Chapitre 28.
Même dans l'obscurité, il riait. Kyûsaku riait toujours. Il avait ce rire persistant et grinçant de ceux qui ont perdu pied et qui n'ont d'autre recours que celui de l'hilarité pour expier la maladie profonde présente dans chacun de leurs membres, jusqu'aux os. Plus d'une fois, Chuuya s'était dit qu'il serait sans doute plus juste de le tuer. Laisser cet enfant en vie était une aberration. Ce n'était pas un enfant d'ailleurs, mais un monstre. Et il n'y avait qu'à la mafia portuaire qu'on élevait les monstres et qu'on nourrissait grassement leur folie. Lui-même en avait payé les frais.
« Kyûsaku », souffla-t-il dans l'obscurité de la cellule où Dazai avait un jour pris la décision de consigner le garçon, et dont il n'était sorti qu'un an plus tôt, lors de leur affrontement contre la Guilde pour y entrer plus aliéné encore. « On a du boulot pour toi. »
Recroquevillé dans l'ombre, le regard rivé dans les yeux vides de ces curieuses poupées de chiffon qu'il fabriquait avec des chutes de tulles et de coton, réceptacles infâmes de son pouvoir, l'enfant ne sembla pas l'entendre. Entre ses accès de rire se glissaient parfois quelques mots, incompréhensibles et d'autant plus dérangeants qu'ils étaient prononcés d'une voix grave, différente. On aurait presque pu croire que c'était la poupée qui parlait, mais Chuuya, lui, savait que c'était la personnalité profondément dérangée du garçon qui s'exprimait là. Si l'on avait pu le diagnostiquer, les médecins auraient sans doute penché vers un trouble dissociatif de l'identité, une schizophrénie ou un trouble bipolaire, mais la Mafia n'avait que faire de la santé mentale de ses membres. Plus ils étaient malades, moins ils n'avaient de scrupule, et c'était ça que Mori recherchait. Enfermé dans sa cage d'obscurité, Q n'était qu'une bombe à retardement.
« Eh gamin », répéta-t-il en plaçant une main sur son épaule. Geste que la plupart des membres de l'organisation n'aurait même pas tenté. « On a une mission pour toi. »
Inconscient de sa présence jusqu'alors, l'enfant sursauta. Il cessa de parler, et se tourna lentement vers lui. Il avait les yeux caves et les joues creuses. Depuis combien de temps n'avait-il pas mangé ? Son apparence était négligée et, le mafieux devait l'admettre, il sentait mauvais. Après tout, pourquoi se risquer à prendre soin de lui ?
« Viens… », souffla-t-il. « Tu vas prendre une bonne douche, t'habiller, manger, et ensuite on te mettra au boulot. »
Cette compassion ne lui ressemblait pas…mais se montrer dur avec ce gosse… il ne pouvait pas. Par identification sans doute.
« Viens… »
Comme si la vision de cet être, qu'il aurait pourtant dû reconnaître, venait perturber jusqu'aux fondations de son monde à l'espace restreint et aux portes closes, Kyûsaku eut un vif mouvement de recul. Il hésita, jeta un œil à la poupée qu'il tenait toujours dans sa main avant de reporter son regard sur Chuuya. Son expression avait changé.
« Ne comptes même pas là-dessus », l'avertit l'homme en lui saisissant le bras, récoltant ainsi un cri de protestation de la part du petit. « Tu auras l'occasion de faire mumuse plus tard. »
« Dazai ? »
C'était le premier mot que prononçait l'enfant. Chuuya soupira. Recueilli puis abandonné par l'ancien mafieux, le garçon n'avait gardé de lui qu'un repère tangeant qu'il voulait à la fois retrouver et détruire, et ce de façon obsessionnelle.
« Quoi Dazai ? Je ne suis pas Dazai. »
La main du bambin s'agrippa à son bras. Il sentit ses petits ongles pénétrer sa peau et grimaça de douleur. « Arrête. » L'enfant le fixait désormais et il eut l'impression que ses yeux étaient immenses, aussi grands et vides que ceux de sa poupée de chiffon.
« Dazai », répéta-t-il.
Lâchant un soupir, Chuuya saisit la main du petit garçon et la serra dans son poing en veillant à ne pas l'écraser. « On va le voir », concéda-t-il. « Et grâce à toi, il va faire de très beaux rêves. »
« Vous croyez qu'il rêve maintenant ? »
C'était la voix de Chuuya et pourtant, rien dans son timbre, dans son intonation, dans le ton même qu'il adoptait, ne lui ressemblait. Le corps de Q entre ses bras, les yeux rivés sur la silhouette amorphe de son ancien comparse, il retrouvait tout à coup quelque chose d'enfantin, presque vulnérable. Depuis qu'il avait vu Dazai allongé sur le sol de cette tombe, les côtes enfoncées, le corps tâché de rouge, Kunikida n'était lui-même plus très sûr d'être aussi fort qu'avant. Cette certitude que Dazai était incassable… il ne savait même pas à quel point elle s'était ancrée en lui, aussi solide que ses idéaux. Ce soir-là, elle s'était brisée, et une part de lui avec. C'était honteux, terrible à admettre, mais il le comprenant désormais, et il se demandait si d'autres êtres avaient pris dans son existence et à son insu une place aussi démesurée que celle de son coéquipier. Sasaki peut-être. Tomie pour sûr, et peut-être bien d'autres. On évalue le vide laissé par les autres que lorsqu'ils ne sont plus là.
Saisi par l'une de ces vagues d'émotion qu'il ne contrôlait plus depuis son passage presque sans retour dans la houle marine, Kunikida déglutit bruyamment, assez pour retenir ses larmes, et reporta ses yeux sur Tomie. Tous les soupçons qu'il portait sur Chuuya s'étaient envolés dès qu'il avait vu son regard vague et la tension dans ses traits. Maintenant, leur unique espoir reposait sur elle. Sur cette femme et peu trop pâle et un peu trop maigre, dont l'existence lui demeurait invisible à peine quelques semaines plus tôt, et qui avait envahi sans le vouloir toutes les parcelles de son être, jusqu'aux plus intimes. Dans et sous sa peau. Tomie assise bien droite sur sa chaise, les yeux fermés, les mains appuyées sur la poupée de chiffon, l'expression neutre. À peine l'avait-elle touchée que Dazai s'était affaissé de nouveau. Le sang continuait à couler de ses yeux révulsés, mais son visage était redevenu neutre, et ses traits détendus. L'agent ne put s'empêcher de sourire en songeant à l'ironie de la situation, le fait qu'elle et elle seule ait pu braver son pouvoir pour franchir la barrière jusqu'alors étanche de son esprit.
« Dis-moi », murmura-t-il en refermant du bout des doigts les paupières de Dazai. « Est-ce que ça aussi, tu l'avais anticipé ? »
D'abord la sensation de chute, ensuite le noir. Elle le sait. Elle l'a déjà fait. D'abord la sensation de chute, ensuite le noir. Sauf qu'elle n'a pas anticipé le froid.
Tomie sait que quand elle ouvrira les yeux, elle ne verra rien. Au moment même où elle a chuté, elle s'est souvenue de la terreur de son dernier vrai voyage. Kunikida n'en a expérimenté que la surface, car réellement entrer dans l'esprit de quelqu'un, c'est pénétrer dans un monde à part entière, dôté de ses propres lois et de sa propre réalité. Mais ce froid, c'est la première fois qu'elle le ressent aussi fort, même dans la vraie vie. Un froid qui coupe et qui fige jusqu'au souffle.
Elle ouvre les yeux. Sa respiration résonne sur une surface lisse et obscure. Elle avance, pas à pas, les bras serrés contre son torse. Même ici, elle a mal. Preuve que la douleur est aussi dans son esprit.
Un écho. Lointain. Suivi d'une odeur de fer.
Sous ses pieds, le sol est poisseux, mou, froid. Elle a l'impression de marcher sur de la chair en décomposition.
Plus elle avance, plus son œil s'accoutume à l'obscurité. Un couloir, bien sûr. Un long couloir, pont entre leurs deux esprits. Et sur les murs à la teinte étrangement écarlate, elle distingue le visage de dizaines de poupées comme celle qu'elle a tenue entre ses mains, avant de plonger. Elles sourient. Elles s'agitent dans l'obscurité. L'une d'elles rampe sur le sol, sans bruit, ses membres désarticulés agités dans une quête sans but. Les pantins de l'illusion que Q n'a pas eu le temps de construire. Tomie sent son souffle se bloquer dans sa cage thoracique. Elle ne veut pas que ces choses la repèrent, elle ne veut pas qu'on la voie. Plutôt se faire toute petite et ramper elle aussi, comme ces horreurs.
Très lentement, elle jette un œil derrière elle, vers le noir profond et ses ombres mouvantes, tout en sachant qu'elle n'y trouvera rien. D'ordinaire il n'y a que l'obscurité, mais cette fois, c'est l'illusion elle-même qui sert de passerelle. Elle n'a pas le choix. Les poings fermés pour ne pas sentir ses mains trembler, Tomie fait un pas supplémentaire, puis encore un autre. Sans faire de bruit. Presque sans respirer. Un son ténu attire alors son attention. Comme un tintement, directement vers le haut. En levant les yeux, Tomie voit une houle de pieds se balancer au-dessus de sa tête. Elle retient un cri, avant de comprendre que ce sont eux aussi des pantins. Des silhouettes anguleuses suspendues dans le vide, une forêt de jambes, de bras et de mains, meute de corps inertes aux yeux brillants dans les ténèbres. L'écho d'une violente secousse fait soudain trembler les murs du couloir comme celui d'un immense gosier. Par réflexe, Tomie se recroqueville et sent son souffle se glacer au contact de quelque chose contre sa nuque. Des doigts.
Elle ouvre les yeux. Un visage lui sourit. Des yeux luisants et jaunes, sans vie. Des yeux de verre au milieu d'un visage ciselé dans du bois laqué. Elle reconnaît le costume bariolé d'un arlequin. Autour de lui se tiennent un magicien, un policier, une danseuse, une grande dame avec une écharpe de plumes autour du cou, les figures grotesques d'un ballet macabre. Tomie esquisse un geste sans que les figures ne bougent. Avec prudence, elle se dégage du contact du mannequin et se fraie un chemin parmi les silhouettes oscillant au bout de leurs câbles comme des pendus. En temps normal, elle pourrait se répéter que ce n'est là qu'une illusion, mais ici, dans l'esprit de Dazai, ces dernières ont la même consistance que la réalité. En plus de leurs membres et de leurs sourires figés, quelque chose la dérange profondément dans la structure de ces êtres, elle ignore quoi, jusqu'à remarquer le bras manquant du policier et les yeux vides de la danseuse. Tous les mannequins sont contre-faits.
Elle avale sa salive, garde en tête que ce n'est qu'une illusion. Même ici, ça ne doit rester qu'une illusion issue de l'esprit d'un enfant traumatisé et malade. Rien de plus.
Elle espère les dépasser, sortir de cet amas de corps sans chair et sans vie pour parvenir sans encombre au bout du tunnel, quand un nouveau cliquetis la fait de nouveau retenir son souffle. Quelque chose se déplace entre les figurines suspendues dans le noir. Elle force l'obscurité du regard et perçoit ce qui lui semble être un bras qui ondule. L'un des mannequins se décroche alors et tombe au sol dans un craquement sinistre, avant de glisser comme une vipère dans sa direction. Sans doute guidées par la même impulsion délétère, les autres silhouettes sont soudain prises de soubresauts discontinus, émettant à chaque sursaut un tintement de plus en plus cinglant.
Même en sachant qu'elle peut sortir du cauchemar à tout instant, que rien n'est vrai, Tomie sent une chape de glace étreindre chacun de ses membres. D'un bref coup d'oeil, elle jauge la distance qui la sépare du bout du couloir, avant de reporter les yeux sur les choses, de plus en plus nombreuses, qui rampent sur le sol, les doigts crispés, leurs orbites vides rués sur elle. C'est son esprit qu'elles cherchent à éteindre. Le coeur battant, Tomie fait volte-face pour se précipiter vers l'issue du tunnel. Elle sent des ongles de métal sur son mollet et accélère le pas, plus fort, plus vite, autant que ses boitements prononcés le lui permettent.
Ce n'est pas réel.
Le clapotement de ses pas s'est fait plus prononcé, la texture du sol plus humide encore et, en baissant les yeux sur ses jambes, elle constate qu'elles sont couvertes de rouge. Ce même rouge vif qui suinte désormais des murs.
Ce n'est pas réel.
À mesure que la sortie du tunnel approche et que la lumière se fait plus vive semble se débattre avec d'autant plus de fureur l'armée infernale qui la poursuit. Et tout autour d'elle, les poupées de chiffon ont recommencé à rire. De ce rire macabre et sale qui s'est emparé de Q alors qu'il se livrait à son atroce rituel. Elle déteste les entendre.
Ce n'est pas réel.
Tandis que se rapproche la frontière ténue qui la sépare de l'esprit de Dazai, alors qu'elle peut presque la toucher du bout des doigts, Tomie sent quelque chose agripper sa cheville et la faire tomber à plat ventre sur le sol visqueux. Des doigts blancs, anormalement longs, sont agrippés à sa peau comme une énorme araignée. Au bout du bras qui la retient, se sont les orbites vides de la danseuse qu'elle reconnait. Retenant un hurlement de terreur, la jeune femme se replie sur elle-même pour se débattre contre l'étreinte du pantin. L'un des doigts cède, mais la créature n'a visiblement pas l'intention de la lâcher. De son pied libre, Tomie frappe sur son crâne jusqu'à ce que le bois cède sur un liquide noir qui gicle sur son mollet. Elle a envie de vomir. Sentant l'étreinte de la créature se relâcher soudain, elle se jète d'une pression de jambes vers la lumière blanchâtre qui mène vers l'inconnu. C'est alors la chute qui l'attend. Une chute sans fin, accompagnée seulement du hurlement des créatures restée bloquées à la frontière.
« Et ce n'est que le début », se dit Tomie.
Ce qui l'a mené là, c'est la certitude qu'en remontant le fil de l'histoire de son ancien protégé, il pourra enfin dénouer la pelote, ou encore l'espoir que ce passé dont il s'est évertué à ne rien savoir pendant des années constitue la pièce manquante, si ce n'est maitresse, du puzzle qu'il a lentement assemblé. Peu importe la métaphore.
Ce qui comptait, c'est qu'ils fussent là, devant cette porte au linteau usé, et qui dégageait les mêmes relents de détergent que les murs de l'institut psychiatrique.
– Tendu Hirotsu ?
À ce stade on ne pouvait même plus parler de tension. Son agent était si raide que l'ancien chirurgien craignait à tout instant de devoir le ranimer d'un infarctus.
– Un peu…
Au fond, même avec cette insensibilité congénitale qui le rendait indifférent à tout, de la banale misère humaine jusqu'au spectacle le plus poignant que l'on pouvait imaginer, Mori appréhendait ce qu'ils étaient sur le point d'apprendre. Si Dazai était bien l'enfant identifié sur ce dossier, pourquoi l'avoir déclaré mort ? Pourquoi avoir signé le rapport de décès aussi précipitamment ?
Pratiquant invétéré des malfaçons et de l'obscur commerce des corps, il avait bien une idée des motivations présentes derrière cette déclaration fallacieuse, mais préférait encore avoir tort.
Ce gamin qu'il avait recueilli sur les docks, meurtri, maltraité jusqu'à l'os, souillé… Mori ne put s'empêcher de fermer les yeux un bref instant pour dissimuler son dégoût. Il avait vu le corps de Dazai, les marques, les séquelles, le regard du garçon. Il savait déjà ce que Masao Horiki lui avait fait. La question qu'il se posait, c'est comment il allait le lui faire payer.
Le tintement de la sonnette était d'une autre époque, et le mafieux ne put s'empêcher de remarquer la couche épaisse de poussière qui s'était accumulé sur le boitier. L'ancien directeur de l'institut psychiatrique habitait dans un quartier insalubre de Yokohama, au quatrième étage d'un immeuble aux couloirs étroits, et dont les murs semblaient sur le point de s'écrouler. Était-ce seulement la bonne adresse ? Il sonna à nouveau et crut qu'ils allaient procéder de la même manière qu'avec la porte du bureau de Dozen, lorsqu'un pas traînant résonna de l'autre côté du panneau. La serrure émit un claquement, et la porte finit par s'entrouvrir sur le visage d'un homme de grande taille, à la silhouette noueuse et aux traits secs, froissés comme la surface d'un parchemin. Mori nota très vite l'absence de vitalité dans son regard. Ces petits yeux noirs et mornes qui scrutent partout sans se fixer nulle part, exactement comme ceux d'un requin.
– Horiki-san ?
– Lui-même.
– Ougai Mori. Nous aurions des questions à vous poser sur l'un de vos anciens pensionnaires de l'Institut psychiatrique. Vous pourriez nous accorder un peu de votre temps ?
Il n'aurait pas besoin de l'autorisation du vieil homme pour le faire parler, mais préférait la jouer fine. L'art de la dissection demandait après tout un minimum de dextérité.
– J'ai eu des centaines de pensionnaires monsieur », rétorqua l'autre en fronçant les sourcils. « J'ignore ce que vous voulez mais je vous prierais de vous adresse à l'actuel directeur de l'Institut. »
– C'est lui-même qui nous envoie.
Mori brandit le dossier que Dozen leur avait laissé, où figurait le portrait en noir et blanc d'un Dazai enfant qu'il avait lui-même du mal à reconnaître.
– Ce visage. Il vous dit quelque chose ?
– Absolument rien.
C'était faux. Et le tressaillement dont l'ancien directeur avait été saisi à la vue du dossier le prouvait. Le calme qu'il affichait témoignait néanmoins d'une maitrise émotionnelle, doublée d'un art du mensonge que Mori connaissait très bien, pour les pratiquer aussi.
– Regardez là », renchérit-il en pointant de l'index la date et l'heure du décès. « C'est bien votre signature ? »
– Vous êtes de la police ?
– Est-ce bien votre signature ?
Pour la première fois, une vague d'hésitation sembla traverser le regard de poisson mort de l'ancien directeur. Après un bref sursaut, il finit par acquiescer. « C'est ma signature, oui. Et bien ? »
– Comment se fait-il que vous ayez constaté la mort de ce garçon ?
– Qu'est-ce que j'en sais moi ? Vous avez déjà travaillé dans un hôpital ? Le médecin de garde devait être absent, et c'est moi qui s'est chargé du boulot, comme souvent.
– À 5h30 du matin ?
– Et alors ?
Estimant que la phase des échanges de courtoisie touchait à son terme, Mori cala son pied dans l'entrebâillement de la porte et saisit l'homme au cou, son pouce enfoncé dans sa jugulaire. L'individu émit un râle sonore et s'accrocha à son bras tendu, la tête renversée en arrière. À la grande satisfaction de Mori, toute trace de suffisance avait disparu de son visage.
– Inutile de crier Horiki-san », susurra le mafieux. « Je ne suis pas de la police mais je fais parie d'une organisation assez puissante pour vous faire disparaître de la surface de la terre sans que personne ne se soucie de votre sort, ce qui dans votre cas, et vous le reconnaîtrez, ne sera pas très difficile. » Récoltant un regard paniqué de l'ancien médecin, il sentit un sourire satisfait étirer ses lèvres et poursuivit. « Vous et moi, nous savons tous les deux que l'enfant sur cette photo n'est pas mort d'une pneumonie la nuit du 13 janvier. Nous savons également que le sang dans ses veines et d'une noirceur sans nom et que son coeur est aussi vide que l'existence elle-même. Alors vous feriez mieux de me dire pourquoi vous avez signé un rapport d'autopsie ainsi qu'un acte de décès qui sont tout sauf authentiques. »
Relâchant le vieil homme, il le projeta contre l'un des murs du couloir et força la porte pour s'introduire dans l'appartement, avant que Hirotsu ne la ferme derrière eux. L'entrée était baignée d'une lumière grisâtre qui courait le long des façades pour y éclairer un papier peint d'un autre âge, couvert de moisissure et de traces de mégot. Des piles de journaux jonchaient le sol jusqu'à ce qui semblait être l'entrée du salon. La main sur sa gorge, Horiki tentait de reprendre son souffle et leur adressa un regard où se lisait un mélange de crainte et de fureur.
– Qui êtes-vous ? » parvint-il à prononcer.
– Des gens qui souhaitent connaître la vérité.
« Qu'est-ce que tu vois ? »
Ce qu'elle voyait ? Des formes incertaines, des vagues de couleur impossibles à identifier, l'impression d'une vision qui se formait peu à peu sans jamais prendre de contours certains, à l'image de ces peintures diluées sous la pluie. Les sons, les couleurs, tout défilait pour ces sens à une vitesse qu'elle n'aurait su évaluer.
– Je ne sais pas », répondit Tomie depuis le puits de ténèbres, d'absence de formes et de matière où elle avait plongé. « Je n'arrive pas à savoir. »
– Descends plus profond. Jusqu'à ce que tes pieds touchent le sol.
C'est vrai qu'elle avait l'impression de flotter. Elle était comme une petite bulle qui, gagnée peu à peu par la gravité, se laisse à nouveau, et très lentement, attirée vers le sol. Mais serait-ce seulement le sol qu'elle trouverait au bout de sa chute ?
– Il n'y a pas de fond », s'entendit-elle murmurer.
– Si. Il y en a un. Il y en a toujours un. Certains ont d'ailleurs souvent peur de le toucher.
Elle devinait son sourire derrière ses mots, ses petites pointes de sagesse, et plus elle avait confiance, plus la chute était douce, moins les ténèbres étaient opaques. Soudain, et comme il le lui avait dit, quelque chose se posa sous ses pieds. Elle avait touché le fond. Ce fond là qui n'était pas le sien.
– J'ai trouvé », souffla-t-elle.
– Et maintenant, qu'est-ce que tu vois ?
Tomie ouvrit les yeux, mais ce ne fut pas la vision qui l'étreignit la première. Ce fut l'odeur. Une odeur de blé et d'herbe tendre. Une odeur de fleur et de printemps. La lumière d'été l'éblouit, et au creux ce qui lui sembla être un champ d'herbes folles aux couleurs chatoyantes, elle aperçut les contours d'une petite maison au toit de chaume et aux volets blancs.
– Une maison.
– C'est bien.
– Pourquoi ?
– Parce que c'est ainsi que ce sonçoit l'esprit humain. Le monde intérieur est un territoire, et la maison en est le coeur. C'est là que tu trouveras les souvenirs.
Guidée par sa voix, elle marcha parmi les herbes hautes, en direction de la maison, et plus elle s'en approchait, plus ses contours se précisaient. Du lierre grimpait sur la façade dont la peinture écaillée laissait transparaître quelques fissures, colmatées avec du plâtre. Des pots de géranium avaient été suspendus aux fenêtres et sous l'avant-toit était venu se loger un nid d'hirondelles.
– C'est magnifique », souffla-t-elle.
– Bienvenue dans ton palais intérieur », lui répondit la voix d'Akechi, depuis la surface de son esprit.
Elle est loin la maison dans les champs, son paradis champêtre, baigné dans la lumière dorée d'une après-midi d'été. C'est en visitant son propre esprit, sous la tutelle et les conseils de son mentor, que Tomie a compris comment se construisent ces mondes intérieurs auxquels elle a accès. Oui l'esprit humain est un territoire infini, aussi vaste que l'univers, mais il s'y trouve toujours une maison. Une seule. Quatre murs qui renferment tout ce que l'être a accumulé au cours de sa vie. Les souvenirs, les traumatismes, les êtres chers, tout comme ceux que l'on cherche à oublier, et qui restent malgré tout confinés dans une toute petite parcelle de notre mémoire.
Elle sait qu'entrer dans cette maison, qu'il s'agisse d'une cabane ou d'un palais, c'est pénétrer dans ce qu'il y a de plus intime et de plus profond. Que plus la demeure est complexe, plus l'esprit l'est aussi, que plus il y a de pièces, plus il y a de souvenirs, et que plus il y a de portes fermées, plus on a voulu sceller ces derniers à double-tour, le plus souvent pour s'en protéger. Mais elle sait aussi que la clé n'est jamais loin, encore faut-il la trouver.
Le cauchemar est désormais loin derrière elle. Les pantins et les marionnettes se sont tus. Elle ignore si c'est elle qui a réussi à les repousser, ou si c'est Dazai lui-même qui leur a fermé le passage. Il fait encore trop sombre pour que Tomie y voie quoi que ce soit. Elle est néanmoins certaine qu'ici, les illusions de Q ne viendront plus ramper sur le sol et contre les murs, qu'il n'y aura qu'elle, Dazai, et les nombreux, très nombreux fantômes, qui jonchent son esprit.
Alors que sa chute se poursuit, elle songe à ses premiers voyages, à la voix d'Akechi qui l'accompagnait toujours. Il ne le lui avait jamais dit, mais elle savait que c'était pour cette capacité qu'il l'avait d'abord prise sous son aile.
Akechi était un passionné de l'esprit humain, des maladies mentales et des troubles dissociatifs. Curieuse ironie qu'il se soit retrouvé des années plus tard dans un asile de fous. Il stockait les informations dans ce qu'il appelait son « mind palace », n'oubliant de ce fait jamais rien. Lorsqu'elle le trouvait assis, bien droit sur sa chaise, les yeux fermés, Tomie savait que c'était là-bas qu'il se projetait, explorant les pièces de son esprit, triant les données qui s'y trouvait comme celles d'un ordinateur. En lui permettant de définir les contours de son monde intérieur, Akechi l'a aidée à visualiser celui des autres, le déverrouiller et l'explorer. C'est à lui qu'elle doit la capacité d'utiliser son pouvoir avec la précision d'un scalpel. Sans cela, les images, les sons et les sensations auxquels elle a naturellement accès n'auraient jamais été que des songes et des visions passagères.
D'abord exploratrice de son monde intérieur, elle est devenue celle des autres, bien qu'Akechi ne l'ait jamais laissée pénétrer dans le sien. Que ce soit ses collègues et même certains de ses supérieurs, elle s'est fait un plaisir de s'entraîner sur chacun d'eux, avec leur consentement, car qui n'est pas avide de savoir ce qui se trouve à l'intérieur de sa propre tête ?
Tomie se souvient de chaque maison où elle a mis les pieds, des odeurs qui y planaient, des musiques qui y résonnaient. Comme la sienne, la demeure intérieure prend ses fondations dans l'enfance et se construit sur un mélange de fantasmes et de réalités, à la fois refuge et espace de stockage. Chaque pièce est un monde à elle toute seule, et la structure intérieure n'a rien à voir avec la vision extérieure qu'elle offre. L'extérieur, c'est l'image de façade, la partie émergée de l'iceberg. Quant à la partie immergée, une vie entière ne suffirait pas à en explorer la totalité, et elle sait que même ici, le temps lui est compté. Combien s'en est-il écoulé d'ailleurs depuis le début de sa chute ?…
Avec la délicatesse d'une plume, Tomie sent le sol se poser sous ses pieds et le monde retrouver peu à peu son endroit et son envers. Le froid est aussi glacial que dans le tunnel, si ce n'est plus prégnant encore, et dans cette lumière fantomatique des aubes naissantes, elle voit de petits nuages de buée se former devant sa bouche. Des cristaux de glace et de neige flottent dans l'atmosphère bleutée.. Peu à peu, alors que ses sens se précisent, la jeune femme parvient à identifier les contours d'une plaine envahie par la brume et, plus loin encore, la silhouette d'une maison. La maison. Celle où se trouvent toutes les réponses.
Ils avaient cru la perdre un moment, être contraints de lui arracher la poupée des mains pour la mettre au contact de Dazai, mettant ainsi fin à toute l'entreprise, mais Tomie Yamazaki avait visiblement regagné son calme. Ses paupières crispées avaient retrouvé leur souplesse et son souffle la lenteur apaisée des premiers instants de sa transe. Que pouvait-elle bien voir là-bas ?
Yosano n'était pas souvent envieuse des autres talents, mais elle devait reconnaître que celui de Tomie avait quelque chose de fascinant. Tout médecin qu'elle était, elle aurait payé cher pour entrer dans l'esprit de ses coéquipier, en particulier dans celui de Dazai.
Alors, il n'y avait rien à faire en attendant ? Vraiment plus rien à faire ? Tout reposait-il vraiment sur les épaules de cette femme inerte, avec ses doigts trop minces et ses joues de porcelaine ? Jusqu'alors complètement indifférente à sa présence, Yosano se rendit compte que pour la toute première fois depuis l'apparition de la jeune femme dans leur sphère, elle considérait Tomie Yamazaki comme une rivale. Un sursaut d'agacement lui fit claquer du talon. Il lui fallait trouver quelque chose à faire. Quelque chose de concret.
Reportant les yeux sur le rouquin et l'enfant qui dormait dans ses bras, puis sur Kunikida, elle constata qu'ils semblaient tous suspendus dans l'attente, le regard rivé sur les traits sans vie de Yamazaki, dans l'espoir peut-être que quelque chose se produise.
– Kunikida », lança-t-elle en tapant des mains, lui occasionnant un sursaut. « Tu n'as rien de mieux à faire ? Et toi Atsushi ? »
Lui aussi figé dans l'attente, le jeune agent avala sa salive lorsqu'il croisa son regard.
– Nous avons encore un détective à retrouver, non ? », poursuivit-elle en plaçant ses mains sur ses hanches, le menton relevé. Sa posture d'autorité préférée.
« Le cahier », murmura l'ancien professeur de mathématiques. « Le cahier d'Alice… »
– Quel cahier ?
– L'un des cahiers rédigé par Alice Ludwidge. La petite fille de Lewis Carol. Tomie m'a dit que des éléments de réponse s'y trouverait sûrement.
Elle nota l'information, mais un autre détail la fit cependant tiquer.
– Ludwidge ?
Kunikida la regarda sans comprendre.
– Ludwidge, oui. Comme Charles.
Sentant une pointe d'agacement la saisir, Yosano se contenta d'écarter les bras en signe d'ignorance.
– Qui est Charles ?
– Le fils de Lewis Carol.
– Pourquoi n'ont-ils pas le même nom de famille ?
La perplexité traversa le visage de l'agent. Il devait être sacrément fatigué pour ne pas avoir remarqué un détail aussi évident.
– Je l'ignore. Charles a peut-être pris le nom de sa mère.
Elle secoua la tête.
– À vérifier. Et les cahiers ?
– Ils étaient dans la chambre d'Alice, la fille décédée de Charles. Il a gardé toutes ses affaires, dont ses écrits. Selon Tomie, ils pourraient bien contenir des informations sur ce qu'elle aurait vécu avec Dazai, il y a dix ans.
– Alors Dazai aurait rencontré la petite fille de ce Lewis Carol quand il était gamin ? C'est quand même un hasard extraordinaire !
– Et c'est peut-être la raison pour laquelle l'affaire l'a mis dans un tel état », intervint Atsushi d'une toute petite voix. Les yeux baissés. « Elle l'a peu à peu plongé dans son propre passé. »
Face au désarroi de ses deux collègues, la jeune femme demeura interdite. Quel était le degré de chance que Dazai soit si intimement lié à l'affaire Kogoro ?
– Donc nous pouvons dire qu'en fouillant dans les souvenirs de Dazai, nous poursuivons l'enquête, en quelque sorte.
– C'est aussi ce que je pense », confirma Kunikida.
« Il est vraiment venu ici alors ? » émit la voix rauque du mafieux, à l'autre bout de la chambre.
Tous trois pivotèrent vers lui avec cette méfiance que seuls des années de conflit avait pu élever au rang de réflexe. Atsushi fut le premier à baisser sa garde, et s'avança sans crainte vers l'homme aux cheveux roux.
– Il est venu ici, oui. Et il y a sans doute vécu quelque chose de très grave.
– Deux enfants ont été retrouvés aux abords des falaises, il y a dix ans », poursuivit Kunikida. « Tomie pense qu'il pourrait bien s'agir de lui et d'Alice. »
– Ils seraient tombés du haut de la falaise ? » demanda Yosano.
– Ou bien ils ont sauté.
Pourquoi était-ce à la fois si terrible et tristement habituel de la part de Dazai ?
– Peut-être… que nous devrions sortir… » suggéra le mafieux en jetant un œil à Tomie, toujours immobile et droite sur sa chaise. « Q ne se réveillera pas de si tôt. »
– Laissez-le ici », suggéra Yosano. « Je garde un œil sur lui. Sur eux. »
Récoltant un regard entendu de la part des deux agents et de cet individu qu'elle n'arrivait plus à identifier comme ennemi, mais qu'elle ne pourrait jamais considéré comme un allié, Yosano leur adressa un hochement de tête et s'approcha du mafieux pour récupérer l'enfant inerte dans ses bras.
– Fukuzawa a dû retourner à Yokohama », se sentit-elle obligée de préciser. « On ne pourra compter que sur nous-même. »
– C'est déjà pas mal », rétorqua Kunikida.
Elle attendit qu'ils soient tous sortis, en file indienne, comme des enfants, qu'Atsushi ait lancé un dernier regard au corps étendu de Dazai, Kunikida à Tomie et le mafieux au jeune Q pour fermer la porte derrière eux, lâcher un long soupir, et reporter son attention sur Dazai. Déposant délicatement sur l'un des fauteuils de la chambre le corps inerte du garçon, un peu trop léger à son goût, la jeune médecin pivota lentement en direction de son collègue et s'approcha de son lit tout en retroussant ses manches. Enfin seuls. Elle détestait ce qu'elle était sur le point de faire, mais il lui fallait des réponses, pas seulement pour elle, mais pour eux, et sans doute aussi parce qu'elle ne pouvait pas laisser à Yamazaki seule le luxe de comprendre.
Le pouls et la tension étaient stables, bien que ses traits gardent une certaine tension, sans doute à cause de l'intrusion de Tomie dans son esprit, si elle y était bel et bien parvenue. Poussant un soupir, Yosano s'accroupit au chevet de l'ancien mafieux, souleva le drap qui le couvrait, puis son bras, pour effleurer ses éternels bandages du bout des doigts. Elle ignorait s'il s'agissait là d'un accord tacite entre lui et Fukuzawa, mais même lorsqu'il était hospitalisé, et donc incapable de se momifier lui-même, Dazai conservait cette seconde peau qui lui couvrait les bras, le cou, et sans doute le reste du corps. Avec l'impression de commettre un sacrilège, Yosano se mordit les lèvres, inspira fort tandis qu'elle glissait les doigts sous le tissu, et tira.
C'est l'hiver. Dans cet endroit hors de l'espace et du temps, il semblerait même qu'il n'y ait jamais eu de printemps.
Tomie s'est très vite rendue compte que ce qu'elle avait pris pour de la neige est en fait de la cendre. De petits bouts de cendre emportés par le vent, fragments de souvenirs ou de vies brûlés. Le monde intérieur de Dazai en est recouvert, à tel point qu'il n'y a même plus de couleur. Juste ce ciel blanc constellé de gris, cette atmosphère à peine bleutée, figée par le froid glacial.
À mesure qu'elle avance sur cette terre mêlée de suie, où jamais rien ne pousse, se précisent les contours de la maison perdue dans le brouillard, au milieu de rien. De la ruine plutôt.
Toute une partie s'est effondrée. C'est comme si l'on avait voulu construire une enfilade d'étages et de fioritures sur un sol fuyant. Akechi lui a toujours dit que le plus important dans une maison, qu'elle soit réelle ou mentale d'ailleurs, ce sont les fondations, et que c'est pour ça que lorsqu'elle doit se mettre en quête des souvenirs les plus enfouis et les plus lointains, c'est dans les caves qu'elle doit chercher. En voyant l'état de cette demeure biscornue, aux murs tordus, aux façades lézardées, criblée de fenêtres et de portes qui semblent avoir été disposées au hasard et dont des pans tout entier ce sont effondrés, Tomie commence à craindre qu'il n'y ait plus rien à fouiller, et encore moins à réparer chez Dazai. Autant tout raser et reconstruire. Mais lorsqu'il n'y a même pas de fondations ?
Avec une profonde inspiration, elle frictionne ses membres engourdis par le froid et se met en quête d'une entrée. Quelque chose dans le bâtiment lui semble néanmoins familier, et l'une des façades, dans son gris caverneux, sa symétrie, cette horloge qui surmonte une porte bardée de planches cloutées lui évoque quelque chose à elle aussi.
Constatant que c'est bien là l'entrée de la maison, Tomie se positionne face à cette porte et recule de quelques pas. C'est alors qu'elle le réalise, le souvenir de cet après-midi pluvieux ranimé par la vision. Sous cet angle, la maison a exactement la même façade qu'un autre bâtiment, bien réel cette fois. Tomie réprime un frisson.
Le monde intérieur de Dazai, ou du moins ce qu'il en reste, est à l'image de l'institut psychiatrique de Yokohama.
Une toute petite précision sur la scène des pantins, lorsque Tomie se fraie un passage vers l'esprit de Dazai : elle est très fortement inspirée d'une scène de Marina, de Zafon, et que j'avais trouvée juste terrifiante. Autre manière pour moi de lui rendre hommage... À bientôt pour le prochain chapitre !
