Question de fierté
La nuit tombait alors que l'Argo II naviguait loin de Charleston. Le roulis des vagues contre la coque du navire berçait l'équipage, à l'exception de Percy. Le fils de Poséidon avait trouvé refuge dans un hamac tendu entre le mat principal et un des rivets de la grande voile. Les bras croisés derrière la tête, il fixait les étoiles d'un air absent. Le domaine de Zeus, la voûte céleste, lui avait toujours été interdit en raison de son ascendance. Le seigneur des cieux ne tolérait la présence d'aucun fils de la mer, ce qui lui sembla profondément injuste. Non pas qu'il aurait voulu être aviateur, mais la fermeture d'esprit du roi des dieux l'exaspérait. Poséidon n'avait pourtant jamais interdit la mer à quelque fils d'Hadès ou de Zeus.
Un cliquetis métallique attira son attention, il se leva d'un bond et dégaina Turbulence. Percy ferma les yeux un bref instant. Une sensation de vide et de vertige le submergea, puis il fut d'un coup conscient de ce qui l'entourait. Le choc de l'écume contre la proue. Le ballet des poissons à quelques mètres de profondeur. Le vent qui jetait contre les voiles. La tension des cordes, la solidité des nœuds marin qu'il avait faits lui-même. Il prit conscience de chaque parcelle du navire, chaque porte, chaque courant d'air, chaque latte grinçante. Percy baissa sa lame. Piper surgit de la cale en armure, la lumière des étoles rayonnait sur le métal, lui donnant des allures de boule à facettes.
- Salut, dit-il pour engager la conversation. Qu'est-ce que tu fais ?
Le ton de Percy n'était pas des plus amicaux, et il s'en rendit compte trop tard. Ses pensées étaient trop tournées vers Charleston pour espérer meilleure interaction sociale.
- Je prends mon tour de garde, répondit-elle sur le même ton.
- Très bien. Où est ton binôme ?
Elle le dévisagea de la tête au pied, un air de défi sur le visage. Percy comprit qu'il avait parlé de travers sans savoir pourquoi.
- Où était le tien ? J'ai pas besoin d'un binôme pour monter la garde si tu n'en as pas eu besoin.
Percy retint un soupire. Il avait voulu se montrer serviable en prenant le tour de garde seul afin que Frank – qui après tout avait vaincu un serpent des mers à lui tout seul à Charleston - puisse se reposer. Voilà que Piper se mettait en tête de jouer aussi aux héros. Sauf que monter la garde à deux était objectivement une bien meilleure stratégie que seul. C'était dans tous les protocoles qu'il avait appris à la nouvelle Rome. Et si lui avait brisé le protocole c'était bien parce que… parce que c'était lui. Il n'avait aucune confiance en Piper pour gérer un tour de garde seule.
- Ce n'est pas prudent, je vais chercher Jason ou…
- Tu aurais dit la même chose si j'avais été Annabeth ?, la défia-t-il.
Le silence régna quelques minutes entre eux. S'il devait être honnête, Percy savait que non. Il n'avait aucun doute sur les capacités d'Annabeth. Par contre…
- J'aurais dit la même chose si tu avais été Léo, Franck ou Hazel. Vous n'avez pas beaucoup d'expérience, ni beaucoup de quête à votre actif. On sait qu'une personne avertie en vaut deux…
- Me voilà avertie alors, le coupa-t-elle. Je ne te retiens pas.
Pour la première fois, Percy croisa le regard de Piper. Ce qu'il vit dans ses yeux lui provoqua un mouvement de recul. L'hostilité et l'animosité. Tous ces sentiments se mélangeaient dans l'iris multicolore de la fille d'Aphrodite, et il était certain d'être la cible de ses griefs.
- Je ne peux pas te laisser seule, et j'ai très envie de dormir. Alors si tu pouvais appeler ton binôme au lieu de...
- Tu n'as aucun ordre à me donner.
C'en fut trop pour Percy qui se mit à voir rouge. Il en fallait très peu pour l'énerver, surtout quand la fatigue commençait à le peser. À vrai dire, une seule personne savait le gérer en ces occasions. Et il l'avait laissée à Charleston.
- C'est quoi ton problème exactement ? Tu crois qu'on a pas suffisamment morflé aujourd'hui ? Faut qu'en plus on se dispute ?
L'attaque des Romains les avait pris au dépourvu, Percy n'aurait jamais pensé qu'ils les poursuivraient jusque-là. Bêtement, Percy avait espéré voir Reyna dans la foule d'assaillants, en vain. Puis le serpent des mers avaient surgi, le domaine de son père recelait de milles secrets et monstres redoutables. Au moins Annabeth avait récupéré la carte essentielle à sa quête, ce qui valait tous ces efforts.
Piper ne répondit rien, quelques instants plus tard, Léo débarqua, tout confus de ne pas avoir entendu son réveil pour son tour de garde. Percy détacha alors son hamac et l'embarqua sous son bras.
- Avec Hazel et Annabeth on a croisé ma mère, lui dit Piper alors qu'il tournait les talons. Et Reyna. Est-ce que tu réalises le bazar que tu as causé ?
Par les dieux de l'Olympe et les créatures des Enfers, il fallut que Percy mobilise le peu de self-control qu'il lui restait pour ignorer la remarque cinglante de Piper. Léo lui lança un regard lui en disait long. Visiblement le côté Grec de l'équipage ne le considérait pas comme un allié. Soit. Qu'ils aillent au diable. Percy n'avait pas besoin d'eux.
…
Quelque jours plus tard, il passa devant la chambre d'Annabeth. Celle-ci avait la porte ouverte, laissant apparaitre son amie assise sur son lit au milieu de dizaines de papiers et carnets de notes. Annabeth avait les cheveux relevés, tenus en chignon par plusieurs stylos perdus dans sa tignasse à peine peignée. Pourtant elle était bien plus charmante qu'une Roxane bien apprêtée.
- Tu avances dans ta quête de l'Athéna Parthénos ?
- On peut dire ça comme ça, répondit-elle les yeux rivés sur son ordinateur. Ces derniers mois ont été les plus instructifs de ma vie et je suis encore loin de connaitre assez le sujet. C'est passionnant.
Percy se doutait que la Chasseresse ne devait pas trouver énormément de livres ou de prise électrique pour son ordinateur en pleine forêt.
- Tu aimes chercher et comprendre, je ne suis pas étonné.
- Je ne sais pas si je pourrais un jour m'arrêter, approuva-t-elle. J'ai une soif digne de celle de Tantale ! Tu n'as pas idée de ce tout ce que cet ordinateur contient comme savoir ! Il y a tellement à assimiler, à scanner pour retrouver la trace de la statue… Je crois que… je crois avoir réussi à décrypter une partie de la carte mais je reste dans le flou pour encore pas mal de points. C'est si frustrant !
- Heu… ok, depuis combien de jours tu n'es pas sorti prendre l'air ?
Comme elle ne répondait pas il insista, passant sa main devant son visage.
- Houhou, Annabeth ?
- J'ai pas le temps.
- Le temps se prend, objecta Percy en s'asseyant à côté d'elle tout en gardant ses distances. Et une pause ne te ferait pas de mal.
Les Chasseresses passaient leur temps à l'air libre, cela ne lui manquait-il pas ? Annabeth dénia enfin lever la tête pour le regarder, ses yeux trahissaient l'ennui et l'agacement.
- Je n'ai pas besoin qu'on s'occupe de moi.
Percy ne put s'empêcher de remarquer qu'à une époque elle aurait dit « un homme » et non « on », il trouva ce changement amusant.
- Je veux simplement t'aider, être là pour toi.
- Tu as toujours été un très bon ami Percy, concéda-t-elle. On a tous de la chance de t'avoir dans l'équipe, mais tu devrais plus penser à toi-même…
Percy n'était pas certain que tous s'estimaient chanceux de l'avoir à bord. Léo et Piper ne dissimulaient pas leurs hostilités à son égard, une façon maladroite, avait compris Percy, de défendre Annabeth. Même s'il ignorait ce qu'il s'était vraiment passé à Charleston entre Reyna, Annabeth et Aphrodite.
- Je pense à moi en pensant à vous. L'idée que Franck, Hazel ou toi soyez mal me rend malade.
- Tu n'as pas changé sur ce point, sourit-elle provoquant un envol de milliers de papillons dans son ventre. Pourtant tu es plus mature, je me suis fait la réflexion plusieurs fois ces derniers jours.
Et ça te plait ? voulu-t-il demander.
- Faut croire que j'évolue, dit-il d'un air faussement dégagé. Comme un pokémon.
Percy se gifla mentalement pour cette comparaison. J'suis vraiment nul. Le souvenir de ses premiers rendez-vous avec Reyna surgit dans son esprit. Il avait été si maladroit et gaffeur qu'il s'était fait la même réflexion. Il n'en revenait toujours pas d'avoir réussi à séduire la préteur, et à ne pas se faire larguer dès la première semaine.
- Tout va bien Percy ? demanda Annabeth, le sortant de ses pensées.
- Quoi ? Ah oui, nickel ! Alors… que dis-tu d'une pause à l'air frais ? Franck voulait se mesurer à quelqu'un au tir à l'arc, improvisa-t-il. Il dit qu'il est le meilleur archer de l'équipage.
- Pardon ? se rembrunit-elle, les yeux orageux.
Percy poursuivit, sentant qu'il avait égratigné sa fierté. L'hybris des enfants d'Athéna était légendaire.
- Oui, bon après vu que c'est un homme. Il doit tirer plus loin que toi alors ça ne sert à rien de faire le défi… on connait déjà les résultats.
- Je suis une Chasseresse, je tire depuis que j'ai sept ans. Croit-il vraiment être meilleur que moi ?
- J'ai dit que je pariais sur toi, se dédouana Percy en levant les paumes. Mais si tu ne concoures pas…
Il n'en faut pas plus pour qu'Annabeth ne referme son ordinateur et ne se dirige vers le pont d'un pas furieux, son arc au poing. Percy ne put retenir un sourire, il ne lui restait qu'à prévenir Franck pour le défi en espérant qu'il accepte.
