Bonjour à tous ! Voilà le nouveau chapitre ^^ pour une fois je n'ai pas eu trop de mal à l'écrire, mais comme vous allez le constater, il s'agit surtout d'une transition avant ce qui va suivre. Je me voyais mal amorcer la suite de l'enquête sans consommer le... choc de la fin du chapitre précédent. Donc pas grand chose de nouveau dans ce chapitre... quoi que... pas mal de révélations quand même sur le passé de Dazai. Cela vous semblera décousu... en plus d'aborder des thématiques difficiles (TW d'ailleurs pour le dernier paragraphe. Rien de graphique mais le sous-entendu en lui-même peut-être violent).
Je viens d'être nommée pour un temps complet dans un collège, donc j'aurai moins de temps pour écrire mais j'aimerais vraiment garder un rythme et une régularité dans l'écriture. De cette manière, je pourrais peut-être publier la suite dans des délais... convenables ^^'
Alsanne : merci infiniment pour ton commentaire. Je suis très touchée par tes compliments et ravie que le style tout autant que le scénario te plaisent :D je sais que c'était cruel de couper là-dessus XD mais la suite arrive, et j'espère que ces quelques lignes te plairont tout au autant ;)
Sur ce, je vous souhaite à tous une bonne lecture !
– CHAPITRE 19 –
La neige sur sa peau blanche et le vent qui faisait frissonner l'or dans ses cheveux. C'est ainsi qu'il l'avait vue pour la première fois et qu'elle s'était figée pour toujours dans son esprit d'enfant malade.
Indissociable de la neige et du soleil d'hiver.
Il se souvenait de son regard aussi. De ses yeux clairs qui brillaient comme un ciel d'été, et qui semblaient aussi porter le poids du monde en eux. En cette après-midi glaciale, elle portait une robe légère, presque transparente et, en plus du choc laissé par sa présence, cette entaille profonde qu'elle avait tranchée au scalpel dans la nuit de son existence, il se souvint s'être demandé comment elle faisait pour ne pas avoir froid.
Enfant, il n'avait connu que les ténèbres. Elle était arrivée dans son monde de noir et de gris comme un rayon de soleil. Apparition trop brutale, presque douloureuse pour son regard affaibli, toujours plongé dans la pénombre. Il avait donc fermé les yeux pour ne les rouvrir ensuite qu'à demi sur ses pieds de porcelaine, nus sur les pavés.
Elle. Ce elle là. La fille en robe blanche et aux longs cheveux qui le poursuivait depuis tout là-bas, et qu'il avait confondue avec la faucheuse sans savoir qu'elle appartenait à sa propre histoire. À ce fragment volé de sa mémoire et dont il ne restait que quelques résidus éparses dans son esprit en miettes.
Qui es-tu ?
C'est ce qu'il ne cessait de se demander.
Qu'as-tu été pour moi ? Quand l'avait-il vue pour la première fois, dans cette rue enneigé aux pavés tachés de soleil ? Pourquoi t'ai-je oubliée ?
Son visage… jusqu'à son nom… Mais il se rappelait de la texture de ses mains chaudes sur ses joues glacées, du frémissement de sa voix et du tintement de son rire.
Dehors, quelque part, et comme ce jour-là, le ciel était saturé de givre, et de tout petits flocons crépitaient dans l'atmosphère azurée, teintée de rose et de violet. Était-ce le souvenir de ses lèvres et de ses yeux qui rendait le monde tout à coup si lumineux ? Presque trop pour lui…
Dans ce train qui ne menait nulle part et dont les wagons crissaient comme des lames de couteaux sur les voies, Dazai tenta de se souvenir. Encore une fois. De ce passé qu'on lui avait volé. De la fille aux cheveux de blés.
« Souviens-toi… » souffla-t-il tandis que la douleur lui vrillait les entrailles.
Souviens-toi…
– Papa, tu crois qu'il est mort ?
Petite voix. Douce et fragile comme une cloche de cristal.
– S'il l'était il ne serait pas là. Il ne respirerait déjà plus. »
Masculine. Plus grave, plus mûre. Rassurante dans sa chaleur.
– Alors il va mourir ?
– Pourquoi mourrait-il ?
– Parce qu'il ne veut plus vivre.
– Comment le sais-tu ?
– Je l'ai lu dans ses yeux.
Ah ? Qu'avait-elle pu voir de si profond, de si caché, qu'il ne l'avait jamais dit à personne, pas même à lui ?
…
Jours de cendres. La chaleur étouffante sur son front. Moiteur des linges sur son visage, frais l'espace d'un instant, terriblement tièdes celui d'après, au contact de sa peau trempée de sueur. La douleur dans ses bras et dans ses jambes, cette sensation de chair rongée jusqu'à l'os. L'impression de suffoquer à chaque instant et de brûler de l'intérieur.
Il ignorait combien de temps cela dura. Il ne sut jamais vraiment, mais quand le garçon rouvrit les yeux, la première chose qu'il vit fut le soleil. Un soleil d'hiver dans le ciel blanc, au-delà d'une vitre entourée de bois bris, et du voile qui la couvrait. Il y avait des odeurs de sel, et derrière les murs de chaux, le remous de quelque chose de très vaste et de très apaisant. Il ne sut que bien plus tard alors que le souffle qui avait accompagné ses nuits sans sommeil, les matins enfiévrés et les soirs brumeux était celui de l'océan.
Et il resta là, longtemps, dans cet endroit qu'il ne connaissait pas, allongé peut-être, à la fois lourd et très léger, dans un brouillard permanent qui l'empêcha de distinguer les formes et les choses, jusqu'à sentir sa paume dans la sienne.
Elle s'était endormie à son chevet. Ses cheveux clairs, plus clairs que toutes les chevelures qu'il n'avait jamais vues, couvraient son visage au teint rose, et sa main tenait la sienne, fermement, comme si elle ne voulait pas qu'il parte.
Couché entre ses oreillers duveteux, dans les draps les plus doux du monde et dans un lit plus grand qu'il n'en avait jamais eu, le garçon aux cheveux sombres et au teint blafard regarda la fille assoupie à ses côté. Dans les songes ténébreux qui avaient rythmé l'étrange va-et-vient au loin, il avait rêvé d'une silhouette vêtue de blanc, aux pieds nus et au rire léger. Du bout des doigts, elle avait caressé sa joue et passé ses bras tièdes autour de ses épaules. Cette chaleur, cette petite étincelle de lumière qui s'était alors glissée jusqu'à son coeur cuirassé depuis si longtemps qu'il s'était pétrifié peu à peu, il en aurait pleuré… et il sut qu'il pleurait, qu'il était en train de pleurer, lorsque la fille, celle du présent, ouvrit les yeux et essuya sans un mot les larmes de sel sur son visage.
« Là… » dit-elle doucement, tandis qu'il reconnaissait sa voix. « Ça va aller… ça va aller… »
La douceur de sa peau contre la sienne, du contact de sa main et de son souffle sur sa nuque. C'était la première fois que le garçon pleurait. Il en eut tellement mal qu'il crut que sa poitrine allait se déchirer en deux, et même quand il hurla, quand il se tordit de douleur sous la violence des sanglots, elle resta là, près de lui. Elle lui dit que tout irait bien, qu'il avait le droit de pleurer, qu'il avait le droit d'avoir mal, que tout allait bien, qu'il n'était plus seul. Et il la crut, avec l'impression qu'il n'avait survécu à la longue nuit que pour la rencontrer, qu'elle savait déjà tout de lui, et qu'à la vérité, lui aussi la connaissait déjà.
Un instant de vide… et tout s'était effondré.
Dazai n'était plus là. Son lit d'hôpital vide, sa perfusion laissée sur les draps encore froissés. Il l'avait lui-même constaté, et à l'approche de l'aube, après toute une nuit sans dormir, Atsushi se demandait encore comment faire pour ne pas s'écrouler, là tout de suite.
Il lui était parfois arrivé de douter de l'existence de cet homme qu'il craignait et qu'il admirait plus que tout à la fois. De se demander si celui qui lui avait tendu la main ce soir d'automne, à la lumière du crépuscule et sous le vent d'Est n'avait pas été un autre lui-même, infiniment plus mature et bienveillant que le petit Atsushi qui pleurait à tout bout de champ.
Et là, face à ce lit vide, aux fantômes dont les draps portaient à peine la trace, il se demandait si, effectivement, il n'avait pas inventé Osamu Dazai.
« Atsushi ? »
Était-il alors nécessaire de le retrouver ? Fallait-il vraiment le chercher et se perdre plus encore ? Car au fond de lui, une petite voix grinçante lui disait bel et bien d'abandonner, et ce depuis plus longtemps qu'il ne le croyait.
– Atsushi ? Tu es là ?
Clignement d'yeux. Impression d'atterrir brusquement, d'encaisser soudain la lourdeur sur ses épaules et la douleur dans son dos. Dissocier du présent, s'en éloigner un instant pour échapper à toute la souffrance qu'il portait. Mais même ainsi, même en coupant, ça le rongeait de l'intérieur, et c'est en croisant le regard de Yosano, qu'il réalisa que c'était cette fois pour se protéger de ce qu'il y a de plus infâme et qui lui nouait la gorge en permanence. La disparition d'un être cher.
La veille, peu avant la nuit, pendant ce qui fut censé être son tour de garde, Dazai Osamu s'était volatilisé. Envolé. Sans une trace. Sans un mot. Sans un regard derrière lui. Comme cela arrive souvent. Avec cette cruauté brutale de la présence diaphane qui se fait subitement absence et qui laisse comme un trou dans le coeur.
– Le patron vient d'appeler » dit la jeune femme en passant la main sur son épaule. « Apparemment la Mafia n'a rien à voir avec ça. »
– Mais comment en être certain ?
– Mori en a fait le serment. Et je pense que Fukuzawa le connaît suffisamment bien pour savoir ou non quand il est digne de confiance. Cette fois, il semblait convaincu.
Elle aussi le paraissait.
– Mais qui alors ?
Marquant un arrêt, presque un figement dans sa respiration déjà plus rapide que d'ordinaire, Yosano recula de quelques pas et croisa les bras, comme pour se protéger elle aussi.
– Je ne sais pas…
– Est-ce que ce serait-lié à l'affaire ?…
Sa propre voix l'accablait de faiblesse.
– Je ne sais pas.
Elle n'avait ni ses escarpins rouges, ni sa barrette en forme de papillon dans les cheveux. Signe de vulnérabilité extrême d'autant plus choquante que Yosano ne flanchait jamais, devant rien ni personne.
– Mais je ne comprends pas comment il aurait pu se déplacer seul dans cet état », susurra-t-elle.
Là se nichait le grand mystère. Que Dazai disparaisse sans laisser de trace pendant quelques heures, voire quelques jours, c'était une habitude désormais, presque une farce, mais pas avec une cage thoracique enfoncée, les poumons perforés et les côtes cassées. Comment aurait-il pu ne serait-ce que sortir de son lit sans l'aide de personne ? Pour Atsushi, il n'y avait que deux explications possibles. Soit il avait eu un complice, soit quelqu'un l'avait enlevé.
– Et Kunikida-san… » souffla-t-il avant d'être à nouveau submergé par l'anxiété. « Quand est-ce qu'il arrive ? »
Il l'avait dit comme un reproche, une rancoeur cachée contre l'agent, d'ordinaire pilier, l'éternel filet qui rattrapait toutes leurs bourdes, tous ses manquements et, surtout, le garde-fou qui maintenait Dazai en vie.
– Bientôt…
– Pourquoi est-ce qu'il ne répondait pas ?
– Il ne me l'a pas dit.
Les faits…
À 21h30 précises, Yosano avait été contactée par l'infirmière de nuit qui avait constaté la disparition du patient, manifestement survenue entre 19h et 21h, après la dernière visite du médecin. En quelques minutes, toute l'agence avait été mise sur le pied de guerre, à l'exception de Kunikida, pourtant toujours le premier sur le terrain, qui n'avait répondu qu'au bout milieu de la nuit, après onze appels en absence et une visite infructueuse chez lui. On en avait aussi profité pour vérifier l'appartement de Dazai, sans succès, et Atsushi crut bien qu'ils devraient se préoccuper non pas d'un, mais de deux agents disparus, avant que l'ancien professeur ne réponde enfin. Toutes leurs recherches, leurs prises de contacts s'étaient alors avérées sans résultat. Pour l'une des premières fois depuis sa formation, l'ADA était à bout de souffle.
…
Le bruit de la ventilation. Le vrombissement des voitures au loin. La nuit et le froid. Dans cette atmosphère ténue qui précède les premières heures du jour, l'aube glaciale et silencieuse, l'hôpital ressemblait à une capsule blanchâtre où se confinait la vie aseptisée, maladive, des hommes à l'agonie. Comment ne pas mourir avec eux ? Terrassés par l'absence et l'anxiété.
– Il arrive », dit soudain Yosano, portable à la main, en se dirigeant vers la porte de la chambre.
Tous deux n'y étaient retournés que quelques minutes pour y recueillir ce qui leur avait peut-être échappé. Une empreinte, une odeur, un plissement étrange, un mégot écrasé peut-être… tout ce qui n'aurait pas dû se trouver là, mais il n'y avait rien. Moins que rien même. C'était comme si Dazai avait débranché lui-même sa perfusion, s'était glissé hors des draps et avait enfilé tout seul ses vêtements, intégralement disparus, avant de se volatiliser dans la nuit. Ils n'avaient trouvé que ses empreintes, et sur le lit, le poids d'un corps d'abord couché, puis vaguement assis. Les draps qu'on avait écartés. C'était tout. Pas plus de vingt minutes et pourtant, Atsushi avait l'impression d'avoir passé toute la nuit dans cette chambre, que son monde se cantonnait désormais entre ces murs blancs, et que le centre de son univers était devenu ce lit vide.
Quand la porte claqua sur la silhouette de Yosano et qu'il se trouva de nouveau seul dans la pénombre, il eu de nouveau très froid. Ce froid glacial qui l'avait saisi lorsqu'il avait appris la nouvelle, et qui ne voulait désormais quasiment plus le quitter. Le ventre crispé. Les entrailles déchirées. C'est la peur, peur du noir et du vide, qui le sortit de l'apathie et qui lui permit de quitter cette pièce aux relents de mort et d'absence.
Dans la salle d'attente qui jouxtait le couloir consacré aux soins intensifs, il entendit la voix de Yosano, accompagnée par le timbre grave de Kunukida. Enfin là. Il en aurait presque pleuré de soulagement s'il ne savait pas que la venue de l'agent ne changerait rien pour eux.
« Comment ça s'est produit ? À quelle heure ? »
Elle lui dit tout. Du moins, tout ce qu'ils savaient déjà, passa l'horreur, la stupeur, tout ce qui relevait des émotions, comme des grains de sable qu'on repousse pour rendre une surface plus nette. Mais le mystère n'en était pas moins opaque, et la menace sous-jacente. La veille, ils avaient peut-être vu Dazai pour la dernière fois.
– Atsushi ?
Kunikida l'avait remarqué malgré sa posture en retrait. En s'avançant vers lui, à la lumière pâle des néons, le jeune homme nota son costume froissé, son teint pâle et ses cheveux en bataille, attachés à la hâte. Où avait-il bien pu passer la nuit, lui qui n'avait d'autre vie que celle de détective ?
– Qu'ont donné tes recherches ? » demanda la médecin. Façon de répondre aux mêmes questions qu'il se posait, en supposant que Kunikida était bel et bien en train d'enquêter. Qu'aurait-il bien pu faire d'autre après tout ? Et pourquoi avait-il l'impression que la complexité de l'affaire dans laquelle ils baignaient depuis désormais une bonne semaine n'expliquait pas son absence de la nuit ? C'était ridicule…
Ressaisis-toi, bon sang !
– J'ai eu pas mal d'infos », répondis l'agent, sans enthousiasme. Il avait la voix rauque, les mains tremblantes et les yeux encore perclus de fatigue. C'est alors qu'Atsushi nota l'étrange odeur qui se dégageait de ses vêtements. Comme un relent de cigarette et de parfum léger, féminin…
« En fouillant de nouveau le manoir avec Yamazaki, nous avons découvert l'existence d'un troisième individu, un Occidental qui aurait côtoyé le couple et qui était proche de Mary. Elle conservait ses lettres dans un compartiment caché de sa table de nuit. Les dates et les prénoms nous ont alors permis de retrouver leur trace et leurs identités. » Son torse se gonfla légèrement et ses traits arborèrent un reste de triomphe atténué par la fatigue et le choc. « Bram Stocker, Mary Shelley et Lewis Carol. C'est ainsi qu'ils se nomment. Ils venaient tous les trois de Londres. Bram étaient originaire de Dublin. À partir de là, j'ai contacté Agatha pour qu'elle poursuive les recherches sur eux, sur leur passé là-bas, et ses résultats n'ont pas été décevants. » Il tendit à Yosano une dizaine de pages manuscrites où Atsushi reconnut son écriture. Qui est Agatha ? « Ce sont les notes que j'ai prises pendant l'entretien avec elle, ce matin. » Se raclant la gorge tandis que Yosano saisissait fébrilement le dossier. « Bram et Mary s'adonnaient à des expériences clandestines sur des cadavres et des patients gravement malades du Saint Thomas Hospital, où ils travaillaient. Leur projet étaient visiblement déjà de dépasser les limites du corps humain pour vaincre la mort. Bram s'intéressait à l'anatomie, au corps dans ses limites strictement physiologiques et cellulaires, tandis que Lewis explorait les théories de l'âme et de la survie d'une entité spirituelle après la mort. Leurs recherches se complétaient, et les découvertes que nous avons faites au manoir stipulent qu'après la mort de Mary, Bram se serait lui aussi penché sur l'ésotérisme, voire l'occultisme pour ramener sa femme, c'est du moins ma théorie. »
– Mais rien de ce que nous avons trouvé dans son laboratoire ne témoigne d'un tel intérêt… » fit remarquer Atsushi.
Pourquoi parlaient-ils de tout cela, alors qu'il y avait tellement plus grave et plus urgent ?…
– Dans son laboratoire non », rétorqua l'agent. « Mais il y a dans le manoir tout un étage dont l'accès a été dissimulé, et où Bram se consacrait visiblement à la partie plus… spirituelle… de son œuvre. Tout a été détruit. Mais il y demeurait des restes d'ouvrages. La Bible. Le Zohar. Fulcanelli. Flamel…
– L'alchimie ? » souffla Yosano.
– C'est visiblement la voie qu'il a choisie d'emprunter. Il y avait aussi des dessins, des schémas, comme s'il essayait de combiner des symboles ou des procédés magiques avec la science…
– Et ce Lewis ? Qu'est-il devenu ?
– Nous ne savons pas.
Nous… Yamazaki et lui donc. Cela faisait quelques minutes que Kunikida employait constamment ce nous.
– Selon Agatha, Bram aurait également fait partie d'une société secrète. Elle oriente pour l'instant ses recherches là-dessus. Quant à Lewis… c'est compliqué de retrouver sa trace. Ses lettres à Mary parlent de l'achat d'une maison sur la plage, au bord d'une falaise, où il lui propose plusieurs fois de se retirer pour se reposer, fuir la folie de Bram, dont ils avaient visiblement tous les deux conscience. Il me semble qu'il mentionne le nom d'un village ou d'une plage…
– Et où sont les lettres à présent ?
– C'est Tomie qui les a en sa possession.
« STOP ! »
Il avait hurlé. Le petit Atsushi. Qu'aurait-il bien pu faire d'autre. Incapable de retenir ses larmes et ses tremblements… minable dans son corps et dans sa tête, comme toujours, mais il leur en voulait tellement de ne pas comprendre, de ne pas même entendre cette détresse qui transpirait par tous les pores de sa peau.
– Dazai a disparu… » souffla-t-il en tremblant, alors que les deux agents le fixaient soudain stupides, figés. « On ignore ce qui lui est arrivé, où il est, s'il va bien, alors qu'il est gravement blessé… et vous… vous… vous parlez de l'enquête ?! » Son regard se ficha sur Kunikida. Lui qu'il avait tant admiré, respecté, il le trouvait alors méprisable. « Pourquoi vous ne répondiez pas ?! Est-ce que vous étiez si absorbé que cela par l'enquête ? Vraiment ? » Ses paroles. Comme un poison qui sortait en continu de sa bouche, acidifiées par l'attente, la retenue. « Et maintenant ? Vous exhibez vos découvertes comme un trophée alors que Dazai-san, votre coéquipier, est peut-être en train de mourir ! Où sont vos priorités ?! Qu'est-ce que vous en avez à faire de lui ?! »
Il hurlait désormais à pleins poumons, les yeux fermés pour ne pas voir les regards braqués sur lui, le jugement des autres qui ne savent rien. « Vous étiez avec elle n'est-ce pas ?… »
Cette fois, c'est son visage qu'il voulait voir. Fatigué de se sentir coupable, voilà qu'il renversait la table et s'en prenait à un autre tout en sachant que c'était mal, qu'il blessait juste pour faire souffrir, parce qu'il n'arrivait pas à se soulager lui-même, alors que le poison de la haine continuait à circuler comme un feu dans ses veines. « N'est-ce pas ?… »
À la stupeur dans ses traits, il comprit qu'il avait vu juste, et que l'odeur de cigarette et de parfum qui s'échappait de ses vêtements était bien celle de Tomie Yamazaki. Un sourire mauvais déforma ses lèvres tandis qu'il faisait un pas en avant. En avait-il bien profité ? Est-ce qu'il avait pris son pied ? Tout cela, ces plaisirs de la chair qui pervertissaient le monde… Atsushi se sentit soudain profondément supérieur, ne connaissant que l'amour pur et sans tâche, la tendresse diaphane et le sens du sacrifice, à travers le visage et les silences de Kyôka.
– C'est elle », argua-t-il soudain. « C'est elle qui s'est arrangée pour vous séduire et pour s'en prendre à Dazai, au moment où vous étiez le plus vulnérable. C'est ce qu'elle cherche depuis le début ! »
Douleur. Très soudaine.
Dans sa joue, puis dans l'ensemble du crâne.
Son regard avait dévié tandis que le fouet brûlait ses tempes. Un filet de sang coula de son nez et en relevant la tête, la vue brouillée par les larmes et le vertige, Atsushi vit la main de Kunikida levée, la paume encore rouge. Yosano avait porté les siennes à ses lèvres pour ne pas crier. Quant au visage du détective… jamais il n'avait vu plus vive expression de colère. Il émanait de lui une fureur animale, comme s'il avait lâché le costume du parfait professeur pour retrouver la sauvagerie qui sommeillait en lui, d'ordinaire contrôlée, maniée par petites doses dans les moments de stress, où il fallait agir vite et bien, sans hésiter. Cette fois, Kunikida ne se contrôlait plus. Le saisissant brutalement par le col, l'agent le souleva de terre et approcha son visage du sien jusqu'à pratiquement heurter son crâne à son front.
« Je t'interdis de l'insulter », siffla-t-il. « Je t'interdis de te mêler de ma vie privée ou de m'accuser de quoi que ce soit. »
– Vous ne savez pas qui elle est…
– Oh que si. Et je sais très bien que c'est Dazai qui est responsable de son malheur. Du temps où il était mafieux. Je le sais parfaitement.
– Elle vous l'a dit elle-même ?
– Elle m'a tout raconté. Sa trahison. La brûlure, ce qu'il s'est produit ensuite.
– Et ça ne vous a pas effleuré qu'elle aurait pu chercher à se venger !
– Bien sûre que si…
Sa poigne se desserra, mais son regard n'en était pas moins dur. Ses lèvres aussi se crispèrent tandis qu'il relâchait tout à fait le jeune homme et retirait ses lunettes, les yeux baissés. Atsushi toussa. Il ne s'en était pas rendu compte dans la panique, mais cela faisait plusieurs secondes qu'il ne parvenait plus à respirer.
– Hier soir… » souffla l'homme, « je n'ai pas quitté Tomie d'une semelle. »
Une goutte de sueur perla sur sa tempe. Il l'essuya d'une main tremblante avant de porter les doigts à son front, affaissé en avant, comme s'il était soudain chargé d'un poids très lourd. Yosano s'avança doucement, et plaça sa paume sur son épaule. C'était bien sûr lui qu'on réconfortait, puisqu'encore une fois, Atsushi se trompait. Mais lui, personne ne le soutenait, ne l'avait jamais soutenu, et c'est alors qu'il le réalisa pour la première fois. Il était jaloux. Jaloux de cette complicité qui liait les agents les uns aux autres, et les êtres humains en général. Jamais on ne lui avait témoigné d'affection, pas un mot de tendresse, pas une accolade. Le seul intérêt qu'on lui avait toujours manifesté, c'était pour lui dire qu'il était en trop. Et le seul à lui avoir tendu la main, le seul à l'avoir pris tel qu'il était sans le juger, à l'avoir recueilli alors qu'il était sur le point de disparaître, c'était Dazai.
– Bien sûr que je me suis demandé si elle n'allait pas chercher à se venger », poursuivit Kunukida sans le regarder. « J'ai tout de suite vu que quelque chose n'allait pas entre eux. Dans les regards qu'ils s'échangeaient, dans les silences de Dazai, lui toujours si prompt à séduire les demoiselles. Je me demandait pourquoi il était aussi distant avec Yamazaki, et puis j'ai appris la vérité. » Repoussant doucement Yosano, il releva la tête et pivota de nouveau vers lui, les yeux dans les siens cette fois.
« Dazai est une ordure », dit-il doucement. « Une ordure de la pire espèce, qui a perpétré des crimes, qui a tué, torturé, comploté pour servir les intérêts de la Mafia… Sans rien connaître de son passé, je l'ai su dès la première fois que je l'ai vu, et pour tout t'avouer, je n'ai jamais eu tout à fait confiance en lui, même en faisant un effort, jamais. » Le ton de sa voix baissa, plus intime, presque honteux. « Au début, je restais avec lui pour le surveiller. J'avais peur qu'il nuise à l'agence, qu'il fasse du mal, et avec le temps, j'ai compris qu'il était plus dangereux pour lui-même que pour les autres… alors j'ai pris l'habitude de le garder de ses tentatives de… partir. Un peu comme un grand frère, qui préserve son cadet du vide, qui sait le retenir quand ça ne va pas. C'est le rôle que je me suis donné. » Soupir. Tremblements dans sa voix, soudain très faible.
Cela faisait quelques minutes qu'Atsushi ne pouvait plus retenir ses sanglots, et en levant la tête vers le visage de l'agent, son aîné et supérieur, il réalisa qu'il n'était pas le seul. Sur la joue de Kunikida, une larme s'était mise à rouler.
« Je n'aime pas Dazai », confessa-t-il. « Je ne l'ai jamais apprécié… mais il y a quelque chose en moi qui… qui n'arrive pas à le laisser… »
Passer de la méfiance accrue à la tendresse.
Cela s'était produit pour la première fois un soir d'hiver.
Dans la neige et le froid, Dazai avait soudain essayé de se jeter sous les rames d'un tramway. Il l'en avait bien sûr empêché, l'avait sermonné comme un enfant, et l'ancien mafieux l'avait écouté avec son petit sourire narquois, en chantonnant, comme si de rien n'était. Ça le prenait parfois, sans prévenir. De temps à autres, Dazai sautait d'un toit, dans une rivière, sous un train ou sur la route pour s'en sortir à chaque fois sans une égratignure. Était-ce pour se faire remarquer, ou bien simplement pour ne pas s'ennuyer ? Kunikida l'ignorait, mais il avait pris l'habitude de relativiser, et s'était alors juré que ce serait la dernière fois qu'il le tirerait de la panade, jusqu'à entendre des gémissements dans l'appartement au-dessus du sien, quelques heures après les faits. Arrivé sur le palier, en chaussons et en peignoir, les yeux encore rougis de sommeil, il découvrit que les sons provenaient de chez Dazai, que sa porte n'était pas verrouillée, et découvrit son coéquipier dans sa salle de bain, accroupi sur le sol, un scalpel entre les doigts, du sang sur la peau, sur le sol, dans l'atmosphère saturée de buée. Sous ses bandages défaits, il en vit alors d'autres. Des dizaines de coupures. Sur ses avant-bras et ses poignets. Cela devait faire des années qu'Osamu Dazai se faisait du mal, quotidiennement, tout seul dans sa salle de bain, en le faisant passer au reste du monde pour une blague ou une provocation. Les pilules de Xanax, prises en surdose, gisaient au sol, et l'avaient plongé en plein délire. Kunikida avait donc appelé Yosano, qui demeura la seule au courant, suturé les plaies avec elle, refait les bandages, surveillé le sommeil troublé et fiévreux de celui dont il n'avait fait que se méfier pendant des mois. C'est ce jour-là qu'il décida de ne plus surveiller Dazai, mais de le protéger, d'abord et avant tout de lui-même.
Il ne sut jamais vraiment si son coéquipier se souvenait de l'épisode, compte-tenu de son état ce soir là, et préféra se dire que ce n'était pas le cas. Veiller à distance, en silence était bien plus efficace, car les tentatives que Dazai perpétrait en public, bien qu'impressionnantes, ne contribuaient qu'au masque qu'il s'était construit. La souffrance, la vraie, elle se jouait entre les murs gris de son petit studio, derrière la porte de sa salle de bain, sous ses bandages, aux heures les plus sombres et les plus silencieuses de la nuit. Puisqu'il avait décidé de se cacher, Kunikida dissimulait lui aussi ses sourires face à ses pitreries, ses tapages nocturnes, et ses prises matinales de psychotropes, signes qu'il allait bien pour quelques heures au moins, comme son anxiété, chaque jour, de ne pas le trouver au bureau. C'était ainsi, et sans le réaliser vraiment, que son attention quotidienne finit par créer un certain attachement, comme celui qu'on voue à une personne qu'on aime, gratuitement, sans rien attendre, si ce n'est son bien-être. Et quand tout allait bien, que Dazai roupillait au lieu de travailler, que Ranpo avalait sucreries sur sucreries, que Yosano faisait son shopping pour des vêtements qu'elle ne portait jamais, qu'une horde de mafieux enragés saccageaient leurs locaux pour se faire laminer puis jeter à la fenêtre par Kenji, et qu'ils devaient tirer au sort pour savoir qui présenteraient ses excuses aux voisins, il n'était pas loin du comble du bonheur.
Lui d'ordinaire si fort, si stoïque, implacable face au danger, ce Kunikida qu'un rien pouvait moucher mais qui ne ployait jamais… cet homme-là pleurait, sous ses yeux, sans bruit, mais avec la tristesse d'un enfant dévasté par le chagrin. La perplexité lui fit perdre ses moyens, et sa colère à lui s'évapora comme un nuage de fumée. L'accuser ainsi… quel idiot il avait fait…
– E… excuse-moi… » souffla Atsushi, paralysé par la honte et la tristesse.
– Arrête de t'excuser tout le temps ! » rétorqua l'Agent dont la voix, malgré les sanglots, n'avait perdu ni en force ni en autorité. « Tu n'es pas le centre du monde ! »
Coup de poignard.
« Donc tu n'es pas responsable de tous ses malheurs… »
Cette fois, c'est lui qui crut fondre en larmes. C'était vrai. Atsushi avait sans arrêt peur que tout soit de sa faute, constamment l'impression d'avoir fait quelque chose de mal. Quoi qu'il arrive, tout était toujours sa faute, et puisqu'il n'avait pas la solution, c'était encore plus sa faute… Il le réalisa tandis que son aîné lui mettait la main sur l'épaule, avec un petit sourire.
« On se sent tous responsables », dit-il.
Un regard à Yosano confirma ses propos. Il l'avait aussi vu pendant la nuit, dans le visage des autres agents, ce même sentiment d'impuissance et de culpabilité qui lui rongeait les entrailles. Ils l'avaient tous. Est-ce que cela signifiait donc qu'il n'était plus seul ?
– Et on va se serrer les coudes », lui confirma Kunikida. « On va retrouver cet énergumène de Dazai. Même si on doit passer tout le Japon au peigne fin. »
Cette sensation d'être seul dans une plaine sans limite de sable et de neige. Frigorifié face au doute et à l'horreur démentielle qui l'assaillaient par vagues. Kunikida avait bien cru qu'il ne tiendrait pas. Que cette fois, il allait s'effondrer pour de bon. Était-ce pour cela que même face à Yosano, il avait été incapable d'en parler pour s'échapper dans les seuls résultats tangibles qu'il avait obtenu au cours des dernières heures ? Histoire de se confirmer qu'il n'avait pas perdu son temps, que lui-même n'avait pas commis d'erreur, puisque les preuves étaient là, sous leurs yeux.
Lui aussi s'était demandé si elle n'y avait pas été pour quelque chose. Si la femme qui l'avait accueilli si fort et qui l'avait mené si haut n'avait pas profité de sa faiblesse d'homme et d'animal pour commettre l'irréparable. Mais comment ?
Le regarder sombrer me suffit amplement.
Ses propres mots, dans ce café sordide, en cette matinée pluvieuse. Moment de parenthèse et de respiration, dans l'air saturé par les volutes entremêlées de leurs cigarettes. Ce ne pouvait être elle. Ni Tomie Yamazaki ni lui n'étaient responsables de la disparition de Dazai, il le savait, mais son tyran intérieur avait cherché à le persuader du contraire. Quoi de mieux que l'autoflagellation pour se libérer du fardeau de l'action. C'est ma faute. Si j'avais été là, si j'avais fait ça… Peut-être était-ce sa confrontation avec celui d'Atsushi, ce bourreau intérieur et infernal, qu'il avait repris pied, en plus d'évacuer le trop plein, car ce sentiment d'amitié qu'il ressentait pour Dazai, Kunikida n'en avait jamais parlé à personne.
Genoux au sol, Atsushi en pleurs dans ses bras, ceux de Yosano, tendres et forts autour de ses épaules, il tourna les yeux vers la fenêtre et vit que dans le jour naissant, de tout petits flocons s'étaient mis à tomber. Était-ce là un bon ou un mauvais présage ? Il l'ignorait. Le destin n'existait pas pour lui. Il n'y avait que ce dont eux étaient capables, ce qu'ils pourraient mettre en œuvre, c'est-à-dire tout, pour sauver leur camarade.
– On laisse l'enquête de côté pour l'instant », dit-il en écartant Atsushi pour le regarder dans les yeux. Il fallait que le jeune homme voit son sourire, qu'il sente le courage qui s'était réanimer en lui grâce à ses paroles, à son désarroi venu heurter le sien. « Et on va retrouver Dazai, coûte que coûte. »
– La chasse est ouverte », ironisa Yosano.
Il était parti.
Comme tous les autres. Comme elle lorsqu'elle avait quitté en silence la chambre de Mononobe fils. Alors pourquoi cela faisait-il si mal ?
Elle avait difficilement émergé du sommeil, d'abord surprise de s'être endormie si profondément, au point de vivre ces quelques instants de flottement qui inquiètent sans tout à fait affoler, puisqu'on s'y sent encore léger et cotonneux, avant de reconnaître les murs de sa chambre. L'aube se levait à peine derrière sa lucarne, et dans ses draps, elle reconnut l'odeur qui l'avait bercée toute la nuit. Une odeur d'homme et de corps entremêlés. Ce parfum suave de désir et d'abandon qu'elle ne put s'empêcher de l'humer encore, au creux de l'oreiller. C'était les leurs, et la sienne surtout. Le parfum de Kunikida Doppo. De sa peau, de ses cheveux. Mais il était parti. Et elle, jamais elle n'avait ressenti si profondément le creux dans sa poitrine. Nue dans ses draps, Tomie se couvrit la tête et sentit son visage se tordre de douleur. Larmes brûlantes sur ses joues. Honte d'être aussi faible, aussi vulnérable et en même temps, le besoin que ça sorte.
Pourquoi es-tu parti ?
Pourquoi l'avait-il laissée toute seule après avoir retiré son armure pièce par pièce, l'avoir faite jouir comme aucun autre, l'avoir aimée comme personne… Il fallait alors que son absence en filigrane, le fantôme des instants de fusion et d'unité vienne heurter de plein fouet le vide lancinant dans ses entrailles. Une blessure d'abandon, taillée à la serpe dans son ventre.
Après la tristesse terrible et le sentiment d'impuissance, c'est la colère qui assaillit la jeune femme. S'était-elle laissée abusée ? Mentie encore une fois ? Est-ce qu'elle s'était trompée en laissant l'agent aux longs cheveux et aux paroles trop vraies s'emparer d'elle ainsi pour l'abandonner ensuite comme un objet dont on n'a plus besoin ? Jetant l'oreiller à travers la pièce pour laisser parler sa rage, Tomie écouta un moment sa respiration sifflante, sentit la douleur monter dans sa jambe et jusque dans sa nuque. L'envie de s'injecter une dose de morphine lui effleura l'esprit mais elle craignait que cela n'altère ses capacités de réflexion, au moment où elle en avait justement besoin pour oublier. Bouger. Il lui fallait bouger, s'activer, faire quelque chose de son corps et de ses heures perdues. C'est alors qu'elle vit la note sur la table de chevet. Un petit papier qui n'était pas là avant – puisqu'il n'y avait jamais rien – et qui portait son écriture. Fine, délicate et régulière. Comme lui.
– Dazai a disparu de l'hôpital. J'ai dû partir, je regrette. Merci pour cette nuit…K.D. –
La tendresse , d'autant plus dénudée par la brièveté du message, la prit de cours et sa colère retomba comme le vent après l'orage.
Dissociation. Entre le désir persistant de s'abandonner, faire durer le plaisir en stimulant à nouveau son corps, ses seins, son sexe, et l'appel à l'action. Le souffle plus allongé, le coeur plus apaisé, Tomie se redressa et laissa ses épaules se détendre, les bras le long du torse, les paumes à plat sur les draps, à l'affut des connexions qui s'établissaient déjà dans son cerveau, activées par la nouvelle.
La disparition de Dazai amorçait un nouveau tournant. Inattendu certes, mais loin d'être aberrant puisque c'est ainsi qu'avait débuté l'affaire. Une semaine plus tôt, Kogoro Akechi s'était volatilisé sans laisser de traces, emportant tout ce qui pouvait laisser un témoignage de sa présence entre les murs de l'asile, et elle était convaincue qu'il en était de même pour Dazai. Elle n'avait aucune preuve tangible que les deux phénomènes étaient liés si ce n'est, comme pour la correspondance entre Mary et Sachiko, son intuition. Rejetant tout à fait les draps sur le côté, elle se tira du lit et traversa la chambre jusqu'à la cabine de douche. Comme toujours, l'eau chaude lui remit les idées en place, et elle-même se surprenait du calme dont elle faisait preuve. À se demander si elle ne l'attendait pas, cet imprévu qui les mettrait tous en pièce. Depuis le début de l'affaire , elle avait en effet l'étrange sensation que l'ancien mafieux, son ennemi juré perdait en vigueur et en lucidité. Cela avait commencé par son malaise à l'asile, qui n'en était pas un. Puis il y avait eu des micro-signes. Des absences, des suées à peine visibles, des vertiges qui n'avaient pas duré plus d'une seconde, mais qui ne pouvaient lui échapper à elle, habituée à tout voir, déceler jusqu'au détail le plus infime. Elle ferma les yeux.
L'eau chaude lui faisait du bien, nettoyait les pensées parasites, les scories des dernières heures tout en conservant ce qu'elle y avait gagné et qu'elle n'avait plus senti en elle depuis des années. Le feu. Comme la chaleur qui roulait sur sa peau, quelque chose s'était éveillé au fin fond de ses entrailles, au niveau de son ventre, de ce même endroit où siège le désir, pour courir dans ses veines comme une onde incandescente et qui pourtant ne brûlait pas. Une énergie folle, comme si quelque chose, au creux de cette affaire l'appelait et faisait vibrer ses cellules. Inspiration. Elle avait faim. Et lorsqu'elle rouvrit les yeux, les couleurs et les formes lui semblèrent tout à coup plus distinctes malgré la grisaille matinale. Coupant l'eau, elle s'enroula dans une serviette et laissa ses cheveux s'égoutter sur sa peau, trop pleine pour fumer, pleine de cet élan nouveau qui lui donnait envie de mordre, qui l'aurait faite courir si elle avait pu. Guérir ?
Ce fut comme un flash de lumière. Soudain fébrile, Tomie s'assit, les yeux écarquillés. L'espace d'une seconde, elle avait effleuré cette évidence, elle qui dépérissait depuis des années sans espoir de revenir un jour à ce qu'elle était avant. Mais dans ce cas, pourquoi n'avait-elle pas abandonné tout à fait ? Pourquoi n'en avait-elle pas terminé plutôt que de continuer à vivre estropiée, malade d'amertume et de souvenirs ? Cette question l'avait souvent tourmentée. Ce n'était pourtant pas l'envie qui lui manquait, et pourtant…
Dehors, dans le Yokohama diurne, la vie s'éveillait doucement et le soleil commençait à déployer ses rayons, après une éternité de pluie et de grisaille. Hébétée, la jeune femme se laissa captée par la lumière qui se déployait derrière les carreaux de sa fenêtre, et qui faisait danser la poussière dans sa chambre. Inspirant à nouveau très fort, elle plaça une main sur son coeur, l'autre sur sa jambe. Tous ces mots qu'elle n'avait pas voulu entendre. Douleurs fantômes. Syndrome post-traumatique. Somatisation… Le fait que pas une fois pendant la nuit, elle n'avait eu mal. Ni pendant la nuit, ni pendant les heures qui l'avaient précédées, assise à cette table, le regard plongé dans celui de Kunikida, suspendue à ses bras, à son cou, à ses épaules lorsqu'ils avaient dansé tout les deux si gauchement. Comment cela n'avait-il pas pu la frapper ?…
– Merde !
Sa jambe, la douleur, les souvenirs, il lui fallait laisser ça entre parenthèses, confinés entre les murs de sa chambre, bien cadenassés dans sa tête pour le moment. Se redressant avec prudence, elle déroula sa serviette, enfila ses sous-vêtements, une paire de collants flambant neufs ainsi qu'une robe droite, à la taille et aux manches amples qui la laissaient plus libre de ses mouvements. Ses cheveux séchés, relevés en queue de cheval, maquillée à la perfection, yeux très noirs et lèvres très rouges, elle saisit sa veste, sa canne, et tourna la clé dans la serrure avec un léger sourire.
Il était temps de reprendre la chasse.
Un souvenir laissé derrière le voile de la conscience, caché par l'oubli, tout au fond du gouffre de l'inconscient, commence toujours pas la souffrance. Le traumatisme.
Et celui-ci débutait par l'infamie.
Même si la tête ignore et continue à vivre à la recherche d'un quotidien serein, sans surprise et sans histoire, le corps, lui, n'oublie pas. Il n'oublie jamais.
Son passé, il pouvait en lire une partie dans les cratères qui jonchaient sa peau. Chaque cicatrice, chaque plaie, avait sa propre histoire, il lui suffisait de retrouver la bonne. Mais si seulement c'était aussi facile.
Cathédrale de fer au-dessus de sa tête… c'est l'odeur de la mer qui l'a guidé, sans qu'il ne sache vraiment où le menaient ses pas. Incapable de mettre ne serait-ce qu'un nom sur l'endroit où il se trouve. Son corps est là mais sa conscience est ailleurs, dans un lieu qui n'existe plus. Loin des hommes et des nuages.
Il avait eu très mal ce jour-là. Mal à l'intérieur de lui, comme si l'on avait glissé un fer sous sa peau, au coeur même de ses entrailles. Il n'avait pas vu son visage, celui de l'homme qui l'avait détruit. Seulement ses cheveux blancs et la barbe qui courait sur sa peau. Tout le reste, il avait oublié.
Les yeux fermés, affalé sur un banc qui s'est peut-être glissé sous lui avant même qu'il ne le trouve, il revit l'enfant, ce petit garçon-là, celui qu'il avait été un jour, bien qu'il ait parfois l'impression d'être né adulte. Et les flocons tombaient du ciel, toujours, pour s'accrocher à ses cils et à ses cheveux, comme ce jour-là, où son âme s'était déchirée en deux.
Les pavés sous ses pieds nus, pics de glace et sa peau parcheminée, molestée, souillée par les coups et l'infamie. Ce jour-là, il a tué pour la première fois. Il ignore ce qui l'a décidé, ce qui l'a sorti de l'apathie désarticulé, de l'impuissance et de l'oubli. C'est son corps qui a agi tout seul mais il le voit sur ses mains, que le sang qui les couvre n'est pas vraiment le sien, et que c'est pour cela qu'il court. Est-ce qu'il l'a vraiment tué, ou juste blessé ? Il s'en veut presque de lui avoir fait mal. Savait-il au moins à quel point son corps souffrait ? L'adulte en lui lui dit déjà que oui, que c'était mal et que ce qu'il a fait, il l'a fait pour survivre, parce que c'était devenu trop dangereux et trop souffrant. Alors il a blessé, peut-être tué, sous les yeux ébahis du petit garçon devenu tout à coup deux. Mais l'adulte, le grand qui l'a protégé est de nouveau derrière lui. Il est tout seul dans les rues figées par le froid.
Les sursauts dans ses épaules, frémissements de ses lèvres qu'il ne sent déjà plus et dont s'échappent des spectres bordés de givre. C'est seulement lorsque s'arrête la fuite, la course effrénée pour sa survie, l'évasion de la prison noire et grise qu'il revient soudain et qu'il se demande où il se trouve. Jamais jusqu'alors il n'était sorti. Les pavés sous ses pieds, le ciel au-dessus de sa tête, le murmure des passants à l'orée de ses perceptions, tout ça sonne nouveau pour lui. Il a froid. Il a peur. Il a faim. Toute petite chose au milieu d'un monde trop grand.
Comme on le fait quand on ne sait pas où aller, ses pieds marchent tout seuls, même s'il a mal. D'instinct, il cherche un endroit resserré, à l'écart de tout, où il pourra se cacher. Les regards courent sur lui et les forêts de jambes font comme des fragments de chair et de tissus dans sa vision parcellaire. Sa tête aussi lui fait mal, et quand les regards se font plus pressants, il se remet à courir, sans doute longtemps, puisque quand il s'arrête, il lui reste tout juste assez de forces pour s'asseoir et serrer ses bras minces autour de ses genoux. Le silence s'est de nouveau installé dans sa tête, mais il a de plus en plus froid, de plus en plus mal. À côté de lui, il y a des odeurs de vieux et de décomposition. Il n'ose pas regarder ce que c'est, plus bouger, plus regarder ailleurs qu'entre ses pieds.
C'est alors qu'il le sent. C'est d'abord imperceptible, mais c'est là, à la fois très lent et très dense, ça vient. L'ombre noire et rampante qui siffle dans l'obscurité. Celle qui laisse des traces noires et visqueuses sur son passage et qui s'approche doucement. L'ombre sans visage. Elle est là. Le souffle court, le visage à peine relevé, il perçoit à l'orée de son champ de vision, sa silhouette incertaine qui s'approche, qui s'approche, doucement. Elle n'a pas besoin d'aller vite, puisqu'il n'a plus la force de lui échapper. L'ombre qui grandit et qui rampe jusqu'à lui. Jamais il ne l'a perçue d'aussi près, à la pleine lumière du jour. Il croyait qu'elle n'appartenait qu'à la nuit et pourtant, elle est là, face à lui, elle lui sourit. L'enfant lève les yeux, la tête vers le ciel, paralysé par la terreur, la terreur pure et qui le glace. Est-ce qu'elle va le dévorer, elle qui ne fait que le regarder depuis les coins isolés ? L'engloutir dans le vide opaque et violacé qui suinte de son ventre et de ses membres à peine esquissés ?
« V… vas… vas-t-en ! »
Il ferme les yeux, se recroqueville plus fort, le visage dans les genoux, tout petit, comme une boule, le plus petit possible, terrorisé. À hurler. Et puis ça disparaît.
En une fraction de seconde, c'est partit, il ne la sent plus. À la place, quand il ouvre les yeux, ce sont deux pieds blancs qu'il voit dans la neige, et une main tendue face à lui. Elle n'est pas beaucoup plus grande que lui, et pourtant, il a l'impression que sa chevelure est auréolée de soleil et d'étoiles. Il sait juste que c'est elle, et que elle est une fille, rien de plus, même si le gris dans ses yeux lui dit déjà tout et bien plus encore. C'était lui qu'elle cherchait.
Review ? :3
