Bonjour à touuuuus ! Eh bien, je bas des records là ! Deux semaines entre deux chapitres, je m'étonne moi-même ^^ il faut dire que les formats plus courts sont publiables plus rapidement, mais quand même... je suis plutôt fière !
Pas beaucoup d'action dans ce chapitre, mais une bonne grosse révélation, comme l'annonçait la fin du dernier opus. Par ailleurs, j'ai bien aimé la petite collab entre Atsushi et Chuuya. Pas du tout prévue au départ mais plutôt rafraichissante dans cette atmosphère très sombre. Pas mal de choses se mettent en place et je vois déjà comment s'orquestreront les prochains chapitres, donc j'espère vraiment parvenir à mettre les bouchées doubles pour vous les publier rapidement. Je ne vous cache pas qu'après quasiment quatre ans sur cette fic (oui oui...) j'ai aussi très envie de la terminer pour passer à d'autres projets d'écriture. Et il y a encore tellement de trucs... à y penser je me suis lancée dans un scénario de malade mental !
Sur ce, je vous souhaite une très très bonne lecture, et j'espère vous dire à très bientôt pour la suite ! :D
– CHAPITRE 21 –
Il est là, mais il ne sait pas où.
Cela fait tellement longtemps qu'il s'est cherché qu'il ne sait même plus où se trouver. Tout ce que l'homme voit devant lui, c'est une grande étendue grise qui se confond avec le blanc du ciel, là où la ligne d'horizon devient presque palpable.
Et le vent. Le vent seulement dans ses cheveux.
Pourquoi est-il venu là, au milieu de rien, dans cette étendue où il est si difficile de marcher, parmi les nuages et les embruns marins. Pourquoi cette plage en particulier ?
Que s'est-il passé ici ?
Dazai a mal. Chacune de ses respirations le tue et lui transperce les entrailles, mais cela fait si longtemps qu'il a mal. Quelle différence avec avant, quand la douleur se logeait sous sa peau, à l'intérieur même de son derme et de ses organes ? Quelle différence ?…
Il est là, il regarde sans vraiment voir les grands remous qui agitent l'atmosphère, le mouvement perpétuel et le vide à la fois blanc et gris, tacheté de bleu aussi. Spectateur de sa propre déchéance. Et il a cette impression étrange, quelque part en lui, ailleurs que dans sa tête, qu'il est arrivé tout au bout. Au bout de lui-même et au commencement, comme si là-bas, entre les chapes de brume qui se profilent à l'horizon, surgira un autre lui, très blanc, tout neuf, vierge de son passé, de ce présent qu'il vit en trompe-l'oeil, et de ce non-avenir. Vierge de tout. Alors il lui tendrait les bras et l'emporterait avec lui, lui l'infâme, le rejeton abject de tous les vices qui l'avaient traversé un à un avec leurs aiguilles empoisonnées, et qui avaient à chaque fois laissé une trace de plus sur ce corps qu'il n'avait jamais possédé.
Ce corps-là, celui qui surgirait des brumes n'en aurait aucune. Il serait aussi immaculé que les premières neiges de l'hiver, et quand, à bout de forces, il se laisserait tomber dans ses bras, il pourrait enfin sourire et se laisser dissoudre avec douceur par l'écume sur les vagues. C'était tout ce qu'il désirait. Se fondre à jamais dans le silence du monde, du ciel et de la mer pour disparaître à tout jamais. N'avoir jamais existé.
Alors, les yeux fermés, le visage recouvert de sable et fouetté par ses cheveux agités par le vent, il s'assit là et attendit. Le lui mort et renaissant. Et pourtant, chaque fois que la lumière faisait jour dans ses ténèbres intérieures, chaque fois qu'il fermait véritablement les yeux pour arrêter de penser et cesser de se souvenir, ce n'est pas un môme aux cheveux noirs qui venait à lui, mais une petite fille aux longs cheveux blonds.
« Dazai… » il n'arrivait même plus à prononcer son nom tant sa gorge était serrée. Comme si ces deux syllabes portaient en elle le poids du secret qu'il venait d'entendre. S'il n'était pas déjà assis, Atsushi se serait probablement effondré. À côté de lui, Nakahara Chuuya n'en menait pas large non plus, les mains si serrées sur les accoudoirs de son fauteuil qu'elles en avaient fait craquer le bois, le regard fixe, absent. Tout son être ébranlé par la révélation de l'homme aux lunettes rondes.
– Dazai est le… fils de l'ancien boss », parvint-il néanmoins à répéter. « Cela signifie que… que… »
– Qu'il est le boss légitime de la Mafia portuaire », compléta Ango avec un calme sidérant.
– Mais… Mori… » bredouilla Chuuya d'une voix tremblante.
Toute la superbe qui régissait d'ordinaire ses paroles, ses actes et jusqu'à ses expressions s'était brutalement évaporée pour le laisser aussi démuni qu'un enfant dans son siège tout à coup trop grand. Un enfant qu'on aurait trahi.
– Il le savait depuis le début », rétorqua Ango en croisant les mains sous son menton. « Nous n'avons pas eu tous les détails, mais leur rencontre semble bien tenir du hasard, ou d'un coup de chance, selon le point de vue… »
– Que vous a-t-il dit exactement ?
Il n'avait fallu que quelques secondes au mafieux pour retrouver sa voix ainsi que son autorité naturelle, et en tournant les yeux vers lui, Atsushi vit flamber dans les siens une détermination si vive qu'elle aurait pu tout balayer sur son passage, à l'image de son pouvoir, et qui ne laissait guère le choix à Ango. Loin de se laisser impressionner, ce dernier vida sa tasse de café d'un trait avant de pivoter de biais, de sorte à pouvoir jeter un œil par la fenêtre à travers laquelle on voyait le ciel se couvrir à nouveau.
– Une partie de son histoire… » commença-t-il.
Ougai Mori était un homme de l'ombre. Depuis toujours. Sorte d'émanation née des miasmes et des puanteurs des bas-fonds, dont il se nourrissait comme un vampire. Quand on le voyait au grand jour, affublé de sa blouse blanche comme d'un costume de carnaval, il ressemblait à une caricature de lui-même, car Ougai Mori ne pouvait se vêtir que de noir.
C'est par cette noirceur qui lui servait de carburant qu'il avait intégré la Mafia portuaire et gravi tous les échelons jusqu'aux plus hautes sphères. Aucun de ses rivaux n'avaient jamais souffert, se plaisait-il d'ailleurs à assurer. Tout ceux qu'il avait tués, il les avait tués proprement. Tous, sauf le boss de la mafia, qu'il prit plaisir à saigner comme le porc qu'il était.
À l'époque où Mori devint son médecin personnel, l'esprit du vieil homme avait déjà dangereusement basculé dans la folie. Il avait fait tuer ses concubines, ses plus proches collaborateurs, et s'en prenait alors à sa propre descendance.
Mori fut présent pour chacun d'eux. Les fils du boss étaient âgés de vingt-huit, vingt-cinq, vingt et dix-neuf ans. Ils moururent tous de la main de leur père, la gorge tranchée. Et c'est ainsi que Mori voulût que finisse également ce « grand » homme. Chaque jour un peu plus sujet à la paranoïa, le boss n'en avait néanmoins pas terminé avec son entreprise meurtrière et confia à Mori une mission très particulière. Retrouver son ultime descendant et se charger lui-même de son exécution. Une marque de confiance absolue, incompréhensible, que Mori saisit comme l'opportunité de prendre enfin les rênes de la Mafia.
Ses recherches le mirent ainsi sur la piste d'un enfant chétif aux cheveux sombres et au teint très blanc qui ne parlait jamais. D'un prénom. Osamu. Disparu trois ans plus tôt, sans qu'aucun des sbires envoyés par le boss, même les plus compétents, ne puissent le retrouver. Le garçon s'était volatilisé un après-midi d'hiver sans laisser de trace, après avoir transpercé le flanc de son grand-frère d'un couteau de cuisine. Presque personne à la mafia ne se souvenait de lui. Ses aînés morts et enterrés, il lui faudrait creuser d'autres pistes pour le retrouver. L'essentiel n'était pas de savoir ce qu'il s'était passé ce jour-là, mais où il avait atterri après trois années de cavale.
Ce qu'Ougai Mori prit d'abord pour une formidable opportunité se révéla alors être une immense déception, en plus d'un affligeant casse-tête. Aucune de ses relations, aucun de ses nombreux filons ne lui permit de retrouver le garçon, pas même dans les recoins les plus sordides et les plus reculés de Tokyo. Il étendit ses recherches jusqu'aux frontières du pays et fit même jouer ses contacts à l'étranger, sans résultat. Qu'il soit mort ou vif, le jeune Osamu échappait constamment aux ramifications toujours plus fines de sa toile, tel un véritable fantôme. En plus d'accumuler les désillusions, Mori mettait sa place en jeu à ne pas répondre à la demande du boss. Alors, après plusieurs mois de recherches infructueuses, le médecin fit jouer ses contacts pour trouver un cadavre correspondant à la description du garçon. Un jeune homme très mince, aux longs cheveux bruns et ondulés, qu'il présenta à l'ancien boss comme la dépouille de son fils. Sans un regard, sans un mot pour son enfant, le vieil homme se contenta de saisir un poignard et de l'enfoncer dans le coeur déjà mort du garçon. « Pour finir le travail », avait-il seulement marmonné. C'était la première fois que Mori ressentait quelque chose comme de la tristesse.
Était-ce la sienne qui s'était enclenchée avec la mise à mort de son ultime descendant ? Toujours est-il que l'état du boss se dégrada considérablement les jours suivants, provoquant une guerre sans merci parmi ses successeurs potentiels.
Gagné par la défiance qui régnait au sein de la mafia, le médecin décida de s'en éloigner pour un temps, également soucieux de sauver sa propre peau. C'est alors que le destin lui sourit enfin. Un matin de novembre, les pêcheurs ramenèrent sur le quai le corps d'un adolescent qui s'était jeté du Bei Buridji. Le choc thermique lui avait évité la noyade. Un miraculé. Dès qu'il aperçut son teint livide, ses cheveux bouclés et ses joues creuses sous deux yeux caves, cernés par la misère et le désespoir, Mori reconnut celui qu'il cherchait, et qu'il n'avait que brièvement aperçu sur les photos de famille conservées dans les coffres forts de la mafia. Osamu.
Après trois ans de cavale et des semaines à échapper à toutes ses recherches, voilà que le gamin réapparaissait à Yokohama, à quelques mètres des locaux de la mafia portuaire. C'était à peine croyable.
Gagné par la folie des grandeurs, Ougai Mori soigna l'enfant avec le dévouement qu'on porte aux rêves de gloire et aux ambitions démesurées. Il pansa ses plaies, le nourrit, le veilla des nuits durant, sans songer une seconde que le local aux murs gris et glacials qu'il avait choisi pour cachette et sa porte fermée à double-tour ne convenaient en rien à un enfant. Plus que sauver le jeune Osamu, il se l'appropriait peu à peu, le ressoudait pièce par pièce et l'aiguisait comme une lame.
Le jeune homme ne parlait pas. Aucune émotion ne se manifestait sur son visage. À son réveil, il ouvrit deux grands yeux bruns que seul le vide semblait habiter. Un vide si dense, si profond, qu'il faisait presque peur. Et c'est de ce vide dont Mori se servit pour façonner le garçon selon ses plans, à son image. Nul besoin de le manipuler. Osamu voyait clair dans chacune de ses paroles, chacun de ses gestes. Il n'acquiesçait et ne niait jamais, mais il observait et écoutait. Ce qui se jouait dans son esprit était aussi mystérieux que la vie qui se déploie dans les abysses, loin de la lumière et du monde, mais très vite, Mori sut déceler une pointe d'intelligence dans ses silences et ses soupirs. D'abord inquiet que son pupille renouvelle sa tentative de suicide, Mori avait pris l'habitude de le surveiller de prêt et de le droguer à chacune de ses absences pour le plonger dans un sommeil dont il mettait ensuite des heures à sortir. Puis il comprit, à l'apathie dans ses gestes et à la mollesse de ses membres qu'il n'en avait plus l'énergie. C'est la vie en soi qu'on cherche à tuer. Or, le petit Osamu était déjà mort à l'intérieur.
Très maigre, gravement malade et blessé à son arrivée, le corps du garçon guéri néanmoins à une vitesse surprenante, et trois semaines après son réveil, il était déjà capable de marcher sans difficulté d'un bout à l'autre de sa cellule. Ses réflexes étaient excellents, et ses organes opérationnels. Un corps en parfaite santé habité par un esprit mort. En tant que médecin, Ougai Mori ne put cependant ignorer les nombreuses cicatrices qui jonchaient la peau du gamin. Des entailles, des brûlures, des traces de fouet sur son dos – la marque de fabrique du vieux boss et de ses méthodes barbares. Ses enfants portaient les mêmes. Et la confirmation qu'Osamu était bel et bien son fils –, des traces plus mystérieuses aussi. Mori releva deux marques circulaires au niveau de chaque tempe, des traces aux poignets et aux chevilles, beaucoup plus récentes que les balafres laissées par le fouet. Le petit avait été torturé, et les contusions, sa maigreur extrême, en plus de traces plus profondes, plus intimes, le confortèrent dans ses soupçons. Si le jeune Osamu avait échappé aussi facilement à ses tentatives de le retrouver, ce n'était peut-être pas en raison de son habilité, mais de celui ou celle qui l'avait séquestré. Pendant combien de temps avait-il subi ces vices ? Assez en tout cas pour lui ôter la parole et la vie.
Ougai Mori n'avait jamais été tendre, mais le temps passé auprès de cet enfant dont il recollait les morceaux un à un comme le mécanisme démantelé d'un automate lui inspira plus d'empathie qu'il n'en avait jamais eue. D'abord pour ne pas l'abîmer, ensuite pour ne pas le brusquer, pour ne pas ajouter sa propre marque à toutes celles qu'il portait sur le corps. Lui parler des heures durant, de tout et de rien, le traîner dans son propre laboratoire et préparer ses décoctions sous la vigilance de son regard creux, le faire manger avec patience et détermination, bouchée par bouchée, veiller à ce qu'il s'endorme bien la nuit, lui serrer la main quand il faisait des cauchemars, ne pas le brusquer surtout. Ne pas l'abîmer. Le médecin gardait en tête que c'était pour lui-même, que c'était d'un outil dont il prenait soin, et non d'un être humain.
Ougai Mori ne sut jamais si ce fut là son plus grand échec ou sa plus grande réussite, mais deux mois après qu'il l'ait recueilli, Osamu pouvait de nouveau se tenir sur ses deux jambes, marcher, courir, sauter. Il savait tirer sur une cible à vingt mètres, lire, écrire, manier le scalpel avec la même dextérité que lui et tuer sans hésitation les rats et les chats qu'il ramenait dans sa cellule.
La maladie clouait alors le vieux boss au fond de son lit depuis plusieurs semaines, les conflits n'avaient jamais autant menacé la ville. Il était temps pour lui de mettre à l'oeuvre son petit prodige.
Le matin où Mori l'emmena dehors fut aussi le jour de la première crise d'Osamu. Sous le regard perplexe du médecin, le garçon se mit à convulser tout à coup, la tête enserrée entre ses mains tremblantes, et, avant même d'avoir fait un pas dehors, il s'effondra comme une poupée de chiffon. La crise se prolongea quatre heures durant. Quatre heures au cours desquelles Mori dut le maintenir à deux mains sur son matelas et le bourrer de sédatifs pour le calmer. C'était aussi la première fois qu'il entendait la voix d'Osamu, à travers ses hurlements. Et puis la crise passa. Lorsqu'il revint le lendemain, plus dépité que jamais, le futur boss de la mafia portuaire retrouva son protéger debout face à la porte, la moitié du visage masquée par un bandage, ainsi que son cou, ses poignets et ses chevilles. « Dazai », dit-il alors d'une voix calme, le regard plus sombre que jamais. « Osamu Dazai ».
Il ne sut jamais d'où il avait sorti ce nom."
Ango dut prendre une pause, littéralement vidé. Il avait parlé très vite, comme si chaque mot évacué était aussi un fardeau en moins. C'était dans ces moments-là qu'il détestait autant sa mémoire pour lui faire retenir chaque détail, même ceux qu'il aurait préféré oublier. La voix de Mori résonnait encore dans sa tête, cette intonation neutre et détachée avec laquelle il avait raconté son histoire. Révéler que Dazai était le successeur légitime de la Mafia aurait été suffisant. Pourquoi en avoir dit autant ?
Chuuya et Atsushi le regardaient quant à eux perplexes, atterrés. Ils étaient venus pour trouver des éléments concernant un collègue et un ami, voilà qu'il leur racontait l'histoire d'un enfant malade devenu l'outil d'un psychopathe.
En tentant de réfréner la nausée qui lui brûlait la gorge, il reprit.
« Cette nuit-là, Mori rendit visite au boss de la mafia portuaire, comme il le faisait tous les soirs. Depuis quelques semaines, au lieu de le soigner, il l'affaiblissait petit à petit. Il le séchait. Si bien que lorsqu'il arriva à son chevet, Dazai à ses côtés, le vieil homme n'était plus qu'un corps décharné au visage grimaçant. Sa raison s'était totalement effondrée. À bout de forces, il ordonna à ce que tous soient tués. Les organisations rivales, la police militaire, tous les opposants de la mafia portuaire. Un bain de sang sans précédent. Mori acquiesça. Il dit qu'il transmettrait l'ordre, qu'ils mourraient tous, avant de pointer son scalpel sur la gorge du vieillard et de la tranchée d'un coup sec.
Le sang gicla partout. Sur les tentures du lit, les couvertures, et même sur son visage. Pourtant, Ougai Mori n'eut aucun mal à faire croire que l'ancien boss était mort des suites de sa maladie, et qu'il avait fait de lui son héritier, lui transmettant sa position et son organisation, sous les yeux de son fils légitime retrouvé, bel et bien vivant, alors témoin et garant de l'accession du médecin à la tête de la Mafia portuaire.
Désormais Dazai, Osamu devint son bras droit, l'un de ses meilleurs exécutants. Le démon de la Mafia portuaire. Depuis, Mori fut toujours persuadé que ce serait Dazai qui mettrait fin à ses jours. Il avait cru recueillir un enfant brisé, malléable à souhait, et avait élevé une machine de guerre sans foi ni loi, à l'intelligence plus redoutable encore que la sienne. En revanche, et cela demeura un grand mystère pour lui, le jeune homme ne vint jamais lui réclamer son du. Jamais il ne révéla sa véritable identité ou ne chercha à lui faire de l'ombre. Les rares fois où ils en parlèrent, le nouveau boss fit le constat que Dazai n'avait aucune conscience de ses origines. Il savait que le sang de l'ancien boss coulait dans ses veines sans réaliser ce que cela impliquait. Son véritable nom, il l'avait oublié, pour rester juste Dazai. Seulement et uniquement Dazai. Ce nom qu'il avait sorti de nulle part, et dont il avait fait sa nouvelle identité. Effacé son passé. Les traces sur son corps, il les cachait sous ses bandages, et parfois, quand les souvenirs le rattrapaient, il tentait de mourir. Souvent pour rien aussi. Un matin, Dazai pouvait décider de mourir comme on décide de se faire un café. Comme il décida un jour de le quitter lui qui l'avait à la fois sauvé et condamné, et de laisser la mafia derrière lui. »
Et s'ils ne le retrouvaient jamais ?
Et si Dazai était parti pour toujours, là où personne ne pourrait jamais le retrouver ?
Cette pensée l'effrayait autant qu'elle l'obsédait. Kunikida avait même l'impression qu'elle l'empêchait d'avoir les idées claires, comme un brouillard très opaque et très froid.
Après avoir passé une partie de la nuit et toute la matinée à chercher un fantôme, voilà qu'il se retrouvait dans cette gare, à ne même plus comprendre ce qu'il faisait et ce qu'il disait.
Un homme grand, mince, teint très pâle, cheveux bruns bouclés, trench coat beige. Combien de fois avait-il énoncé cette foutue liste alors qu'il peinait lui-même à visualiser son foutu coéquipier ? Aurait-il dû préciser qu'il était blessé, peut-être mourant ? Dans quel état pouvait-il bien être après avoir passé les dernières quarante-huit heures cloué dans un lit d'hôpital, coincé entre la vie et la mort ? Autant chercher un revenant…
De fatigue, de lassitude, de désespoir aussi, Kunikida finit par céder à la pression écrasante qui pesait sur ses épaules, et s'effondra sur le premier banc qu'il trouva. Qu'était-il censé faire maintenant ? Ils avaient fouillé chaque recoin de cette foutue ville, et quand bien même Dazai s'y trouvait encore, une fois disparu, il était impossible de remettre la main sur lui jusqu'à ce qu'il ait décidé lui-même de réapparaître.
Soupir sous les voûtes de métal. Les alliages à l'infini où se mêlaient la taule et le vol des pigeons. Et puis le froid. Un froid vicieux qui s'immisçait entre les mailles des tissus, à l'intérieur des manches pour remonter jusqu'au cou. Depuis quand le monde lui semblait-il si gris ?
L'espace d'une seconde, Kunikida ferma les yeux, et derrière ses paupières fermées se dessinèrent à nouveau les courbes très fines de Tomie. Ses soupirs dans le noir, comme une mélodie chantée depuis la nuit des temps, à demi-voix, à mi-mots, dans la chaleur d'une étreinte et le silence nocturne. Jamais on ne l'avait embrassé, ni touché de la sorte, pas même Agatha. C'était comme si les mains de la jeune femme s'étaient fondues à même sa peau pour imprégner jusqu'à l'intérieur de ses cellules. Il avait l'impression qu'elle avait laissé son empreinte sur chaque parcelle, chaque aspérité de son corps, et que ses paumes à lui portaient encore la texture de ses seins, la mémoire de ses courbes, du creux de son cou jusqu'à l'arrondi de son dos. Son goût sur sa langue. Ce goût de femme, de terre, d'écume… Il rouvrit les yeux de peur de se noyer à l'intérieur de ses propres sens. Et s'il s'était trompé jusqu'alors ? Qu'avait-il poursuivi jusqu'ici, ce n'est la vague sensation de servir quelque chose ? Qu'était-ce que cela comparé à la puissance d'une étreinte, d'un regard, de ces lèvres qui s'étaient jetées sur lui avec l'avidité d'un animal et la douceur d'une prêtresse ? Lui, Kunikida Doppo, professeur, détective, l'éternel opérant, toujours droit, efficace. Une machine de guerre. Et le reste dans tout ça ? Ce reste qu'il n'osait pas nommer, de peur de se tromper. D'avoir été sous l'emprise d'une illusion qu'il poursuivrait encore et encore sans jamais la retrouver, car tout le monde le disait, le savait, que ça n'existait pas vraiment. Et lui n'y avait jamais cru. Parce que c'était bien mieux comme ça. Au moins c'était clair. Alors pourquoi avait-il le coeur aussi serré, les membres aussi lourds, et les idées si tristes ?
Saisi d'un frisson, l'agent se redressa avec vigueur et frotta ses paumes pour y ramener un peu de sang. Allez, bouge toi. Il avait une enquête à résoudre, un partenaire mourant à retrouver, et tout ce à quoi il pensait, c'était une paire de fesses. Non. Se corrigea-t-il. Quoi qu'elle fût, il ne pourrait jamais réduire Tomie Yamazaki à un corps. Elle était tellement plus que cela…
Se lever, épousseter son imperméable et nettoyer ses lunettes lui prit une énergie considérable. Il était fatigué, Kunikida le savait, et il ignorait quel effet pourrait avoir sur lui une autre nuit blanche. Son organisme fonctionnait au ralenti, et il avait l'impression de pouvoir dérailler à tout moment comme un vieil automate. C'était sans compter sur la foule qui se pressa sur le quai pour prendre le train en direction de Tokyo. Se frayant un chemin parmi les passants, il leva la tête à la recherche d'un contrôleur. Yosano ne voulait pas écarter le fait que Dazai ait pu quitter la ville par le train. En ce qui le concernait, il trouvait cela absurde, mais à ce stade, mieux valait explorer toutes les pistes, mêmes les plus infimes ou les plus douteuses.
Son regard fut soudain attiré par une paire d'yeux gris comme la mer. Des cheveux très noirs et des lèvres carmin sur un visage où il avait lu, une poignée d'heures plus tôt, l'origine et la fin du monde. La tête bien droite et les doigts serrés sur le manche de sa canne qui battait au fil de ses pas, Tomie lui sourit.
– Partez avec moi.
Marcher comme un somnambule. Regarder où mettre les pieds. Et marcher. Ne pas oublier de respirer.
Depuis qu'il était sorti du bureau d'Ango, Atsushi avait l'impression de constamment manquer d'air, comme si on avait percé un trou dans ses poumons et pressé son coeur sous une enclume.
« Dazai est le fils légitime de l'ancien boss de la mafia portuaire ». La nausée ne l'avait plus quitté depuis que le bureaucrate avait prononcé ces mots. Alors quoi ? Dazai était perdu ? Il était né condamné, la folie dans le sang, sa route entièrement pavée de ténèbres ? Mais le jeune homme ne pouvait pas y croire. Lui qui était né sans rien, sans parent ni avenir, qui avait grandi dans la misère avec pour seules marques d'intérêt les brûlures et les gifles, certes, il pleurait beaucoup, il ne cessait jamais de douter, il se sentait faible, parfois mal-aimé, et terriblement vulnérable, mais même à lui, la vie avait offert autre chose, et ce fichu optimisme avec lequel il carburait depuis que Dazai lui avait tendu la main, il ne pouvait encore y renoncer. Pas tant qu'il n'aurait pas tout essayé. Mais essayer quoi ? Aucune des révélations d'Ango ne leur avait appris où chercher.
– Trois ans… » marmonna soudain une voix à ses côtés.
Pendant tout ce temps, depuis qu'ils avaient quitté les bureaux du ministère, ils avaient marché côte à côte lui et Chuuya, sans vraiment savoir où aller. Le mafieux semblait aussi perplexe que lui. Perplexe, outré, profondément ébranlé, mais pas découragé, et ça, il ne pouvait que l'admirer. Il y eut même comme de la colère dans le rictus qui déforma soudain ses lèvres.
– On a bossé ensemble pendant trois ans ! », s'écria-t-il. « Et il ne m'a jamais rien dit ! Rien ! Pas un mot ! Et les crises ! Les putains de crises à gueuler pendant des heures, à le plaquer par terre pour pas qu'il se taillade les veines ! Et toutes les fois où j'ai bien cru qu'il me clamserait dans les bras ! Tout ça pour qu'il ne me dise rien ce con ! »
À mesure qu'il parlait, sa voix devenait de plus en plus forte jusqu'à se transformer en véritables hurlements et attirer sur eux le regard des passants. Chuuya était si furieux qu'un halo rougeâtre s'était formé autour de sa silhouette et que de petits graviers, attirés par son pouvoir, commençaient à flotter autour de lui. Loin d'en être effrayé, Atsushi se surprit à éprouver de la sympathie pour lui. La révélation d'Ango n'avait blessé ni l'individu, ni le mafieux, mais l'ami, celui qu'il n'avait jamais cessé d'être pour Dazai.
– Ce n'est pas par mépris… » marmonna-t-il avec une tristesse aussi soudaine que la colère de Chuuya. « C'était pour nous protéger. »
Si tu commences à t'apitoyer sur ton sort, ta vie deviendra un véritable enfer.
Enfin il le comprenait, plus qu'un conseil, cet avertissement qu'il lui avait délivré en le regardant droit dans les yeux, juste après l'avoir giflé. S'il commençait à se retourner sur son passé, à regarder sa propre histoire en face, Dazai savait qu'il ne s'en remettrait pas. Étrange pour un homme dont la principale préoccupation était de trouver le moyen le plus adéquat de mourir. Oui mais sans souffrance. C'était la souffrance que Dazai fuyait depuis toujours, qu'il masquait avec ses bandages et qu'il bâillonnait par son humour désopilant. La souffrance logée en lui comme un parasite. Et s'il la partageait avec quelqu'un, il ne pourrait plus la fuir, l'éviter, faire comme si elle n'existait pas, et ne voir de lui que le clown et l'énergumène, à travers le regard de l'autre. Pourquoi ne l'avait-il pas compris plus tôt ? Dazai avait disparu. Et si là encore, c'était pour les protéger de lui-même ?
– Il faut qu'on sache ce qui lui est arrivé pendant ces trois ans. Ces trois années où il a disparu de la mafia portuaire », déclara le jeune homme, avec un aplomb qui le surprit lui-même.
Depuis le début de la matinée, il avait l'impression d'avancer à l'aveuglette, avec pour seule lumière les petites flammèches délivrées par ses intuitions, comme des lucioles dans la nuit. Elles l'avaient déjà conduit à une partie de la vérité sur les origines de son mentor. Pourquoi ne pas continuer, puisqu'après tout, c'était leur seule piste ?
– Tu manques pas d'air, tu sais?
Chuuya le lorgnait avec une étrange lumière dans ses yeux bleus. Un intérêt auquel Atsushi n'était pas habitué, pour n'avoir jusqu'alors été considéré que comme une proie ou un ennemi par les sbires de la mafia portuaire. Parfois les deux. Sa bouche devint soudain très sèche.
– Que… comment ça ?…
– Pour fouiller comme tu le fais dans les petits papiers de la mafia. Tu sais que je pourrais te buter pour ça ?
Malgré la puissance de son propre pouvoir, Atsushi sentit soudain ses jambes se liquéfier. Aucun mot ne sortit de sa bouche, ne serait-ce que pour se défendre, et il crut rendre pour de bon la dizaine de cafés qu'il avait avalés pendant la nuit lorsque Chuuya se fendit d'un grand éclat de rire.
– Avec tes airs de con ! Il t'a même pas fallu un an pour en savoir plus que moi en six !
Cette fois, le jeune homme se sentait véritablement perdu. Déjà parce qu'il avait l'impression d'avoir sous le nez l'individu le plus versatile de la terre, ensuite… Nakahara Chuuya qui s'adressait à lui et le traitait quasiment en égal ! Il y avait de quoi rêver…
– Il n'y a rien de comparable… » souffla-t-il malgré lui.
– Ah oui ?
Il se figea en constatant que le rouquin l'avait non seulement entendu, mais que son sourire s'était estompé.
– Je côtoie ce crétin depuis mes quatorze ans. Ça me fait chier de l'admettre mais notre duo marchait du tonnerre. On se comprenait, on connaissait nos limites, on s'est vus dans des situations que personne ne saura jamais, parce que c'était la honte, et pourtant, je n'ai jamais pu percer sa carapace. Même quand il allait pas bien, même quand il se trainait sur le carrelage avec les poignets en sang. Ça pour l'entendre hurler et chialer je l'ai entendu… mais pas un mot, jamais… et j'ai jamais compris ce qu'il avait là », il pointa son coeur du doigt, et dans ses yeux, l'hilarité avait laissé place à la tristesse. Une tristesse si profonde qu'elle saisit Atsushi aux tripes. « J'ai jamais compris ce que Dazai avait dans la tête », poursuivit Chuuya. « C'est pour ça qu'il m'énerve autant. »
Il lui était arrivé de voir brièvement leur duo, restauré l'espace d'un instant pour sauver telle ou telle situation, et Atsushi s'était alors amusé de l'agressivité excessive de Chuuya envers un Dazai à la limite de l'indifférence. Ce jeu n'était pas sans lui rappeler la dynamique qu'ils formaient avec Kunikida, mais il réalisait à présent que le mafieux nourrissait beaucoup de ressentiment à l'égard de son ancien coéquipier, et un profond regret de ne pas avoir été là pour lui.
– Vous lui en voulez ?…
C'était la première fois qu'il s'adressait directement à lui, et il ne savait pas s'il devait utiliser le tutoiement ou le vouvoiement. Chuuya restait un capitaine de la mafia portuaire et l'un des hommes les plus dangereux de la ville…
– Ouais !
La flamme s'était rallumée dans ses yeux vifs.
– Et je lui en voudrais encore plus s'il crève avant qu'on sache la fin de l'histoire.
Ce fut au tour d'Atsushi de sourire, et la candeur en lui ne put s'empêcher d'éprouver une gratitude profonde envers la vie pour cette collaboration, aussi mal assortie que salutaire.
– Il y a peut-être quelqu'un qui sait », poursuivit le mafieux, visiblement pressé de changer de sujet. « Quelqu'un qui était déjà là lors du règne de l'ancien boss, et qui est assez vieux pour avoir connu Dazai quand il était enfant. »
Dans sa poitrine, Atsushi sentit son coeur battre un peu plus vite. Certes il ne cherchait pas Dazai comme il le devrait, mais quelque chose en lui persistait à croire que pour le retrouver dans le présent, il fallait chercher dans le passé.
– Qui est cet homme ? » demanda-t-il en tentant de maîtriser les tremblements de ses mains. « Peut-on le rencontrer ? »
La réponse lui fit l'effet d'un coup de poing dans le ventre.
– Hirotsu. Ryurô Hirotsu.
Il n'arrivait pas à y croire.
Une fois de plus, Tomie Yamazaki se trouvait en face de lui, le regard projeté vers le paysage qui défilait derrière la fenêtre, sa main aux doigts très fins calée sous son menton. Qu'étaient-ils en train de faire tous les deux ? Kunikida retint avec peine la panique qui commençait à faire surface à l'intérieur de lui. Il était censé chercher Dazai, là tout de suite. Tout mettre en œuvre pour le retrouver, et voilà qu'il se retrouvait une fois de plus en face d'elle, vers une destination qu'il ne connaissait pas, au-delà de la ville...
– Je n'aurais pas dû vous proposer de m'accompagner », susurra soudain la jeune femme, sans le regarder.
– Et je n'aurais pas dû vous suivre », admit-il. « C'est Dazai que je devrais chercher en ce moment… Je ne sais pas pourquoi j'ai accepté. »
– Parce que vous êtes faible.
Il aurait sans doute réagi au quart de tour, si Kunikida ne commençait pas à comprendre qu'elle avait raison. Les douleurs dans sa nuque et ses épaules se firent plus intenses. Il avait mal à la tête, des tremblements dans les mains, l'impression d'être vide à l'intérieur, comme si on avait pompé toute son énergie. La tentation de se courber en deux et de libérer les larmes qu'il retenait depuis bien trop longtemps était si vive qu'il luttait, ne serait-ce que pour garder une expression aussi neutre que possible. S'il commençait à lâcher les digues maintenant, il se noierait à coup sûr, et la situation était déjà tellement critique.
– Il faut bien continuer », dit-il seulement. Même sa bouche était pâteuse. Il aurait voulu s'endormir d'un vrai sommeil et qu'à son réveil, le soleil brille à nouveau, que tout soit rentré dans l'ordre et qu'au final, personne n'ait eu besoin de lui.
– Alors pourquoi êtes-vous ici avec moi ?
Parce que vous me l'avez demandé. Mais Kunikida n'était pas du genre à se laisser mener par le bout du nez, même par une femme comme elle. La vérité, c'est qu'il avait eu envie de s'échapper ne serait-ce qu'un instant, entreprendre ce voyage avec elle pour aller nulle part, juste là où il pourrait y voir un tout petit peu plus clair.
– J'ai fui… » admit-il du bout des lèvres, les larmes aux yeux, alors que dans son esprit, la vérité se faisait enfin jour. « Je ne suis pas capable de retrouver Dazai. »
Il avait tout essayé, exploré toutes les pistes auxquelles il avait pu songer, sans même obtenir le moindre petit indice, le moindre signe du passage de son idiot de partenaire. Il s'était montré confiant face au désespoir et à la colère d'Atsushi, mais désormais, il se sentait complètement impuissant.
« Je ne suis pas capable de le retrouver… », répéta-t-il en couvrant son visage de ses mains.
Depuis le début il en était incapable, et comme toujours, il avait cherché à leur prouver le contraire. Non seulement il se fuyait lui-même en s'échappant avec elle, mais c'était aussi ses collègues et amis qu'il cherchait à expédier au loin, leurs regards accusateurs, leurs espoirs anéantis. Bien évidemment qu'il se porterait responsable si on ne retrouvait jamais Dazai. Pire. Si on dénichait son corps sans vie.
Courbé en deux, la gorge et les dents serrées par les sanglots qui hurlaient dans sa cage thoracique, il aurait seulement voulu qu'on pose une main sur son épaule, et qu'on lui dise que ce n'était pas grave. Qu'il avait fait de son mieux, vraiment fait de son mieux, et qu'il pouvait se reposer maintenant, même si c'était perdu. Que tout était terminé, et qu'il n'y était pour rien, même si ça avait foiré. Il l'aurait tellement voulu… Mais Tomie ne dit rien. Elle n'esquissa pas un geste. La seule chose qu'il vit lorsqu'il leva les yeux vers elle fut un regard aussi vide que le sien.
« Ce train », dit-elle lentement, d'une voix si faible qu'elle peinait à couvrir le crissement des rails et l'entrechoc des wagons. « Je le prenais toutes les semaines quand j'étais à l'école de police. « Ma grand-mère vivait à Atami, dans l'un de ces horribles immeubles construits pendant les années 70 pour le tourisme balnéaire. Je passais mes weekends chez elle, et le dimanche soir, je retournais à Tokyo, en internat. Dès qu'on passait la gare de Fujisawa et que la mer apparaissait derrière la vitre, j'avais l'impression d'avaler une grande bouffée d'oxygène. J'imaginais que j'étais un oiseau blanc qui volerait au-dessus de la mer et des nuages, par-delà l'horizon. »
Elle parlait les yeux mi-clos, un léger sourire aux lèvres, mais il y avait dans son expression quelque chose de profondément mélancolique. Du reste, Kunikida ne comprenait toujours pas ce qu'il faisait là, avec elle. Pourquoi ce train ? Quelle destination ? Ce n'était pas elle qui n'avait rien dit, mais lui qui n'avait rien demandé.
« Dès que le train me déposait à la gare », poursuivit Tomie, « je passais chez ma grand-mère pour prendre le thé avec elle et laisser mes affaires, et je partais à la plage. Qu'il pleuve, qu'il neige, qu'il fasse chaud ou froid, à seize heures tapantes, j'étais à la plage, et à chaque fois, je dévalais en courant les langues de sable jusqu'à atteindre la mer. » Son sourire devint plus franc, et son regard plus triste. « C'est dans ces moments-là, que je me sentais véritablement et profondément heureuse. J'avais la sensation que rien ne pourrait m'arrêter, que j'étais capable de tout. Une jeune adulte toute mince, aux cheveux courts et aux jambes comme des baguettes. J'étais tellement effrontée que mes supérieurs passaient leur temps à calmer mes ardeurs. Dès mon entrée à la police, je voulais seconder toutes les missions, enquêter, comprendre, défendre l'opprimé, punir le méchant et rendre justice avant tout. C'était obsessionnel chez moi, et je me targuai de longs discours moralistes sur les valeurs humaines, ce qu'il était bien ou mal de faire. J'allais même jusqu'à condamner ceux qui ne pensaient pas comme moi. J'avais tellement faux. »
Cette fois, la mélancolie fut remplacée par quelque chose de plus amer et son sourire jusqu'alors si doux se transforma en un rictus de dégoût. « En croyant faire quelque chose d'utile, de bien et en voulant absolument porter le poids du monde sur mes épaules, j'ai conduit deux hommes à la mort et je me suis punie moi-même. J'ai fait preuve d'un orgueil que je n'arrive toujours pas à me pardonner. » Son regard s'abaissa sur sa jambe estropiée. À travers son collant, on voyait les crevasses creusées à même sa peau. « Elle est loin la Tomie qui courait à perdre haleine sur la plage, qui savait tout mieux que personne et qui souriait à tout le monde, prête à aider le premier venu. »
– Qu'est-elle devenue ? » demanda Kunikida, capté par le gris de ces yeux où semblait s'épancher le ciel d'automne.
– Une ombre… » Ses pupilles se relevèrent soudain vers lui tandis qu'elle penchait son corps vers le sien. De nouveau, Kunikida sentit une chaleur lui monter aux joues sans pouvoir se résoudre à reculer. « Vous n'en êtes pas là. Vous ne pouvez pas porter le monde entier sur vos épaules. Personne ne le peut, mais vous ne vous êtes pas perdu. »
– Pas encore…
– L'endroit où je me rends s'appelle Ounohama », enchaîna-t-elle. « C'est là-bas que se trouve la fameuse villa dont Lewis parlait à Mary, et où il l'invitait dans ses lettres. Dans vingt minutes, nous arriverons à la gare d'Atami. Vous serez alors libre de faire demi-tour et de retourner à Yokohama. »
Kunikida resta sans voix. C'était pourtant bien ce qu'il devrait faire. Tomie avait choisi de poursuivre l'enquête parce que c'était là ce qu'il y avait de plus juste, à lui de faire son propre choix, même si ça impliquait d'échouer encore, de désespérer, de pleurer sur son pauvre sort, et d'avoir peur surtout. Peur à n'en plus finir.
– Je vais retourner à Yokohama », acquiesça-t-il.
– Vous ne le retrouverez peut-être pas.
– Mais au moins j'aurai essayé.
Pour la première fois du trajet, leurs regards se croisèrent vraiment, et sur les lèvres de Tomie se dessina le plus beau sourire qu'il n'eût jamais vu.
– Merci… », susurra-t-il.
La gare d'Atami fut annoncée quelques minutes plus tard. Kunikida s'était assoupi lorsque le vibreur de son téléphone le tira de sa somnolence et lui arracha un grognement.
« Où es-tu ? » raisonna la voix autoritaire de Yosano.
– À la gare », mentit l'Agent. « Du nouveau ? »
– Alors dépêche-toi de choper un train », beugla la jeune femme. « Fukuzawa est déjà en route mais je ne sais pas s'il arrivera avant. »
La suite, Kunikida y crut à peine et se rendit compte que Tomie l'avait interpelé plusieurs fois avant qu'il ne daigne lever les yeux vers elle. Était-ce une mauvaise blague ou un coup du destin ?
– Fukuzawa a lancé un avis de recherche dans toutes les préfectures à un rayon de cent kilomètres autour de Yokohama », bredouilla-t-il. « Il y a une heure, un homme correspondant à la description de Dazai aurait été aperçu dans ce périmètre. »
– Où ça ?
La réponse lui coupait le souffle et la parole.
– Sur le quai d'une gare. Celle d'Ounohama.
