Bonjour à touuuuus ! On tient, on tient ! J'ai encore tenu mes délais pour ce gros chapitres, un peu plus long que les deux précédents et qui, je l'avoue, n'a vraiment pas été facile à écrire. Déjà, le casse-tête de la gare d'Ounohama... j'ai découvert avec horreur, en entamant ce nouveau volet, que la gare d'Ounohama n'existait pas, et comme je tiens à conserver un certain réalisme géographique, j'ai écumé google map et passé au peigne fin tous les alentours de Yumigahama. Au moins je saurai où me poser le jour où j'aurai la chance d'aller au Japon. Le reste... assez fastidieux aussi, mais on avance on avance, et j'ai déjà hâte de vous proposer le prochain chapitre où il se passera plein de trucs. Ceci dit, si vous faites le lien entre tous les indices que j'ai laissés dans ces lignes, vous pourrez commencer à comprendre pas mal de trucs ;)

Pour la suite, j'espère vous la poster également très très vite, mais après une semaine à avoir écrit pratiquement non stop, je tiens à savourer un tant soit peu mes vacances ^^ donc je vous laisse apprécier, et je vous dis à très bientôt pour la suite !


CHAPITRE 22 –

Il n'y avait pas de gare à Ounohama.

Ounohama n'était même pas une ville, mais une plage située à proximité de la station touristique de Yumigahama, à près de trois heures de Yokohama.

Ce que Yosano avait pris pour une gare était en réalité un arrêt de bus perdu au milieu de la cambrousse nippone et de la préfecture de Shizuoka : l'arrêt de Yumigahamaohashi, appelé « gare d'Ounohama » par des locaux plus soucieux de promouvoir la proximité de leur plage que la précision géographique.

En réalisant qu'il n'y avait pas de gare à Ounohama, qu'Ounohama n'était même pas un village, Kunikida crut définitivement perdre son sang-froid, et passa le reste du trajet à étudier minutieusement la carte de la préfecture que lui avait remis le contrôleur pour comprendre la méprise. Si Dazai avait bien été aperçu là-bas, il leur faudrait s'arrêter à Shimoda pour prendre le bus jusqu'à Yumigahama. Un vrai parcours du combattant, et plus le trajet se déroulait, moins Kunikida croyait au signalement qu'on leur avait lancé. Avec ses blessures, dans son état, comment Dazai aurait-il pu arriver là-bas en un seul morceau ? Et surtout, pourquoi y aller ?

– C'est tout de même un drôle de hasard… » marmonna-t-il tandis que défilaient les paysages côtiers de bleu et de gris à travers les vitres de l'autobus.

– Ce n'est pas un hasard », rétorqua Tomie.

Elle n'avait pratiquement pas dit un mot depuis le coup de fil de Yosano, et à en juger par ses sourcils froncés et ses épaules crispées, elle était en intense réflexion.

– Serait-il possible que Dazai soit sur la même piste que vous ?

– C'est ce que je me demande. Mais il était encore dans le coma lorsque nous avons trouvé les lettres, et je les ai toujours gardées sur moi. Comment aurait-il pu avoir accès à cette information ?

– Je l'ignore… Dazai a toujours un temps d'avance sur les autres.

– Il y a autre chose.

Ses yeux gris le fixaient avec une acuité mêlée d'agacement et de perplexité. Quelque chose la troublait. Un élément lui échappait et elle ne parvenait visiblement pas à mettre le doigt dessus.

– Il n'y a pas de hasard », répéta-t-elle en reportant son regard sur le paysage côtier. « Que Dazai soit précisément à l'endroit où se trouve peut-être l'une des clés de l'enquête ne peut pas en être un. »

Kunikida ne put qu'acquiescer. Quelles que soient les raisons qui aient amené son coéquipier à Yumigahama, leur priorité absolue restait de le retrouver.

Le temps était clair lorsque le bus les déposa à Yumigahamaohashi. Le soleil filtrait ses rayons à travers les nuages et s'épanchait en tâches d'or sur la surface mouvante des eaux grises. Dès qu'il mit un pas dehors, Kunikida fut assailli par un vent chargé d'iode et dû se cacher les yeux pour se protéger de la poussière.

– Il y a plus accueillant comme endroit », ne put-il s'empêcher de grogner en tendant son bras à la jeune femme.

Sa canne dans une main, l'autre retenant les mèches de cheveux qui volaient autour de son visage, Tomie jetait des regards autour d'elle comme si elle cherchait quelque chose.

– Vous êtes déjà venue ici ?

– Jamais… mais l'endroit m'est familier. Les paysages ressemblent à ceux de ma jeunesse…

Il sourit en songeant au récit qu'elle lui avait livré dans le train. Ses souvenirs de jeunesse... Tomie semblait être née ainsi et pourtant, elle avait été une autre avant. Une jeune fille pleine d'espoir et de courage. Était-il possible que cette adolescente aux cheveux courts et aux membres athlétiques soit encore présente, quelque part, au creux de ce corps si profondément blessé, parmi les ombres qui avaient façonné son esprit et les crevasses nichées dans sa peau ? Sinon comment aurait-elle pu le transporter si haut, si ce n'est en faisant résonner son propre feu avec le sien ?

– Vous venez ?

Kunikida comprit que la somnolence l'avait emporté un peu trop loin lorsqu'il découvrit Tomie devant la portière entrouverte d'une voiture à laquelle elle avait fait signe de s'arrêter.

– Au commissariat le plus proche », lança-t-il en s'installant sur la banquette arrière, avant de reporter les yeux sur Tomie. « Ce ne sera pas long. Ensuite, je vous accompagnerai chez Lewis. »

Un léger sourire fendit ses lèvres, mais elle ne dit rien. Leur chauffeur, un trentenaire bedonnant en survêtement bleu, essaya tant bien que mal de leur faire la conversation, soupçonnant une excursion en amoureux, mais ni Kunikida, ni Tomie n'avait à coeur de lui donner la réplique. Las de ces deux étrangers aussi moroses que le ciel d'automne, il alluma la radio où passaient les tubes phares des années 80 entrecoupés de grésillements et de changements d'ondes intempestifs. Rassuré de ne plus avoir à meubler le silence et récompenser l'amabilité de leur conducteur, Kunikida suivit le paysage des yeux. La route se situait en bord de rivière, une ligne droite tracée comme un coup de crayon entre l'ondulation nébuleuse des collines. Sur l'herbe rase et déjà vieille se balançaient quelques arbres aux branches malingres au même rythme que la mer, comme si les vagues s'étaient faites vent pour emporter les feuilles mortes, les brindilles et les plantes sèches dans leur sillage. C'était aussi le bord de mer, mais la vie y était tout autre qu'à Yokohama. Ici tout semblait plus lent, plus simple et plus épuré. La désolation avait quelque chose de reposant, et même l'horizon semblait moins encombré que le leur. Pour lui qui n'avait pratiquement jamais quitté la ville, c'était un tout autre monde, et il se sentait décontenancé par ce vide, cette lenteur qui se lisait partout. Que pourraient-ils bien trouver ici ?

– À gauche, c'est la rivière d'Aono », annonça leur conducteur dont le besoin de parler était aussi envahissant que les crépitements de sa radio. « Depuis le cape de Benzaiten on la voit très bien se jeter dans la mer. Vous avez aussi une belle vue sur la plage. Vous aimez la plage ? »

– Modérément… » rétorqua Kunikida en contenant un soupir.

– C'est une belle plage. Avec du sable et tout. En c'moment le temps n'est pas terrible. Il fait froid, y a beaucoup de vent, mais l'été, ici, c'est le paradis. Vous êtes déjà v'nus en été ?

– Jamais…

– Oh faut r'venir ! C'est triste en cette saison ! Mais si vous voulez un coin sympa, pour bien manger, vous aurez l'auberge de…

– Ounohama », l'interrompit Tomie. « Vous connaissez la plage d'Ounohama ? »

– Pour sûr ! Mais elle est moins bien que celle du village. Elle est plus petite aussi, et y a beaucoup de rochers. Si vous voulez mon avis, celle de Yumigahama est beaucoup plus sympa. Si ça vous intéresse, y a mon beau frère qui…

– Une maison au bord de la plage, de style européen, ça vous dit quelque chose ?

L'homme, jusqu'alors si loquace, se tut tout à coup.

– Ça vous dit quelque chose ? » renchérit la jeune femme.

L'ébauche d'un grognement sembla remonter de sa gorge avant qu'il ne daigne lui répondre. Sa voix, tout à coup très grave, avait perdu tout son enthousiasme et sa verve.

– C'est qu'on aime pas trop cet endroit par ici… » se contenta-t-il de marmonner.

– Pourquoi ?

– Parce que y a des trucs bizarres qui s'y sont passé. Le mec qui y vit… il est pas net.

– Elle est toujours habitée ? » s'exclama Kunikida, qui craignait de trouver une maison aussi vide et désolée que le manoir des Stocker.

– Par le fils du proprio ouais. Mais allez savoir ce qu'il s'y cache là-dedans. À ce qui paraît, y aurait eu des morts dans cette maison.

Cette fois, et sans le réaliser, il avait conquis l'attention de ses deux passagers qui se penchèrent discrètement vers lui pour mieux l'entendre.

– Comment ça des morts ? » demanda Tomie.

Le coup de frein donné par le conducteur faillit les faire heurter de plein fouet les fauteuils avant et bloqua leur ceinture de sécurité. Tout en remettant ses lunettes en place, Kunikida se demanda ce qui avait bien pu piquer leur chauffeur et le vit se garer sur le bas-côté.

– Écoutez », dit-il, « j'vois bien qu'vous êtes pas des touristes, alors maint'nant faut jouer franc-jeux avec moi. Z'êtes qui un peu pour vous intéresser à cette maison ? »

Avant même que Kunikida n'ait le temps de répondre, Tomie plaça sous les yeux du conducteur ce qu'il reconnut être un badge de police, lui provoquant un hoquet de surprise.

– Ah ! Mais vous… vous…

– Police de Yokohama », articula-t-elle d'une voix grave. « Nous sommes sur les traces d'un individu qui s'est échappé de l'hôpital psychiatrique, blessé, et potentiellement dangereux. »

Ce fut à son tour de faire les gros yeux, bien qu'il acquiesça lorsque le trentenaire l'interrogea à son tour du regard. Comme l'avait fait la jeune femme il sortit son badge officiel pour le lui présenter. « Kunikida Doppo », lança-t-il. « Détective en charge de l'affaire. »

Tomie avait visiblement jugé bon de modifier les faits, et lui-même ne savait pas vraiment si le disparu dont elle parlait était Akechi ou Dazai. Mieux valait en dire le moins possible tout en piquant l'intérêt de leur chauffeur à la langue si bien pendue. Ce dernier ne tarda d'ailleurs pas à lever les bras en signe d'abnégation.

– Ah ba ça ! » dit-il, « j'dois avouer que je m'y attendais pas ! Faut dire qu'y s'passe jamais rien par ici ! Alors comme ça vous v'nez d'Yokohama ? »

– Et nous n'avons pas toute la journée devant nous », répliqua sèchement Tomie. « Cela nous aidera que vous vouliez bien nous partager ce que vous savez sur la maison. Le disparu que nous cherchons aurait peut-être un lien avec son propriétaire. »

Elle semblait contrariée, tout comme lui. La révélation de leur présence délierait les langues à coup sûr, et qui sait comment l'enquête serait reçue dans un patelin comme celui-ci, où la méfiance était de mise et allait de paire avec les ragots ?

– Vous savez », marmonna le chauffeur, qui s'était remis en route. « C'est un tout p'tit village, ici tout l'monde se connaît. Ça fait des générations que les maisons sont occupées par les mêmes familles, donc un anglais qui débarque de nulle part pour construire comme il a envie sur nos terres… ça passe pas inaperçu, et c'est pas très bien vu. »

– Comment s'appelait le premier propriétaire ?

– Ça j'en sais rien moi… ce type ne se mêlait pas de nos affaire et on se mêlait pas des siennes.

– Carroll ? Ça ne vous dit vraiment rien ?

– Peut-être… j'sais pas. Faudrait demander au grand-père. Il aurait un tas de trucs à vous raconter sur cette baraque !

– Comme quoi ? » renchérit Kunikida.

– Eh faudrait lui d'mander vous-même ! Mais j'sais qu'un jour il a entendu des cris là-dedans. Il en parle encore tellement qu'ça lui a fait froid dans l'dos. Et puis y a ce gosse qu'il a récupéré un beau matin. C'était pas un gamin d'ici qu'il disait. Et il l'avait vu trainer avec la fillotte qui vivait là-bas. Allez savoir c'qu'ils en ont fait !

– La fillotte ?

– Ouais… y aurait eu une petite fille à un moment. Disparue du jour au lend'main ! Mais les gens d'ici s'en souviennent bien parce qu'elle trainait souvent sur la plage. Celle d'Ounohama justement. Et puis y a quoi… dix ans peut-être, le vieux a récupéré ce môme à moitié crevé dans son rafiot et la fille, plus personne l'a jamais revue !

Le dos appuyé sur le dossier de la banquette arrière pour contenir les palpitations de son coeur, Kunikida tenta de garder les idées bien en place, bien que la quantité d'informations auxquelles ils avaient eu accès en une poignée de minutes avait de quoi donner le vertige.

– Donc si je vous comprends bien », articula-t-il, « une petite fille, qui vivrait dans la maison, aurait disparu il y a une dizaine d'années. »

– Disparue je sais pas, mais on l'a plus revue par ici », rétorqua le chauffeur.

– Et le propriétaire ? » enchaîna Tomie. « Est-il resté après ça ? »

– La maison est restée inhabitée un moment. Y a même des jeunes du coin qui ont tenté de l'explorer. Là ça fait quoi… cinq, six ans qu'y a d'nouveau quelqu'un. Comme il ressemble comme deux gouttes d'eau à l'ancien proprio on dit que c'est son fils, mais en fait on n'en sait rien.

– Et, toujours il y a dix ans », ajouta Kunikida, votre grand-père aurait retrouvé le corps d'un enfant dans la mer, c'est bien ça ? »

– Ouais c'est bien ça. J'sais pas comment c'est par chez vous, mais ici, vous savez, on est plus habitués à pêcher du poisson que des mômes à moitié morts ! » plaisanta-t-il.

– Qu'est-il devenu, cet enfant ? Vous le savez ?

– Pas la moindre idée ! S'il était mort le vieux s'en souviendrait, mais ce qui est sûr c'est qu'il est plus dans le coin. Mais j'vous dis ! Passez l'voir ! Ça lui f'ra d'la compagnie. Nous on les a écoutées ses histoires hein, mais vous savez, quand on entend toujours les mêmes, ça finit par rentrer dans une oreille et par ressortir par l'autre !

– Et où pourrions-nous le trouver ?

– Il tient la pension Nagomiuta avec ma mère. Si vous y faites un tour y vous f'ra peut-être un prix !

Kunikida retint un soupir d'agacement. Interroger un vieux grabataire n'était clairement pas dans ses projets, faire du tourisme balnéaire encore moins…

– Nous y penserons », émit Tomie d'une voix neutre. « Mais nous ne souhaitons pas nous éterniser. »

Son positionnement le soulageait, et il devait s'avouer qu'il comptait sur Fukuzawa pour les ramener dès que possible à Yokohama. Si le signalement n'était pas le bon, alors ils auraient perdu un temps précieux pour retrouver Dazai.

– Vous comptez rester ? » souffla-t-il à l'adresse de la jeune femme.

– Tout dépend de ce que donneront les recherches, mais les résultats me semblent prometteurs.

La lumière dans ses yeux s'était ravivée et un léger sourire fendait ses lèvres. Le détective reconnut chez elle cet appétit du mystère propre à tout bon enquêteur et ne put nier que la conversation avec leur chauffeur avait ouvert le sien. La piste de Lewis s'avérait bien plus juteuse qu'il ne l'aurait imaginé…

– Voilà m'sieur dames ! » lança le chauffeur en se garant devant une petite cahute où s'affichait en gros kanjis le mot ''commissariat'' et dont le toit en taule frémissaient sous les bourrasques. Avec ses façades aussi minces que du carton qui semblaient pouvoir s'écrouler à tout moment, la bâtisse ressemblait plus à un garage à l'abandon qu'à un réel bureau de police.

« Par contre, m'en voulez pas », poursuivit le trentenaire, « mais je préfère pas mettre les pieds près de la baraque près d'la plage. Va falloir trouver quelqu'un d'autre pour vous y emmener. »

– Ce ne sera pas un problème », affirma Tomie en s'extrayant de l'habitacle d'un mouvement gracieux. « Vous nous avez déjà bien assez aidés. »

– Au plaisir !

Et la voiture s'éloigna dans un crissement de pneus et laissa derrière elle un nuage de fumée gris bleu qui se dissipa avec le vent. Kunikida s'attendait à ce que Tomie le précède lorsqu'il la vit sortir une cigarette de son étui.

– Je vous attends là », se contenta-t-elle de dire, sans même le regarder.

– Entendu.

– Et j'ai oublié de vous dire… pour cette nuit… » ses yeux se levèrent timidement vers lui tandis que ses traits trahissaient une émotion confuse. À cet instant, appuyée contre ce mur en pré-fabriqué, les cheveux agités par le vent, sa cigarette dans une main et l'autre fermement serrée sur les pans de son imperméable, elle semblait plus vulnérable que jamais. « Merci », murmura-t-elle.


« Un thé vert, s'il vous plaît ».

« Une bouteille de saké, pour moi et le jeunôt. »

Atsushi crut s'étouffer dans sa propre salive et lança un regard perplexe à l'homme qui se tenait à ses côtés.

– Mais je n'ai jamais consommé d'alcool ! », protesta-t-il.

– L'alcool ne se consomme pas. Il s'apprend.

Soit il possédait une résilience à toute épreuve, soit il maitrisait ses émotions mieux qu'il ne le laissait croire. Toujours est-il que Chuuya s'était remis des révélations d'Ango avec un panache surprenant et semblait désormais aussi frais et pimpant qu'un jeune premier de cinéma. Atsushi ne pouvait pas en dire autant. Les réminiscences de sa nuit sans sommeil lui donnaient des vertiges, et la faim lui tenaillait l'estomac. En plus de cela, il se sentait creux, comme si un grand vide s'était formé en lui depuis leur passage dans ce bureau, ces paroles qui leur avaient livré un fragment du passé de Dazai. Passé le choc, il ne pouvait désormais s'ôter de la tête les visions de cet enfant chétif, profondément malade, que Mori avait recueilli et rafistolé selon ses procédés barbares. Et puis il y avait cette part en lui, d'abord toute petite, presque infime, puis de plus en plus grosse, qui se demandait s'il ne valait pas mieux laisser tomber. Laisser Dazai à ses ombres et s'en aller pour toujours afin de recommencer ailleurs, dans une vie moins sombre, avec plus de chance, ce qu'il avait raté ici bas. C'était vrai. Une part de lui avait envie d'abandonner.

– Pourquoi ici ? » demanda-t-il afin de détourner son attention de cette pensée effroyable.

Qu'adviendrait-il de Dazai s'il abandonnait maintenant ?

– Parce qu'on y mange et qu'on y boit bien », rétorqua simplement Chuuya.

– C'est tout ?!

Le mafieux l'avait entrainé dans une brasserie de type européenne, où le tintement des verres et des couverts sur les assiettes mêlé aux multiples conversations rendaient leurs voix difficilement audibles. Il y régnait une odeur de tabac et de sueur très désagréable qui lui faisait plisser le nez. Où qu'il portât les yeux, Atsushi voyait des hommes en tenue d'ouvrier ou des individus en costume qui fumaient cigarette sur cigarette tout en crachant sur leurs patrons devant leur mallette bien cirée de travailleurs consciencieux. Il ne se sentait pas à l'aise, et lorsque le serveur leur amena une bouteille de sake accompagnée de deux coupelles, il osa à peine le remercier.

– On sera tranquille ici », souffla Chuuya sans laisser paraître autre chose sur ses traits que son arrogance habituelle.

Ses jambes croisées et son bras nonchalamment appuyé sur le dossier de sa chaise traduisaient une décontraction étudiée à laquelle son chapeau de travers apportait une touche jazzy. S'il jouait un rôle, le mafieux le jouait à la perfection, et Atsushi savait qu'il devrait au moins cesser de jeter des regards apeurés de tout côté s'il ne voulait pas qu'ils aient l'air suspect.

– Le voilà.

Suivant le regard de son acolyte, le jeune homme vit une silhouette se frayer un chemin parmi les tables jusqu'à la leur. Difficile de ne pas le reconnaître à son costume, ses cheveux gominés et le monocle qui grossissait l'un de ses yeux au regard perçant.

Ryurô Hirotsu.

– Une autre coupelle et trois plats du jour », indiqua Chuuya au serveur qui le consultait du regard.

– Il… il ne risque pas de nous… » bredouilla Atsushi en désignant de la tête la silhouette qui s'éloignait en cuisine d'un pas pressé.

– J'ai failli faire exploser la tête de son patron parce qu'il ne payait pas ses dettes », ricana Chuuya. « Ce resto est sur mon secteur. Ils savent davantage ce qu'ils ont à craindre de moi que du boss. »

– Messieurs », lança Hirotsu en prenant place à leur table. « Belle journée n'est-ce pas ? »

Atsushi sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Certes il avait vu Hirotsu et ses hommes se faire battre à plates coutures par ses collègue de l'Agence, il n'empêche qu'il était en train de prendre son déjeuner avec deux des hommes les plus dangereux de la Mafia portuaire. Si Dazai le voyait… que dirait-il de lui ?…

– Très jolie cravate », susurra l'homme en pinçant le tissu de ses doigts gantés. C'était cependant bien sur son visage qu'était rivé son monocle, et Atsushi ne put s'empêcher cette fois de déglutir. « Aurions-nous du chat grillé pour déjeuner ? » ajouta Hirotsu en tournant vers son comparse un regard malicieux.

– Pas cette fois Hiro… pas cette fois…

Atsushi tremblait si fort qu'il commençait à se demander s'il survivrait à la fin de l'entretien sans mourir d'une crise cardiaque. Prenant sa coupelle pour se donner une contenance, il en renversa la moitié sur sa chemise au moment où le regard du mafieux se braqua de nouveau sur lui.

– Dans ce cas, que nous vaut l'honneur de cette présence ? » siffla-t-il comme un serpent.

– Le maquereau.

– Plaît-il ?

Chuuya avait perdu son enjouement pour arborer une expression plus grave qui mettait un point définitif à la plaisanterie.

– Que s'est-il passé ? » demanda Hirotsu en se redressant sur sa chaise, son intérêt pour Atsushi envolé lui aussi, au grand soulagement de ce dernier.

– Disparu.

C'est à ce mot que le jeune homme comprit que « maquereau » désignait en réalité Dazai. Bien qu'il ait choisi un lieu en apparence sans risque, Chuuya n'en surveillait pas moins son langage, et il devrait en faire de même s'il ne voulait pas leur attirer des ennuis.

– C'est grave ?

– Oui.

Pendant quelques secondes, les deux hommes se jaugèrent du regard et, très vite, Hirotsu sembla comprendre que c'est Chuuya qui aurait l'ascendant sur la conversation. Tout en poussant un soupir, il sortit une cigarette de son étui et l'alluma.

– Qu'est-ce que tu veux savoir ? » souffla-t-il avec un long nuage de fumée.

– Si toi tu sais.

– Comment ça ?

– Ce qu'il est réellement.

Le regard du vieil homme s'agrandit derrière son monocle. Il tira une nouvelle bouffée de sa cigarette et se servit quelques gouttes de sake. Atsushi regardait quant à lui le fond de sa coupelle, toujours vide.

– Je ne vois pas de quoi tu veux parler », lâcha Hirotsu d'une voix si basse qu'il fallait bien tendre l'oreille pour l'entendre.

– Je vois », un sourire félin se dessina sur les lèvres de Chuuya. S'appuyant davantage sur le dossier de sa chaise, il croisa les doigts et attendit que le serveur dispose leurs trois plats sur la table pour se servir à son tour et remplir au passage la coupelle d'Atsushi.

« Tu as toujours été l'un des piliers de l'organisation », commença-t-il. « L'un des membres les plus anciens. De tous ceux qui côtoient nos locaux, avec le boss et Koyô, tu es le seul à avoir connu l'ancien système. »

Hirotsu se contenta d'acquiescer, le regard vague, comme s'il tentait de contenir des souvenirs dont il ne souhaitait pas se rappeler. Vu ce qu'Ango leur avait dit des méthodes de l'ancien boss, cet ancien système dont parlait Chuuya avait dû laissé des séquelles difficilement effaçables. Même Atsushi pouvait le comprendre.

– Mori était proche de l'ancien boss, mais sa soit-disant succession ne suffisait pas à assurer sa place. Il lui fallait l'appui de membres de confiance pour asseoir son autorité suprême auprès de tous les autres membres.

Les traits de Hirotsu se tendirent, et son teint déjà très pâle se fit tout à coup blafard. Indifférent en apparence, il fit mine de s'intéresser à son plat et en avala une bouchée. Sur son exemple, incapable de résister au fumet de la pièce de bœuf qui lui montait jusqu'aux narines depuis son assiette, Atsushi finit également par céder. Chuuya en revanche restait impassible, les yeux rivés sur son acolyte. Le jeune homme était du reste impressionné. Lui qui avait toujours pris le capitaine et maitre de la gravité pour une brute dénuée de cervelle le découvrait tout à coup doté d'une acuité plus que déstabilisante. En quelques minutes, il avait été capable de voir et de comprendre les rouages les plus secrets de l'accession de Mori à la tête de la mafia portuaire.

– Or pour vous convaincre, vous les anciens, il lui fallait un atout majeur.

Portant sa serviette à ses lèvres, Hirotsu saisit de nouveau la cigarette qu'il avait laissée se consumer sur le bord du cendrier, et souffla un nouveau trait de fumée, le regard vague.

– Je n'avais pas besoin d'être convaincu », murmura-t-il sans leur adresser un regard. « Il nous fallait un nouveau chef. Quelqu'un qui soit en mesure de redresser l'organisation après les dégâts engendrés par l'ancien boss. Malgré ses méthodes et sa mégalomanie évidente, Mori était tout simplement la bonne personne. »

– C'est faux », le coupa Chuuya en renforçant la prise de son regard. « Et il n'avait aucune légitimité. Pas plus que toi où Koyô en tout cas. D'autant plus qu'aucun de vous deux ne l'apprécient. »

La cigarette du vieux mafieux vint tout à coup s'écraser sur la nappe avec son poing, laissant un point de cendres encore rougeâtres sur le blanc immaculé du tissu. Jusqu'alors tirés, ses traits semblaient désormais contenir avec peine la colère qui grondait en lui.

– Nous n'avions pas le choix », siffla-t-il entre ses dents serrées.

– Qui cherches-tu à protéger comme ça ?

– Et toi, comment sais-tu ?

Les deux mafieux se regardaient désormais comme deux fauves prêts à se sauter à la gorge. Avec sa chemise tachée, sa bouche pleine et son estomac qui ne daignait pas se calmer, Atsushi aurait voulu se faxer sous la table. En quelques secondes, l'atmosphère s'était incroyablement tendue.

– Si tu fais remonter l'info, je ne donne pas cher de ta peau », murmura Chuuya, très lentement. « Et tu sais que je suis plus fort que toi et tous tes hommes réunis. »

Sa menace n'impressionna pas le vieil homme qui tira une autre cigarette de sa poche, passa l'embout à la flamme de son briquet et attendit qu'une légère fumée s'en dégage pour en aspirer une volute et la souffler au visage de son acolyte.

– Nous sommes ici entre grandes personnes », articula-t-il, tout en bougeant à peine les lèvres. « Et mes informations ont un prix. D'autant que j'ai des raisons de croire, vu la présence de ce jeune homme avec nous aujourd'hui (son regard effleura Atsushi qui sentit ses épaules se raidir) que nous avons peut-être un objectif commun. »

– C'est très certainement le cas. Qu'est-ce que tu veux ?

– Savoir d'où tu tiens le secret de cette maudite succession.

– Contre quoi ?

– Je te dirai pourquoi je le protège.

Il avait insisté sur « le », et Atsushi sut ainsi qu'il parlait bel et bien de Dazai. Enfin ils se comprenaient.


Même l'agent en poste avait grimacé lorsqu'il lui avait demandé de les conduire jusqu'à la « maison de la plage », comme les locaux l'appelaient, bien que « maison sur la falaise » aurait mieux convenu.

La demeure de Lewis se situait tout eu haut de l'escarpement dominant la plage d'Ounohama, si près du vide, à la merci des vents et des tempêtes, que le fait qu'elle soit toujours debout tenait du miracle. Ses façades de style occidental revêtaient un blanc écaillé, sans doute éclatant autrefois, et le bleu des volets était passé depuis longtemps. Sous son toit pointu, terminé par une girouette qui n'en finissait plus de tourner, se dressait une armature en bois finement travaillée qui rappelait les maisons du nord de l'Europe, tout en entrelacs et en spirales. Derrière les fenêtres à petits carreaux, l'obscurité était difficile à percer du regard et pas une seule lumière ne laissait entrevoir l'indice d'une présence à l'intérieur des murs. À mesure que la voiture s'avançait sur le petit chemin de terre qui longeait la falaise, Kunikida intégrait chaque détail de la bâtisse avec une étrange sensation d'accomplissement, comme s'ils étaient arrivés au but, sans même savoir ce qui les attendrait là-bas, entre ces façades, ces poutres et ce toit d'ardoise fouettés par le vent. À ses côtés, Tomie conservait une expression neutre, mais la lumière dans ses yeux et la crispation de ses doigts sur le manche de sa canne trahissaient un empressement proche du sien.

– Ça ne vous ennuie pas si je vous laisse ici ? » demanda l'agent qui conduisait la voiture. « Sinon ce sera trop compliqué pour faire demi-tour… »

– Aucun problème.

Le jour, si clair à leur arrivé, s'était usé avec l'arrivée de lourds nuages en provenance du large, et la lumière du début d'après-midi aurait pu se confondre avec celle du soir. Tapissée de couleurs passées où se mêlaient le jaune, le brun et le vert, la côte semblait ployer sous les rafales qui balayaient la terre comme des coups de tambours, et même les herbes hautes ne pouvaient pousser autrement qu'à l'horizontal. Kunikida dut maintenir à deux mains les pans de son imperméable pour qu'ils ne s'envolent pas et plissa les yeux pour éviter les nuées de sable qui balayaient le rivage. D'ordinaire réticente à se faire aider, Tomie se vit contrainte d'accepter son appui pour ne pas trébucher sur le sol bosselé ou se faire renverser par les bourrasques.

– Charmant, comme endroit », plaisanta-t-il.

À mesure que les phares de la voiture de police s'éloignaient et que le silence bercé par les vagues et les murmures de la falaise emplissait leur univers sonore s'instillait comme une solennité dans leurs pas incertains. Plus jeune, Kunikida s'était passionné pour la poésie marine, ces litanies côtières, rythmée par l'attente d'un retour qui n'arriverait jamais et les pas lents de silhouettes féminines en robes noires et aux longs cheveux roux. Des lament irlandais au saudade portugais, en passant par les haïkus de sa propre culture, tous faisaient de la mer une terre d'oubli, d'attente et d'espoirs déçus, et jamais Kunikida n'avait ressenti le potentiel poétique de ces paysages qu'en cet instant où, le bras de Tomie autour du sien, les pieds enfoncés dans le sable, il avançait d'un pas chancelant vers cette maison dressée comme un rêve au bord de la falaise.

Le terrain en pente douce accentua l'effort, et c'est presque essoufflés qu'ils parvinrent jusqu'à l'entrée de la bâtisse, et que le détective actionna le heurtoir.

Pendant quelques secondes, seul le passage du vent et le craquement des charpentes sembla leur répondre, et ce n'est qu'après deux autres tentatives et de longues minutes de silence teintées d'anxiété, qu'un bruit métallique se fit entendre de l'autre côté de la porte.

– Oui ? » résonna une voix dans l'entrebâillement du panneau.

C'est Tomie qui prit l'initiative de la parole.

– Monsieur… monsieur Carroll ?

L'autre ne bougea pas, et dans l'obscurité, on devinait son regard passer sur eux avec une acuité dérangeante.

– C'est bien vous ? », insista Tomie.

– C'est mon père », murmura une voix grave et légèrement grinçante. « Je ne porte plus le même nom. »

– Alors comment doit-on vous appeler ? » demanda Kunikida qui commençait à trembler sous le tissu trop léger de son imperméable.

La porte s'ouvrit alors sur la silhouette allongée et mince d'un homme de la cinquantaine, aux cheveux gris et aux yeux clairs. Bien que marqué par les rides, son visage portait quelque chose d'extrêmement juvénile et de frais, comme si le temps n'avait pas tout à fait d'emprise sur lui. Encore une fois, son regard d'un bleu clair et perçant passa sur eux avec une curiosité affable, avant qu'un petit sourire ne vienne étirer ses lèvres.

– Vous pouvez m'appeler Charles », dit-il en s'écartant pour les laisser entrer. « Charles Lutwidge. »

L'intérieur de la maison leur dévoila un vestibule plongé dans la pénombre, où le blanc passé des murs contrastait avec le parquet sombre et le fond noir des natures mortes qui décoraient l'entrée.

– Je saurai me débrouiller seule », souffla Tomie tandis que Charles fermait la porte derrière eux pour leur emboiter le pas. « Vous devriez peut-être retourner au commissariat. »

– Ils savent comment me joindre », rétorqua l'agent. « Et je préfère ne pas vous laisser seule ici. »

Cet aveu arracha un sourire à la jeune femme qui fit claquer l'embout de sa canne sur les lattes du parquet, jusqu'à la petite pièce où les invitait leur hôte. Les murs et le sol en bois craquèrent à leur passage, et bien que les dimensions et les matériaux soient tout autre que ceux qu'ils avaient pu trouver au manoir Stocker, Kunikida ne put s'empêcher d'éprouver ce sentiment d'inquiétante étrangeté qu'il avait déjà ressenti là-bas. L'impression de pénétrer dans une autre époque, un lieu hors du temps.

– Asseyez-vous, je vous en prie », lança Charles alors qu'ils entrait dans ce qui ressemblait à une petite cuisine.

Avec son poêle en fonte, les casseroles en cuivre qui pendaient aux murs et son mobilier en bois poncé, la pièce semblait bel et bien sortir du siècle dernier.

– Je peux vous proposer du café ou du thé.

– Du thé pour moi », répondit Tomie.

– Café », marmonna Kunikida en réalisant qu'il n'avait rien avaler depuis la veille et qu'il lui faudrait au moins ça pour tenir.

Tout en préparant une bouilloire et en disposant quelques bûches dans son poêle, l'homme marmonna une chansonnette dont il était difficile de saisir la mélodie. Kunikida commençait à comprendre pourquoi les gens du village l'évitaient. L'individu sous leurs yeux avait tout d'un marginal qui vivait dans son monde et qui ne connaissait rien des codes sociaux, si ce n'est par un héritage culturel qui n'avait en rien aidé à son intégration.

Kunikida réfléchit. Si Lewis était le père de cet homme, et son physique le laissait fort à parier, cela signifiait que l'anglais avait eut une relation après Mary, conjugale ou non. Malgré son visage enfantin, Charles semblait taper dans la cinquantaine. Si l'on considérait qu'il était né après 1954, cela signifiait que Lewis l'avait eu autour de ses quarante ans. Rien d'anormal. En revanche, ses traits n'avaient rien de métis, et si son nom était celui de sa mère, il était fortement envisageable que Lewis ait eu une relation avec une autre femme d'origine britannique.

– Et voilà ! », lança-t-il en disposant sur la table un service à thé ainsi qu'une cafetière italienne. « J'ai fait du cake ce matin. Je sais que ce n'est pas dans vos goûts, à vous les japonais, mais vous voulez y gouter ? »

– Avec plaisir », acquiesça Tomie.

Pour un étranger mis à l'écart de son village depuis son enfance, Charles avait décidément le sens de l'accueil. Un reste de son éducation anglaise peut-être. Toujours est-il que Kunikida s'était attendu à plus de froideur, voire à une certaine hostilité.

– Alors ? » demanda l'homme de sa voix rocailleuse. « Que me vaut la visite de deux étrangers chez moi ? Je ne crois pas vous avoir déjà vus au village… »

– En effet », répondit l'agent. « Nous sommes de Yokohama », dévoilant son badge de détective. « Je travaille pour une agence privée. L'un de nos confrères a disparu cette nuit et sa présence dans le coin nous a été signalée. Est-ce que vous pourriez nous renseigner ? »

– Moi ?

Tomie lui lança un regard de biais mais sembla saisir ses intentions. Kunikida trouvait en effet risqué d'amener tout de suite le sujet d'Akechi sur la table. Mieux valait savamment cuisiner leur hôte et lui soutirer le maximum d'informations sur cette maison ainsi que l'histoire de ses anciens occupants, dont il était visiblement l'héritier. À eux ensuite de faire les liens.

– En questionnant les habitants du village », poursuivit-il en pesant chacun de ses mots, « il s'est avéré que d'étranges rumeurs circulaient autour de cette maison et de son propriétaire, à savoir vous, mais j'imagine que vous le savez déjà. »

À l'évocation des villageois, Charles poussa un reniflement dédaigneux et planta sa fourchette dans sa part de cake qu'il engloutit d'une bouchée. Dévoré par la faim, Kunikida en fit de même et fut saisi par le goût de fruits confis qui se dégageait de la pâte. Bien qu'élevé au Japon, Charles était bien anglais jusqu'au bout des ongles, cela ne faisait désormais aucun doute.

– Il y a toujours eu des rumeurs sur cette maison », marmonna l'homme après quelques instants. « Un étranger qui s'installe dans un petit village de campagne s'attire forcément les foudres de ses habitants. Mon père n'a jamais été bien vu, et il en est de même pour moi. Mais je ne vois pas en quoi cela vous aiderait à retrouver votre collègue. À quoi ressemble-t-il ? »

Encore une fois, Kunikida fut saisi par l'amabilité et la vivacité de leur hôte qui avait subtilement su déjouer ses attentes. Il décida donc de se prêter au jeu. C'est après tout lui qui l'avait lancé sur cette piste.

– Nous avons bien sûr interrogé les villageois à son sujet », mentit-il. « C'est un homme plutôt grand, un peu plus que moi (il se mit debout pour appuyer ses propos). Très mince, avec un teint pâle et des cheveux bruns bouclés. Il a plutôt un beau visage, et s'habille souvent avec un trench coat beige. On peut le reconnaître facilement aux bandages qu'il a autour du cou et des poignets. »

– Des bandages ?

– Ne me demandez pas pourquoi il les porte… c'est un vrai mystère chez lui…

Lui qui avait commencé par un mensonge se trouvait tout à coup bien sincère. Il lui fallait se ressaisir s'il ne voulait pas que la fatigue lui fasse dire des bêtises.

– Le propriétaire de la pension Nagomiuta prétend l'avoir vu traîner sur la falaise », ajouta Tomie qui sembla percevoir son trouble.

– Ça ne me dit rien… » démentit Charles. « Vous avez une photo peut-être ? »

En jetant un coup d'oeil à sa comparse, Kunikida sortit son portable et sélectionna l'une des rares photos de groupe qu'il avait pu prendre. Celle du quatrième anniversaire de l'ADA lui sembla parfaite, et il ne put s'empêcher de sourire en redécouvrant l'agence au complet. Atsushi et son sourire penaud, le regard perçant de Yosano, les grimaces enfantines de Ranpo, les tâches de rousseur de Kenji, cette complicité malsaine entre Tanizaki et Naomi, la présence hiératique de Fukuzawa et bien sûr, le visage clownesque de Dazai sur lequel il fit un zoom. Il avait hâte que tout revienne à la normale.

Saisissant le téléphone avec mille précautions, comme s'il n'en avait jamais tenu de sa vie, Charles scruta un moment l'image lorsque tout à coup, son expression changea. Kunikida s'était attendu à ce qu'il lui rende son portable avec une réponse évasive, mais le regard que lui jeta l'anglais lui glaça le sang.

– Cet homme », souffla-t-il. « Il est déjà venu ici… »


Malgré les révélations de Chuuya qui était allé jusqu'à avouer l'identité de leur source, il avait fallu deux bouteilles de Sake pour délier la langue du vieux mafieux. Hirotsu était en effet si attaché à son silence que le simple fait d'attester la vérité des faits relatés par Ango lui avait tiré une série de hoquets. Finalement, après beaucoup d'alcool et de cigarettes, son visage finit par se détendre.

– Jeune homme », marmonna-t-il en tournant les yeux vers Atsushi qu'un plat et deux desserts avaient définitivement rassasié.

– O… oui ?

– Vous appréciez beaucoup Dazai, n'est-ce pas ?

Sentant sa tête rentrer dans ses épaules, Atsushi ne put qu'opiner maladroitement. Même son estomac plein n'avait pu calmer sa nervosité et les yeux mauves de Hirotsu braqués sur lui ne faisaient qu'accentuer son malaise.

– Je… il… il m'a sauvé », bredouilla-t-il.

– Mais est-ce suffisant ?

Il ne comprit pas sa question, et se vit contraint d'affronter le regard du mafieux. Plus le repas s'éternisait, plus il avait l'impression de se perdre en tant qu'Agent. Que faisait-il là, à déjeuner avec deux mafieux ? Où était sa place désormais ?

– Qu'est-ce que vous voulez dire ?

– Qu'il te sauve est une chose. Mais est-ce suffisant pour aller aussi loin ? Ce que tu as appris aujourd'hui pourrait te couter la vie. En es-tu conscient ?

– Oui.

– Et tu souhaites malgré tout continuer ?

– Oui.

– Pourquoi ?

Cette fois, le souffle lui manqua. Atsushi ne s'était jamais interrogé sur les raisons qui l'attachaient à son mentor. Dazai l'avait sauvé plus d'une fois, et lui se sentait reconnaissant. N'était-ce pas suffisant ? Il tenta de solliciter Chuuya du regard, sans succès. Le mafieux observait leur petit jeu sans un mot, une main sous le menton, visiblement décidé à laisser Hirotsu mener son manège jusqu'au bout.

– Je… je pense que Dazai est une personne bien », bredouilla-t-il. « Et qu'il mérite d'être sauvé. »

– À la bonne heure ! » s'exclama Hirotsu. « Nous avons un super héros maintenant ! Et que feras-tu si tu échoues ? »

– Je me dirai seulement que j'ai fait tout mon possible pour faire ce qui me semble juste.

– Faire ce qui est juste…

Cette fois, c'est un sourire sincère qui se dessina sur le visage du vieil homme, et Atsushi crut déceler dans son regard une pointe de mélancolie.

– Est-ce lui que vous protégez depuis le début ? » souffla-t-il.

Sans perdre son sourire, le mafieux s'appuya de nouveau sur le dossier de sa chaise et leva les yeux vers le plafond où s'élevait la fumée de sa cigarette. S'il n'avait pas conscience d'avoir face à lui l'un des capitaines de la mafia portuaire, Atsushi aurait presque eut de la sympathie pour cet homme qui lui sembla tout à coup très vieux et fatigué.

« Je venais de passer capitaine », murmura Hirotsu, la tête toujours renversée en arrière, les yeux levés vers le plafond. « Rentré à la mafia à vingt ans, capitaine à vingt-huit… j'étais pas trop mal, et je m'en étais sorti sans trop d'égratignures. Et puis comme j'étais bon, que mon pouvoir étais puissant, je suis encore monté en grade pour intégrer le cercle privé du vieux boss. »

« Le mot ''Yakuza'' venait de la combinaison des valeurs Yattsu, Ku et Za utilisées aux jeux de cartes, et qui formaient la main perdante. Huit, neuf et trois. La base hiérarchique de la mafia portuaire : huit capitaines, neuf unités et trois piliers. Parmi les neuf unités, s'en trouvait une secrète, difficilement accessible. L'unité fantôme, celles des lézards noirs dont Ryurô Hirotsu prit la tête le jour même de ses vingt-huit ans. Les lézards noirs étaient la botte secrète de la mafia, la division la plus dangereuse et la plus proche du centre, regroupant les membres aux pouvoirs les plus meurtriers, à la fois prêts à l'emploi, et étroitement surveillés par les Piliers. Toujours trois, les Piliers étaient les yeux, les oreilles et les mains du boss de la mafia. À la fois partout et nulle part, ils surveillaient, encadraient, exécutaient quand cela s'avéraient nécessaire. Personne ne connut jamais leur identité, mais il s'avéra plus tard qu'Ougai Mori en faisait partie et qu'en ayant lui-même profité du système, il le supprima pour ne garder que les capitaines et les exécutants. Un seul homme pour un seul sommet. C'est ce que l'ancien boss ne comprit que trop tard.

En bon yakuza, l'ancien boss aimait les jeux de hasard, l'alcool et le sexe. On ne comptait plus ses concubines, ses maitresses et ses descendants. De toute sa progéniture, il ne garda que cinq enfants et fit exécuter tous les autres, y compris leurs mères. Dazai faisait partie de ceux-là, et c'est Hirotsu, en tant que membre émérite, qui devrait se charger du travail.

Sa première exécution, Ryurô Hirotsu l'avait menée à l'âge de vingt-et-un an. Un gamin de seize ans, qu'il avait dû abattre d'une balle dans la tête. On lui avait dit qu'une fois ses mains tachées de sang, il n'aurait que deux options : sombrer dans le remord et la folie puis mettre fin à ses jours, ou continuer jusqu'à ce que la teinte écarlate imprègne jusqu'à l'intérieur de ses paumes. Il continua, et bientôt, il n'eut même plus besoin d'arme. Son pouvoir lui suffisait. D'un simple claquement de doigts, Hirotsu pouvait paralyser, disloquer, anéantir tout ce qu'il voulait, et bientôt, le craquement des os, le chuintement de la chair qui se déchire et du sang qui gicle ne l'écoeura même plus. Tuer était devenu sa seconde nature. Pourtant, le jour où il dut exercer son pouvoir sur des corps qui n'avaient même pas grandi, des os qui n'avaient même pas eu le temps de se former et qu'une simple pression suffisait à briser, Hirotsu sentit pour la première fois le goût de la bile dans sa bouche. Et puis il y eut cet enfant, ce petit garçon de trois ans à peine qui ne broncha même pas lorsqu'il le vit forcer la porte de leur appartement. D'ordinaire, et Hirotsu en avait l'habitude, les mères se jetaient sur lui toutes griffes dehors pour défendre leur progéniture, devenant ainsi les premières à payer les frais de son pouvoir dévastateur. La sienne s'était pendue. Toute sa vie, le jeune capitaine devait se souvenir de cette silhouette malingre, aux membres un peu trop fins, et aux longs cheveux bruns suspendue à la poutre de son taudis comme une poupée de chiffon. Et comme une habitude qu'il avait prise, le petit garçon qui se tenait dans la pièce, après l'avoir longuement défiguré, avait levé les yeux vers le cadavre et penché la tête à gauche, puis à droite, puis encore à gauche, puis encore à droite, en faisant des bulles avec sa salive. Profondément ébranlé par cette vision d'outre-tombe, par cet enfant qui regardait la mort droit dans les yeux sans un cri, sans un pleur, avec une indifférence plate et presque joueuse, Ryurô Hirotsu songea pour la toute première fois de sa carrière à désobéir au boss. Lorsqu'il posa ses doigts sur le petit front blanc et glacial pour y exercer son pouvoir et qu'une lumière bleutée, presque irréelle, émana du garçon qui ne cilla même pas, il comprit que son devoir venait de changer. Ce garçon-là, il ne devrait pas le tuer, il en avait la certitude.

Quand il le prit dans ses bras, le petit fut si léger qu'il eut peur de le briser sans même le vouloir, et quand il le fit monter sur le siège passager de sa voiture et boucla sa ceinture de sécurité, l'enfant se mit à fixer le paysage avec le même regard désintéressé qu'il avait porté au cadavre de sa mère. « C'est quoi ton prénom ? » demanda alors le mafieux. Mais l'enfant ne répondit pas. Il ne dit rien non plus quand son paternel braqua la pointe de son revolver contre son front, se ravisa, et tira sur le garde du corps qui se trouvait derrière lui, ni quand il demanda à Hirotsu de le tuer avec son pouvoir et que s'éleva de nouveau la lumière bleue. Il ne dit rien quand on en fit venir d'autres, d'autres possesseurs de pouvoir, et qu'aucun d'eux ne put atteindre le garçon aux cheveux bruns et à la peau pâle. L'enfant possédait un pouvoir capable d'annuler tous les autres. Et c'est pour cette raison, cette raison seulement, que l'ancien boss lui donna un nom et le reconnut parmi sa descendance.

Hirotsu ne fut pas châtié, mais récompensé et, pendant des années, il côtoya le petit garçon qui avait vu la mort sans jamais lui parler. On l'avait appelé Osamu.

Osamu était un enfant discret, silencieux et observateur. Il ne prenait jamais d'initiative, ne protestait jamais, tirait quand on lui disait de tirer, mangeait quand on lui disait de manger, tuait quand on lui disait de tuer et parfois, très rarement, il parlait. Il parlait pour opiner, pour informer, toujours par monosyllabes. On le crut d'abord stupide, le fait est qu'il possédait une intelligence dépassant de très loin celle des enfants de son âge.

Dès l'âge de six ans, et sans qu'on le lui ait appris, le petit Osamu savait lire, compter et écrire. Comme il le soupçonnait de s'ennuyer, toujours recroquevillé dans son coin à fixer le vide devant lui, Hirotsu lui trouva des puzzles et des casse-têtes, que l'enfant parvenait à résoudre en quelques minutes à peine, une heure ou deux pour les plus ardus. Un véritable prodige. Naquit de ces échanges une étrange complicité qui se noua par le regard et le silence. Hirotsu finit par comprendre qu'une oeillade appuyée signifiait qu'on avait gagné l'attention du petit Osamu et qu'un « hum » accompagné d'un hochement de tête, voulait dire qu'on avait gagné sa confiance.

Nommé tuteur officiel de l'enfant, Hirotsu lui apprit comme il put à communiquer. Il parla beaucoup et savait que le garçon enregistrait chacun de ses mots, chacune de ses tournures, même les plus compliquées, au creux de sa petite tête. Il n'en demeurait pas moins silencieux, son teint blafard et son regard désespérément vide. Dans les couloirs où vivaient cloitrés la progéniture du boss, Hirotsu surprenait des rumeurs et des regards malavisés qui finirent par lui déplaire. Les demi-frères d'Osamu l'ignorait en apparence, son tuteur finit par découvrir qu'ils le maltraitaient. Les serviteurs, si aimables et dociles face aux adultes, le molestaient et, lorsqu'il l'apprit, le paternel ne trouva rien d'autre à faire que retirer la tutelle qu'il avait confiée à Hirotsu. De sa carrière de mafieux, le capitaine des Lézards noirs ne se sentit jamais aussi dépossédé.

Et puis le temps passa.

Et puis Osamu disparu.

Il était alors âgé de onze ans et, un beau matin, il s'était évadé des locaux de la mafia portuaire, après avoir blessé l'un de ses frères avec un couteau de cuisine. Tout le monde y alla de sa petit théorie. Le monstre. Le démon. N'était-ce pas évident que cet enfant taiseux et maigrichon, au regard si vide, qui ne disait jamais un mot, cachait en réalité un dangereux meurtrier ?

Hirotsu fut le seul à connaître la vérité. Il la soupçonnait déjà depuis longtemps.

Pendant plusieurs mois, personne ne fut sans nouvelle du petit Osamu et les sbires lâchés par le boss, même avec leur pouvoir, rentrèrent les mains vides. L'enfant qui avait vu la mort s'était bel et bien volatilisé.

Le temps passa encore. Hirotsu vit ses cheveux blanchir, sentit sa vue baisser et commença à tousser sous la fumée de ses propres cigarettes. Il lui arrivait de réfléchir le soir, quand il n'arrivait pas à dormir, et de se demander quelle aurait été sa vie s'il avait fait comme tout le monde, s'il avait trouvé une femme jolie, gentille et docile, à qui il aurait fait un enfant, un petit garçon qui, lui, aurait su parler et sourire, s'il avait mené cette vie de bureaucrate qu'il avait fuie dans sa jeunesse en choisissant la débauche et le crime, très monotone certes, mais saine et vertueuse. Quel homme serait-il devenu s'il n'avait pas accumulé tout ce sang sur ses mains ?

Et puis, un matin de février, alors qu'il errait sur les quais de la gare de Yokohama pour dissiper les cauchemars de la nuit, Hirotsu vit une petite silhouette avancer dans la brume. Parmi les passants qui sortaient du train en provenance de Shimoda se trouvait un enfant à la peau pâle, aux cheveux sombres et au regard vide. »

– Nous avons tous un secret », souffla le vieil homme en frottant le verre de son monocle, sa cigarette consumée entre ses doigts. « Un secret dont nous seul possédons la clé, et que nous reléguons souvent dans les tréfonds de notre mémoire. Le sien, c'est dans ce train que Dazai l'a laissé. Dans ce train qui le ramenait dont ne sait où, et où il a perdu le peut de coeur et de vie qui lui restait."