Une question de pouvoir
L'adresse indiquait en réalité une des chambres du Motel. Annabeth dégaina son poignard puis lui fit signe pour qu'ils entrent en même temps. Percy serra sa main sur Turbulence, il se doutait qu'une mauvaise surprise les attendait. Arès était un spécialiste des sales coups. Alors qu'il donnait un grand coup d'épaule dans la porte, un monsieur, un très vieux monsieur leur ouvrit la porte.
- Ah vous voilà ! J'attends depuis des heures !
- Hein ? Pardon ?
Il balança les bras en l'air, comme si c'était évident.
- Pour le câble et le robinet qui fuit ! Tu parles d'un standing ! À mon époque les hôtels pour voyageurs étaient de bien meilleure qualité ! Entrez.
La chambre était miteuse, mais sans danger semblait-il. Enfin, si on oubliait la moisissure et l'amiante qui parsemaient le plafond et les murs. Il jeta un regard circulaire à la pièce, aucune trace de la clé.
- C'est pour aujourd'hui ou pour demain ? S'agaça le vieil homme.
Annabeth s'approcha de la télévision qui grésillait, elle débrancha les câbles et entreprit de tout refaire. Elle était visiblement dans son élément. Percy jeta un œil au robinet de la salle de bain. Il se figea. Le robinet fuyait. Il fuyait des gouttes de sang. Puis un torrent de sang s'échappa de la plomberie et remplit la baignoire en un clin d'œil. Un cri, non un hurlement s'échappa de la chambre.
- Annabeth !
Une partie du mur s'était effondrée, révélant des dizaines de toile d'araignées. Il se tourna vers Annabeth, qui s'agitait dans tous les sens alors que les bestioles montaient sur elle. Le vieil homme, qui pourtant avait tout d'un mortel, laissa apparaitre ses crocs et ses griffes. Percy ne put éviter le premier coup, il épargna tout juste son visage en se protégeant avec son avant-bras. Il voulut faire appel à l'eau dans les canalisations, mais c'était du sang qui y coulait, et Percy n'avait aucun pouvoir dessus. Il roula au sol, Turbulence était trop loin pour qu'il l'attrape. Il sentit néanmoins un pommeau sous sa main, le poignard d'Annabeth. Percy avait toujours eu un certain talent aux fléchettes ou au lancer de barres de céréales. Il saisit le poignard par la lame et la lança, le vieil homme s'immobilisa avant de se réduire en poussière. Mais Percy s'était déjà tourné avec Annabeth, dont la voix était brisée par ses cris et ses pleurs. Il chassa les araignées du mieux qu'il put, tapotant maladroitement sur son dos ou ses jambes.
- Attends deux secondes.
Percy saisit la clé qui était apparue sur la table de chevet et guida Annabeth hors de la chambre. Dès que la dernière araignée fut écrasée, Annabeth s'écarta, le visage rouge. De gêne ou de colère. Percy se racla la gorge.
- Au moins on a la clé et si tu veux on n'en reparlera plus jam_ hey attends-moi !
Mais Annabeth filait déjà vers le camion. Dès que Percy pensait qu'elle avait atteint le niveau maximum de fureur, elle réussissait à émettre une aura encore plus meurtrière. Il ne comprenait rien à cette fille.
Le camion sentait mauvais bien que vide. Le foin étalé au sol lui semblait très suspect et il ne préféra pas s'y allonger. Ils trouvèrent des cageots qu'ils utilisèrent comme siège de fortune alors que le camion démarrait.
- Merci, dit finalement Annabeth, pour les araignées.
Ces simples mots semblaient lui arracher la langue. Autant qu'elle se taise, pensa-t-il. Mais sa mère l'avait bien élevé si bien qu'il répondit.
- Pas de quoi. C'est vrai que les enfants d'Athéna ont des soucis avec ceux d'Arachné, j'aurais dû y penser plus tôt.
- C'est plus fort que moi, murmura-t-elle. Peu importe le temps que je sers Artémis, je reste une fille d'Athéna.
Percy haussa les épaules, il ne voyait pas en quoi c'était contradictoire.
- T'as eu un sacrée courage, rembarrer Arès comme tu l'as fait c'est…
- Dangereux, confirma-t-elle. Certains n'acceptent pas qu'on refuse leurs avances… De vrais porcs si tu veux mon avis. Mais un dieu éconduit ne prendrait jamais le risque de se venger sur une Chasseresse. Arès a juste pensé que…
- Il a dit que tu n'étais pas une « vraie Chasseresse », ça a un rapport avec le fait que tu vieillisses comme une fille normale ?
Elle lui lança un regard noir, encore. Puis ses yeux se posèrent sur son bras. L'orage se dissipa instantanément.
- Tu saignes.
Percy avait une entaille profonde au bras. Annabeth sortit sa trousse de premier secours et fit mine de désinfecter sa plaie. Il recula.
- Je… je préfère le faire seul, bredouilla-t-il.
Elle fronça les sourcils mais de dire rien et lui tendit le tissus imbibé. Percy s'en tira à peu près, il avait du mal à atteindre certains endroits mais c'était mieux que rien. Puis il fallut poser le pansement. Annabeth lui lança un regard éloquent. Ses yeux étaient fascinants.
- Tu n'y arriveras pas.
- Bien sûr que si.
Il déballa la bande adhésive mais s'en mêla dedans, ce qui lui arracha un cri de douleur. La Chasseresse lui prit la bande des mains et la tendit, de façon à ce que Percy puisse enrouler son bras lui-même, sans qu'ils ne se touchent. Percy lui en fut reconnaissant.
- Pourquoi te battre à l'épée si tu crains le contact ? demanda-t-elle doucement.
On lui avait souvent posé la question, sauf que cette fois il ne s'en offusqua pas.
- Je suis nul au tir à l'arc.
Le silence retomba. Annabeth était à court de réplique, Percy ne chercha pas à faire la conversation. Et le silence se drapa d'or pendant le reste du trajet jusqu'à Chicago où le camion fit une escale.
Annabeth était assise à la terrasse du café tandis que Percy s'était absenté aux toilettes. Elle regrettait de ne pas pouvoir le suivre, elle aussi aurait aimé prendre des nouvelles de Thalia par message Iris. Lorsqu'il revint, il avait les yeux rouges, et la gorge nouée.
- De mauvaises nouvelles, devina-t-elle.
- Les Arès ont rejoint la bataille mais Silena…
Il fut incapable de continuer. Annabeth garda le silence, en hommage à la fille d'Aphrodite qu'elle avait à peine croisé. Elle s'inquiétait pour ses compagnes de Chasse, mais s'il leur était arrivé quelque chose, elle aurait déjà reçu un message Iris. Percy se sécha les yeux puis reprit un air faussement joyeux.
- Bon, une idée pour rejoindre San Francisco ? Du stop ? Ou alors on fait un numéro de cirque dans la rue pour se payer des billets…
- C'est vrai que t'es un sacré clown.
Percy se rembrunit, Annabeth retint un soupir.
- Ok laisse tomber.
Il était si susceptible ! Fallait-il se pâmer devant lui ? Chanter ses louanges ? Pff, il était ridicule avec sa fierté mal placée.
Elle aurait dû s'arrêter là, mais elle était déjà sur sa lancée.
- T'as le cerveau qui déborde d'algues, pas pratique pour comprendre les subtilités.
- T'es vraiment imbuvable. Toutes les Chasseresses sont comme ça ?
Annabeth haussa les épaules. Voulait-il dire par là que les Chasseresses avaient le sens de la répartie ? Alors oui dans ce cas toutes les Chasseresses étaient comme elle. Emancipées de la domination masculine. Libres de toutes étiquettes ou de tout carcan.
- Tous les hommes sont comme ça ?
- C'est bon, laisse tomber.
Percy resta de longues minutes, les yeux fixés sur sa canette de coca, à jouer avec la paille. Annabeth avait entendu parler le camionneur qui leur servait de chauffeur malgré lui. Le camion devait prendre une cargaison puis il repartirait pour Denver. Ils avaient quelques heures devant eux. Annabeth allait rarement en ville, la Chasse restait principalement en zone rurale, mais si celle-ci rétrécissait à vue d'œil. C'était l'occasion idéal de faire un peu de tourisme. Son regard accrocha le panneau indiquant la direction du musée des arts manuels et de l'urbanisme. Percy suivit son regard.
- Nan, même pas en rêve.
- Faire une expo dans ta vie ne va pas te tuer.
- Je t'ai déjà dit que ma prof de maths m'avait attaqué lors d'une visite au musée ?
- Tant pis pour toi. Moi j'y vais.
Quand elle était petite, Annabeth voulait devenir architecte. Ce rêve était mort lorsqu'elle avait rejoint Artémis. Les Chasseresses n'avaient pas de compagnons, pas d'enfants, pas de métier. De toutes les passions qu'une Chasseresse pouvait entretenir, celle pour l'architecture était sans doute la plus incompatible avec la Chasse. C'était la fracture originelle entre la nature et l'urbanisme, la vie sauvage et le progrès. La fracture entre Annabeth la servante d'Artémis et Annabeth la fille d'Athéna. Elle se leva et s'éloigna, d'un pas décidé. Elle ne put retenir un sourire en entendant un clopinement derrière elle.
Annabeth ne s'était pas sentie aussi vivante depuis bien longtemps. La dernière fois ce devait être à ses six ans, quand son père l'avait emmenée au Mont Rushmore. Elle faisait face aux témoins de l'histoire, aux vestiges d'incroyables civilisations.
- Cette colonne date sans doute du cinquième siècle avant notre ère, c'était courant dans les temples consacrés à Zeus ou Athéna.
Percy hocha la tête d'un air distrait. Elle ne savait même pas pourquoi elle s'embêtait à commenter leur visite. Elle avait vainement cru qu'il pourrait s'intéresser, que ça leur ferait un point commun. Quelle idée.
- Celui-là vient d'Athènes, tu sais la ville que ton père a perdu contre ma mère.
- Attends, on va vraiment aller sur le débat « mon parent est plus fort que le tien » ? Parce que je t'éclate. Poséidon est mille fois plus stylé.
- Stylé ? Athéna a la sagesse et la stratégie de son côté. Quant à Arté_
- Je préfère Athéna à Atémis, l'interrompit-il. Ta mère n'a pas besoin de fuir les hommes pour être maitresse de la situation, elle.
Sa déclaration la laissa bouche bée. Elle mesura à quel point Percy était un crétin, sa bêtise n'était qu'un puit sans fond.
- Dame Artémis protège des dizaines de jeunes filles dans un monde où la cruauté des hommes et des dieux est sans borne.
- Je suis d'accord. Mais il y a mieux que la fuite.
- Et qu'est-ce qu'une fille peut faire d'autre lorsqu'un dieu est sur le point de la violer ? Prêter serment à Artémis est le seul moyen, le seul moyen de ne pas vivre dans la peur de représailles. Certaines filles sous mes ordres ont vécu cette situation.
- Tu as raison, concéda-t-il. C'est dégueulasse. Les agresseurs devraient être punis, pas les victimes.
- Rejoindre Artémis n'est pas une punition.
- Peut-être pas pour toi. Mais pour celles qui auraient voulu avoir des enfants ? Un compagnon ou une vie normale ? Elles servent Artémis parce qu'elles ont peur. Peur qu'un salopard vienne les agresser. Et en trois mille ans d'existence, je suis persuadé que tous les dieux ont un jour été ce salopard. Les humaines ne sont que des jouets pour eux après tout. C'est une question de pouvoir et de destruction de l'autre, pas de désir.
Annabeth ne pouvait qu'être d'accord. Seulement la loi du plus fort régissait ce monde et la chose la plus logique à faire était de se serrer les coudes. Se montrer solidaire et humain avec les victimes. Elle ajouta, de peur de voir un silence gênant s'installer.
- T'as conscience que si les Olympiens n'étaient pas en plein combat contre Typhon on serait un tas de poussière à l'heure actuelle ?
- Remercions cette guerre alors, grommela-t-il. On peut insulter les dieux pendant qu'ils perdent contre Typhon. Et on peut visiter un musée pendant que nos amis meurent.
Percy était mort d'inquiétude pour les siens, comprit-elle. Ses réactions prenaient sens. A la réflexion elle n'avait pas envie de poursuivre la visite, prendre du bon temps ainsi lui sembla soudain indécent.
- Tirons-nous, dit simplement Annabeth.
Percy voulu faire un crochet à la buvette du musée, ce garçon était un ventre sur pattes. Le gars qui tenait caisse était en fauteuil roulant. Percy le regarda avec insistance, ce qui gêna Annabeth. Ne pouvait-il pas se comporter correctement pour une fois ?
- Votre fauteuil roulant, on dirait… Annabeth, recule !
Il la repoussa in extremis et il se prit un coup de sabot en pleine tête à sa place. Il tomba au sol en se tenant le crâne. Il tenta de se relever avant de retomber lourdement au sol, étourdi. Le centaure sortit complétement de son fauteuil, il était immense. La robe de son cheval, noire comme la nuit, contrastait avec son teint blafard de rouquin.
- Mon oreille, gémit Percy. Ça siffle…
- Des élèves de Chiron, railla le monstre. Je ferai de la bouillie de vos fragiles corps de demi-dieux.
À ces mots, sans se soucier des mortels qui les regardaient, ébahis, il chargea.
