Bonjour à tous ! Pas besoin de blabla, voilà le chapitre suivant. Chapitre de transition. Je n'ai pas envie d'en dire plus parce que sans commentaire ni retour j'ai vraiment l'impression d'écrire dans le vide.
À votre décharge, j'ai constaté que je ne recevais plus de mail de notification pour me signifier que mes chapitres étaient sortis. Toujours très agréable... Et c'est pourquoi j'ai décidé de publier cette histoire sur Whattpad. Je continuerai de poster les chapitres sur cette plateforme jusqu'à la fin, mais là tout de suite, je ne vous cache pas ma lassitude.
Sur ce... à la prochaine.
– Chapitre 25 –
On voit dans le ciel, des oiseaux sauvages éblouis par la nuit. Perdus dans l'orage. Et là, sous la fenêtre de bois usé, résonne le rire de la petite fille en robe blanche.
Il a moins mal. Il sait que c'est moins, car lorsque c'est trop, il n'arrive même plus à respirer.
Ferme les yeux. Serre tes doigts sur les miens. Ferme les yeux. Ne les ouvre pas encore.
C'est ce qu'il a entendu longtemps, encore et encore, alors qu'il s'enfonçait à n'en plus finir dans la nuit noire, criblée de pluie et de givre, et qu'il mourrait à petit feu entre ses draps brûlants.
Ferme les yeux.
Quand les a-t-il ouvert à nouveau ?
L'océan s'assombrit, et dans le fracas des vagues, c'est la pluie qui résonne déjà.
Comment sait-il l'océan, les vagues et la pluie, lui qui ne connaissait que le silence et l'obscurité ? Comment sait-il le rire, alors qu'il n'a fait que crier, à l'intérieur de lui, tout ce temps ? Même pas pleurer, non, juste crier sans rien dire.
Dehors, les éclats de voix s'accentuent avec le grondement de l'orage. Elle devrait rentrer, c'est ce qu'on fait normalement. D'ordinaire, les gens n'aiment ni le vent, ni le gris, ni la pluie. Ils se plaignent interminablement du froid et de l'eau qui tombe du ciel, alors qu'ils ne supportent pas non plus la chaleur du soleil, quand elle dure trop longtemps. Le garçon n'a jamais compris cela. Il n'a jamais compris grand-chose aux gens, mais il sait que quand deux êtres humains veulent pacifiquement interagir entre eux, ils parlent soit du soleil, soit de la pluie. Et il ne comprend pas l'intérêt de cela. Mais la fille ne parle pas de tout ça. Elle n'a pas l'air de faire semblant. Elle, elle aime quand le vent agite ses cheveux et quand les gouttes de pluie criblent la peau de son visage. Quand l'orage approche, elle se met au bord de la falaise, face au vent, et écarte grand les bras, comme si elle voulait que des ailes lui poussent pour pouvoir s'élever dans le ciel. Il n'y a que l'homme et sa voix très douce pour la faire rentrer à la maison, même lorsqu'elle est trempée et tremblante de froid. Quand il y a l'orage, rien d'autre ne peut la décider à décamper de la falaise, si ce n'est ce grand monsieur, avec ses gestes lents, son pas silencieux et ses yeux tristes.
Le garçon n'a jamais vu un tel regard, chez personne.
Peut-être n'a-t-il pas bien observé, mais dans tous les yeux qu'il a croisés jusqu'alors, il y avait quelque chose d'amer et d'agressif, qui lui faisait mal. Le regard de cet homme-là, tout comme celui de la fille, il ne lui fait pas mal. Il est comme celui du monsieur aux cheveux gris qui est venu le chercher un jour, alors que maman se balançait interminablement au bout d'une corde, et qui est venu parfois le trouver au fond des placards où il se cachait pour lui apprendre les lettres.
Le garçon aimait bien les lettres. Il avait la sensation qu'elles, au moins, elles ne pouvaient pas mentir, qu'elles ne pouvaient pas faire mal. C'est d'ailleurs la première chose qu'il a faite en quittant son lit. Trouver des lettres à déchiffrer, des mots à raccorder, des phrases à comprendre.
La fille lui en a apporté beaucoup. Des milliers et des milliers de lettres, consignées sur des feuilles serrées entre elles. Il y en a de toutes les couleurs, et parfois même avec des images qui montrent ce qu'elles disent. Elle aussi sait les lire, et quand c'est sa voix qui les déchiffre, c'est comme si les mots prenaient vie.
Le garçon n'a plus peur désormais. La peur est partie avec la douleur. Il sait que l'homme ne lui fera pas mal et que la fille ne lui mentira pas. Cela se lit dans leurs yeux, dans les gestes qu'ils ont l'un envers l'autre. Quand la fille reste sur la falaise pour regarder l'orage, l'homme la gronde sans crier, puis la prend dans ses bras sans la blesser. Quand il a de la fièvre, il éponge son front. Quand il refuse de manger, il lui donne à boire, et lui dit seulement que la prochaine fois, il y arrivera un peu mieux. C'est bien avec eux. C'est doux. Ça ne fait plus peur. Même s'il fait toujours des cauchemars, toutes les nuits. Même s'il continue de crier parfois, même lui ne sait pas pourquoi. C'est tellement plus doux. Qu'il pourrait rester toute la vie ici, dans la maison au bord de la falaise, à écouter l'orage, le cri des oiseaux, et les rires de la fille en robe blanche depuis sa fenêtre.
Toute la vie…
– Il est réveillé ?…
Oui. Dazai devait bien cacher quelque chose pour être encore vivant à cette heure. Non ce n'était pas normal, et Yosano avait cent fois raison sur ce point, mais mon dieu ce qu'il était soulagé…
À 9h passées, moins de vingt quatre heures après sa tentative de noyade, quarante huit après sa disparition, Dazai se réveillait enfin.
Bien que l'impatience se lisait sur leurs visages, Atsushi et Yosano s'écartèrent pour le laisser entrer dans la chambre avec Fukuzawa. Pas d'agitation, avait dit le médecin. Mais ses traits graves l'inquiétaient tout de même. Dazai s'était réveillé. N'était-ce pas bon signe ?
Un air de déjà vu. Quatre murs blancs autour d'un lit blanc. Le bip régulier des machines. L'ondulation légère du rideau sur la fenêtre entrouverte. Et la forme sous les draps. Cette forme. La sienne. Pourquoi était-il encore couché ?
Kunikida osait à peine y croire. Et s'il avait rêvé ? Et si le médecin s'était trompé ?… Fukuzawa s'approcha le premier, plus solide sans doute, et se pencha sur la silhouette allongée de son subordonné.
– Dazai-san ?
Aucune réaction. Pas un filet de voix seulement. Juste une respiration sifflante, répétitive, dans le silence de la chambre.
– Dazai ? », demanda-t-il en écho. « Tu nous entends ? »
Des draps immaculés dépassait le visage de son coéquipier, à la fois familier et méconnaissable tant il avait maigri. Ses joues creuses portaient encore des égratignures de sel et de sable, et ses cernes creusaient deux grandes poches sous ses yeux. Ses yeux ouverts, bien ouverts, mais vides.
– Dazai ?…
Il ne comprenait pas. Dazai semblait respirer. Ses yeux s'étaient ouverts, ses paupières tremblaient, mais pas une réaction, pas une parole désopilante, pas même un sourire narquois. C'était comme s'ils n'existaient pas pour lui. Comme s'il ne les voyait pas.
– Qu… qu'est-ce qu'il a ?…
Sa voix s'était mise à trembler. D'ordinaire ce n'était que de colère. Il avait si rarement peur, mais la fatigue, l'usure… encore un peu, et il savait que ses jambes se déroberaient à nouveau sous son poids.
– Cela fait plusieurs heures qu'il est comme ça », murmura une voix derrière eux.
Tout en s'approchant, le médecin mesura le pouls du patient et prit sa température. Kunikida notifia des données stables, presque normales. « Nous avons vérifié ses réflexes », reprit l'homme. « Les pupilles réagissent bien à la lumière, mais il ne semble pas du tout avoir conscience des choses qui l'entourent. Il ne s'est pas rendormi non plus. C'est comme… comme s'il n'était plus là. »
Il avait peur de comprendre. Il comprenait très bien même. Kunikida sentit les larmes lui monter aux yeux. Dazai s'était bien réveillé, oui, mais sa conscience s'était perdue. Elle était restée dans les vagues, emportée par le vent d'Ouest comme un fétu de paille. Avec le sel et le sable.
Il avait pu tirer Dazai des vagues, il ne pouvait le ramener de son propre néant.
Sans trop savoir comment, il trouva la force de sortir de la chambre pour s'appuyer au mur du couloir, dos à la porte. Il ne voulait pas voir, il ne voulait pas continuer à comprendre, mais il sentait les regards d'Atsushi et de Yosano sur lui, et ça le déchirait de l'intérieur. À se trouer le ventre. Car comment leur expliquer cela ?
Dazai était parti, mais il était encore là. Dazai n'était plus là, mais il n'était pas mort. On n'enterre pas quelqu'un qui n'est pas mort. On ne fait pas le deuil d'un être qui respire encore. Alors, Dazai n'est plus qu'un corps désormais ? Et je sais que cette fois, personne ne pourra le ramener.
Atsushi en larmes dans ses bras. Yosano retenant les siennes. Il n'était pas mort pourtant… alors pourquoi était-ce aussi atroce ?
Du regard, il tenta de trouver un appui auprès de Fukuzawa, l'inébranlable bretteur, les épaules qui l'avait soutenu jusqu'alors, lui et tous les autres, mais il ne vit, lorsqu'il les rejoignit, qu'un homme un peu plus affaissé que d'ordinaire, et qui avait tout à coup pris dix ans.
– Il semblerait que ce soit grave », souffla-t-il dans la lumière du matin qui s'épanchait par les fenêtres. « On l'a peut-être perdu. »
Mais ça, il le savait déjà.
Deux enfants.
Deux enfants étaient tombés de la falaise en ce matin de février. Étaient-ils seulement tombés ? Et pourquoi Charles leur avait-il menti ?
Tomie ne voulait pas retourner à l'hôpital. Elle voulait comprendre tout de suite. Et tandis que son taxi la ramenait à la maison de bois blanc sur la plage, se dessinaient lentement sous ses yeux, comme les plans d'un film qu'on assemble, les pas du garçon perdu. Le garçon devenu un monstre.
Elle l'imaginait presque marcher dans les herbes rases, les cheveux agités par le vent, les yeux rivés sur la falaise. La genèse de l'un des mafieux les plus dangereux et les plus imprévisibles de l'histoire. Il lui fallait en savoir plus. Tellement plus. Comment Dazai était arrivé ici, dans ce coin perdu. Pourquoi ce hasard extraordinaire qui avait mis sur sa route le descendant de Lewis Caroll, dernier détenteur de la mémoire maudite et perdue du couple Stocker ? Pourquoi avoir menti ? Encore et encore, cette dernière question. Et en même temps, n'était-ce pas moins terrible pour un père endeuillé d'imaginer que sa fille était morte bien au chaud dans son lit, plutôt que noyée dans l'eau glaciale ? Peut-être que pour une fois, la réponse était très simple. Aussi simple que triste.
Tout en fermant les yeux, elle ferma la sacoche où elle avait rangé l'article. Plutôt que parler, elle avait songé qu'il valait simplement mieux présenter les faits à Charles. Mais si lui-même niait les véritables raisons du décès de sa fille, avait-elle seulement le droit de lui dire la vérité ?
La vérité.
Cette valeur inébranlable, qu'elle avait longtemps placée au-dessus de tout, dont elle avait même fait une raison de vivre. Était-ce seulement pour le mieux ? Tant de fois, elle avait vu des gens s'effondrer et ne jamais s'en remettre, souffrir à n'en plus finir, au nom de la vérité. La réalité n'était elle-même qu'un tissu de mensonges pour se protéger de ce qui fait trop mal. On passe notre temps à nous mentir à nous-même, par omission, par oubli, par déformation, simplement pour ne pas trop souffrir et ne pas regarder en face le visage terrible de l'existence, et de cette foutue vérité. Et elle ? Qu'était-elle sur le point de faire ?
Elle n'eut pas le temps de se répondre à elle-même, car la maison se dressait déjà devant le pare-brise. Le chauffeur était allé aussi loin que possible pour lui éviter la marche.
– Je vous rappellerai », dit-elle seulement en lui laissant le prix de la course, en plus d'un bon pourboire. « Merci. »
« C'est entendu. »
D'un coup d'oeil, Tomie vérifia si la remise derrière la maison qui faisait office de garage était toujours ouverte. Charles n'avait même pas pris le temps de la refermer à leur départ. Et si l'épisode de la veille lui avait rappelé des souvenirs ? Quel genre de nuit pouvait-on passer après cela ? Pas pire que la sienne, songea-t-elle. Elle n'avait pratiquement pas fermé l'oeil et ce n'était pas les chaises inconfortables de la salle d'attente du petit hôpital de Yumigahama qui l'avait aidée à se reposer.
Le pas chancelant, elle parvint jusqu'à la porte qu'elle avait franchie pour la première fois la veille, avec cet homme qui ne la regardait même plus, et activa le heurtoir. Ça aussi, c'était douloureux d'y penser. De tout le trajet en voiture, alors qu'elle le serrait, tremblant dans ses bras, et ce jusqu'à ce qu'ils arrivent aux urgences, Kunikida ne lui avait pas adressé un mot. Il n'avait même pas levé les yeux vers elle. Pas une seule fois. C'était comme s'il ne la connaissait même plus.
Chassant cette pensée d'un geste de la main, Tomie frappa à nouveau sur le battant de la porte. Le silence de la maison l'inquiétait. Elle colla son oreille au panneau. En plus de l'écho laissé par le heurtoir, la rumeur du vent faisait comme des murmures de l'autre côté de la porte, et lui souffla l'intime conviction que la demeure était vide. Charles était parti.
« Ludwidge-san ? » clama-t-elle, pratiquement certaine de ne pas obtenir de réponse. Après un instant de latence, sûre que seul le silence lui répondrait, elle saisit l'épingle dans sa poche et tritura la serrure qui céda en quelques secondes. La porte s'entrouvrit dans un grincement sonore sur l'obscurité du couloir. Le tableau décroché par Kunikida était encore au sol, et Tomie devina, à l'absence de chaleur, que Charles n'était certainement pas resté longtemps après l'incident. La porte du garage étant fermée, il était certainement repassé en vitesse, avant de repartir aussi sec. Pourquoi ? Pour aller où ?
Ses pas dans le couloir firent grincer le parquet. Sans la présence de son propriétaire, la maison avait cet aspect creux et étrange des tombeaux. Il lui semblait pénétrer dans un monde de noir et de blanc, où chaque son évoquait les rouages d'un mécanisme en négatif, dissimulé derrière le voile du réel. Après la cuisine, où Charles les avait reçus, se trouvait un petit bureau qui donnait sur la mer. Une machine à écrire qui semblait dater du siècle dernier trônait sur un bureau couvert de poussière que personne ne semblait avoir touché depuis longtemps. Sur les murs tapissés de livres trônaient la plupart des classiques anglais, et Tomie fut surprise de retrouver certains des titres qu'elle avait entrevus dans la chambre de Mary. Une émotion la saisit. Même dans cette maison, malgré les années, les échos persistaient. Celui de l'amour de Lewis. De la perte. De l'absence. Les murs en semblaient recouverts.
Sur l'une des étagères se serraient quelques dizaines de carnets, tous reliés en noir. D'abord prise de cette gêne coupable qu'on éprouve lorsqu'on s'immisce dans une vie et des secrets qui ne nous appartiennent pas, Tomie finit par tirer l'un d'eux vers elle et l'ouvrit. Elle y reconnut instantanément l'écriture de Lewis. Ces lettres soignées, un peu trop petites, comme si leur auteur ne voulait pas prendre trop de place, même dans ses propres notes.
Elle se souvenait de la mer et de l'empreinte du sable sur sa peau. Elle sentait le goût du sel sur sa langue sans parvenir à l'identifier, car au-delà du corps, elle était déjà morte. Ses souvenirs éteins, sa mémoire envolée. Elle ne se rappelait de rien, si ce n'est de la lumière et du souffle qui entrait dans sa poitrine, encore et encore.
Un roman ? Lewis avait-il écrit des histoires après la mort de Mary ? Elle chercha une date, sans succès. Pas même un nom ne figurait sur le carnet, ni sur les suivants, mais à chaque page, ce elle, qui n'était pas nommé non plus semblait vivre sa vie invisible.
Elle respire, les yeux grands ouverts et les mains tournées vers le large. On pouvait voir sur ses lèvres l'ébauche d'un sourire, sans en être absolument certain, car au fond, elle ne souriait jamais, et rien, dans son visage, ne laissait jamais deviner le trait d'une expression. Elle était cette neutralité sereine qui pour certains signifie la paix, pour d'autres le vide.
Délires d'écrivain. Tomie n'aimait pas les conclusions hâtives, mais son esprit avait été entrainée à faire des liens, dénouer des histoires, déjouer des complots, déterrer des secrets, pas à saisir ce qui ne racontait rien, car tout, tout dans les pages qu'elle tournait, revenait à cette femme en train de regarder la mer. Par curiosité, elle ouvrit un autre carnet. C'était les mêmes mots, les mêmes descriptions très vagues, très belles aussi, mais vides de sens. Dans un troisième, elle découvrit non pas des mots, mais des croquis. Ceux d'une jeune fille, face à la mer, le plus souvent vu de dos ou de trois quart. L'un d'eux la représentait quasiment de face, et Tomie ressentit soudain un haut le coeur. Ses traits étaient les mêmes que ceux d'Alice dans ses autoportraits. Sa mère ? Charles l'aurait-il connue si jeune ? Les dessins étant signés L. Carroll, c'était la seule explication qu'elle trouvait.
Où qu'il regarde, où que se dirige l'enquête, elle constatait que le mystère tournait toujours autour d'une femme, qu'il s'agisse de Mary Shelley, Kogoro Sachiko, ou encore la petite Alice. Et pour toutes, les circonstances de leur mort n'était pas claire. Hasard ? Tomie n'y croyait pas. En rangeant les carnets à leur place, elle risqua un œil dans les tiroirs du bureau sans rien y trouver d'autres que des livres de compte et des exemplaires de vieux journaux.
En face de la pièce se trouvait un salon, daté d'une autre époque. Le bois des meubles dégageait une odeur de miel et de cire. Sur la table, à côté d'un fauteuil qui donnait lui aussi sur la mer, trainait un exemplaire des Contemplations de Victor Hugo. Charles ne possédait pas de télévision, et seule une petite radio, sur le coin de la cheminée, semblait maintenir le lien ténu qu'il entretenait avec le monde extérieur. Certaine de ne rien trouver de plus, Tomie ressortit et grimpa les escaliers qui menaient à la chambre d'Alice. Retourner dans cette pièce où dormaient les souvenirs, les rêves et les espoirs de cette enfant qui n'avait jamais grandi lui donnait la nausée.
« Je suis désolée », marmonna-t-elle en triturant la serrure.
Un rayon de soleil éclairait le parquet lorsque la porte s'ouvrit, et faisant danser de petits flocons de poussière dans la lumière du matin. Il y avait une odeur de lavande et de vieux papier.
Tomie ne put s'empêcher de songer à cette chambre qu'Akechi entretenait lui aussi religieusement, et au petit bouquet posé sur le lit. Il n'y avait plus jamais dormi par la suite. Tomie l'avait déjà surpris de bon matin, effondré sur son canapé, assommé de tabac et d'alcool. Combien de fois l'avait-on envoyée le chercher parce qu'il ne se présentait pas au travail ? Combien de fois l'avait-elle rasé, coiffé, rafraichi à l'eau de cologne pour le rendre un peu plus présentable ?
Il n'y avait pas que Mary et Sachiko qui se ressemblaient terriblement. C'était à croire que Kogoro et Charles avaient eux aussi beaucoup en commun.
Poussant une profonde inspiration, elle avança jusqu'au petit bureau qui faisait face à la fenêtre et passa ses doigts sur les rainures du bois. Alice semblait elle aussi avoir collectionné les petits carnets. Elle saisit l'un de ceux que Charles ne leur avait pas montrés, en supposant qu'il s'agissait de l'un des derniers qu'elle ait écrit, et l'ouvrit.
Alice écrivait en anglais. Elle racontait ses journées, mais pas à la manière des enfants de son âge, superficielle et factuelle. Plus que des pensées, le flux de ses mots se faisaient l'expression d'une vie intérieure complexe et foisonnante. Enigmatique aussi. Beaucoup de ses écrits confinaient à la poésie, quand ils ne se présentaient pas comme tels. En réalité, ces lignes en termes de forme comme de fond, ressemblaient étrangement à celles rédigées par Lewis Carroll, des années plus tôt.
Tomie finit par tomber sur une page datant du 15 janvier. Moins d'un mois avant que le corps de la petite et celui de Dazai ne soient retrouvés dans la mer.
Nous ne nous souvenons que de ce qui n'est jamais arrivé.
Si j'avais eu la chance de devenir écrivain, c'est cette histoire que j'aurais écrite. La sienne et la mienne. Celle des deux enfants sur la plage, et du petit garçon qui ne parlait presque pas. Celle du fou qui voulut vaincre la mort pour retrouver la femme qu'il aimait.
À la lecture de ces mots, Tomie sentit son sang se glacer. Que venait faire ici l'histoire du couple Stocker ? N'était-ce qu'un hasard ?…
Je me suis toujours demandée ce que ça faisait de mourir. Je sais que j'aurais bientôt la réponse, puisque la mort semble s'être logée en moi pour me dévorer petit à petit, mais je sais aussi qu'il est des questions auxquelles on ne peut répondre, des lieux dont on ne peut revenir sans en payer le prix.
La mort dans mes entrailles, celle qui joue avec mes os, les fibres de mes nerfs et le sang dans mes organes, je sais qu'elle était déjà présente dans la chair de la femme qui m'a portée. C'est ce qu'on m'a dit, et je sais que c'était vrai.
J'ai grandi avec le décompte des années qui me restaient. J'ai grandi en sachant que je ne vieillirai jamais. Cela ne m'a pas rendue triste, simplement mélancolique des années que je ne pourrais pas vivre, et de ce monde que je trouvais beau. L'air de rien. Que je trouvais très beau. Mais ce qu'on ne me dit jamais, c'est que cette mort que je porte en moi comme un parasite, cette mort qui m'attire chaque jour un peu plus de l'autre côté, qui pompe ma vie et mon sang, l'avait déjà prise, elle, avant qu'elle ne me donne la vie.
Je suis née d'une morte-vivante.
Il savait.
Mori avait fini par savoir. Comment ?
Lorsqu'il arriva dans le bureau du boss de la mafia, les mains dans les poches et l'estomac noué, Chuuya s'attendait à découvrir le cadavre de Hirotsu, exécuté d'une balle dans la tête. Peut-être aurait-il lui aussi fini comme ça, non sans avoir rasé la moitié de la ville au passage. Chuuya savait pertinemment qu'il était plus fort que Mori, mais il ignorait quels dommages ils pourraient tout deux s'infliger s'ils s'affrontaient à mort. Sans doute valait-il mieux ne pas tenter…
Toujours est-il qu'à son arrivée, Hirotsu était vivant, tranquillement assis sur l'un des fauteuils qui faisait face à la baie vitrée, un verre de cognac à la main.
– Je pensais te trouver dans un état plus critique », ironisa le jeune mafieux.
– Et je ne pensais pas survivre à cette journée.
– Comme vous y allez ! » intervint Mori avec un sourire carnassier. Avec son grand manteau noir et son teint très pâle, il avait l'air d'une chauve-souris.
Chuuya se sentait tendu, et la présence d'Elise, dans un coin de la pièce, ne faisait qu'accentuer son malaise.
– La vérité », reprit l'homme. « Il est grand temps de mettre la lumière sur cette affaire. »
– Quelle affaire ? De quelle vérité vous parlez ?
– À ton avis ?
La lumière de ses yeux mauves le sonda comme la pointe d'un scalpel. Chuuya avait toujours eu la sensation très désagréable que Mori pouvait lire à travers lui, ainsi que tout ceux qui l'entouraient.
– Je pensais que vous la connaissiez déjà », rétorqua-t-il.
– En partie seulement.
Avec un air grave, il lui intima de s'asseoir et s'installa lui-même sur un fauteuil qui faisait face aux deux autres, avant de croiser les mains sous son menton.
– Ce bon vieux Hirotsu n'a jamais avoué. Il n'a jamais révélé qu'il avait retrouvé Dazai ce matin-là, il y a dix ans. Cela nous aurait pourtant tellement simplifié la tâche.
Ses prunelles fixèrent sans ciller le vieux mafieux qui lui rendit son regard avec – Chuuya devait l'admettre – un certain panache.
– J'ai promis », siffla-t-il entre ses dents. « J'ai promis de garder pour moi le souvenir de cette matinée et d'enterrer à tout jamais son identité dans les tréfonds de ma mémoire. »
– Et pourtant tu as tout avoué ce matin-même.
Malgré l'assurance de son regard et de sa posture qu'il maintenait aussi droite qu'un pic, le vieil homme souffrit d'un léger tressaillement, et déglutit.
– Ce n'est plus utile de le cacher. Plus maintenant…
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas… quelque chose… quelque chose semble l'appeler… quelque chose de son passé.
– Ils l'ont retrouvé », l'interrompit Chuuya, en remarquant la douleur et la crispations dans ses traits.
– Comment ?
Mori semblait tout aussi perplexe.
– Sur la plage d'Ounohama. Près du village de Yumigahama. Or, si l'on raccorde l'endroit aux lignes de chemin de fer, c'est sur le chemin de…
– Shizuoka », le coupa Hirotsu.
Son visage, jusqu'alors impassible, avait changé, et le peu de couleurs qui lui restait semblaient s'être évaporées. L'espace d'un instant, Chuuya crut réellement qu'il allait fondre en larmes.
– Il… il est réellement là-bas ?
– D'après mes informations.
– Ou plutôt celles du jeune tigre.
Mori le fixait du coin de l'oeil, un léger rictus au coin des lèvres. Il n'avait visiblement pas bien pris son rapprochement succinct avec l'Agence des Détectives armés.
– En effet.
– Dans ce cas, où étais-tu cette nuit et ce matin ? », marmonna lentement le boss en passant sur lui un regard suspicieux, semblable à celui d'un chat qui se lèche les babines avant d'avaler sa proie.
Chuuya restait cependant surpris que ses espions n'aient pas pu mettre la main sur lui.
– Le café », susurra-t-il. « Qui travaille pour toi ? Comment est-ce que tu as su que Hirotsu avait tout balancé ? »
Avec un petit sourire, Mori sortit son portable de sa poche intérieure et tourna l'écran vers lui. Non sans une légère hésitation, Chuuya finit par y jeter un œil. « Serment rompu. S.A. »
– Ango…
– Cet homme est d'une honnêteté sans limite. Comme il avait fait le serment de ne pas divulguer les informations que j'avais livrées à Santouka-san, il a jugé préférable de m'avouer ce qu'ils vous avait révélé. »
Le jeune homme sentit une vague de panique le saisir. Ango était-il fou pour provoquer ainsi Mori ?
– Qu'est-ce que vous lui avez fait ?
– Moi ? Rien. Je suis un homme civilisé voyons, et j'estime que le binoclard a fait preuve d'intégrité en me prévenant.
– Quel est le rapport avec le café ?
– Il vous a fait suivre à ma demande. C'était ma condition pour qu'il reste en vie.
– Je vois…
Ainsi tout s'expliquait. Ango au service de Mori. On aurait tout vu…
– Je te repose donc ma question. Où es-tu allé ensuite ?
– À votre avis ?
La stupeur sembla brièvement traverser les traits de Mori, avant qu'ils ne se recomposent.
– L'orphelinat », poursuivit Chuuya. « J'ai visité l'orphelinat où Hirotsu a déposé Dazai. »
– Voilà qui est intéressant.
– Il n'y serait resté qu'un mois et demi, environ, avant d'être transféré.
Nouvelle surprise, plus pérenne cette fois. Mori avançait à tâtons lui aussi.
– Où ?
– À l'hôpital psychiatrique. Là même où Kogoro Akechi a disparu il y a une semaine à peine.
– Ce serait donc là-bas que se cacheraient les réponses ?
Le jeune mafieux sentit un frisson lui parcourir l'échine face à l'expression extatique de Mori.
– Probablement.
Les réponses. Toutes les réponses.
Elles se trouvaient là, de ce petit carnet qu'elle serrait entre ses doigts, sous la forme d'une histoire écrite comme un roman qu'on lit pour se consoler, vivre par procuration. Sauf que cette vie là, celle qui se déployait sous la plume d'Alice Ludwidge, n'avait rien rien de réconfortant.
La pluie s'était remise à tomber. Tomie n'avait pas de parapluie et n'eut d'autre choix que de resserrer sur elle les pans de son imperméable, les pages écrites par Alice pressées contre son coeur, bien à l'abri. Elle avait l'impression de porter le poids de toute une vie en les emportant avec elle. Ça, et la sensation d'avoir profané la plus sacrée des tombes. Celle des souvenirs.
Son portable avait sonné alors qu'elle entamait sa lecture. Kunikida. Pour lui annoncer d'une voix plate que Dazai avait repris connaissance, mais qu'il n'était plus là. Elle n'avait pas eu le temps de lui demander ce que cela signifiait, l'agent avait raccroché avant.
Quitter la maison, les ombres et les souvenirs la soulagea. Tout en progressant sur le chemin caillouteux, en proie aux rafales, le cahier bien serré contre son coeur, elle appela son taxi et indiqua sa position.
Nul doute que Charles soupçonnerait quelque chose à son retour. Elle savait débloquer les serrures, pas les refermer, et n'avait pas non plus refermer la chambre de la petite fille. Une part d'elle aurait préféré ne pas avoir lu ces pages. Qu'Alice eût été une petite fille normale, malencontreusement frappée par le destin, mais ce n'était visiblement pas le cas. Elle aussi, les secrets l'entouraient.
Elle aussi faisait partie de la grande énigme dans laquelle Akechi les avait jetés.
Les phares dans la grisaille l'éblouirent, et elle mit un temps absurde à contourner la voiture et ouvrir la portière tout en pestant contre le vent. Il lui tardait de retourner à Yokohama.
– À l'hôpital », annonça-t-elle.
Le chauffeur était le même que celui qui l'avait conduite aux archives, puis à la maison sur la plage. Elle aimai son efficacité et sa discrétion.
– Vous êtes d'ici ? » demanda-t-elle.
– Moi ? Non. J'ai débarqué il y a cinq ans. Pour le boulot.
– Le boulot ?
– Ouais. J'étais soudeur à l'époque. L'entreprise venait d'emménager dans le coin mais ça ne lui a pas porté chance. Elle a fait faillite au bout d'un an.
– Donc vous êtes chauffeur de taxi maintenant.
– C'est ça.
– Et vous… vous ne vous ennuyez pas trop dans le coin ?
– Ah c'est sûr que ça bouge pas trop par ici. Mais bon j'y ai trouvé ma femme, on a fait un gosse, on va pas bouger maintenant.
– Oui bien sûr… j'imagine que vous n'avez pas entendu parler des deux enfants qu'on a retrouvés noyés il y a dix ans.
– C'est pour ça que vous êtes là ?
– En quelque sorte.
– On m'en a parlé… le vieux de la pension Nagomiuta, ça fait dix ans qu'il la raconte cette histoire. À tel point qu'on se demande s'il l'a pas inventée à force.
– Elle figurait dans les faits divers des journaux.
– Ah ouais ? De ce qu'il dit, il aurait trouvé deux gosses dans les filets qu'il avait tirés de bons matins, mais il n'a aucune idée de ce qu'ils sont devenus. Ils ne sait même pas s'ils sont morts ou non, alors vous savez…
– Oui, je comprends.
Notant intérieurement qu'elle devrait interroger le fameux propriétaire de la pension, Tomie laissa le reste du trajet s'écouler dans une triste monotonie. La disparition et le sauvetage de Dazai leur avait fait perdre un temps précieux. Kunikida n'était vraisemblablement plus opérationnel, et le reste des agents restaient focalisés sur la survie de leur camarade. Elle avait l'impression d'être la seule à poursuivre l'enquête, et à se soucier encore d'Akechi.
– Bon courage », lui dit le chauffeur lorsqu'elle descendit. Elle ignorait s'il le lui souhaitait pour la suite de l'enquête ou pour sa visite à l'hôpital. Toujours est-il que Tomie n'avait pas envie d'y remettre les pieds.
Sortant le cahier de son imperméable, elle le parcourut une nouvelle fois des yeux. Les réponses, toutes les réponses, pourraient-elles réellement se trouver entre ces pages barbouillées d'encre, séchées par les années ? Pourquoi Alice connaîtrait-elle l'histoire de Bran et de Mary ?
Je suis née d'une morte-vivante.
Le peu qu'elle avait lu ne l'avait pas éclairée sur cette phrase.
Je suis née d'une morte-vivante.
Ne faisait-elle allusion qu'à la maladie de sa mère ? Les pages jaunies par le temps serrées entre ses doigts, Tomie s'engouffra à nouveau dans les couloirs de l'hôpital. Qu'importe que Dazai ne soit pas là pour l'instant. Elle avait besoin de quelqu'un pour poursuivre l'enquête.
Voilà tout à coup qu'il se sentait très loin de lui-même, comme si l'égarement de Dazai avait contribué au sien. Lui aussi avait l'impression de se perdre et de s'enfoncer dans un puits de ténèbres dont il ne ressortirait jamais.
Il sentait comme une oppression sur sa poitrine. Un poids terrible. Lui qui ne se laissait d'ordinaire jamais flancher, qui avait toujours respecté ses idéaux et ses valeurs au poil près, pour les incarner dans son quotidien avec une rigueur exemplaire et galvanisante, se sentait désormais… vide. Cette envie d'abandonner, de ne plus rien faire, il l'avait déjà ressentie dans le train, avant que Tomie ne lui fasse relever la tête et regarder bien droit à nouveau, mais cette fois, elle lui semblait insurmontable. L'enquête sur Akechi, l'impératif de le retrouver, il y songeant bien sûr, mais cette lassitude qui le rongeait de l'intérieur et lui sapait toutes ses forces était désormais trop forte. À quoi bon ?
Et Tomie ? Comment avait-il fait pour l'oublier ? Il avait l'impression de l'avoir abandonnée, et même le son de sa voix dans le combiné n'avait pas fait passer cette sensation. Il avait échoué. Sur tous les plans.
Comme il n'avait plus l'envie ni la force d'affronter le regards de ses coéquipiers, il avait prétexté un malaise pour se réfugier dans sa chambre, qu'on le laisse tranquille. Recroquevillé dans son lit, au milieu de ses draps blancs comme un enfant, il pressa les mains sur son coeur et eut tout à coup la sensation d'étouffer. Avec la pression, le poids se faisait peu à peu déchirure, et la déchirure hurlement. Un hurlement silencieux, qui n'arrivait jamais à franchir le seuil de ses lèvres, et qu'il émettait pourtant. Très fort.
Un spasme secoua son torse. Puis un deuxième. Détresse contenue, en plus d'une tristesse infinie, qui dévorait le monde et lui avec. Kunikida pleurait souvent. Il pleurait sans retenue, contrairement à beaucoup qui n'expriment pas leurs émotions par gène, fierté, ou simplement parce qu'ils n'ont jamais appris à le faire. Lui n'avait pas ce problème là, mais cette fois, il n'y arrivait pas. Les larmes qui demandait à couler, les cris qui poussaient contre les parois de sa gorge, n'arrivaient pas à sortir. Rien ne sortait. Alors qu'il en avait tellement besoin. Était-ce cela que Dazai avait ressenti toute sa vie ? L'existence d'un poids qui, parce qu'il ne s'extériorise jamais, nous dévore de l'intérieur ? Là tout de suite, il voulait juste en finir. Et il se demandait si ce n'était pas cela qu'il avait compris trop tard.
Et parce que la douleur rend souvent aveugle et sourd, Kunikida n'entendit que de très loin le frappement à sa porte et le grincement de cette dernière. Il ne sentit qu'à peine la paume qui effleurait son front, et nota seulement qu'elle était fraiche, très fraiche, presque froide sur sa peau. Juste une pression sur ses tempes, et le noir. Voilà qu'il était parti. Il ignorait où.
Petit garçon. Tout petit face au monde. Minuscule contre ce tronc dont il sent l'écorce, et dont les ramages l'abritent du soleil.
Il se sent si petit. Si insignifiant. Et pourtant très fort contre cet arbre qui semble porter le monde dans ses racines.
Sans ses lunettes, le petit garçon n'y voit pas bien, mais il devine la forme des feuilles et l'entrelacs des branchages sur le ciel d'été. Un vent très tiède écarte les cheveux de son visage. Tout autour de lui, ça sent le foin coupé et dans ses oreilles, c'est le chant des criquets qui résonne.
Jusqu'où est-il remonté ? Une part de lui sait qu'il n'est pas vraiment là, qu'il se regarde de très loin, du haut de plusieurs années, alors qu'une autre est et vit ce petit garçon à moitié assoupi contre le tronc du vieil arbre. Quand cela s'est-il produit ?
Tu sais.
Il sait. Oui. Il sait ce qui va se produire après. Quand il rentrera à la maison. Il qu'il ne la trouvera pas. Qu'il ne la trouvera plus. Qu'on s'occupera de lui, ça, il le sait aussi, mais elle ne sera plus là. Il l'a su dès que les hommes en blanc l'ont emmenée, et qu'il a touché sa main pour la dernière fois.
« Mon bonhomme », lui dit une voix grave et rocailleuse. De ces voix de vieilles fumeuses déjà bien usées par la vie. Il distingue alors la silhouette pataude d'une grosse dame qui marche avec difficulté et souffle jusqu'à parvenir jusqu'à lui. Des mèches de cheveux se sont échappées de son foulard et font des frisottis sur son front tandis qu'elle s'appuie sur le tronc de l'arbre. Elle porte un tablier. Comme les bonnes d'autrefois.
– Vous avez encore perdu vos lunettes ?
– Je les ai cassées », répond sa voix d'enfant. « En trébuchant sur la route ».
– Je vous avais bien dit de ne pas courir. Regardez un peu vos vêtements ! Que dirait votre mère ?
À ces mots, il sent comme une aiguille lui percer le coeur, et tout de suite, elle se ravise.
– Elle reviendra bientôt.
Mais c'est un mensonge. Il sait que c'est un mensonge. Pourtant, il saisit quand même la main douce et rassurante de la grosse dame, celle qui le ramènera chez lui. Là où elle n'entrera plus jamais.
– Pourquoi est-ce que elle, elle aurait le droit d'entrer et pas nous ?! De quel droit ?
– Parce que parfois l'amitié ne suffit pas à conjurer le désespoir.
– Comment ça ?!
Mais Yosano se contenta de fixer le vide, comme elle le faisait depuis que Dazai avait rouvert les yeux sans les reconnaître, sans vivre à nouveau. Elle avait un peu le même regard que lui. Absent, vide. Atsushi se retint quant à lui de hurler.
– Je ne comprends pas… », souffla-t-il entre ses dents.
Voilà des heures que Kunikida restait cloitré dans sa chambre d'hôpital, que même Fukuzawa leur avait interdit d'entrer, et elle, une inconnue qu'il ne connaissait pas encore une semaine plus tôt, y avait droit. Elle ?
– Tu n'as pas besoin de comprendre », rétorqua simplement Yosano. « Seulement d'accepter. Elle, elle peut l'aider. »
Le jeune homme contint un grognement. Le pas de Tomie Yamazaki, reconnaissable entre tous, résonnait encore dans ses oreilles. Elle avait juste demandé à voir Kunikida, et le chef l'y avait autorisée. Quoi que ces deux-là aient pu vivre, il se sentait profondément blessé, mis à l'écart, impuissant surtout.
– Laisse-lui du temps », murmura la jeune femme à ses côtés. « Il a besoin de temps. »
Combien de temps était-il parti ? Assez au moins pour ne plus s'en souvenir. Avait-il seulement dormi ou s'était-il laissé emporter par quelques fièvres étranges et maladives ? Toujours est-il que lorsqu'il ouvrit les yeux, Kunikida pouvait de nouveau respirer normalement.
Cela faisait très longtemps qu'il ne s'était pas souvenu. Les jours d'absences, refoulés dans sa mémoire… pourquoi revenaient-ils désormais ? Pourquoi maintenant ?
– Comment vous vous sentez ?
Il ne réalisa qu'en entendant sa voix que sa main était toujours sur son front. Son contact désormais tiède, mais qui lui avait laissé le souvenir d'une fraicheur quasi miraculeuse, juste avant qu'il ne parte.
– Je… j'ai perdu connaissance ?
– En quelques sortes.
Tomie le fixait avec une tristesse mêlée de compassion, et, l'espace d'un instant, il eut l'impression qu'elle aussi l'avait vu, ce petit garçon assoupi contre l'arbre en cette après-midi d'été.
– J'ai rêvé… » souffla-t-il.
– De quoi ?
– De mon enfance.
Elle ne dit rien. Son regard d'hiver le faisait pour elle.
– J'ai perdu ma mère quand j'étais petit », poursuivit-il, sans savoir pourquoi il éprouvait tout à coup le besoin impérieux de se confier. N'étaient-ils pas en situation de crise ?
« Elle est morte d'un cancer foudroyant. Quand les ambulanciers l'ont emmenée, je savais que je la voyais pour la dernière fois. On a essayé de me rassurer, de me convaincre du contraire, mais moi je savais. La preuve. Je ne l'ai jamais revue… »
– Elle vous manque ?
Noeud dans sa gorge. Les mots qui peinaient tout à coup à sortir.
– Oui… tous les jours…
Alors qu'il se demandait, une fois de plus, pourquoi de telles circonstances avaient fait remonter l'un de ses souvenirs les plus tabous et les plus douloureux, Tomie plaça sa main sur la sienne et la pressa doucement.
– C'est normal », murmura-t-elle.
Et, sans en dire plus, elle se retourna lentement et saisit sa canne avant de se remettre debout. Kunikida réalisa que c'était la première fois qu'il la voyait sans maquillage. L'absence du trait noir au-dessus de ses paupières et de son rouge à lèvres lui donnaient un air affreusement vulnérable, mais plus humain aussi. Il ne put s'empêcher de sourire.
– Merci d'être revenue… j'ai été ingrat…
– Vous avez fait ce que vous pouviez. Et c'est loin d'être terminé.
Tout en lui dévoilant un petit carnet qu'elle avait laissé sur sa table de chevet, elle tapota du doigts sur la couverture avec un air tout à coup très grave.
– Nous avons du travail qui nous attend.
