Chapitre 26.
Un bon moment déjà qu'il aurait dû se rendre dans ce refuge de tarés pour tout retourner. Pour une fois qu'il approuvait l'une des décisions de Mori…
Ils n'avaient pas atteint l'entrée de l'institut que l'odeur lui donnait déjà la nausée. Chuuya n'aimait pas les hôpitaux. Il se sentait toujours mal à l'aise en la présence de malades… en particulier ceux qui n'étaient pas bien dans leur tête. Il avait vu Dazai craquer trop souvent. Il avait trop souvent eu peur de le voir passer l'arme à gauche à force de souffrir à l'intérieur de lui. Pas étonnant qu'il ait atterri ici…
Le regard vide des pensionnaires qu'ils croisèrent dans les jardins ne fit qu'accentuer son malaise. Il pressa le pas, s'attirant une remontrance de la part de Hirotsu.
– C'est ça d'avoir des vieux os papi ! » rétorqua-t-il.
La présence de Mori semblait avoir déjà fait son effet, et nombre de médecins s'étaient réunis sous le porche de l'établissement pour les accueillir, sourire crispés aux lèvres. S'il en avait eu l'autorisation, Chuuya les aurait tous étripés. Les faiseurs de bonne santé, maîtres de la bienpensance. Au lieu de cela, il cracha par terre.
– Où est le directeur ? » se contenta de lâcher le boss de la Mafia portuaire, avec une déférence qui fit pâlir le reste du personnel.
– Il… il est dans son bureau… » marmonna une infirmière.
– Voyez-vous cela… Toi ! » lança-t-il en montrant du doigt un homme en blouse blanche et au crâne dégarni. « Emmène nous là-bas. »
Chuuya crut que le concerné allait tourner de l'oeil, et c'est d'un pas tremblant qu'il les fit traverser les couloirs puants au blanc tranchant et aux néons défectueux.
– Très éloigné pour un bureau de directeur, non ? » fit-il remarquer tout en constatant qu'ils marchaient depuis cinq bonnes minutes sans le moindre directeur en vue.
– Dozen-senpai a besoin de calme… vous comprenez ?
– Non.
Non. Et plus il resterait dans cet endroit, plus il aurait la nausée, et plus cela le rendrait agressif. Mori sembla saisir son malaise et lui lança un regard entendu qui le surprit de la part d'un homme qui n'avait jamais vécu que pour lui-même. Il fallait dire que tout dans cette situation tenait de l'exclusif.
Lorsqu'ils arrivèrent enfin devant la dite porte, sans doute la plus belle de tout le bâtiment avec ses panneaux en bois sculpté et son joli écriteau affichant en lettres d'or le nom de Tayama Dozen, il se fit un plaisir de l'enfoncer si violemment qu'elle se décrocha de ses gonds pour s'écraser en deux morceaux dans la pièce.
– Toc toc », ironisa Hirotsu.
– C'est pour un entretien », ajouta Mori avec son sourire le plus effrayant.
Derrière un bureau massif qui cachait pratiquement toute sa silhouette se tenait un petit homme tremblant, gros et gras, et aux cheveux luisants de gomina.
– Qu'… qui êtes-vous ? » bredouilla-t-il. « Qui vous a permis de rentrer dans cet établissement ? »
– Nous-mêmes », rétorqua Mori en s'avançant vers lui d'un pas félin pour se pencher vers son visage bouffi, les deux mains posées sur le bureau.
– Nous avons quelques questions au sujet de l'un de vos anciens pensionnaires.
La mort dans mes entrailles, celle qui joue avec mes os, les fibres de mes nerfs et le sang dans mes organes, je sais qu'elle était déjà présente dans la chair de la femme qui m'a portée. C'est ce qu'on m'a dit, et je sais que c'est vrai.
J'ai grandi avec le décompte des années qui me restent. J'ai grandi en sachant que je ne vieillirai jamais. Cela ne m'a pas rendue triste, simplement mélancolique des années que je ne pourrais pas vivre, et de ce monde que je trouvais beau. L'air de rien. Que je trouvais très beau. Mais ce qu'on ne me dit jamais, c'est que cette mort que je porte en moi comme un parasite, cette mort qui m'attire chaque jour un peu plus de l'autre côté, qui pompe ma vie et mon sang, l'avait déjà prise, elle, avant qu'elle ne me donne la vie.
Je suis née d'une morte-vivante.
– Kunikida-kun !
Il n'eut même pas le temps de se demander ce que voulaient dire ces quelques mots. Je suis née d'une morte vivante. Le sursaut que lui provoqua entrée fracassante d'Atsushi dans sa chambre manqua de le faire déchirer en deux le cahier d'Alice.
– On a un problème ! », cria le jeune homme.
Des problèmes, est-ce qu'ils n'en avaient déjà pas assez ? En jetant un regard d'incompréhension à Tomie, Kunikida reporta les yeux sur son collègue et remarqua que ses mains tremblaient.
– Qu'est-ce qui se passe ?
– Le médecin a demandé à parler à Fukuzawa-san il y a quelques minutes. Il nous a seulement dit que quelque chose chez Dazai avait changé… sauf que…
– Sauf que quoi ?
– Vous feriez mieux de venir voir je pense.
Interdit, il jeta un regard à Tomie qui semblait aussi perplexe que lui. L'histoire d'Alice devrait visiblement attendre plus tard. Dazai n'était pas déjà dans un état suffisamment critique, il fallait qu'il y ait autre chose.
La lumière du couloir lui piqua les yeux. Il vacilla et sentit ses genoux fléchir avant que Tomie ne le rattrape.
– Ça fait combien de temps que vous n'avez pas mangé ?
Le pragmatisme de la question faillit lui arracher un hoquet. En réalité, il ne se souvenait même plus de son dernier repas.
– Longtemps… » marmonna-t-il.
La silhouette de Fukuzawa les attendait devant la chambre de Dazai, la mine sombre, les bras croisés.
– Que s'est-il passé ? » demanda l'agent en se redressant. Il ne fallait pas qu'il soit faible. Surtout pas maintenant.
– C'est difficile à dire…
Poussant la porte, le patron de l'ADA leur adressa un regard où se lisait à la fois la stupeur et l'impuissance, et les laissa entrer.
L'odeur était toujours la même, le blanc des murs identique. Seule la lumière était un peu plus vive. La lumière et le son. Quelque chose avait changé, sans qu'il ne puisse dire quoi. La boule au ventre, Kunikida s'approcha du lit où reposait le corps inerte de Dazai. Il n'avait pas envie de voir son visage figé, ses yeux grands ouverts qui ne semblaient rien voir, mais un mouvement le mit sur le qui-vive. Le corps bougeait. Dazai s'agitait sous ses draps.
– Dazai ?
Ses traits, jusqu'alors neutres, étaient comme transfigurés par la détresse. Ses membres s'étaient crispés et son front couvert de sueur. Il respirait plus fort. Kunikida jeta un œil au moniteur cardiaque où les battements de coeur affichaient un rythme plus dense. C'était donc cela. Par réflexe, il saisit son coéquipier par les épaules et approcha son visage du sien. Son souffle était brûlant. Dazai se consumait de fièvre.
– Dazai, tu m'entends ? Qu'est-ce que tu as ?
« Lu… »
– Quoi ?
« Lu… cie… »
– Il marmonne ce mot depuis tout à l'heure », dit une voix dans son dos. Fukuzawa affichait un calme forcé tandis que derrière lui, Atsushi semblait sur le point de fondre en larmes.
« Lu… cie… », répéta Dazai.
– Lucie ? » souffla Kunikida en reportant son attention sur lui. « Quoi Lucie ? Qui est Lucie ? »
D'un mouvement brusque, le bras de Dazai se tendit soudain. Ses doigts s'étirèrent comme s'il tentait de saisir quelque chose. Sur le moniteur, les battements s'accélérèrent encore.
– C'est comme l'autre jour », intervint Atsushi. « Quand il a fait son arrêt cardiaque. Il était dans cet état. Il n'arrêtait pas de prononcer ce mot. Lucie. »
– C'est le prénom de la fille de Bram et Mary », murmura une voix derrière eux. Tomie. Elle regardait Dazai comme si elle avait vu un fantôme.
Kunikida se souvint soudain du couffin blanc, de son poupin de porcelaine, et des lettres qui y avaient été brodées. Lucy. Tomie avait vu juste. Lucy était la fille morte-née de Bram et Mary.
– Pourquoi ?…
Le corps de Dazai s'arqua soudain tandis qu'un gémissement étouffé franchissait ses lèvres.
« Forget me not », balbutia-t-il entre deux souffles. « Forget me not. Forget me not. Forget me not. »
– Ça veut dire quoi ? », hurla Kunikida, à bout de nerfs, tout en retenant le corps de son coéquipier qui commençait à se débattre.
– Ne m'oublie pas », rétorqua Tomie.
« Elle parle… »
Jusqu'alors grands ouverts, les yeux de Dazai se révulsèrent soudain et, très brusquement, il cessa de respirer. Ses membres se crispèrent intensément tandis que sa nuque s'arquait davantage. L'expression sur son visage était celle de la terreur, et sa bouche grande ouverte poussait un cri qu'il était incapable d'émettre.
– Appelez un médecin ! » hurla Kunikida.
Pas encore. Il ne pouvait pas encore leur faire ça.
À défaut de savoir quoi faire, il saisit le masque à oxygène suspendu au moniteur et l'appliqua sur le visage de l'ancien mafieux.
– Comment on active ce machin ?
– Donne moi ça.
Une main gantée de noir saisit le masque et appuya sur l'un des boutons de la machine. Un sifflement indiqua alors que l'air passait dans les tubes. D'un geste assuré, Yosano augmenta la pression jusqu'à ce que le torse de Dazai se gonfle à nouveau, puis elle saisit l'une des seringues qui se trouvaient sur la table de chevet et l'enfonça d'un coup sec dans le cou de Dazai.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Un sédatif. J'ai demandé aux infirmières d'en laisser au cas où.
L'effet de la substance ne se fit pas attendre. En quelques secondes, le corps du jeune homme se détendit et sa main tendue retomba mollement sur le matelas. Sur le moniteur, les battements de son coeur revenaient lentement à la normale mais ses yeux restèrent révulsés, pris dans ce quelque chose qui l'avait happé et qui le tuait lentement.
– Il va s'endormir », assura Yosano.
Quelques convulsions le saisirent encore sous l'effet de l'intense crispation qui avait saisi ses membres. Kunikida remarqua alors que ses lèvres remuaient à nouveau.
« Ra… ramenez-moi… là-bas… ra…menez… moi… »
Presque inaudible, la voix de Dazai se tut alors tout à fait tandis que ses yeux se fermaient enfin et que sa tête se renversait sur le côté. Les mains tremblantes, Kunikida recula lentement et s'effondra sur l'une des chaises qui meublaient la chambre.
– Je ne l'ai jamais vu comme ça », dit-il.
– C'est un souvenir.
Suivant le regard de Yosano, il reporta le sien sur Tomie qui avait observé toute la scène.
– Il est piégé dans un souvenir », répéta-t-elle.
– Comment ça ?
La porte s'ouvrit soudain sur la silhouette d'Atsushi, suivi du médecin.
– Pas trop tôt », ironisa Yosano.
– Vous lui avez administré un sédatif ?
– En effet…
Encore bouleversé, Kunikida sentit qu'on tapotait sur son épaule et vit Tomie lui faire signe de sortir.
– Comment ça, il est piégé dans un souvenir ? » demanda-t-il une fois qu'ils furent dehors.
– Il revit une scène qu'il a vécue autrefois. Je pense qu'il s'agit de sa tentative de noyade avec Alice.
– Sa tentative de noyade ?
– Il y a onze ans, deux enfants ont été repêchés aux abords de la plage d'Ounohama. L'un d'eux étaient une fillette de type européen. Son âge et sa description correspondent au portrait d'Alice. On sait par ailleurs que Dazai est venu ici et qu'il a côtoyé cette enfant. L'autre enfant était un garçon. Bien sûr que c'est lui.
– Charles aurait menti sur la mort de sa propre fille ?
– J'ignore s'il l'a fait sciemment.
– Et Lucy alors ? Pourquoi répéter sans cesse ce nom ?
– Je ne sais pas. Mais cette manière de se débattre, de se crisper, le fait qu'il arrête de respirer… j'ai… j'ai vraiment eu la sensation qu'il revivait sa noyade.
Elle parlait le regard baissé, presque à voix basse. Cela semblait pourtant être une évidence pour elle, et Kunikida commençait à croire en ses intuitions, aussi curieuses soient-elles.
– Comment faire pour le sortir de là ?… » souffla-t-il.
Les yeux de Tomie se relevèrent soudain pour plonger dans les siens. Son visage arbora cette expression résolue qu'elle avait parfois, quand elle avait une idée en tête et qu'elle se savait capable de la concrétiser.
– Je peux le ramener », dit-elle.
Les archives de l'institut psychiatrique de Yokohama était un curieux enchevêtrement de conteneurs, d'étagères et de casiers dont il était difficile de saisir la logique. Situées dans les sous-sols du bâtiment, elles dégageaient une odeur de vieille peinture et d'égouts qui n'avait rien à envier aux relents de détergents des niveaux supérieurs. La fraîcheur y était plus prononcée aussi. Guidés par Tayama Dozen, les trois mafieux découvrirent ainsi ce qu'avait pu devenir près de cent ans d'histoire. Un tas de feuilles serrées dans des dossiers, oubliées dans des tiroirs ou sur des étagères poussiéreuses. Chuuya se demanda si l'histoire de Dazai faisait partie de toutes celles qui reposaient là, oubliées dans l'obscurité, tout comme le dossier qu'il avait déniché dans les ruines de l'orphelinat. Quand on y pensait, tout ce qui avait attrait au passé de son ancien camarade avait été relégué dans l'ombre. Par qui ?
Dozen les entraîna au milieu de la salle, entre deux casiers qui portaient des dates remontant à dix années en arrière, ainsi que Mori l'avait indiqué.
– Dix ans vous m'avez dit ?
Seul Hirotsu hocha la tête. Mori resta de marbre, et lui n'avait pas envie de communiquer avec ce vieil imbécile au sourire gras et au pas traînant. Comme tous ceux de son espèce, Tayama Dozen avait les attributs du lâche.
– Nom ?
– Il n'en avait pas.
Dozen tourna vers eux un regard perplexe.
– Il a été déposé à l'orphelinat sous X », poursuivit Hirotsu. « Il n'avait pas de nom officiel. »
– Je vois…
Ouvrant le casier, Dozen saisit le premier cahier et le feuilleta. Chuuya comprit qu'il s'agissait d'un registre.
– Nous avons quelque patient comme cela… qui n'ont pas d'identité, pas de reconnaissance de leur famille… », marmonna le médecin tout en parcourant les feuilles de son gros doigt. « Quel âge avait-il quand il est arrivé ici ? »
– Environ douze ans.
– C'est très jeune…
Passée la surprise de leur entrée fracassante, le jeune mafieux devait reconnaître que l'homme s'était comporté avec un certain professionnalisme. Il traitait les informations à la manière d'un scientifique, déduisait sans juger, supposait sans conclure. Peut-être fallait-il cela pour survivre à un milieu pareil.
– Ah ! » lança-t-il soudain, s'attirant leur attention. « L'un de nos patient a bel et bien été enregistré cette année là, sous X. L'âge correspond à celui que vous m'avez donné. Vous savez comment il était physiquement ? »
Tout trois se regardèrent, un peu perdus. Quand on cherchait quelqu'un à la Mafia, s'était souvent pour lui faire régler une dette ou pire, l'exécuter. Pas par humanité. C'est cette fois Chuuya qui prit la parole.
– Peau très pâle, yeux marrons, cheveux bruns et bouclés.
– Ça correspond.
La conclusion du médecin lui arracha presque un soulagement. Avec des gestes précis, Dozen fouilla le casier à la recherche du dossier concerné, et en tira un ensemble de feuillets.
– Vous permettez que je les examine avant ? » demanda-t-il en les concertant du regard.
– Bien entendu », rétorqua Mori.
Derrière ses lunettes, ses yeux parcoururent ce qui avait fait la vie de cet enfant dont personne n'avait rien su jusqu'alors. En voyant les pages se froisser entre ses doigts, Chuuya comprit soudain l'inconfort qui lui nouait le ventre depuis la veille. Non seulement, Dazai n'avait jamais voulu que quiconque connaisse son passé, jusqu'à lui-même en oublier une partie, mais il réalisa qu'il craignait également ce qu'il pourrait trouver entre ces pages. Les raisons pour lesquels en ce matin d'automne, Mori avait sauvé un garçon de la noyade, le mystère des marques qu'il portait alors sur le corps. Normalement, on ne dévoile pas ces choses là.
– Je ne comprends pas… » marmonna Dozen, visiblement arrivé à la dernière page. « Vous êtes sûr que ça fait dix ans. »
– Certain », rétorqua-t-il avant que les deux autres ne puisse répondre. « Pourquoi ? »
Le regard de Tayama Dozen se leva vers eux. C'était le regard des médecins qui ont une mauvaise nouvelle à annoncer.
– Le garçon que vous cherchez souffrait d'une pneumonie sévère. Il est mort un mois après son entrée ici.
– C-comment ça vous pouvez le ramener ?
Si sûre d'elle, Tomie sembla tout à coup prise d'hésitation, comme gênée. Ses mains se rejoignirent sur le manche de sa canne qu'elle commença à triturer tandis que ses yeux cherchaient en vain un endroit où se poser.
– Je… j'ai moi aussi, une capacité spéciale », balbutia-t-elle.
– Pardon ?
Ses yeux le fixaient avec plus d'embarras qu'elle n'en avait jamais eu. Elle lâcha un soupir.
– J'ai un pouvoir moi aussi », reprit-elle. « Un super-pouvoir. »
Il crut qu'on venait de le frapper à la tête. Jamais, au grand jamais, Kunikida n'avait soupçonné Tomie de leur cacher un pouvoir. Une part de lui estimait normal de leur avoir caché, tandis que l'autre le vivait comme une trahison. Saisi de vertige, il chercha une chaise pour s'asseoir et reporta son regard sur elle. La jeune femme n'avait pas bougé d'un pouce, les yeux rivés sur lui, comme si elle attendait sa réaction.
– Vous avez un super-pouvoir ?
Elle hocha la tête.
– Celui d'entrer dans l'esprit des personnes que je touche. Je peux avoir accès à leurs pensées et à leurs souvenirs.
Il songea tout à coup à ce rêve, la mémoire de ce jour où tout s'était effondré pour lui et qu'il avait terrée bien au fond de son esprit de sorte à ce qu'elle ne vienne jamais le déranger. Cette mémoire surgie tout à coup, à l'improviste.
– Alors… alors tout à l'heure… » bredouilla-t-il. « C'était vous ? »
– Vous paniquiez », rétorqua-t-elle en s'approchant. « J'ai… je n'ai pas réfléchi. Mon pouvoir a la capacité de mettre les sujets que je touche en état modifié de conscience et de les apaiser. C'est la seule solution que j'ai trouvée pour vous ramener… »
– Tu n'avais pas le droit.
La colère lui fit plus hausser la voix qu'il ne l'aurait voulu, mais il se rendit compte, au moment où ses yeux plongèrent dans ceux de Tomie, qu'il lui en voulait terriblement. Non seulement pour avoir fouillé dans son passé, mais encore plus pour ne lui avoir rien dit.
– Tu aurais dû me le dire… » souffla-t-il en portant la main à ses tempes. « Surtout quand… quand nous… »
– Quand nous avons fait l'amour », compléta-t-elle, le visage fermé.
– Oui…
– Je n'ai pas activé mon pouvoir à ce moment-là.
– Nous avons été intimes…
– Est-ce que cela m'oblige à tout vous dévoiler de moi ?
– Pourquoi ne l'avoir pas fait avant ?
– Parce que je n'en avais pas envie.
Elle semblait désormais aussi contrariée que lui. Ses doigts tressaillirent sur sa canne et elle détourna le regard tout en inspirant longuement.
– Je n'aime pas ce don. Je ne l'ai utilisé qu'une seule fois, lors d'un interrogatoire, sur un homme qui niait les faits dont on l'accusait. » (Ses sourcils se froncèrent davantage). « J'ai su alors, que je n'aurais jamais dû voir ce à quoi j'ai assisté dans son esprit. Depuis, je me suis jurée de ne plus jamais l'utiliser, même si c'est plus facile. »
– Dans ce cas, pourquoi l'avoir fait sur moi ?
– Parce que nous avons été intimes…
Sa réponse lui arracha un hoquet de stupeur. Tomie le regardait avec une candeur accablante. Toute colère semblait avoir quitté ses traits. Il ne restait que la tristesse, ainsi qu'une indescriptible solitude.
– Ce souvenir… » finit-il par murmurer. « Il est remonté de lui-même, n'est-ce pas. »
Elle hocha simplement la tête, en guise de réponse.
– Je croyais qu'il était plus lointain que cela…
– Je suis désolée.
Mais il devait admettre qu'une part de lui se sentait bel et bien plus légère, comme libérée d'un poids, d'une douleur indescriptible à laquelle il s'était habituée depuis si longtemps qu'il ne la sentait même plus. Kunikida s'était toujours estimé comme un enfant chanceux, gâté, privilégié, parce qu'il y avait toujours eu quelqu'un pour subvenir à ses besoins, et parce que même lorsqu'elle était partie, il n'avait jamais manqué de rien. Rien, si ce n'est la nourriture la plus essentielle à un enfant, et ça, il avait toujours refusé de se l'admettre. Lui victime du destin ? C'était impossible. Était-ce le pouvoir de Tomie qui le lui faisait soudain comprendre ?
– Tu peux vraiment le ramener ? » souffla-t-il.
– Oui.
Ses yeux avaient retrouvé leur assurance, une détermination pleine de rage et de fureur, comme si le feu qui la consumait jusqu'alors avait changé de nature.
– Pourquoi ferais-tu cela ? Pourquoi vouloir le sauver ?
Elle avança sa jambe estropiée et souleva légèrement sa jupe pour qu'il puisse voir, à travers son collant, l'affreuse cicatrice.
– C'est un monstre qui m'a fait ça, et ce monstre n'est pas lui. Il est à l'intérieur de lui.
– Et tu veux le retrouver grâce à ton pouvoir…
La réponse se passait de parole.
– Si seulement c'était possible…
La détermination dont les traits de Tomie s'étaient empreints laissa place à la stupeur. Quant à lui, il crut à nouveau fondre en larmes.
– La Déchéance d'un homme, le pouvoir de Dazai annule tous les autres super-pouvoir », soupira-t-il. «Il s'active au contact physique. Tu perdras ton don dès que tu le toucheras. »
Tout comme le sien, le visage de la jeune femme se décomposa. Ses épaules s'affaissèrent, et il crut un instant qu'elle allait s'effondrer.
– Alors, il est perdu ? », souffla-t-elle.
Kunikida comprit alors que l'accès à son pouvoir était son dernier recours à elle aussi. Sans cela, Dazai était condamné à rester prisonnier de ses souvenirs. Combien de crises ferait-il encore avant de mourir d'épuisement ?
– Je… j'ai peut-être une solution », murmura une petite voix dans son dos, et tout en se retournant, il aperçut Atsushi qui les observait depuis l'extrémité du couloir.
– Pardon ?
– Je crois que j'ai une idée », insista-t-il. « Une idée pour permettre à Tomie-san de pénétrer dans l'esprit de Dazai sans avoir à le toucher. »
– Donnez-moi ça.
Dozen lui tendit le dossier qu'il lui arracha presque. À ses côtés, il sentait le regard de Mori et de Hirotsu passer au peigne fin le prétendu acte de décès de Dazai. À supposer qu'il s'agisse vraiment de Dazai. La date de son entrée à l'institut coïncidait pourtant parfaitement avec celle de son départ de l'orphelinat. Le 10 mars. À peine un mois plus tard, l'enfant était diagnostiqué d'une pneumonie. Il était décédé dans la nuit du 13 avril.
Les mains tremblantes, Chuuya parcourut les feuilles qui constituaient l'unique trace du passage de l'ancien mafieux entre les murs de l'asile psychiatrique. Les termes étaient les mêmes que ceux qu'il avait rencontré à l'orphelinat. Refus de manger. Violence. Hurlements. Aucune tentative de suicide n'avait en revanche été répertoriée. Ce qui le surprit, c'est qu'il n'était nullement fait mention de problèmes respiratoires ou de signes de maladie avant la nuit de sa « mort ». Le dossier se limitait à l'évocation de sa maigreur et des cicatrices sur ses poignets et ses bras.
– Est-ce possible de mourir d'une pneumonie en une nuit ? » souffla-t-il, désemparé.
– Même foudroyante, une telle maladie possède des signes avant-coureurs. Difficultés respiratoires, fièvre, toux », répondit Mori à la place de Dozen qui le fixa, consterné.
– Vous ignoriez que notre boss était aussi un imminent médecin ? » émit Hirotsu avec un rire grinçant.
– J'ignorais que des mafieux pouvaient posséder une telle vocation, en effet…
– Médecin légiste », précisa le boss. « La science des morts me semble infiniment plus juteuse que celle des vivants. »
Chuuya voulut mettre un terme à l'échange lorsque Dozen lui prit le dossier des mains avec une ardeur qui le surprit pour un homme de cette taille et de cette corpulence.
– À propos de médecin légiste… » marmonna-t-il en retournant à l'acte de décès.
– Un souci ?
– Il a été signé par Masao Horiki, l'ancien directeur de l'institut. Celui qui m'a précédé.
– Et alors ?
Le regard de Dozen se leva vers eux, presque effaré.
– Horiki-san n'était pas médecin légiste. C'était un neuro-scientifique spécialisé dans les troubles du comportement. Il n'aurait jamais dû signer un tel acte.
– Alors comment expliquez-vous que sa signature figure sur ce document ? » rétorqua Mori, bien que le regard qu'il posait sur Dozen couplé à son expression, suggère qu'il eût déjà trouvé quelques éléments de réponse.
– Je l'ignore… » confessa le médecin. « Lorsque le médecin légiste n'est pas disponible, c'est à son suppléant ou au médecin de garde de constater le décès. Ce n'était pas le rôle de Horiki-san, en particulier si la mort a été constatée de nuit. »
En renouvelant son examen du prétendu acte, Chuuya remarqua qu'il avait été signé à 5h30 du matin.
– C'est sans doute l'un des infirmiers qui l'a trouvé, lors de la tournée du matin.
– Si tôt ?
– Vers 5h, oui.
– Donc l'heure du constat n'a rien d'anormal.
– Si… Nous laissons les corps sur place pendant deux heures avant de les emmener à la morgue. Au plus tôt, le constat du décès a lieu trois heures après la découverte du corps.
– Donc ça non plus, ce n'est pas normal.
– Disons que la procédure habituelle n'a pas été suivie. Et si c'est Horiki qui l'a remplie, c'est d'autant plus étrange.
– J'imagine en effet que le titre de directeur n'autorise pas beaucoup d'écarts », fit remarquer Hirotsu en triturant sa barbe, le regard pensif.
– En effet… » admit Dozen.
– C'est donc qu'il y a bel et bien quelque chose de louche », conclut Mori en retirant le dossier des mains du médecin. « Je pense qu'une petite visite à ce Masao Horiki serait des plus… conviviales. Qu'en pensez-vous ? »
Masao Horiki est un personnage important de la Déchéance d'un homme. C'est lui qui va corrompre le personnage principal et nourrir à plusieurs reprises ses envies suicidaires.
À bientôt pour le prochain chapitre !
