pensé, et cela ne lui avait jamais fait défaut.

Comme pour confirmer son vieil adage, son portable sonna de nouveau, et l'écran s'alluma cette fois sur un numéro étranger. Ce fut comme si l'univers lui tendait enfin la main pour qu'il ne sombre pas trop profondément dans les méandres de sa conscience.

– Agatha ! » s'écria-t-il avant même de décrocher. « Quoi de nouveau ? Tu as pu trouver des infos ?! »

« Bonjour à toi aussi », marmonna une voix féminine, légèrement rauque, derrière l'écran. De l'autre côté du monde.

– D-désolé… j'attendais ton appel.

– Je plaisante.

Très économe en salive, puisqu'elle détestait parler pour ne rien dire, Agatha se passait généralement de formalité. Sa remarque était une taquinerie, il le savait, et devait également annoncer une pêche fructueuse. Si elle était avare de paroles, l'enquêtrice aimait en effet ménager ses effets.

– Tu es bien accroché ? » demanda-t-elle en articulant chacun de ses mots comme un bonbon à savourer.

– Je suis même assis.

– Alors prends de quoi noter, parce que des infos, t'en auras assez pour écrire un bouquin.


Il n'est de plus grand pêché que la cupidité.

Bram l'avait compris très tôt, lorsqu'au matin de son dix-neuvième anniversaire, il réanima un coeur pour la première fois. C'était un coeur de singe, un peu plus petit qu'un poing, encore tout frais et palpitant. Bram l'avait extrait de son hôte quelques heures plus tôt, dans le silence tapissé d'ombres du Saint Thomas Hospital. L'animal était un sujet d'étude, condamné pour malformation cérébrale. Il s'en était servi comme on ramasse une pomme de pin sur la route, sans demander à personne, sans vérifier s'il avait le droit, sans se poser de question. Il avait tué la bête sans remord et avait extrait l'organe à l'aide de pinces en acier. Ce n'est pas qu'il avait aimé le craquement de la chair et l'odeur du sang, car Bram n'avait pas l'esprit d'un meurtrier il voulait savoir, comprendre, et surtout, créer.

En 1786, un scientifique nommé Luigi Galvani avait observé que les muscles d'une grenouille se contractaient fort lorsqu'elle était mise en contact avec deux métaux différents.

Le 17 mars 1800, Alessandro Volta inventait la première pile à colonnes en empilant des disques de cuivre et de zinc, séparés par des disques en feutre imbibés d'acide. Et ce n'était que le début, il le savait, il le sentait. L'humanité était à l'aube d'un grand siècle, et c'était des scientifiques comme Galvani, Volta, comme lui, qui la mèneraient à son apogée. Bram ne voulait pas devenir célèbre Il ne voulait ni l'argent ni la notoriété. Seulement la justice. S'affranchir de cette condition souffrante, soumise à la finitude, au labeur, à la maladie.

On était croyant dans son pays. Sa mère lui avait appris à prier comme les Chrétiens, mais Bram ne croyait pas en Dieu. Il croyait au Diable. Car si Dieu était aussi miséricordieux qu'on le disait dans les églises, il n'aurait pas chassé sa progéniture du paradis. Il n'aurait pas condamné la femme à souffrir en donnant la vie, il n'aurait pas envoyé l'homme sur la terre brûlante et poussiéreuse pour trimer comme une bête. Tout cela, cette vaste farce qu'était la vie ne pouvait être que l'oeuvre du mal absolu, et lutter contre lui, c'était s'élever un peu plus vers Dieu. Devenir cet homme parfait que le Grand n'avait fait qu'à sa ressemblance. Voilà ce qu'il croyait.

C'est pourquoi, lorsqu'il vit le coeur palpitant dans son bocal, relié aux fils de cuivre qu'il avait eu l'idée de lui implanter en s'inspirant des travaux de Galvani et Volta, Bram n'eut pas peur. Il entrevit les possibilités innombrables et terrifiantes qui s'ouvraient à lui, et sut alors qu'il était sur la bonne voie. La peur était l'apanage des faibles, et la morale celle d'un malin qui voulait les limiter dans leur potentiel. Mais l'homme était tellement plus que cela…

Le coeur ne battit qu'une poignée de secondes avant de se taire pour l'éternité. En ce matin de novembre, le soleil était déjà plus pâle et l'air plus froid, mais lui avait chaud, terriblement chaud, et si le coeur sous ses yeux était déjà mort, trop vite peut-être, le sien battait désormais très vite.

Bram Stoker était né le 8 novembre 1916 à Dublin. Sa mère l'éleva seule. Son père ne fut quant à lui qu'un héros sans voix et sans visage, enfermé dans un cadre noir au-dessus de l'âtre de la cheminée. Bram parlait peu, riait souvent, mais toujours en silence, et pour des choses que les autres enfants ne comprenaient pas, comme la morsure d'un insecte ou la mort d'un oiseau. Dès ses cinq ans, il se mit en tête de devenir anatomiste et capturait des mantes religieuses pour les disséquer dans sa chambre, avec l'espoir intime de comprendre l'infiniment grand dans l'infiniment petit. Après avoir été un enfant étrange, il fut un adolescent exemplaire, d'une intelligence rare, ce qui n'empêcha pas sa mère de pleurer lorsqu'il fit ses bagages pour partir à Londres. On était alors à la fin de l'été 1933 il venait d'obtenir sa première bourse pour entamer ses études de médecine à l'université d'Oxford. En ce matin de brume et de silence, il fit ses aux-revoir à la femme qui l'avait élevé et ne sut qu'un an plus tard qu'il la voyait alors pour la dernière fois. La veuve Stoker mourut en effet de la tuberculose un an après le départ de son fils.

Seul et orphelin, Bram fut un étudiant brillant, admiré de ses professeurs, jalousé par ses camarades. La solitude le talonna dans ses années de jeune adulte, comme elle l'avait accompagné depuis l'enfance. Elle l'entourait alors comme un grand manteau noir derrière lequel il cachait ses aspirations.

Bram n'avait jamais voulu faire de mal à personne. Il n'y avait de plus grande souffrance pour lui que de voir la vie d'un patient lui échapper, son flux vital couler comme du sang entre ses mains.

Il avait vingt-trois ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata

Le 26 janvier 1944, il fit la rencontre d'une jeune infirmière. Elle s'appelait Mary Shelley, et avait à peine dix-huit ans.

On ne put parler de coup de foudre, mais il était évident que Mary exerçait un charme étrange sur tous les hommes qu'elle rencontrait.

Élevée dans le quartier de White Chapel par une mère blanchisseuse, abandonnée par son père, la petite avait grandi parmi les ivrognes et les prostituées. Elle connaissait la misère crasseuse des bas-quartiers, le sourire gras des hommes, les regards affamés qu'ils portaient à sa poitrine naissante, et glissaient sous ses jupons. Elle savait le prix du désir assouvi, la saleté des piécettes glissées sous les draps, la honte aussi, la colère surtout. À dix-huit ans, elle avait davantage vécu qu'une femme de soixante-dix, et portait dans ses yeux le poids du malheur, couplée d'une insolence et d'un panache qu'elle avait sauvagement arrachés aux épreuves de la vie. Elle était comme une lionne libérée de ses chaines, profondément libre, intelligente et forte. Aussi, en la rencontrant, Bram ne vit pas qu'une jeune fille belle et brillante, mais le miracle d'une humanité qui s'élevait enfin.

Ils travaillèrent ensemble au front, défièrent les nuits sans lune et sans sommeil pour venir au secours de ceux qui en avait besoin. Mary berçait l'estropié mourant tandis que Bram charcutait, rapiéçait, recollait les chairs pourries, les membres éclatés par les tirs d'obus, les corps mis en miettes par les inventions de l'homme contre l'homme. Et c'est au front, dans les hôpitaux de fortune, entre les cris des mourants et les pleurs des fils qui appelaient leurs mères, qu'il comprit que le mal n'avait pas été créé par un suppôt invisible et surpuissant, mais qu'il venait du coeur des hommes, et qu'il prenait sa racine dans la maladie des maladies, la peur des peurs celle de mourir.

Après la guerre, Bram écrivit son premier traité avec l'aide d'un certain Lewis Carroll. Camarade d'université, ancien diplômé de l'école d'arts, reconverti dans la médecin après une courte vie de débauche et d'oisiveté. Entretenu par un père qui avait fait fortune dans le dépeçage et la vente des terres agricoles anglaises, en particulier dans le comté du Cheshire, Lewis avait poursuivi l'idéalisme romantique tardif de son temps jusque dans les mansardes désaffectées de Londres, où les femmes de petite vertu, aux seins ronds et à la peau blanche, venaient lui servir de modèle contre une étreinte et quelques sous. Il avait beaucoup bu et beaucoup divagué sur les misères de son temps, le rêve d'une société plus juste et plus belle, avec son cercle d'artistes reclus dans leurs tours d'ivoire aux murs tapissés de toiles inachevées. Il parlait d'amour et d'aventures pour ne rêver dans son lit que de chair et d'étoiles. Depuis qu'il était petit, Lewis voyait en effet dans son sommeil une étrange jeune fille à la peau nacrée et aux cheveux blonds comme les blés. C'était elle qu'il cherchait dans le murmure de ses pinceaux, dans les baisers volés et les longues nuits désoeuvrées.

Il avait un tempérament étrange, naïf, constamment happé par la recherche d'une chose qu'il ne pouvait trouver. C'était une belle âme aux bras tendres et aux yeux rieurs. Il avait un sourire d'enfant et pleura comme un vieillard le soir où il brûla toutes ses toiles et quitta sa mansarde pour ne plus jamais y retourner.

Après son inscription à la faculté de médecine, Lewis se passionna pour l'aliénisme. Bien que désormais datées, les théories de Mesmer sur le magnétisme animal intriguaient toujours, et les expériences de Puységur sur le somnambulisme n'avaient jamais trouvé d'élucidation scientifique, pour ne rester qu'un vaste mystère laissés aux rêveurs et aux fantasques. Aux gens comme Lewis, qui s'était persuadé avec le temps, au fil de ses absences et de ses désillusions, qu'un autre monde existait à la frontière de la matière, un monde de l'esprit et de l'invisible, plein d'un mystère dont l'humanité avait encore tout à apprendre.

En s'intéressant aux travaux de ses pairs, Lewis élabora une théorie selon laquelle les hystériques, les fous, les hallucinés, avaient accès, de part leurs délires, à une réalité autre, plus grande et plus complexe, que le reste de l'humanité ne faisait qu'entrevoir à travers ses rêves et parfois ses cauchemars. En 1935, il lut pour la première fois les ouvrages de Gérard de Nerval, poète français longtemps négligé par la critique, étiqueté de fou, suicidé au terme de la nuit noire et blanche du 26 janvier 1855 en portant sur lui les feuillets de son tout dernier ouvrage, le testament de sa vie de dément. Aurélia, le rêve ou la vie.

De fait, Aurélia parlait aussi de ses propres rêves, de cette femme aux cheveux d'or et qui portait sur son front l'étoile radieuse du matin, et c'est en feuilletant ces pages hallucinées que Lewis décida de consacrer sa vie à prouver l'existence de l'autre-monde, celui où les âmes s'élevaient après leur mort et qui renfermait le secret des secrets. Celui de l'éternité.

Il avait croisé Bram pour la première fois sur les bancs de l'université. Lui l'étudiant fantaisiste, l'artiste raté, avait trouvé grâce aux yeux du génie silencieux dont les professeurs disaient tant de bien. Bram fut le seul à écouter ses théories, à partager ses aspirations, et lui confia même un jour les siennes celle de transcender la mort.

Après la guerre, Lewis se consacra corps et âme à ses travaux sur la folie, et trouva une place au Bethlem Royal Hospital. « Bethléem », là où le Christ, l'étoile du monde avait vu le jour. Il y vit un signe, et tandis qu'il se spécialisait dans les cas d'hallucinés et de grands délirants, Bram réintégrait le Saint-Thomas Hospital en tant que chirurgien en chef. Tous deux étaient promis à une brillante carrière, et décidèrent d'allier leurs efforts dans la rédaction du « Traité de l'Au-delà », où Lewis exposa ses observations, ses théories sur le plan de l'esprit, de l' « âme » comme il disait, et Bram ses expérimentations sur le plan physique du corps. Mais les mystères et le salut de l'humanité n'était pas leur seul centre d'intérêt.

Le 4 avril 1944, Lewis, fut envoyé dans le même service que Bram, et y croisa pour la première fois les yeux de Mary Shelley. Il sut alors qu'il avait trouvé la femme qui le hantait depuis toujours. La jeune fille à la peau blanche et aux cheveux dorés. Elle était là, en chair et en os, bien vivante, plus vivante même que n'importe qui. Dès le premier regard, Lewis sut qu'il l'aimait déjà, et que rien ne pourrait plus jamais le détourner du visage de Mary, de ses traits angéliques, de la grâce dans ses gestes et de l'appel de ses lèvres, rien, si ce n'est les sentiments de la jeune femme pour son meilleur ami. Lui qui avait toujours aimé et admiré Bram se mit à le détester en silence, en cachette. À dissimuler sa haine et sa frustration derrière ses grands sourires de gentil garçon, à jalouser chaque regard qu'ils échangeaient, chaque baiser qu'ils partageaient, car Bram et Mary s'aimèrent très vite, et très fort. Bien plus qu'il ne voulut l'admettre, et c'est seulement en se faisant le témoin de leur mariage, le 3 Juillet 1946, qu'il déposa les armes et comprit que rien ne pouvait se mettre en travers de leur bonheur. Rien, si ce n'est eux-mêmes.

Le 5 août 1946, un mois à peine après leur mariage, Bram et Mary Stoker furent surpris par un gardien de nuit dans les sous-sols du Saint-Thomas Hospital, à l'intérieur d'une petite pièce que Bram réservait à ses études, et dont les murs étaient tapissés d'étagères remplies de bocaux où flottaient des morceaux de chair indéfinissables, noyés dans la puanteur morbide du formol. Les policiers chargés de l'affaire y reconnurent plus tard des cerveaux, des coeurs, des foies, des yeux même, quatre fœtus aussi. Tous d'origine humaine. Personne ne savait où Bram se les étaient procurés.

C'est le cri qui avait alerté le gardien, un cri effroyable, sorti de la gorge et des tripes, un cri d'agonie. En bravant l'obscurité des sous-sols, il avait alors entendu des chuchotements et des sons métalliques, avant d'entrevoir la faible lueur d'une chandelle par l'interstice de la porte réservée au docteur Stoker. Il crut à une intrusion, mais le cri l'avait trop effrayé. Il préféra regarder par le trou de la serrure, et ne comprit pas ce qu'il vit. Le couple était censé être en lune de miel. Ils se trouvaient pourtant là, tous les deux, autour d'une forme qu'il ne put identifier. Même de l'autre côté du panneau, l'odeur était exécrable, et le gardien retint sa respiration lorsqu'il entendit un craquement sourd, suivi d'un choc qui sembla heurter jusqu'aux murs. Il refusa d'en voir davantage. Le simple fait que le couple Stoker ne soit pas là où il devait être, l'heure tardive, le silence des couloirs – il avait toujours trouvé bizarre que l'éminent médecin n'ait pas fait installer son bureau aux étages supérieurs, comme les autres, mais dans les sous-sols, si près de la morgue – et le cri surtout, le cri… tout cela le convainquit que ce que tramaient le chirurgien et sa femme n'était pas normal. Qu'ils partageaient tous les deux un effroyable secret, et que s'il l'apprenait, lui le petit gardien sans nom et sans visage, il serait un homme mort.

Il s'appelait James Flinch. C'est lui qui, en cette nuit d'été, se précipita à Scotland Yard pour expliquer aux brigades de nuit ce qu'il avait vu et entendu, et pour les entrainer dans les couloirs obscurs du Saint-Thomas Hospital, où furent retrouver les documents et les sujets d'étude de Bram. Ce que James avait aperçu à travers la serrure de la porte était le corps d'un patient déclaré vivant le matin même, quoique souffrant d'un cancer du foie en phase terminale. La peau avait été brûlée par endroits, la cage thoracique défoncée, et les organes extraits un à un pour être plongés dans des bocaux semblables à ceux des étagères, reliés entre eux par des systèmes de fils de cuivre implantés à un générateur central que Bram avait placé au niveau du coeur. L'opération n'avait pas été terminée, et l'incision au niveau du crâne suggérait que le chirurgien avait voulu également extraire le cerveau, avant d'abandonner son ouvrage. Nombreux, parmi ceux qui découvrirent la scène, ne purent tenir le choc, et souffrirent par la suite de cauchemars et de ce que les médecins identifiaient à l'époque comme de l'hystérie. Les pièces adjacentes avaient été condamnées et murées sur ordre de Bram, soit disant pour raison sanitaire, mais on y découvrit un accès depuis son bureau, ainsi que deux autres cadavres, dans le même état que celui du premier. Les organes extraits, rattachés à une batterie dont l'une fonctionnait encore, et qui avait réussi à maintenir le coeur dans un état fonctionnel. Les malheureux furent « débranchés » après leur découverte, rendus à leur famille, dignement enterrés. Cela faisait un mois que le médecin légiste se plaignait de la disparition de certains cadavres, et soupçonnait qu'un réseau de malfaiteurs ait intégré les murs de l'hôpital pour voler les dépouilles et les revendre à des fins sordides. Le temps où les fossoyeurs creusaient les tombes pour revendre les macchabées aux écoles d'anatomie n'était après tout pas si lointain.

Un avis de recherche fut lancé, et un procès déclaré contre Bram et sa femme, qui restèrent introuvables.

Un mois après leur disparition, Lewis Carroll déposa sa lettre de démission et quitta son poste du Bethlem Royal Hospital pour disparaître à son tour.

Personne n'entendit plus jamais parler des trois individus, mais lors du procès où il dut relater les circonstances de sa macabre découverte, James Flinch revint sur un détail qu'il lui avait échappé, cette fameuse nuit. Alors qu'il détachait son oreille de la porte pour traverser de nouveau le couloir sur la pointe des pieds, la peur au ventre et la main sur la bouche pour ne pas qu'on l'entende respirer, il avait entendu des pleurs dans le noir. Les pleurs d'un homme, et reconnu sur une blouse laissée à l'entrée de l'hôpital l'insigne du Bethlem Royal Hospital.


« Que reste-t-il de leurs existences ? De leurs aspirations ? »

Son éternelle cigarette se consumait entre ses doigts minces. Elle avait légèrement bouclé ses cheveux et portait un tailleur à motifs écossais flambant neuf qui mettait en valeur ses hanches et sa poitrine.

– Les quelques traités qu'ils ont imprimés, une dizaine à peine, perdus pour la plupart. Les comptes-rendus des expériences de Bram, tous infructueux, presque délirants d'après Agatha. Rien en revanche en ce qui concerne Lewis. J'imagine qu'il a tout détruit avant son départ au Japon. À moins qu'il n'en ai emporté une partie avec lui. »

– Vous pensez que c'est lui qui a prévenu Bram et Mary ? Que c'est lui qui pleurait dans ce couloir, le soir où Flinch les a surpris ? » émit Tomie.

– Qui d'autre ? Pour qu'ils se volatilisent de cette manière, il fallait bien que quelqu'un les ait prévenus et aidés à s'enfuir.

– Mais pourquoi avoir choisi le Japon ?

– Allez savoir… Agatha n'a pas la réponse non plus. Rien dans leur histoire n'attestait d'un quelconque intérêt pour l'Asie.

– Ils voulaient peut-être seulement partir très loin. Se terrer là où personne ne les retrouverait jamais et ne pourrait les poursuivre pour leurs expériences.

– Puisque de toute évidence ils les ont poursuivies.

Ils s'étaient installés dans un bar chic de l'avenue centrale de Yokahama, là où Yosano aimait tant faire ses emplettes, jusqu'à dévaliser des boutiques entières. Les murs satinés de pourpre et le bois lustré du mobilier donnaient à l'endroit des airs de belle-époque qui forçaient l'élégance, les regards en biais et une ténue dont Tomie semblait s'être approprié les codes à merveille. Avec son buste droit, légèrement penché sur le côté, sa taille très fine et ses jambes croisées, elle semblait sortir de ces films où la noirceur et le mystère s'écartent l'espace d'un rendez-vous, entre deux notes de jazz, où, après mille regards et quelques paroles voluptueuses, le héros cède au baiser de la femme fatale. Kunikida en avait le cerveau retourné, et demanda un autre verre de vin pour retrouver sa contenance.

– Vous êtes sûr que vous tiendrez la dose ? » se moqua gentiment la jeune femme.

– Je bois plus souvent qu'on ne peut l'imaginer », admit-il. « Mais toujours du bon vin. »

– Je n'en doute pas.

Ils demeurèrent un instant silencieux, le regard porté sur le pianiste en redingote qui jouait inlassablement, les lèvres closes et le regard fixe derrière ses lunettes rondes, avant que l'agent ne s'aperçoive que Tomie l'observait du coin de l'oeil, la main sous le menton, son verre de blanc dans l'autre.

– A-Agatha m'a dit qu'elle chercherait quelques renseignements supplémentaires, notamment sur les fréquentation de Bram qui aurait entretenu des liens avec des cercles occultes », balbutia-t-il.

– Tiens donc…

– Rien n'est encore sûr. Lewis aurait en revanche fait l'objet d'un procès pour avoir consommer du haschisch en compagnie d'artistes et de médecins de sa connaissance. Bram aurait d'ailleurs fait partie du lot.

– Je croyais que la pratique datait du 19e siècle.

– Mais Lewis était un fervent admirateur des romantiques et des poètes maudits, dont les figures de proue consommait régulièrement des substances pour entériner leurs délires, avoir accès à cet autre monde dont il souhaitait prouver l'existence.

– Je dois avouer que cet homme me fascine… » soupira Tomie. « Est-ce qu'il sera possible d'avoir accès au fameux « Traité de l'au-delà » qu'il a rédigé avec Bram ? »

– Agatha m'a dit qu'elle m'enverrait les copies dès que possible.

Un léger sourire étira ses lèvres carmin.

– Tout de même… » marmonna-t-elle tout en reprenant une gorgée de blanc. « Comment a-t-elle fait pour avoir accès à ces informations si rapidement ? »

– Agatha fait partie du MI6. Elle a accès aux dossiers les plus confidentiels et possède un réseau très efficace qui peut remonter les affaires les plus anciennes et les plus tortueuses en quelques heures, pour peu qu'elle ait les renseignements nécessaires. Un nom et une date suffisent généralement. C'est une personne redoutable.

– Je vois cela.

Ses yeux gris ne le quittèrent pas tandis qu'elle portait son verre à ses lèvres, et semblèrent même accroître leur magnétisme sur lui, comme si elle cherchait à déceler quelque chose entre ses silences.

– Vous la connaissez bien ? » demanda-t-elle finalement, d'une voix faussement innocente.

– Agatha ? J'ai eu l'occasion de la rencontrer oui. » Il tenta de dissimuler le rouge qui lui montait aux joues et baissa les yeux tout en sachant qu'elle avait sans doute déjà compris. « Elle travaillait pour l'ambassade britannique de Tokyo, en lien étroit avec les services secrets. C'est en partie elle qui a formé Fukuzawa et qui l'a aidé à monter l'Agence. »

– Ils étaient amants ?

Un soupir, qu'il contenait depuis quelques minutes déjà, libéra soudain son torse comprimé par la nervosité.

– Je crois que oui.

– J'imagine qu'elle vous a formé aussi.

Nouveau soupir. La clairvoyance de la jeune femme l'aurait même dangereusement agacé s'il n'y avait pas cette volupté dans ses gestes, cet attrait dénué de moquerie dans son regard.

– En effet… et… pas seulement en matière d'espionnage… » admit-il.

– Pourquoi avoir honte ?

Un léger sursaut le contraignit cette fois à poser son verre. Il devait presque s'accrocher à la table pour ne pas vaciller, garder sa contenance, retenir cette vague qui venait s'insinuer en lui jusqu'à creuser les aspects les plus intimes de sa vie. Kunikida leva lentement les yeux vers Tomie. Ce n'était cette fois plus le désir timide de glisser les yeux sur sa poitrine, de se délecter de ses épaules et de sa taille qui venait le toucher doucement, mais l'envie furieuse de la prendre à même la table, de l'embrasser à pleine bouche pour la faire taire, glisser ses mains sous sa jupe, l'entendre gémir, céder à la honte elle aussi, l'humilier et céder avec elle. L'envie brûlante, brutale, contenue dans ses entrailles, de lui faire l'amour. En avait-elle seulement conscience ? Se moquait-elle de lui en le poussant si loin dans ses retranchements ? En le poussant si fort contre le mur qui renfermait ses bas instincts, jusqu'à pratiquement le faire céder sous la pression ? Était-ce ainsi qu'elle jouait avec les hommes ?

– Je ne sais pas ce que vous chercher, mademoiselle Yamazaki, mais vous n'obtiendrez rien de moi », lança-t-il sèchement en finissant son verre d'un trait.

Même Sasaki Nobuko n'avait jamais eu un tel effet, un tel impact sur lui. Jamais personne, si ce n'est Agatha. Ses lèvres matures, cette sensualité qu'elle dégainait comme une arme et qui transpirait par tous les pores de sa peau. Le souvenir de ses cheveux entre ses doigts, de ses seins sous ses paumes et de son pubis sous sa langue suffit à le faire frémir, presque à lui faire mal.

Tomie n'avait toujours rien dit. En osant un regard vers elle, l'Agent la vit de nouveau tournée vers le pianiste, le visage et les épaules détendues, sans qu'aucune rancoeur ni désir inassouvi ne vienne déformer ses traits.

– Je n'ai pas couché avec Akechi si c'est ce que vous vous demandez », dit-elle simplement, lorsqu'elle sentit son regard.

Elle avait lu dans ses pensées.

– Je ne vous aurait pas jugée » admit-il.

– Je sais », son corps pivota de nouveau vers lui. « Tout comme je ne vous juge pas. »

Ce qu'il vit alors dans ses yeux, Kunikida ne put l'expliquer. Une solitude profonde. Le désir de confier ses instants de perdition, ce qu'elle ne gardait que pour elle-même, de savoir peut-être qu'elle n'était pas seule, que d'autres se perdaient aussi.

– Je… Agatha a été ma seule et ma dernière amante », commença-t-il. « Je ne couche pas sans amour. Je n'y arrive pas, et c'est difficile d'aimer. De se laisser aimer surtout… donc je n'avais jamais franchi le pas avant de la rencontrer. Agatha était beaucoup plus âgée, forte de son expérience. Elle est allée sur un terrain où aucune n'avait osé s'aventurer, m'a montré ce qu'était le désir, ce que pouvait donner la rencontre entre deux corps. Elle m'a appris que l'amour pouvait surgir d'un contact, du désir et de l'abandon confiant, sans attente, sans forcément de lendemain. J'étais sclérosé par le poids de l'engagement, d'une vie à deux, du mariage, des enfants peut-être, et elle m'a montré autre chose. C'est peut-être parce qu'elle était européenne que je me suis laissé faire, parce qu'elle m'impressionnait, que je la respectais profondément, que je me suis senti libéré de toute attente envers elle, si ce n'est d'écouter mon désir d'homme pour une fois. La seule de ma vie. » Il parlait les yeux baissés, à voix basse, presque tremblante, et les mots franchissaient ses lèvres comme un flot libérateur, comme l'aveu qu'il n'avait jamais fait, et qui donnait existence à ce qu'il avait vécu en cette nuit de novembre, entre les bras de cette femme aux cheveux roux et au ventre blanc. Que cela faisait partie de sa vie, de lui, Kunikida Doppo, l'idéaliste. Le pauvre idéaliste.


Elle n'osait lui prendre la main, pas même effleurer sa peau des doigts il se serait peut-être enfui, ou bien cela l'aurait blessé. Kunikida Doppo lui ouvrait son coeur et elle, elle ne pouvait lui confier le sien. Pas même le toucher ou le regarder. Il l'aurait accusée de le séduire, et elle ne voulait pas être sale à ses yeux. Du moins pas comme ça, parce qu'il n'était pas comme ceux qui l'avaient touchée et à qui elle s'était offerte sans une once de fierté et d'amour propre.

Son désir, elle le sentait pourtant comme une vague brûlante contre ses sens. Elle avait vu son regard furieux, presque vengeur, décelé la sueur sur ses tempes, les tremblements dans ses mains, et ne voulait pas qu'il cède, qu'il s'en veuille, qu'il ait honte à cause d'elle. Surtout pas.

– J'ai couché avec beaucoup d'hommes », lança-t-elle lorsqu'il eut fini son histoire, encore affaissé d'épuisement, soulagé d'un poids trop lourd. « J'ai cédé mon corps à des inconnus, à des gens sales et sans goût, à des violeurs, des pédophiles, des cocus, des frustrés qui savaient qu'ils pouvaient me baiser sans rien demander en retour. Moi, tout ce que je voulais, c'était avoir mal. »

Et comme à chaque fois qu'elle y pensait, la douleur dans sa jambe brulait jusqu'à son cou. Son regard c'était quant à lui perdu, de peur de croiser le sien, de voir l'indignation et le dégout dans ses yeux, alors que c'était précisément ce qu'elle voulait susciter pour le soulager du désir infect qu'elle avait insinué en lui comme un poison, comme elle le faisait chez tous les hommes. Les longs cils de Mononobe junior, sa peau blanche et ses lèvres ingénues l'effleurèrent comme les pétales d'un rêve. Lui non plus, elle n'aurait pas dû le mériter.

– Vous ne pouvez coucher sans amour, je ne peux coucher que sans amour. Mécaniquement, douloureusement. » Elle alluma une cigarette. La sixième de la journée. « C'est comme ça que je prends mon pied. »

Et elle fuma en silence, captée par le va-et-vient des serveurs, le murmure des clients, le cliquetis des verres, et l'éternel ballai des touches de piano sous les doigts d'un être devenu automate. Oublier.

Elle prêta à peine attention au serveur qui, voyant qu'ils ne consommaient plus, glissa subtilement la note sous le cendrier de leur table, et chercha machinalement de quoi payer dans son sac. Bien assez pour tout régler.

– Venez », entendit-elle soudain, avant de voir la main et les doigts fins de Kunikida tendus vers elle. « Je vous invite à danser. »


Il n'avait pas réfléchi une seconde, n'avait même pas pensé à cette blessure qui lui permettait à peine de marcher, ni réfléchi à comment il s'y prendrait lorsqu'il s'en souviendrait. C'est tout ce qui lui était venu lorsqu'il avait entendu sa voix se briser, lorsqu'il avait vu sa silhouette se courber de douleur et de dégoût, son regard devenir soudain vague et sa personne tout entière se dissocier, s'éloigner du présent pour se perdre dans ses noirceurs. Cette noirceur qui l'effrayait déjà chez Dazai, encore plus chez elle où tout semblait à la fois plus fort et plus fragile.

Ce n'est que lorsque le regard de la jeune femme rencontra de nouveau le sien, et qu'il y vit seulement l'incompréhension qu'il réalisa son erreur et voulu retirer sa main sans y parvenir. Le pianiste semblait soudain être sorti de sa longue torpeur pour jouer un air plus entraînant, et là, sur la piste de danse, quelques couples s'étaient formés pour se dandiner dans une proximité maladroite et joueuse. Il avait envie de la tenir contre lui, de soutenir son dos contre sa paume, de guider ses pas pour qu'elle ne se perde plus Kunukida réalisa que malgré les longues secondes, il n'avait toujours pas retiré sa main.

– Je vous guiderai », susurra-t-il.

Elle crut d'abord qu'il se moquait d'elle.

« Je vous guiderai. »

Ces mots, ces simples mots, la touchèrent droit au coeur. Le souvenir du vieux Mononobe qui se dandinait au son de son gramophone et de sa musique des îles lui revint en mémoire. Lui aussi l'avait invitée à danser.

« Ça reviendra », lui avait-il alors assuré lorsqu'elle avait refusé.

Vraiment ? songea-t-elle soudain. Jamais depuis son accident elle n'avait espéré vivre autrement qu'au ralenti, espéré retrouver une mobilité normale, puisque la douleur était sa punition pour sa bêtise et sa naïveté. Pour l'affront qu'elle avait fait de vivre. Alors pourquoi son coeur battait-il si fort ? Pourquoi sans qu'elle n'y consente, sa main s'était-elle lovée dans celle de l'homme en costume pour se laisser entraîner sur la piste en laissant sa canne derrière elle ?

Soutenue par les bras forts de l'agent, Tomie leva les yeux vers lui, et vit qu'il souriait, d'un sourire aussi naïf que le sien à l'époque, ingénu et confiant. Un vrai beau sourire qui faillit mettre en miettes son coeur de pierre. Ça non plus elle ne put le retenir, et tandis qu'une larme discrète roulait sur sa joue, elle se laissa guider vers la piste de danse, sans tout à fait réaliser que la douleur aussi était restée derrière elle.


Atsushi n'avait quasiment rien fait de la journée.

Il avait dormi jusque tard dans la matinée et avait passé plusieurs heures assis, à regarder le temps passer, la pluie infinie derrière les carreaux, le passage des nuages, la vie qu'il n'y avait plus tellement en lui.

Atsushi s'était déjà senti vide parfois, lors des nuits très sombres et des jours très froids, mais jamais à ce point-là. Ce n'était même pas la tristesse ou la peur, juste le vide de tout, le rien. Rien dans son coeur et dans ses yeux, rien dans sa tête, même son corps lui semblait transparent.

– Tu ne vas pas voir Dazai aujourd'hui ? » lui demanda Kyoka, il ne sut pas trop quand. En début d'après-midi peut-être.

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce que ça ne sert à rien.

Ça ne le ramènerait pas, et même s'il en revenait, cela ne le sauverait pas. Rien ne pouvait le sauver. Et à quoi bon vouloir le sauver ? À quoi bon continuer ? Puisque quoi qu'il fasse, il ne trouvait plus de sens à rien.

Il lui semblait que le jour avait commencé à décliner quand son portable sonna et que le nom de Yosano s'afficha à l'écran. Il répondit parce qu'il avait peur qu'elle lui passe un savon, et elle lui passa un savon parce qu'il n'était pas venu à l'hôpital pour garder Dazai, comme convenu, et que c'était grave. C'était grave parce que Dazai avait disparu.


La tenir contre lui, sentir sa taille frêle contre ses doigts, son souffle sur sa nuque, ses pas hésitants, comme si elle réapprenait à marcher là, tout contre lui.

Kunikida aurait passé sa vie à tournoyer, pas à pas, sur cette piste de danse, et au-delà de la vitre du taxi qui les ramenaient lui et Tomie, c'était les lumières de la ville qui dansaient toujours. Des centaines de pointillés de toutes les couleurs qui venaient se refléter dans les gouttes de pluie, comme un patchwork multicolore et vivants, au-delà des formes et des matières.

La jeune femme resta silencieuse, mais à plusieurs reprises, il l'avait vue baisser les yeux d'émotion, cacher les larmes qui perlaient sur ses cils et sourire à demi, comme si le bonheur était quelque chose en trop pour elle, un état inconfortable dans lequel elle ne se déplaçait qu'à tâtons, poussée pourtant par la petite étincelle en elle, celle qui fait ouvrir les yeux chaque matin et qui pousse à continuer.

– Tout va bien ?

Il avait malgré tout peur qu'elle ait mal. Et si elle s'était forcée ? Et si elle souffrait en silence, sans rien montrer, comme elle savait sans doute si bien le faire ? Et si, en croyant lui faire du bien, il lui avait fait du mal ?

Le regard de Tomie se posa néanmoins sur lui avec la douceur d'un papillon et le fit déglutir sans bruit.

– Et vous ?

– Très bien.

Ce vouvoiement lui semblait désormais superficiel, et pourtant, il n'osait y déroger, là encore de peur de franchir les barrières qu'elle avait bâties autour d'elle. Il était allé déjà si loin…

– Nous y sommes », déclara-t-elle lorsque le taxi s'arrêta devant un petit hôtel à l'écriteau rouge et à la façade miteuse. « Merci pour ce soir. »

Son sourire, le frôlement de ses doigts sur sa main fut tout ce qu'elle lui laissa, ça, et le regret infini de ne pas la tenir à nouveau dans ses bras. À peine eut-il cligné des yeux que Tomie Yamazaki s'était de nouveau évaporée comme une ombre sortie l'espace d'une heure du pays des songes. Et lorsque le taxi démarra à nouveau, vide de sa présence mais encore empli de son parfum aux fragrances de fleur et de pluie, Kunikida ne put s'empêcher de se demander si elle existait vraiment, si elle n'avait pas surgi de son imagination en manque d'amour et de romance. En manque de tout. Avant que le chauffeur n'accélère, il jeta rapidement un œil en direction de l'hôtel, et vit qu'elle était toujours là, sous le auvent pour se protéger de la pluie, la lueur d'une cigarette au bout des doigts, nimbée de cette aura spectrale qui n'appartient qu'à la nuit et dans laquelle elle semblait se fondre. Était-ce ainsi que tout cela devait s'achever ? Que s'épuiserait la douceur du piano et de ses mains dans les siennes ? L'appel miraculeux de ses lèvres, l'éclat d'un moment hors du temps, oublié dans l'écho d'une danse qui se diluerait sous la pluie, comme tout le reste ? Derrière le tracé des gouttes sur la vitre lui revint la vision du sang rouge de Sasaki, le sang rouge sous ses cheveux noirs, la blancheur cadavérique de sa peau qui ne verrait plus le jour, son corps déjà raide dans la lumière verdâtre de la serre où elle avait choisi de mourir.

« Arrêtez-vous », lança-t-il soudain.

Serait-elle partie s'il s'était laissé le droit de l'aimer ? Aurait-elle franchi ce cap désespéré de ceux qui n'attendent et ne redoutent plus rien, pas même le néant, s'il l'avait retenue, ne serait-ce qu'un peu ?

Dans l'obscurité, Tomie ne semblait pas plus épaisse qu'une brindille ballottée par le vent. Ses cheveux s'agitaient au rythme des rafales et de sa bouche s'étirait un épais nuage qui se confondait avec la nuit. En réalisant qu'il était sorti du taxi pour s'avancer vers elle, elle avait ouvert des yeux perplexes et sembla prononcer quelques mots qu'il n'entendit jamais. Ses lèvres à lui tremblaient, ses mains aussi, et il trembla plus encore lorsque leur peau s'effleurèrent enfin, lorsqu'il plongea sa main dans ses cheveux et pressa sa bouche sur la sienne, doucement, furieusement, sans parvenir à trouver le juste milieu entre l'élan furieux, animal, d'assouvir ce désir qu'il contenait depuis des heures, des jours, des semaines, et la peur de lui faire mal. Il ne voulait pas l'effrayer, il ne voulait pas la faire souffrir plus qu'elle ne souffrait déjà. Il refusait d'être comme tous ces hommes qui la possédaient brutalement sans un mot ni un regard, qui s'appropriaient son corps avec la brutalité, la violence qu'elle appelait de ses vœux sans savoir qu'elle se refusait simplement à la douceur pour mieux souffrir, mieux se punir d'exister, d'être encore si belle, si forte et si vulnérable, si pleine dans sa douleur. Kunikida crut devenir fou lorsqu'il sentit contre lui la poitrine de la jeune femme, lorsque l'odeur de ses cheveux l'effleura et que la douceur de son cou emplit ses paumes et raviva le feu en lui, si fort qu'il eut peur tout à coup et recula sans pouvoir retirer ses mains. Ce fut alors elle qui s'avança. Sa canne tomba au sol dans un claquement sec, et comme un appel comme quelque chose qu'elle appelait de ses vœux sans l'admettre, une prière silencieuse qu'elle n'osait pas même formuler avec des mots, Tomie prit sa main libre et la mit sur sa joue, sa peau frémissante… alors les barrières déjà fragiles qui retenaient encore le flot de son désir cédèrent tout à fait, tout céda, tout s'effondra en lui pour ne laisser que l'étincelle brûlante, les tremblements, le chancèlement dans ses pas, la vision brouillée par les larmes, les doigts serrés sur ses épaules tandis que leurs lèvres se rencontraient encore, se quittaient, s'effleuraient, se touchaient à nouveau, à l'infini. Tout ce qu'il savait, ce qu'il parvenait encore à formuler, c'est qu'il aurait voulu que le temps s'arrête tout à fait, que le monde s'effondre pour ne laisser qu'eux, enlacés sur le trottoir et sous la pluie d'automne. Ici et pour toujours…


Tomie ne se souvint de rien, si ce n'est du sel sur ses lèvres, de sa paume sous sa nuque et de ses cheveux entre ses doigts. Au moment même où le corps de Kunikida Doppo se fondit dans le sien, elle sut qu'elle se souviendrait toujours de son parfum de musc et de lichen, du feu contenu qui courait sur sa peau, de son souffle effréné sur ses joues, de cette sensation d'être femme à nouveau et peut-être pour la première fois.

Elle se souvint des bras qui la portèrent tandis que leurs lèvres ne se quittaient pas et que leurs souffles ne faisaient déjà plus qu'un, de la pesanteur de leur corps brûlants sur le matelas, du chuintement de sa chemise qui se défaisait sous ses doigts, de la ligne de son torse, de la sueur sur sa peau, du toucher de ses mains sur ses seins, de son souffle effréné sur sa nuque tandis qu'il glissait ses mains sous sa jupe avec ardeur et abaissait en tremblant la fermeture éclair. De ses lunettes qu'il laissa sur le rebord de sa commode. De la pénombre. De l'odeur atterrée des mégots qu'elle avait laissés sur le bord de sa fenêtre. De ses soupirs lorsqu'il glissa les doigts sur le galbe de ses jambes, sous ses collants pour les retirer lentement, lorsqu'il passa les doigts sur l'horreur de sa peau et la fit pleurer, lorsque ses lèvres se posèrent sur les crevasses laissées par le feu et qu'il couvrit de salive ce qui avait ruiner sa vie. Lorsqu'il sécha les larmes de rage et de douleur sur ses joues pour l'embrasser encore, doucement, et glissa les paumes sous ses fesses, entre ses cuisses, entre les lèvres de son sexe.

Ses silences baignés d'angoisse et de torpeur en saisissant son pénis dressé entre ses mains et glissa ses doigts jusqu'à ses fesses pour le faire rugir de plaisir et de surprise.

Elle se souvint des tremblements dans ses jambes à lui, des sursauts dans les siennes, de l'appel de son désir, du frémissement de ses lèvres, du contact de ses doigts, de son humidité sur son ventre, de sa langue entre ses cuisses, de ses cris étouffés contre l'oreiller, de la douceur de son gland, du soulagement immense, de la complétude innommable lorsqu'il la pénétra enfin, ce sentiment d'être là, dans son corps, d'aimer, de voir, d'entendre, de sentir plus encore, de contenir le monde dans leurs souffles, dans ses assauts, dans la crispation de leurs mains entrelacées, de leurs yeux qui ne se quittaient pas et qui voyaient alors pour la première fois. Son corps, sa peau, son coeur, son ventre, son sexe… la vision de son torse dressé contre elle, de sa peau blanche, vibrante de désir, de ses lèvres entrouvertes. Ses cheveux couverts de sueurs sur ses épaules dénudés, leur arrondi parfait sous ses doigts, et la jointure de sa nuque.

Elle se souvint de tout cela comme d'une partition que l'on connaît par coeur sans l'avoir jamais jouée, et pour la première fois de sa vie, de toute sa vie, y compris celle qu'elle avait oubliée, Tomie se sentit pleinement et complètement existé. Sans joie ni douleur. Simplement exister en soi, et à travers le regard d'un autre. Et elle aurait voulu que cet instant s'étire à l'infini. Que leurs yeux et leurs lèvres ne se quittent jamais. Rester pour toujours dans les bras du premier et du seul qui lui avait réellement fait l'amour, qui l'avait touchée avec ses sens et son coeur, qui l'avait embrassée avec son âme et qui avait libéré la sienne. Que le jour ne se lève jamais. Rester pour toujours dans cette chambre et contre sa peau.

Mourir dans ses bras.

Encore et encore.

À l'infini.

Puisqu'elle aimait pour la première fois.


Longtemps il ne put la quitter du regard. Longtemps il se délecta de son souffle apaisé entre les draps, de la ligne de son épaule, de la finesse de ses doigts dans les siens. C'était au-delà du contentement, et même de la complétude, au-delà de tout. Avait-il seulement aimé jusqu'alors ?

La nuit était profonde et le silence impassible lorsque Kunikida se glissa doucement hors des draps pour se soulager. Il ne fit que vérifier l'heure sur son portable, pressé de retourner à la plénitude de leurs corps endormis à la douceur de ses bras. Onze appels en absence. Quatre messages, un de Fukuzawa, un de Yosano, deux d'Atsushi. Ce n'était pas normal. À l'instant même où il ouvrit sa messagerie, Kunikida sut que le miracle de cette nuit qui n'avait d'autres couleur que celle de leur désir et de leurs baisers s'était déjà effondré pour se perdre à jamais. Son coeur se brisa lorsqu'il lut les mots traitres, ceux qui lui disaient qu'il était déjà trop tard, qu'il avait failli, qu'une fois encore, le destin l'avait pris de court et que la vie s'était jouée de lui.

Dazai avait disparu. Personne ne savait où il était.