Bonjour à tous. Juste un petit mot pour vous préciser que c'est un chapitre assez court, mais comme il introduit une séquence qui s'annonce assez dense, j'ai jugé mieux de l'arrêter au seuil de cette dernière. Sur ce, bonne lecture !


Chapitre 27.

Franchir la porte de sortie de l'institut psychiatrique lui donna l'impression de respirer à nouveau. La tête bourdonnante et pleine de questions, Chuuya respira à pleins poumons cet air qui ne lui semblait ni vicié, ni malade, bien que la vision des pensionnaires errant sans but dans les jardins avait toujours quelque chose d'aussi dérangeant. Dozen, qui les avait menés jusqu'à la sortie, essuya son front huileux à l'aide de son mouchoir.

– Depuis combien de temps travaillez-vous ici ? » demanda-t-il.

– Moi ? Sept ans. J'ai commencé comme interne au service des urgences. Puis je me suis spécialisé dans le traitement des maladies mentales et dans la psychiatrie. C'est comme ça que je suis arrivé ici.

– Vous avez connu Horiki ?

– Très bien. En temps que mentor je veux dire. Pour le reste… c'était un homme étrange et très solitaire.

– Pourquoi étrange ?

Le médecin marqua une pause, comme s'il hésitait. Devant eux, Mori appelait son chauffeur personnel tandis que Hirotsu gardait le silence, sans doute perdu dans ses souvenirs et ses regrets.

– Il n'y en avait que pour son travail », reprit Dozen. « Il avait une façon de considérer ses patients… normale à l'époque, mais que je désapprouve aujourd'hui. Question de sensibilité. »

– Que voulez-vous dire ?

– Il faisait parfois des expériences sur eux… rien de bien méchant, mais en sa qualité de chercheur eu neurosciences et troubles du comportement… il avait tendance à considérer l'institut comme un vivier et les patients comme ses cobayes.

Chuuya sourcilla à l'évocation des pratiques de l'ancien directeur. Quelque chose là-dedans lui rappelait bien trop le passé de leur boss. Était-il possible que Dazai ait payé les frais de ces étranges obsessions, soit-disant pour le compte de la science ?

– Et que pratiquait-il comme expériences ?

– C'était de simples observations… il soumettait ses sujets à de petits tests d'aptitude, de mémoire… pour ceux qui présentaient des addictions, il les soumettait parfois à un « test », consistant à mesurer leur détachement vis-à-vis de la substance à laquelle ils étaient dépendants. Nous n'opérons plus ce genre de pratique, car pour certains patients cela relève de la torture. Il était également l'un des derniers à pratiquer les électrochocs.

Avec un haut le corps, le mafieux se souvint soudain du récit que leur avait fait Ango. Celui de la longue convalescence de Dazai passée auprès de Mori. Le bureaucrate avait mentionné des détails qui avaient interpelé le boss lui-même à l'époque, notamment deux marques circulaires, au niveau des tempes.

– Pourquoi les pratiquait-il ?

– Pour calmer ses patients. Il les utilisait notamment pour ceux qui souffraient de souvenirs traumatisants et qui n'arrivaient pas à en sortir. Cela… court-circuitait leur mémoire en quelque sorte, et créait une amnésie tenace qui les faisait sortir de leur état de détresse.

– Pourquoi ne pas continuer à les utiliser alors ?

– Parce que ce n'est qu'un remède passager. Enterrer ses traumatismes et ses souvenirs ne revient pas à les guérir. Générer un oubli forcé peut même être extrêmement dangereux pour la santé du patient. Les traumas demeurent et se manifestent sous une autre forme que ce dernier ne peut comprendre. À haute dose, les facultés cérébrales peuvent même être fortement atteintes, mais ça… nous ne le savions pas fortement à l'époque. Certains médecins reviennent d'ailleurs à la thérapie par électrochoc, mais à très petites doses. Les résultats sont plutôt bons…

Plus il l'écoutait parler, plus Chuuya se prenait d'affection pour ce petit homme à l'apparence bouffie et au regard triste.

– C'est Horiki qui vous a choisi pour prendre sa succession ?

– Non. C'est le conseil des médecins qui m'a nommé », sourit Dozen. « Horiki s'y était opposé. »

– Pourquoi ?

– Il me jugeait trop tendre pour le métier.

Le mafieux ne put s'empêcher d'émettre un petit rire. Dans le ciel, les nuages formaient une toile monochrome à travers laquelle passaient quelques minces rayons de soleil. Pour la première fois, il remarqua le calme dans lequel baignait l'ensemble des jardins. Malgré la proximité de la ville, on entendait le chant des oiseaux et le murmure du vent dans les feuilles des arbres. Il régnait là une paix étrange, presque léthargique.

– C'est peut-être là ce dont vos patients ont besoin », souffla-t-il.

Dozen sourit, comme souriaient parfois les hommes très fatigués du monde, de leur condition, et de leur impuissance.

– Voici l'adresse de Horiki-san », dit-il en lui tendant un papier où il griffonna le nom d'une rue, suivi d'un numéro. « Ne lui dites pas que vous venez de ma part… »

– Je croyais qu'il s'agissait d'un secret professionnel…

– Chuuya-kun ?

Depuis l'entrée de l'institut, les pupilles mauves de Mori le fixaient avec la voracité d'un loup affamé.

– Il savait que vous me la donneriez…

Rangeant le papier dans l'une de ses poches, Chuuya se tourna vers le médecin et le gratifia d'un bref salut avant de le laisser, lui et ses malades, dans ce monde où le temps semblait tourner à l'envers.

Ce n'est qu'en pénétrant dans la voiture du boss qu'il réalisa que son portable vibrait dans sa poche. Le tigre. Trois appels en absence. Aucun message. Il craignait déjà le pire.

– Vous permettez que je passe un appel ?

– Mais bien entendu », sourit Mori.

– Des nouvelles de Dazai ? » souffla Hirotsu.

– Nous verrons…


– C'est… stupide », marmonna Kunikida.

– Stupide mais brillant », reconnut Yosano.

– Et comment comptes-tu t'y prendre exactement pour contacter la mafia ? Tu as demandé leur numéro entre deux échanges de tirs ?

– Pas besoin », rétorqua Atsushi, son écran de portable en guise de témoin. « Je sais exactement qui contacter. »

Les deux agents échangèrent un regard perplexe. Tomie resta quant à elle silencieuse, visiblement agacée par sa propre impuissance.

– Tant que ce n'est pas cette brute d'Akutagawa », grogna Yosano en haussant les épaules.

– Ce sera une brute contre une autre…

À dire vrai, lui aussi trouvait son idée stupide, mais c'était la première qui lui était venue en entendant les aveux de Tomie sur la possibilité de pénétrer dans l'esprit de Dazai, et le temps leur était compté. Après trois appels sans réponse, il commença néanmoins à perdre patience.

– Et qui est ce fameux contact ? On peut savoir ? » finit par demander Kunikida.

En observant ses cheveux défaits, sa tunique d'hôpital et ses traits amaigris, Atsushi réalisa que de eux tous, c'était sans doute lui le plus affecté par l'état de Dazai. Physiquement et moralement.

– Vous devriez prendre une douche, Kunikida-san… » bredouilla-t-il.

– Pardon ?

Devenu écarlate, l'agent jeta un œil à Tomie, toujours perdue dans ses pensées, avant de renifler discrètement ses aisselles. L'opération lui provoqua une grimace qu'Atsushi aurait volontiers mise dans ses archives personnelles, si la situation n'avait pas été aussi dramatique. Il se sentait lui-même vidé de l'intérieur, comme s'il ne lui restait que le minimum de sang et d'énergie pour faire tourner la machine de son propre corps. Même le sol ne lui semblait désormais plus si inconfortable pour un somme d'un jour ou deux.

– Tu n'as pas répondu à ma question », reprit son collègue avec cette autorité nerveuse qu'il employait quand il cherchait à dissimuler son embarras. « Qui essaies-tu d'appeler ? »

Il fut sur le point de répondre lorsque les mots « rouquin enragé » s'affichèrent sur son écran. Leur amitié leur semblait en effet trop récente pour l'appeler par son prénom.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » raisonna la voix du mafieux à travers l'appareil. « Comment va Dazai ? »

– Pas très bien… » admit-il.

Les regards de Yosano, Kunikida et Tomie s'étaient rivés sur lui pour le fixer avec une assistance dérangeante. S'il n'allait pas aux faits tout de suite, il s'attirerait leurs foudres, en plus de leur faire perdre un temps précieux.

– Dazai est dans un état critique », lança-t-il. « Nous pensons qu'il est bloqué dans ses souvenirs et qu'il n'arrive pas à en sortir. Donc nous avons besoin de… rentrer dans sa tête pour l'aider. »

– Pardon ?

La voix de Chuuya semblait tout sauf encourageante. Il prit quant à lui une grande inspiration et rassembla toute la force de persuasion qu'il possédait, c'est-à-dire pas grand-chose.

– Yamazaki-san. Elle peut faire ça, rentrer dans l'esprit des gens. Elle pense pouvoir ainsi sauver Dazai, l'aider à sortir de ses souvenirs qui tournent en boucle, sauf qu'elle ne peut pas le toucher. Le pouvoir de Dazai annulerait le sien.

– Jusque là tout va bien…

– J'ai donc pensé à une manière de… détourner son pouvoir. De lui permettre de l'opérer sans avoir à toucher Dazai, mais pour ça, on aura besoin de l'un d'entre vous. Il va falloir qu'on s'épaule et que vous acceptiez de nous aider.

– Dis-moi à quoi tu penses au lieu de tourner autour du pot comme un crétin !

Tant de familiarité avait tendance à le prendre de court. Et dire qu'à peine quelques heures plus tôt ils n'auraient pas pu se croiser dans la même rue sans se regarder de travers, quand on ne parlait pas de réduire en cendres la moitié de la ville.

– Q », déclara-t-il dans un souffle. « On a besoin de Q. »

Le silence de l'autre côté du fil lui fit craindre d'avoir perdu la communication. Chuuya était cependant toujours là. Il entendait dans le combiné sa respiration, ainsi que ce qui ressemblait au ronronnement d'une voiture.

– Pourquoi lui ?

– Parce qu'il est capable de créer des illusions à distance en manipulant l'esprit de ses victimes. Dazai le sait, et c'est pour ça qu'il se tient éloigné de Q. Ce sont ses poupées qu'il maudit et qui affectent ensuite le sujet. S'il opère ainsi sur Dazai, peut importe l'illusion, Yamazaki-san sera capable d'en prendre le contrôle en touchant la poupée, et de pénétrer ainsi dans son esprit.

Nouveau silence. Plus que jamais, il avait l'impression que son idée tenait de la folie pure… à moins qu'il ne s'agisse que de stupidité.

– Ce n'est pas con », marmonna seulement Chuuya. « Mais il faudrait qu'il accepte. »

– Je croyais qu'il le ferait de gaieté de coeur.

– Dazai l'a fait enfermer. Depuis, Q ne rêve que d'une chose, se venger de la manière la plus horrible qui soit.

Il sourit.

– Alors pourquoi ne pas lui offrir cette occasion ?

– Tu es sûr que le pouvoir de Yamazaki fonctionnera sur la poupée ?

– Si ça ne marche pas, on aura qu'à mettre la poupée en contact direct avec Dazai. Ça annulera l'illusion.

– Et Q ?

– On le met sous sédatif. Yosano-san en a amené une cargaison qui pourrait rivaliser avec le trafic transfrontalier. Sans vouloir vous offenser. La Guilde a su nous montrer que son pouvoir fonctionnait, même quand il était endormi.

– Tu as pensé à tout…

– C'est tout ce que j'ai trouvé pour le sauver…

– On va tenter.


Le plan était très simple.

Dazai étant compliqué à transférer de part son état, ce serait à eux d'amener Q dans le trou paumé que formaient la baie et le village de Yumigahama. Une belle excursion en perspective, pour reprendre les propos de Mori, à qui rien de la conversation n'avait échappé. Chuuya n'arrivait pas encore à savoir si son intérêt soudain pour le passé de Dazai et sa volonté de venir en aide à son ancien pupille tenait de l'intérêt ou de l'altruisme… bien que la réponse se trouve dans la personne même d'Ougai Mori. Il n'y avait rien que le boss de la mafia portuaire ne fasse par intérêt. Restait encore à savoir pourquoi il y consacrait autant de temps et d'énergie.

Bien qu'il n'ait jamais apprécié son chef, Chuuya devait reconnaître que ce dernier avait toujours mis en priorité les intérêts de la Mafia. Pour beaucoup, et en particulier après le règne de l'ancien boss, personne n'était aussi qualifié que Mori pour être à la tête de l'organisation. Quant à ses intérêts personnels, ils semblaient aller de paire avec le bien collectif, un peu comme si l'ancien médecin avait cherché à s'octroyer le mauvais rôle juste par plaisir de le faire, par ennui peut-être. À moins qu'il y ait autre chose… et Chuuya avait assez d'expérience pour savoir qu'il y avait toujours autre chose. Aussi altruistes étaient-ils, les êtres humains avaient toujours un vide à combler en eux, un service à se rendre, et dont ils dissimulaient l'égocentrisme derrière de grandes entreprises impliquant les armes, la santé, l'éducation, l'art et allez savoir quels autres bêtises. Et lui ? Que cherchait-il dans tout cela ?

Évitant la question, qui promettait d'être aussi gênante que vaine, Chuuya reporta son regard sur le paysage qui défilait derrière les vitres de la voiture, tout en se répétant mentalement les brèves lignes du plan de secourisme qu'ils avaient mis en place. Q serait transféré par ses soins à Yumigahama grâce à l'un des convois sécurisés du boss, tout frais payés, tandis que Mori et Hirotsu poursuivraient l'enquête et partiraient à la rencontre du fameux Masao Horiki. Quelque chose lui disait que le plan d'Atsushi avait été pour Mori l'occasion rêvée de l'écarter de leur petite enquête.

– Bon courage », lui murmura Hirotsu alors que la voiture marquait un arrêt devant les locaux de la mafia.

– J'aurais plus besoin de patience que de courage », grogna-t-il en s'extrayant de l'habitacle. « Chef ? »

Assis en siège passager, Mori leva vers lui son regard d'animal en chasse. Les mèches de cheveux noirs qui lui tombaient sur le front, couplées aux cernes sous ses yeux, lui donnaient l'air vaguement inquiétant d'un vampire. Col relevé non compris.

– Ne me la faites pas à l'envers », lança-t-il tandis que de lourdes gouttes de pluie commençaient à s'abattre sur les trottoirs et les rues désertes. « J'ai moi aussi le droit de savoir. »

– En quel honneur ?

L'expression du boss était glaciale.

– Je veux savoir qui il est vraiment.

En effet, rien ne lui donnait le droit de savoir, pas même leur passé commun, ou même une amitié aussi fluctuante et orageuse que la leur. Rien si ce n'est sa propre humanité. Peut-être qu'en comprenant d'où venaient les ténèbres en Dazai, il pourrait comprendre les siennes…

Sa réponse lui valut un léger sourire de Mori où, même en cherchant bien, il ne trouva ni sarcasme, ni méchanceté. Juste un grand vide qui n'appelait que des réponses, un besoin de comprendre aussi pressant que le sien.

– Bon courage », conclut le boss de la Mafia portuaire, en écho aux paroles de son subordonné.

Ce n'est que lorsque la voiture démarra dans un nuage de fumée et de pluie, que Chuuya réalisa que c'était bien la première fois que l'homme dont il s'était mis au service manifestait un semblant d'humanité.


Il existe une manière infinie de compter les heures, les minutes, les secondes et les micro-secondes, que ce soit en comptant les moutons, en suivant le rythme de l'aiguille d'une horloge, ou en répertoriant toutes les bonnes raisons de laisser s'effondrer la civilisation actuelle, et ce malgré son idéalisme poussé, vaguement teinté de lyrisme. Aucune de ses alternatives ne permit cependant à Kunikida de mesurer l'immense gouffre temporel qui les séparait de l'arrivée des mafieux, et de la possibilité de pouvoir enfin creuser la cervelle de son abruti de coéquipier maniaque, suicidaire, et désormais piégé dans le cercle infernal de ses propres ténèbres.

Derrière les fenêtres de l'hôpital, l'averse battait son plein et couvrait le paysage d'un manteau gris si dense qu'il en était presque opaque. Depuis son lit d'hôpital, où Yosano l'avait consigné en repos forcé, il entendait le claquement répétitif des gouttes sur ses vitres et le gloussement des gouttières qui charriaient les torrents d'eau comme la coque d'un chalutier à la dérive. Même les murs sentaient l'humidité.

Malgré ses réticences à faire appel à la Mafia, et ce pour des raisons évidentes de conflit perpétuel ayant parfois frôlé la troisième Guerre Mondiale, il devait reconnaître que l'idée d'Atsushi avait du bon, et même du très bon. Il se pouvait bien que cette affaire ait donné un peu de maturité et de jugeote à ce jeune homme dont la naïveté avait tendance à l'accabler, en plus de son penchant prononcé pour la victimisation. Il devait bien admettre, du reste, que Dazai s'était trouvé un allié de poids en sauvant ce garçon de la misère. Atsushi avait non seulement développé des trésors de dévotion pour le sauver, mais il était de surcroît le seul qui gardait un tant soit peu la tête hors de l'eau. Pour la toute première fois, Kunikida réalisa qu'il pouvait faire confiance à son jeune acolyte, et ce simple constat lui ôta des épaules un poids bien plus lourd qu'il n'aurait souhaité l'admettre.

Son corps lui sembla tout à coup très engourdi, et son esprit de moins en moins lucide. Sans même s'en rendre compte, il plongea dans un sommeil pâteux, l'un de ceux où l'on s'embourbe petit à petit pour sombrer dans un monde teinté d'ombres et de cauchemars.

Dans son rêve, l'hôpital s'était transformé en un immense navire qui voguait sur une mer de glace et de ténèbres, tandis que du ciel s'écoulaient des larmes noires et visqueuses pour se mêler aux eaux sombres. Il était seul. Au loin, par delà la brume épaisse qui enserrait peu à peu le bateau, se dessinait la silhouette d'une maison. Une maison toute blanche, perchée en haut d'une falaise, et surmontée d'une lanterne qui s'agitait au rythme des rafales, et qui traçait une route diaphane dans l'obscurité, à la manière de la lumière des phares, dans la nuit. C'est alors qu'il vit, derrière l'une des fenêtres, le visage d'un petit garçon aux cheveux sombres et aux yeux bandés. Juste avant que le navire ne se précipite sur les falaises pour s'y déchirer en mille morceaux comme un simple fétu de paille, il vit son corps décharné se précipiter dans le vide, tout auréolé de noir. L'enfant serrait dans ses bras une fillette aux cheveux blonds, et à la robe blanche.

« Kunikida-san ? »

L'écho des vagues et le choc de la coque contre la roche résonnaient encore dans son esprit lorsque la voix d'Atsushi le sortit des ténèbres. Les deux enfants perdus dans les vagues. Kunikida avait l'impression de voir leur corps entrelacés se précipiter dans le vide, alors qu'il hurlait d'impuissance dans la tourmente et l'imminence de sa propre mort.

– Tout va bien ?

Le jeune homme le scrutait avec le regard qu'on accorde aux malades et aux égarés d'esprit.

– Ça va… » souffla-t-il en réalisant que son front était couvert de sueur. « Ça va aller. »

– Chuuya-san est arrivé », reprit Atsushi. L'inquiétude dans son regard avait laissé place à l'attente prudente qui précède les moments décisifs. « Q est avec lui. »


Elle s'était attendu à trouver un mafieux dans la fleur de l'âge, l'un de ces visages cruels et froids qu'elle avait tant croisés lors de ses années de service, couronné par cette arrogance propre à ceux qui se croient au-dessus des lois, mais Q n'était qu'un enfant. Un enfant de dix ou onze ans, aux cheveux mi-longs, bi-color, vêtu d'une culotte courte, d'une chemise, d'un gilet et de chaussures cirées, comme les bambins européens du siècle dernier. Il y avait dans ses yeux, anormalement grands, quelque chose de profondément dérangeant. Un chaos sous-jacent qui affleurait dans ses moindres mimiques, jusqu'à sa démarche, pour s'incarner surtout dans l'asymétrie profonde de son visage et de son accoutrement. Q ressemblait à un clown, un triste arlequin à la figure trompeuse. Il observait son environnement avec un air faussement candide, le pas incertain et le corps oscillant de gauche à droite comme celui d'un pantin cassé. Tomie réprima un frisson lorsque le regard du gamin passa sur elle avec une indifférence teintée de malice, et qu'elle le vit passer sa langue sur ses lèvres.

À ses côtés, sa main fermement agrippée à la sienne, se tenait un individu aux cheveux roux et au regard perçant qui, malgré sa petite taille et la minceur de ses jambes, était entourée d'une aura pesante et destructrice. Nakahara Chuuya. Le coéquipier de Dazai, alors qu'il était encore le démon de la Mafia portuaire. Tomie avait eu l'occasion de le croiser. On le connaissait pour son pouvoir et sa force inconcevable. Un animal sauvage, que rien ne pouvait arrêter, capable de mettre en déroute une armée entière. La présence de ces deux individus dans les murs d'un hôpital de campagne tenait presque du grotesque, et elle douta tout à coup de l'audace du jeune Atsushi.

À son soulagement, Fukuzawa vint à la rencontre des deux individus avant qu'ils ne posent les yeux sur elle. Trois heures à peine s'étaient écoulées depuis l'appel de l'Agence. Ils avaient fait vite.

Sur invitation du patron des Détectives armés, le rouquin et l'enfant prirent sans mot dire la direction de la chambre de Dazai. Même sans faire partie de l'organisation, Tomie avait une idée de l'étrangeté de la situation et de son caractère totalement exclusif. Elle ne se sentit respirer à nouveau que lorsque les deux mafieux disparurent dans la pièce et fut soudain saisie d'un doute. Sauver Dazai, et de cette manière, tenait de la folie. Au moindre faux pas, ils mourraient tous. Sans compter le fait qu'elle aurait dû être à la recherche d'Akechi, et qu'elle n'aurait peut-être plus l'occasion de le sauver lui, qui en valait la peine, qui comptait pour elle, qui l'avait épaulée, soutenue, été comme un père pour elle, si elle échouait dans son entreprise. Encore une fois, elle faisait tout de travers.

– Vous venez ?

Les traits moins creux et le regard un peu plus vif, Kunikida la dépassa de quelques pas et lui tendit la main. Son visage était confiant, sa main chaude et lisse, et c'est en la prenant qu'elle constata que la sienne était glacée.

– Tout va bien ?

– Ça va.

Avec un dernier coup d'oeil pour la mer qu'on voyait au loin, par-delà la brume et les embruns côtiers, Tomie prit appui sur sa canne, et suivit d'un pas mal assuré le détective. Qui savait quelles ténèbres l'attendraient là-bas ?

– Nous retrouverons Akechi », souffla l'Agent sans la regarder. « Même si Dazai ne s'en sort pas. Nous lirons le cahier d'Alice, nous résoudrons le mystère des Stocker et nous retrouverons Akechi. Je te le promets. »

Et Tomie fut tentée de le croire, bien qu'elle doute de plus en plus du bien fondé de sa décision. Chaque pas qui la rapprochait d'Osamu Dazai lui donnait l'envie désespérée de fuir. Elle avait passé les cinq dernières années de sa vie à chercher à se libérer de la folie de l'homme qui l'avait presque tuée et qu'il avait distillée comme un poison dans ses veines, voilà qu'elle allait s'y plonger tout entière.

Un rayon de soleil avait percé comme par miracle l'épaisse couche de nuages qui couvraient le ciel, et s'était immiscé jusqu'à la chambre de Dazai où de petits bouts de poussière dorée dansait lentement dans ses rais. Peut-être parce qu'elle donnait au sud, la pièce était d'une clarté semblable à celle des matins d'été et, l'espace d'une seconde, on en oubliait la blancheur ascéptisée des murs, et le bip régulier du moniteur cardiaque.

– Que l'on soit bien d'accord » lança Kunikida à l'adresse de Chuuya, le regard rivé sur l'enfant qui tenait toujours sa main, « les circonstances nous poussent à marquer une trêve entre nous. Le moindre écart de votre part aura ses conséquences. »

Tout en levant vers lui un regard provocateur, le mafieux haussa les épaules et émit un rire sans joie.

– Entendu.

– Et l'enfant ?

– Je suis en mesure de le maitriser physiquement. C'est à vous qu'il incombe de garder son pouvoir sous contrôle.

À ces paroles, le visage jusqu'alors inexpressif du garçon – s'il s'agissait bien d'un jeune garçon – sembla se crisper, et ses épaules se tendirent. Son expression changea davantage lorsqu'Atsushi fit son entrée dans la chambre, et ses petites lèvres esquissèrent un sourire malsain. Tomie sentit la nausée la saisir de nouveau. Plus que Dazai, ce serait d'abord à elle d'affronter les illusions du gamin. Toujours au contact de la sienne, la main de Kunikida serra ses doigts très fort avant de la lâcher doucement pour se diriger vers la fenêtre et abaisser les volets. Restés sur le seuil de la porte, Yosano et Fukuzawa échangèrent un regard tandis que le mafieux hochait la tête lentement.

– Vas-y », souffla-t-il au gamin.

De la gorge du garçon sortit alors un rire terrifiant. Un rire à glacer le sang. En proie à l'hilarité, tout son corps se tendit. Ses bras s'enroulèrent autour de son torse trop maigre et ses genoux se fléchirent. Il sortit alors de la sacoche qu'il portait à l'épaule une poupée de chiffon. Une poupée au sourire gigantesque et malsain, comme le sien, et dont les grands yeux creux semblaient comme deux fenêtres ouvertes sur le néant. D'un geste brusque, l'enfant releva sa manche, dévoilant un bandage à moitié défait, enroulé autour de sa peau égratignée de multiples blessures dont certaines étaient encore rouges et enflées. En levant vers eux son regard fou, plus hilare que jamais, il rejeta le drap qui couvrait le corps de Dazai, prit l'un des scalpels que Yosano avait laissés sur la table de chevet, et le glissa dans la main inerte de l'ancien mafieux. D'un geste sec, il la leva alors et, l'enserrant dans ses deux paumes, creusa une entaille supplémentaire sur son bras déjà torturé. Le sang gicla sur la poupée de chiffon qui fut prise d'un tressaillement, comme si le sang l'avait soudain animée. Tomie recula, effarée par la vision de cet enfant qui s'automutilait sous ses yeux, sans que personne ne dise rien. Chuuya regardait la scène avec un calme effrayant, comme s'il y avait assisté des dizaines de fois. Les agents, en revanche, assistaient au spectacle avec un dégoût teinté d'horreur, mais gardaient le silence. Seule Yosano avait placé un mouchoir devant sa bouche pour ne pas hurler. Dans l'obscurité de la pièce et le concert silencieux de leur respiration, il régnait une tension écoeurante, à la limite du soutenable.

Réalisant que ses mains tremblaient sur le manche de sa canne, Tomie jeta un regard terrifié à Kunikida qui nia de la tête, lui signifiant de se calmer. C'est alors qu'un autre rire retentit dans la chambre. Un rire grinçant et profond, émis par une voix qui n'était pas humaine. En tournant de nouveau les yeux vers le garçon, Tomie comprit que ce n'était pas lui qui riait, mais la poupée. La poupée riait toute seule, du même rire hilare et dérangeant que son maître. Q venait de lâcher le bras de Dazai, le scalpel laissant dans les draps une trainée de sang. Il saisit la tête de la poupée, et la déchira en deux. Ce que Tomie vit alors dépassait toutes les frontières du réel et du concevable. L'espace d'une seconde, elle se crut perdue en plein cauchemar et serait tombée en arrière si Kunukida ne l'avait pas rattrapée. À peine quelques secondes après la déchirure de la poupée, son rire cessa, et le corps brisé de Dazai se redressa comme si un marionnettiste l'avait accroché à des fils invisibles. Ses yeux s'ouvrirent sur deux iris blancs, révulsés, tandis qu'un liquide écarlate s'en échappait pour rouler sur ses joues.

– Maintenant ! » cria Kunikida.

Avec la vivacité d'un félin, Yosano se précipita sur le jeune garçon qui lui lança un regard venimeux et tenta de se saisir du scalpel, avant d'être stoppé par Chuuya. Dès qu'il fut immobilité, et sans la moindre hésitation, la jeune femme révéla la pointe d'une seringue cachée sous sa blouse et la lui planta dans le cou. Fou de rage, le regard de l'enfant se fit alors de plus en plus vitreux, avant qu'il ne s'effondre dans les bras de son tuteur. Récupérant la poupée de cauchemar qui trainait toujours sur le sol, Kunikida la tendit à Tomie.

– C'est à vous maintenant. C'est par là que vous entrerez dans son esprit.

Le moyen détourné dont parlait Atsushi. Elle comprit qu'elle devait agir très vite pour que l'illusion ne consume pas l'esprit déjà malade de l'ancien mafieux. Se saisissant de la poupée, elle parvint à se trainer jusqu'à la chaise placée au chevet de Dazai, déposa sa canne contre l'accoudoir, et serra le morceau de chiffon entre ses deux paumes.

– Et si ça ne marche pas ?… » souffla-t-elle.

– Le pouvoir de Dazai est capable d'annuler les illusions de Q », assura Kunikida. « Au moindre problème, dis le nous, et nous mettrons la poupée à son contact. Son pouvoir agira de lui-même. »

– D'accord.

– Tu n'as rien à craindre.

La scène à laquelle elle venait d'assister lui prouvait tout sauf le contraire. Poussant une profonde inspiration, Tomie reporta son attention sur le sourire terrifiant du poupon, et ferma les yeux.

« Le Labyrinthe des esprits »*


Le nom du pouvoir de Tomie fait référence à un roman de Zafon, Le Labyrinthe des esprits. Je n'ai pas respecté la tradition de BSD pour cette fois, mais la vraie Tomie Yamazaki n'ayant pas écrit de livre, j'ai jugé plus approprié de rendre hommage au personnage qui m'a inspirée pour cet OC, et qui est en fait la protagoniste du roman de Zafon, Alicia.

À bientôt pour la suite !