Bonjour à tous ! Après avoir été absente pendant encore un long moment voilà enfin le nouveau chapitre ! J'espère pouvoir vous pondre le suivant assez rapidement. Se passe enfin ce qui devait se passer et que j'avais envie de raconter depuis plusieurs semaines... mais c'était sans compter sur mes obligations professionnelles. Bref, le voilà, tout beau tout propre, quoi qu'assez sombre... J'espère vous pondre le suivant assez rapidement, et en attendant, je vous souhaite une bonne lecture.
À bientôt !
– CHAPITRE 23 –
Dazai doit mourir.
L'ancien boss ne l'avait jamais appelé par son prénom. Il disait « le traître », ou « l'autre ». Les capitaines et les exécutants de la mafia l'avaient surnommé « le démon », ses victimes l'appelaient parfois « le monstre ». Le fait est que même ce nom Dazai était une création sortie de nulle part. Depuis leur toute première rencontre, sur ce quai crasseux aux relents de poisson et de pisse, Mori n'était pas certain que Dazai existe vraiment. Quoi qu'il ait été, qui qu'il ait pu être auparavant, avant de disparaître de la mafia, avant de s'évaporer dans les airs pendant trois ans, le garçon qu'il avait recueilli n'avait jamais été tout à fait vivant. Il en était certain. Dazai errait constamment entre les deux mondes, jouxtait les frontières de la mort sans jamais les franchir, ni pencher tout à fait du côté des vivants.
Dazai doit mourir.
L'ancien médecin l'avait très souvent soigné. Il avait pansé chacune de ses blessures, ressoudé chacun de ses os, et pourtant, il avait l'étrange impression que sans être vains, ses efforts étaient restés superficiels et que même sans lui, Dazai aurait pu s'en sortir. Il s'en sortait toujours, comme si son esprit tendait incessamment vers la mort mais que son corps la rejetait pour faire de lui l'union parfaite entre ces deux états contraires.
Vie et mort.
En conciliant le paradoxe, peut-être Dazai détenait-il aussi la clé, mais pour cela, il devait mourir. Pas mourir pour de vrai, du moins pas forcément, mais mourir à lui-même et à cet avatar qu'il s'était construit. Dazai devait mourir pour qu'émerge à nouveau Osamu, le seul à connaître le Secret.
Les lumières du crépuscule coloraient de gris et de blanc les murs de son bureau, et l'ombre de la pluie sur les vitres venait lécher les motifs du tapis avec une lenteur et une persistance sinistres.
Mori n'aimait pas ce qui était en train de se tramer. C'était pourtant lui qui l'avait induit. Lui qui avait déclenché la machine infernale et qui la laissait désormais tourner avec la certitude qu'un jour où l'autre, elle saurait le mener là où personne encore n'était allé, quitte à tous les précipiter en enfer.
Dazai doit mourir.
Fukuzawa lui avait annoncé sa disparition le matin-même. Comme prévu. Et il ne ferait rien pour le retrouver. Comme prévu. Car ce n'était pas à lui d'agir, de fouiller dans ce passé qui lui avait échappé constamment, des années durant, et que son ancien bras droit avait si bien cadenassé en lui qu'il échappait désormais à sa propre conscience.
Détachant les yeux du paysage qui se diluait par touches monochromes derrière ses immenses baies vitrées, Mori reporta les yeux sur les feuillets accumulés sur son bureau, dispersés comme les pièces d'un puzzle qu'il ne parvenait pas à assembler. Il lui manquait un élément, une clé pour comprendre, et plus la machine s'emballait, plus ses rouages s'accéléraient, plus il était certain que Dazai en était l'élément central. Ses yeux se reportèrent sur le centre du bureau, là où il avait placée sa pièce maitresse, trouvée dans le dossier qui avait couté la santé mentale de Kogoro Akechi, et qui prenait sens tout à coup. Comme une brève éclaircie dans un ciel d'encre.
Un croquis. Celui d'une plage en bord de falaise, parsemée de rochers et de coquillages, et sur le sable, deux enfants qui se regardaient et se tenaient la main. La fille portait une robe légère. Elle avait les cheveux longs. Tout dans ses traits traduisait la pureté et la joie. Quant au garçon, il connaissait son visage pour l'avoir observé des nuits entières, avoir couvert de pansements chacune de ses plaies, désinfecté chaque égratignure, mais il ne parvenait pas à le reconnaître. L'enfant qu'il avait recueilli sur les docs, la progéniture de l'ancien boss, « l'autre », « le démon », ne souriait jamais. Même quand il faisait semblant, il y avait toujours un vide dans son regard, et une ombre indicible dans ses yeux. Or l'enfant qu'il voyait sur ce dessin était aussi radieux qu'un soleil d'été. Il incarnait le petit Osamu qu'il aurait dû devenir et qu'il avait été un jour avant de se perdre. Pourquoi ? Mori croyait qu'il ne saurait jamais. Il avait acté que le passé de ce garçon lui resterait inaccessible, tout comme la vérité sur la mort de Kogoro Sachiko. Mais il semblait, aussi surprenant cela soit-il, que les deux soient liés, et l'ancien médecin se demandait si leurs destins n'étaient tout de même pas chapeautés par une entité supérieure, infiniment plus puissante et intelligente qu'eux. À moins que tout cela ne soit que le scénario d'une sinistre farce dont ils étaient tous les acteurs, lui compris.
Pour la centième fois, il retourna le croquis pour en scruter la date et le lieu.
Plage d'Ounohama
15 juillet.
Il y avait douze ans de cela.
Le dessin portait la signature de L. Carroll.
– Comment ça, il est déjà venu ici ?
L'espace de quelques secondes, Kunikida en avait perdu le sens de la réalité, en plus de sa contenance. Comment un homme isolé au bout du monde, étranger de surcroît, perdu dans cette maison qui ne semblait même pas appartenir à l'univers des vivants pouvait-il se souvenir de lui ? Comment Dazai avait-il pu se rendre ici, précisément là où se trouvaient peut-être les réponses qu'ils cherchaient, sûrement les derniers souvenir de Lewis, Bran et Mary, de leur histoire et de leur folle entreprise ? Tomie avait raison. Il n'y avait pas de hasard.
– C'était il y a très longtemps », souffla Charles avec une réelle confusion dans ses grands yeux bleus. « Je pourrais me tromper mais… ce visage… »
– Quand ?
– Une dizaine d'années environ.
Il ne put s'empêcher de concerter Tomie du regard. C'était trop. D'abord cette coïncidence, et maintenant ça, alors qu'ils étaient venus pour l'enquête, pour obtenir des informations sur le couple Stocker, Lewis, éventuellement Kogoro. Qu'est-ce que Dazai aurait pu avoir à faire là-dedans ? Comment enfant aurait-il pu atterrir là, si loin de tout, et croiser la vie de cet homme si singulier ? Comment ?… Kunikida sentit un frisson saisir sa colonne vertébrale tandis qu'un éclair le traversait soudain. Les paroles de leur chauffeur, les rumeurs autour de la maison et des événements qui s'y seraient produits…
– Est-ce que… », bredouilla-t-il, à court de souffle et de salive. « Est-ce que cela aurait un rapport avec cet enfant qu'on a repêché dans le coin, il y a une dizaine d'années ? »
Si c'était bien Dazai, quelle effroyable histoire cachait-il encore ?
– On vous en a parlé », en conclut Charles, avec une sorte d'aigreur dans la voix.
– Le chauffeur de la voiture qui nous a conduits jusqu'ici », précisa Tomie. « C'est son grand-père qui aurait trouvé l'enfant. »
– Les gens d'ici ne savent rien.
En quelques secondes, son visage était passé de la cordialité à la colère. Une colère vive et pointue, qui piquait rien qu'à la regarder, mais où l'on décelait aussi une pointe de culpabilité et de tristesse. Ce n'était pas la rancoeur qui l'animait, mais le regret. Kunikida pouvait le lire dans le rictus qu'avaient formé ses lèvres, dans les tremblements de ses mains et les soubresauts de sa mâchoire. Lui aussi possédait un secret.
– Pouvez-vous nous dire ce qu'il s'est passé ? » souffla doucement Tomie.
Il faisait désormais très sombre dans la cuisine et seule la lueur du poêle éclairait à demi la confusion sur leurs visages. Les épaules affaissées, comme s'il s'était soudain trouvé chargé d'un immense poids, Charles ouvrit l'un des tiroirs du vaisselier pour en sortir une bougie.
– Il n'y a pas d'électricité ici », dit-il avec la monotonie d'un automate. Le regard creux.
Ce n'est qu'après quelques instants, alors que la flamme de la bougie se consumait doucement et diffusait tout autour de la table au bois blanc sa lueur orangée qu'il sembla revenir à lui. Ses yeux s'étaient alors parés d'une indicible tristesse.
– J'avais une fille », dit-il lentement. Si bas qu'il devenait difficile de l'entendre. « Alice. C'était une enfant… merveilleuse, brillante, belle comme un coeur… »
– Était ? » souffla Tomie.
– Elle est morte. » La voix de Charles s'étrangla dans un hoquet baigné de larmes. Il prit une longue inspiration, et s'accouda à la fenêtre, le regard projeté vers l'horizon pour éviter le leur, devenu très lourd. « Ma fille était atteinte d'une maladie dégénérescente. La même que sa mère. Ça ne l'empêchait pas d'être… incroyablement vive. Éprise du monde et du vivant avec un enchantement qui émanait d'elle comme un voile de lumière. Ma fille aimait courir, nager, marcher le long de la plage et grimper le long des falaises. Tout l'émerveillait. Elle savait ouvrir les regards et les coeurs avec un naturel désarmant, et ceux qui la croisaient ne pouvaient pas rester indifférents. »
Tout en écoutant la voix tremblante de Charles, Kunikida jeta un regard en biais à Tomie. La petite fille qui courait sur la plage, les cheveux au vent et les mains pleines de sable. C'était ainsi qu'il l'imaginait désormais…
« Elle n'allait pas à l'école à cause de ses crises », poursuivit l'homme. « Et nous ne voyions que très peu les gens du village. Mon père s'était forgé une réputation sinistre qui nous poursuivit aussi. Lorsqu'elle eut onze ans, les crises d'Alice commencèrent à se multiplier, chaque fois plus fortes. Aucun traitement n'existait pour elle. » Alors qu'il se détachait de la fenêtre et du paysage de gris qui tremblait sous les assauts du vent, son visage baigné d'ombres se tourna vers eux. Deux grosses larmes roulaient sur ses joues, et son air si juvénile avait laissé place à un profond abattement.
« J'ai vu ma fille décliner », murmura-t-il. « Je l'ai vue mourir à petit feu… »
– Nous sommes… profondément désolés » balbutia Kunikida, heurté jusqu'à l'âme par la détresse soudain si perceptible, presque envahissante, de leur hôte.
– Vous avez des enfants monsieur le détective ?
– Je… non. Non… je n'ai pas d'enfant », admit-il en croisant les prunelles grises de Tomie.
– Il n'est de perte plus atroce, plus injuste, que celle d'un enfant. Il n'est rien de plus contre-nature que d'enterrer la chair de sa chair, son propre sang, avant soi… Cela vous mène à vivre dans le deuil permanent, et dans le ressassement constant… » Il sembla s'égarer un instant, perdu dans les souvenirs, le regret, cette douleur qui battait à l'intérieur de lui comme un coeur, avant qu'une inspiration ne lui fasse retrouver un peu de sa contenance.
« Malgré son caractère joyeux, ma fille n'avait aucun ami ici. Elle était solitaire, rêveuse, toujours perdue dans son monde, et me répétait sans cesse que ma seule présence lui suffisait. Je savais qu'elle souffrait de l'absence de sa mère, que notre isolement lui pesait autant qu'à moi, mais elle ne m'en dit jamais rien. Cette maison était son univers tout entier… et je savais aussi que où que nous irions, la différence et la marginalité nous accompagneraient partout. L'hiver de ses douze ans, Alice fit cependant la connaissance d'un jeune garçon. Un enfant de son âge, au teint très pâle et aux cheveux bouclés. Il ne parlait pas beaucoup. Je ne saurais même pas vous dire son prénom… mais à force de patience, et par ce bonheur volatile qu'elle communiquait partout où elle allait, Alice à su se nouer d'amitié avec lui. Elle seule parvenait à le dérider et à le faire sortir de sa coquille. À moi, il ne me souriait pas, il ne me parlait pas. Il n'y a qu'à elle qu'il osait s'ouvrir. Je les voyais se promener sur la plage. Ils passaient des heures là en-bas (désignant d'un signe de tête la plage sur laquelle donnait la fenêtre). Quand il se mettait à pleuvoir, ils revenaient tous les deux trempés et passaient le reste de l'après-midi à regarder les averses et les éclairs depuis la fenêtre. Je les attendais sur le pas de la porte, une serviette sur les bras, tandis que la bouilloire sifflait dans la cuisine et que des gâteaux sortaient du four. Ces moments… » Il parut se perdre un instant dans les souvenirs, et un sourire nostalgique étira ses lèvres. « Le garçon était très chétif. Nous ne savions rien sur sa famille, d'où il venait, ce qu'il faisait de ses journées… »
– Vous ne saviez pas où il pouvait vivre à l'époque ?
– Non. Il est resté dormir ici plusieurs fois. Personne ne semblait se soucier de lui.
– Et que lui est-il arrivé ensuite ? Quand… quand votre fille…
– Je l'ignore. L'état de santé d'Alice s'est subitement aggravé. Je l'ai emmenée à Tokyo pour qu'elle puisse bénéficier des derniers traitements, mais rien n'y a fait. À la fin, quand nous sommes revenus, le garçon n'était plus là. Elle est morte ici. Entre les murs de cette maison…
Kunikida ne savait que dire. Comment oser soustraire des informations à un père en deuil ? Sans avoir expérimenté l'innommable, il savait reconnaître le poids des maux, la souffrance latente que même les années ne permettent d'apaiser. Sous ses airs cordiaux et ses grands yeux, Charles était un écorché vif.
Certainement tout aussi affectée que lui, Tomie avait baissé les yeux, les mains croisées sur ses genoux dans une attitude de recueillement. Rien ne pouvait leur prouver, du reste, que l'enfant avec qui la petite Alice s'était liée d'amitié était bien Dazai.
– Cela fait dix ans, dites-vous ? » demanda l'agent.
– Douze. Ça fait douze ans qu'Alice nous a quittés.
Ainsi se voyait résolu le mystère de la petite fille disparue, condamnée par l'ignorance crasse des villageois et leurs foutus préjugés, laissant Charles seul dans sa grande maison battue par les vents, en compagnie de ses propres fantômes. Mais qu'en était-il du garçon retrouvé presque noyé ? Cela s'était-il produit avant ou après le décès de la petite ?
– Venez », déclara soudain Charles en se dirigeant vers la porte de la cuisine. « J'ai quelque chose à vous montrer. »
Nous avons tous un secret. Un secret dont nous seuls possédons la clé et que nous reléguons dans les tréfonds de notre mémoire. Le sien, c'est dans ce train que Dazai l'a laissé.
Un matin de février, Ryôru Hirotsu avait retrouvé le jeune Osamu sur le quai de la gare de Yokohama. Le garçon, qui n'était alors pas encore Dazai, était frigorifié et amaigri. Il n'avait pas dit un mot lorsque Hirotsu l'avait enveloppé dans son manteau et l'avait entraîné dans l'un des rares troquets ouverts en cette heures matinale pour lui payer un chocolat chaud. Il n'avait répondu à aucune de ses questions et n'avait même pas levé le regard tandis qu'il portait d'une main tremblante sa tasse de chocolat à ses lèvres blafardes. Le peu de vie que Hirotsu avait vue naître dans ses yeux au fil de ses années à la mafia semblait s'être perdue pour ne laisser d'Osamu qu'une coquille vide.
Hirotsu n'eut pas le coeur de le ramener, de rendre au vieux boss cette progéniture qu'il avait détruite. Il le fit placer. L'une de ses connaissances tenait un orphelinat, où nombre de mafieux moins cruels que les autres, plus faibles donc, plaçaient les enfants qu'ils n'avaient pas eu la force de tuer. C'est là que Hirotsu vit le petit Osamu pour la dernière fois, au seuil de ce bâtiment si terne qu'on l'aurait dit façonné de tout ce que la ville avait de plus sale. La corruption, l'amertume, le mensonge. Tout cela suintait des murs comme de la boue, et pourtant, c'est là-bas qu'il le laissa, persuadé de le protéger de la folie de son géniteur, de sauver le peu qu'il y avait encore à sauver. Il ne le revit jamais. L'individu qui fit son apparition aux côtés de Mori et qui donna à ce dernier sa légitimité en tant que nouveau boss de la mafia portuaire n'avait rien à voir avec le garçon qu'il avait connu. Osamu avait été un enfant discret et silencieux, reclus dans sa souffrance comme un lapin dans son terrier. Dazai était un garçon imprévisible, moqueur et cruel. Ce qu'il avait vécu là-bas, dans cet endroit dont il était revenu, l'avait tué. L'orphelinat avait planté en lui les graines d'un autre que Mori s'était chargé de faire grandir. Un tueur sans merci. Ce n'est qu'à la mort d'Odasaku, lorsque Dazai quitta définitivement la mafia et s'affranchit de l'autorité de son mentor que Hirotsu réalisa que là, quelque part au fond de lui, le petit Osamu avait survécu.
Le sien, c'est dans ce train que Dazai l'a laissé. Dans ce train qui le ramenait d'on ne sait où, où il a perdu le peu de coeur et de vie qui lui restaient.
À l'issue du récit de Hirotsu, Atsushi fut certain de deux choses. La première : qu'il se souviendrait de cette histoire toute sa vie, que l'image du petit enfant qui ne sourcillait pas devant le cadavre de sa propre mère et qui errait dans les couloirs obscurs de la mafia le hanterait sans doute très longtemps. La seconde : qu'il lui fallait remonter encore, aussi loin que possible, pour savoir ce que Dazai avait vécu là-bas. D'où il était rentré en ce matin d'hiver, après six mois complets d'absence.
– L'orphelinat nous donnera sans doute des indices », déclara Chuuya. « Ils sauront peut-être nous dire ce qui lui est arrivé jusqu'à ses quatorze ans. »
Mais le jeune agent sentait que la vérité était ailleurs, non pas entre deux moments clés, mais avant, encore avant. Après la disparition de Dazai et le jour où il s'était enfui de la mafia portuaire. Il sentait dans ses entrailles, dans ses tripes, que c'était là.
– Qu'est-ce que tu comptes faire jeune tigre ? » demanda le mafieux qui devait percevoir dans sa démarche et ses silences le poids du fardeau qui s'était immiscé en lui depuis les révélations d'Ango.
– Je veux savoir d'où venait ce train.
– Hirotsu nous a dit qu'il s'agissait de la ligne en provenance de Shizuoka.
– Mais il y a une foule de gares entre Yokohama et Shizuoka », rétorqua le jeune homme en se remémorant le tracé de la ligne sur la carte que leur avait fournie le serveur. « Le trajet longe les baies de Sagami et de Suruga. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin… »
Les trois hommes s'étaient quittés quasiment sans un mot. Le récit de Hirotsu avait jeté un froid qu'aucun d'entre eux n'avait réussi à dissiper, et c'est le coeur et les membres lourds que le vieux mafieux avait payé leur note avant de disparaître dans le chaos citadin et la grisaille de l'automne.
– Où en sont les autres ?… » marmonna Atsushi sans s'adresser réellement à Chuuya qui avança à ses côté sans se départir de la gravité qui avait imprégné ses traits depuis leur passage au ministère.
Il ne s'était pas posé la question une seule fois depuis que lui et le mafieux avaient quitté le hall de l'hôpital, absorbé par ses interrogations grandissantes, la stupeur, l'effroi, l'intuition ténue également d'avancer sur la bonne voie, mais qu'en était-il vraiment ? Et s'il était déjà trop tard ?…
L'angoisse provoquée par cette éventualité lui coupa le souffle. Sortant son portable de sa poche, Atsushi découvrit alors deux appels en absence et un message de Kunikida. Son coeur rata un battement. Dazai avait vraisemblablement été identifié dans les alentours de la plage d'Ounohama.
– Fais voir la carte ! », argua-t-il à l'adresse de Chuuya.
L'Agent précisait que le signalement n'avait presque aucun fondement mais qu'il s'était tout de même rendu sur place pour en avoir le coeur net. Il le priait également de poursuivre ses recherches à Yokohama. Ne pas perdre espoir. C'était ce qu'on pouvait lire à travers les lignes, et en observant la carte que lui tendait Chuuya, Atsushi se dit que ce message tenait quasiment de la providence. Ounohama se trouvait à l'extrémité du cap séparant les baies de Sagami et de Suruga, pile à mi-trajet entre Yokohama et Shizuoka.
– J'avais raison ! », s'exclama-t-il en montrant le message à son acolyte. « Il est là-bas ! »
– Hein ?…
– Dazai se trouve à Ounohama ! C'est de là-bas que le train le ramenait, le jour où Hirotsu l'a retrouvé !
Chuuya semblait aussi perplexe que lui était agité.
– Comment ?…
– Mon intuition était la bonne ! » hurla Atsushi en dépit des passants qui circulaient autour d'eux. Cela devenait visiblement une habitude de se faire remarquer lorsqu'il travaillait avec le mafieux. « L'enquête a réveillé quelque chose en lui, en lien avec son passé, et c'est ça qui le rongeait jusqu'à maintenant. C'est ça que Dazai est parti chercher ! »
– Il… aurait pu aller jusque là-bas avec ses blessures ?
– Je ne sais pas comment il a fait, mais il est là-bas, c'est sûr, et c'est là-bas que se trouvent les réponses qu'on cherche !
Lui qui s'était senti jusqu'alors si impuissant, paralysé par l'anxiété et l'effroi de ne plus jamais revoir son mentor se sentit tout à coup animé d'un feu nouveau. Il fallait qu'il rejoigne Kunikida, qu'il lui dise ce qu'il avait appris, creuser encore plus loin, découvrir enfin la vérité et surtout, surtout, retrouver Dazai pour de bon.
– On dois y aller », souffla-t-il d'une voix tremblante.
Il n'avait qu'une envie, courir aussi vite que possible jusqu'à la gare et prendre le premier train pour Shizuoka. C'était là ce qu'il devait faire. Atsushi en était certain.
– Vas-y toi », rétorqua Chuuya, le coupant brutalement dans son élan.
– C-comment ça ?
– Je ne peux pas quitter la ville sans autorisation.
– Mais…
– C'est là la règle que tout mafieux doit respecter.
Il appuya sa déclaration d'un petit sourire où se lisait à la fois le regret et la résignation.
– Donc vas-y toi », poursuivit-il en s'éloignant déjà. « Poursuis l'enquête, creuse tout ce que tu peux creuser sur ce qu'il a vécu là-bas, et ramène tes fesses ici qu'on en parle ! »
– Mais… et vous ?
Chuuya semblait déjà si loin… C'est en le voyant reculer, pas après pas qu'Atsushi réalisa à quel point leur souci et leur affection mutuelle pour Dazai les avait rapprochés, en dépit de l'hostilité qui séparait leurs deux organisations.
– Je veux savoir ce qu'il s'est passé dans cet orphelinat, avant qu'il ne revienne à la mafia. Jamais il n'aurait pu échapper à la vigilance et à la toile de Mori. Il y a encore quelque chose là-dessous.
Et sans doute quelque chose de très grave, si l'on en croyait l'état dans lequel le médecin avait recueilli Dazai.
– Entendu », acquiesça le jeune agent.
– Une dernière chose », ajouta Chuuya tout en plantant son regard d'acier dans le sien. « Quand tu l'auras retrouvé, botte-lui le cul pour moi ! »
Une chambre.
C'était tout. Juste une chambre avec des murs en bois blanc, une fenêtre aux rideaux fleuris qui donnait sur la plage, et un lit qui, si l'on en croyait les draps roses et les peluches adossées aux oreillers, avait été celui d'une petite fille.
Charles l'avait gardée en l'état. Religieusement fermée à clé, tel un sanctuaire à la mémoire de sa fille. Malgré les années qui les séparaient de la mort de l'enfant, tout pouvait laisser croire qu'elle reviendrait encoret. Des coussins soigneusement posés sur le lit, aux livres et aux dessins bien rangés sur le petit bureaux qui se trouvait devant la fenêtre. En s'avançant dans la pièce, Kunikida fut pris d'une irrépressible envie de pleurer. D'un désespoir et d'une solitude si profondes, qu'elles lui entaillaient l'âme et le coeur.
– C'était sa chambre », souffla Charles, d'une voix si peu audible qu'elle aurait tout aussi bien pu être celle du vent là-dehors. « C'est là qu'elle nous a quittés ».
Il désigna le lit.
– J'ai… gardé ses dessins… si vous voulez les regarder. » dit-il en se dirigeant d'un pas chancelant vers le bureau. « Alice avait un talent inné… je crois qu'elle a dressé le portrait du garçon dont je vous ai parlé… »
– Vous les avez tous gardés ? » demanda Tomie.
Charles leva vers elle un regard lourd d'évidences.
– Tous. Oui. Ces objets qui lui ont appartenus sont désormais tout ce qu'il me reste… »
Kunikida baissa quant à lui les yeux. La douleur de leur hôte était trop palpable. Il avait l'impression d'étouffer dans cette pièce peuplée de souvenirs.
– Les voilà.
Charles avaient étalé plusieurs feuillets sur le bureau. De tailles différentes, leur papier jauni marqué par la pointe d'un crayon de papier. On y reconnaissait les falaises et la plage qu'ils avaient longés tantôt, reproduits si fidèlement qu'il était difficile d'imaginer que ces croquis purent être l'oeuvre d'une enfant de onze ou douze ans. Sur l'un d'eux, on voyait la silhouette très mince d'un jeune garçon droit face à l'horizon, les pieds dans l'eau. Ses cheveux bouclés semblaient flotter dans le vent, mais il ne portait aucun bandage. Impossible de savoir s'il s'agissait bien de Dazai.
– En voilà d'autres.
Charles lui tendit une liasse de papiers dont la plupart représentaient, sous différents angles, une fillette aux longs cheveux, aux joues rondes et aux lèvres fines.
– C'est elle ? » ne put-il s'empêcher de demander. « C'est votre fille ? »
– En effet.
Charles acquiesça sans porter davantage son regard sur les dessins.
– Elle était très douée… » murmura l'Agent.
Sur tous ses autoportraits, elle souriait, et se représentait vêtue de différentes robes, à fleurs, à volants, les cheveux détachés ou noués par des rubans. Tout comme Mary, Bram et Lewis, la petite Alice avait visiblement eut un goût prononcé pour tout ce qui semblait ancien, presque passé. L'Agent se rappela soudain que Lewis avait lui-même été artiste avant de se consacrer aux sciences.
– A-t-elle connu son grand-père ?
– Très peu. Mon père nous a quitté peu après sa naissance.
Il faudrait qu'ils l'interrogent aussi sur son histoire, ce qu'était devenu Lewis, mais Kunikida n'en avait pas le coeur… pas après ce que Charles leur avait raconté, pas devant ce qu'il leur livrait désormais.
L'un des croquis attira soudain son attention. La représentation d'un garçon aux traits fins et aux grands yeux sombres, pratiquement masqués par ses boucles désordonnées. Il portait une balafre sur la joue gauche, et son regard était aussi creux qu'un puits sans fond.
– Dazai… » s'entendit murmurer l'agent.
C'était lui. C'était bien lui. Dazai était bien venu là, dix ans auparavant, pour se lier d'amitié avec cette petite fille qui n'existait désormais plus.
– C'est pas vrai…
Le dessin suivant le représentait également. La balafre sur sa joue avait disparu pour ne laisser qu'une légère cicatrice. Il était assis sur un rocher, au pied de la falaise et semblait balancer ses pieds nus au-dessus du sable. Autant ses traits traduisaient le vide et le désespoir dans le croquis précédent, autant ils dégageaient sur celui-ci quelque chose de léger et de lumineux, qui laissait croire qu'à un moment donné, Dazai avait bel et bien connu le bonheur…
– C'est lui », confirma Kunikida en tendant les dessins à sa coéquipière. « C'est bien Dazai. »
Charles affichait un visage perplexe. Il se sentait quant à lui nauséeux. Comment Dazai avait-il pu atterrir dans un tel endroit ? Pourquoi les y ramener maintenant ? Quel rapport cela pouvait-il bien avoir avec Charles et sa fille, les descendants de Lewis ? Est-ce que l'enquête avait bien réveillé quelque chose en lui ? Toutes ces questions, il aurait voulu les rouler en boule et les jeter dans la poubelle de son esprit, car en cherchant à retrouver Dazai, il s'était livré à quelque chose qu'il s'était promis de ne jamais faire. Fouiller dans le passé de son partenaire.
– Excusez-moi », marmonna-t-il.
Tomie se décala pour le laisser passer mais il ne parvint pas à lui rendre son regard. Il avait besoin d'air. De sortir de cette pièce où stagnaient encore tant de souvenirs et de souffrance. Il avait besoin d'y voir plus clair, de comprendre, de sortir de ce cauchemar dans lequel le vent ne cessait de battre aux fenêtres et tâchait d'un silence confus chacune de ses pensées. Il avait besoin de retrouver la vie, le présent, le cours du temps, le sourire de ses coéquipiers, la joie d'une matinée fructueuse, le goût du café, le rire de Dazai. Il en avait assez de fouiller dans les ombres du passé et de dialoguer avec des fantômes.
Kunikida réalisa qu'une larme roulait sur sa joue lorsqu'il s'accouda à la fenêtre de la cuisine et l'ouvrit pour prendre l'air. Une rafale vint le frapper en plein visage et faillit lui arracher ses lunettes.
– Foutu patelin…
Le besoin de fumer une cigarette se fit impérieux. Il ne pensait pas que son addiction reviendrait si vite, mais il fallait reconnaître que le contexte ne jouait pas en sa faveur. Tandis que la fumée s'étira devant lui et se voyait poussée vers le large par les bourrasques dont la violence semblait s'accroître à mesure que le jour déclinait, Kunikida concentra son attention sur le paysage côtier. Ce vide presque organique qui se dessinait entre chaque brin d'herbe, chaque grain de sable, le remous des vagues sous la marée pesante de nuages, d'un gris de plus en plus menaçant, la houle incessante et monotone. Lewis avait-il pu trouver la paix dans cet endroit où le temps semblait bel et bien s'être arrêté ?…
Le bois craqua au-dessus de sa tête Il entendit une porte se fermer et un loquet claquer avant qu'une série de pas ne résonnent dans les escaliers. La chambre d'Alice se trouvait juste au-dessus de sa cuisine et donnait elle aussi sur la plage. Tout en tirant une ultime bouffée, Kunikida promena son regard sur les langues de sable léchées par les vagues, en contre-bas. Il n'y avait pas foule. Juste un homme avec son chien, qui remontait déjà en direction du village, et une silhouette assise face aux vagues, aussi immobile qu'une statue. Kunikida ne l'aurait d'ailleurs pas remarquée si, ce qui lui sembla être un homme, ne se redressa pas soudain pour retirer ce qui lui servait d'imperméable. Un imperméable beige. Comme le sable. Ce corps un peu trop mince. Ces cheveux au brun profond. Ce visage dont il n'arrivait pas à voir les traits, mais qu'il devinait pourtant… et puis soudain, il les vit. Comme des rubans qui flottaient dans le vent. Les bandages que l'individu portaient aux bras et au cou, et que la morsure des rafales lui avait brusquement arraché. Il les vit si bien qu'il doutait quelques secondes de ses propres yeux. Et pourtant…
– Dazai ?…
Lâchant sa cigarette, Kunikida sentit ses mains s'agripper au rebord de la fenêtre, le souffle lui manquer.
– DAZAI ! » hurla-t-il, à peine capable d'entendre le son de sa propre voix.
Mais la silhouette avançait. Elle n'allait nulle part. Elle avançait là où nul n'était censé se rendre. Vers l'eau glaciale. Vers la houle furieuse. Vers la mort.
– DAZAI !
– Que se passe-t-il ?
Tomie se tenait juste derrière lui, le visage marqué par l'effroi.
– Il est là-bas ! » balbutia l'agent en se ruant vers la sortie. « Dazai est là-bas ! »
Et il allait mourir.
Dazai allait mourir s'il n'intervenait pas.
La précipitation lui fit percuter plusieurs meubles et s'effondrer à moitié contre l'un des murs dont le cadre se décrocha. Les mains tremblantes, Kunikida joua avec la poignée jusque ce que la porte cède et se jeta à toutes jambes dehors.
« Les escaliers », entendit-il alors derrière lui. Charles. Debout sur le seuil de la porte. « Les escaliers sur la falaise ! Prenez les escaliers ! »
Cette expression… il ne sut comment l'interpréter, si c'était même réel, mais quelque chose dans le visage de Charles avait un air de déjà-vu. Comme s'il avait déjà vécu cette situation. Comme s'il la connaissait par coeur.
Malgré le vent, il suivit des yeux la direction que lui montrait le vieil homme. Là, à flanc de falaise, avaient été creusées les marches d'un escalier. De la pierre brute qui donnait droit sur le vide, et assurait la mort au moindre faux pas. C'était aussi son dernier espoir de sauver Dazai.
En pénétrant dans cette maison qui surplombait la plage, Tomie avait eu l'impression d'entrer dans un espace temps où rien ne bougeait jamais. Où tout se répétait en boucle pour l'éternité, dans la lumière ténue de cette fin d'après-midi, et à la lueur des bougies. Elle aurait presque pu rester là, des jours, des semaines, des mois, à chercher sans le dire le regard de Kunikida, à écouter Charles évoquer ses souvenirs, parler de la petite fille aux cheveux blonds qui courait le long des vagues. Elle aurait pu. Jusqu'à ce que tout s'effondre.
Elle aussi, elle la voyait. La silhouette sur la plage. Elle la voyait très bien. Elle percevait avec un effroi grandissant la distance de plus en plus ténue qui la séparait des eaux. De cette masse grise, prête à l'avaler. Quant à Kunikida, il avait disparu. Il avait disparu après avoir hurlé si fort que son cri résonnait encore dans ses oreilles. Et Tomie eut soudain très peur de l'avoir lui aussi perdu pour toujours.
– Venez », entendit-elle soudain, tandis qu'une main se posait sur son épaule. « Prenez ça. »
C'était son manteau. Charles avait revêtu le sien, et elle remarqua dans sa main un objet qui semblait dissonant pour sa personne en décalage de tout, et tout d'abord du présent. Des clés de voiture.
Ses jambes tremblaient si fort que plusieurs fois, Kunikida s'effondra dans le sable et crut qu'il ne se relèverait pas. Il avait déjà cru y passer lors de la descente de la falaise, ce n'était rien comparé à ce qui l'attendait. Loin, trop loin, la silhouette de Dazai se découpait dans le ciel gris pour disparaître peu à peu, balayée par le vent et les vagues.
– DAZAI !
Mais il avait beau hurler à s'en déchirer la gorge, hurler à en perdre haleine, Dazai ne s'arrêtait pas, et bientôt, la distance qui le séparait de la houle vibrante s'amenuisa tout à fait pour ne laisser de lui qu'une moitié de corps ballottée par les eaux. Une moitié de corps, puis un torse, puis deux épaules surmontées d'une tête. Kunikida tomba encore une fois et grimaça lorsque la coque cassée d'un coquillage vint lui entailler la main. Trop lent. Toujours trop lent…
– DAZAI !
Mais, Dazai ne fut bientôt plus qu'une tête. Et, en quelques secondes, il ne fut plus rien.
Dazai n'existait plus.
Il n'y avait que la surface mouvante et glaciale de l'océan. La masse informe dans laquelle il semblait s'être fondu tout entier. Disparu. Avalé.
– DAZAI !
Les poumons brûlants, les paumes en sang, Kunikida poussa un hurlement de rage et se rua vers le rivage, là où il avait vu s'enfoncer la silhouette de Dazai. L'écume éclata tout autour de lui en gouttes mousseuses, aussi blanches que des flocons de neige, et le froid lui coupa le souffle.
C'est fini.
Enfoncé dans l'eau jusqu'à la taille, l'Agent lutta contre la houle pour rejoindre l'endroit où il avait vu Dazai pour la dernière fois. Encore si loin… Ses mouvements étaient si lents… Une vague s'abattit soudain sur lui et le renversa en arrière. Submergé par les flots, Kunikida sentit sa gorge et ses yeux s'imprégner de sel tandis que le froid le saisissait jusqu'aux os. Il but la tasse, sonné par le choc, et remontait tout juste à la surface lorsqu'une vague le cueillit à nouveau.
« Dazai… »
Le froid l'engourdissait déjà. Impossible de garder la tête hors de l'eau. Impossible de respirer. Impossible de le retrouver. Après quelques secondes, l'Agent fut à bout de souffle et de forces, la peau brûlée par le sel, scalpée par le froid. Lui aussi, il allait sans doute mourir. Il allait mourir sans avoir pu le sauver…
Ce fut alors comme si les minutes et les secondes s'étaient dilatées. Il vit la scène de très loin. Comme si les vagues ne le touchaient plus. Comme si ce corps projeté au fond des eaux, et qui mourait lentement n'était plus le sien. Il vit le gris, les grains de sable qui s'éparpillaient dans le vent, et le remous des nuages. Il eut l'impression que ce qui était en bas se trouvait en haut, et que ce qui était en haut se trouvait désormais en bas, et commença à se laisser happé par le vide sans résistance, presque sans regret, si ce n'est celui d'avoir oublié, lorsque quelque chose, poussé par la force de la marée, le percuta de plein fouet.
Un corps. Un corps inerte.
Kunikida sentit la vie et le souffle lui revenir avec la brutalité d'un coup de tonnerre. Il sentit la morsure du froid et du sable sur sa peau, le goût du sel sur sa langue et les larmes tièdes sur ses joues. Il sentit tout cela avec un sens aigu, nouveau, douloureux aussi, agrippa le corps que les éléments lui avait rendu et, avec ses dernières forces, le tracta en direction de la plage en s'accrochant aux sables mouvants des fonds marins comme à une falaise qu'on escalade. Un pas après l'autre, jusqu'au rivage, avec ce corps sur le dos. Son corps.
– Tiens bon…
Les derniers mètres furent les plus rudes, et lorsqu'il fut tout à fait sorti des eaux, libéré de l'emprise des vagues, et que seul le vent s'insinua dans les fibres de ses vêtements et les plis de sa peau, Kunikida sentit ses jambes le lâcher tout à fait. Incapable de supporter davantage le poids de ses propres membres et de ceux qu'il portait, il s'effondra sur le sable et se mit à pleurer avant même d'avoir compris…
Ces cheveux, ce visage, c'était bien les siens, c'était bien Dazai, mais son teint livide et ses paumes glaciales ne le trompaient pas. D'une main tremblante, l'Agent effleura sa joue couverte de sable humide, chercha le pouls sur son cou, mais il connaissait déjà la réponse. Dazai avait les yeux fermés, et il ne les rouvrirait jamais.
La maison sur la plage. Il doit retourner à la maison, là-bas, dans le brouillard blanc et gris de cette fin d'après-midi. À moins qu'il ne s'agisse de l'aube, ou même de la nuit.
L'enfant marche les yeux levés vers un soleil qui n'existe plus, vers un ciel si lourd qu'on le dirait fondu dans du plomb.
Il ne sent pas non plus le vent sur ses joues, le froid sur ses mains, car là où il est, les sensations n'existent plus. Seule la maison existe.
La maison sur la plage, avec ses charpentes écaillées et ses volets battants.
La maison tissée de rêves et de cauchemars, dressées contre le vide comme un dernier rempart au néant. Est-ce qu'elle se trouve là-bas elle aussi, la fille à la robe blanche et aux cheveux dorés ? Est-ce que, s'il franchit cette porte, s'il retrouve ce qui se cache derrière ces fenêtres opaques, ouvertes comme des yeux sur la nuit de sa mémoire, il pourra lui aussi se souvenir ?
Mais il a beau avancer, la maison est toujours aussi loin. Il a beau tendre la main, il n'arrive pas à la toucher, et bientôt, comme la flamme vacillante d'une bougie qui s'éteint, la maison sur la plage. La maison disparaît. Dans la lumière du matin.
La seule chose dont il se souvient, alors que la plage et le ciel, et la mer et le vent se diluent sous ses pieds comme de la peinture sur du papier, c'est de cette voix qui ne l'a jamais quitté.
La voix de soleil, d'écume et de roches. Celle que venait éclabousser le vol des oiseaux et le remous des vagues à la lumière du crépuscule. Cette voix qui s'est éteinte alors qu'Elle s'enfonçait lentement dans l'abîme, mais qui n'a jamais cessé de murmurer à son oreille et qui l'accompagnait depuis tout ce temps, depuis les tréfonds de cette mémoire amputée de formes et de matière.
Oublie tout, mais moi, ne m'oublie pas.
C'est elle qu'il a oubliée. Elle, et la maison sur la plage.
