Le travail m'occupa pendant un bon moment, en fait, deux heures passèrent avant que Kadaj se décide à rentrer. Il n'était que neuf heures du matin, mais tout de même… il secoua ses cheveux pleins de neige sur le plancher que je venais tout juste de balayer… je respirai profondément en songeant à rester calme dans toutes les situations, et je me décidai à le saluer.
-Ah! Bonjour, Kadaj!
Il releva la tête et me sourit comme le font les enfants.
-J'ai fini!
-… qu'as-tu fini?
Il pointa dehors, d'autant plus qu'il avait encore négligé de refermer la porte. Je retins un soupir et je rangeai mon balai contre un mur pour aller voir ce qu'il avait bien pu fabriquer pendant ces deux bonnes heures, avec une certaine appréhension.
J'eus le souffle coupé. Il avait tracé, dans la neige, avec ses traces de pas et ses doigts, de grands motifs d'une grande beauté. J'avais déjà pu observer ces motifs, une seule fois, au cours de mes voyages… à la Cité des Anciens. Il avait recréé tout l'intérieur de la Grande Salle de la Cité avec de la neige! C'était incroyable!
-Tu as fait tout ça?
-Mouais… on peut dire.
Toutes ces connaissances anciennes, ces connaissances perdues… il fallait que j'en sache plus! Comment avait-il pu…?
-Et est-ce que tous ces symboles ont une signification?
-Kaa-san le sait. Pas moi.
Évidemment… Ah, celui-là, il repoussait vraiment les limites de ma patience!
-Tu ne peux pas le demander à ta kaa-san, ce qu'ils signifient?
-Je m'en fous un peu.
Mais comment ose-t-il se foutre des documents les plus anciens et les plus importants de l'histoire de l'humanité!
-Moi, ça m'intéresse.
-Tant pis pour toi!
Et il courut jusqu'au feu. Mes épaules tombèrent. Je regardai rapidement les signes en tentant de m'en souvenir, mais déjà, le vent les balayait… ah, comment fait-il comment ose-t-il? Comment peut-il n'être que le jouet de JENOVA, et se contenter de son ignorance? Je crois que je ne le comprendrai jamais vraiment…
OoOoO
Le feu… le feu… j'entends l'homme-loup passer le balai derrière moi, puis il termine son ramassage de poussière et il vient me rejoindre.
-Tu aimes bien le feu, ne?
-Oui, beaucoup.
Il regarda autour de lui, mais il n'y avait personne d'autre que nous deux. Il en profita pour s'accroupir à côté de moi.
-C'est chaud… c'est beau…
-Ça brûle et ça détruit, aussi, répondit-il.
-C'est ça qui est beau.
-La beauté destructrice du feu... c'est cela?
-Je ne sais pas... ce n'est pas parce que ça détruit que c'est beau... mais c'est beau, et pour exister ça doit détruire, tu comprends?
-Hm… hai. Je comprends.
-Là, c'est des bûches… et tu te dis que des bûches, c'est rien… mais c'était un arbre, c'était une vie, retournée au Lifestream.
-Tu penses souvent à des trucs comme ça? me demanda l'homme en souriant.
-C'est ma vie, penser à des trucs comme ça.
-Je vois... moi… j'ai d'autres trucs à penser… mais j'aimerais bien pouvoir penser aux mêmes trucs que toi, un jour.
Il se releva, mais il ne s'éloigna pas.
-Tu comprends déjà le monde, lui dis-je, tu n'as pas besoin de réfléchir à son fonctionnement.
-Il y a encore quelques trucs que je ne connais pas... après tout... je suis encore jeune, répondit-il.
-Tu es beaucoup plus vieux que moi, répliquai-je.
-Quel âge me donnes-tu?
Je répondis sans le regarder. Je faisais confiance à ma kaa-san pour me fournir les réponses.
-Tu as dix-huit ans, sept mois et trois jours.
Je me tournai vers lui pour observer sa réaction. Il eut l'air impressionné.
-D'accord, c'est juste… et comment tu sais ça?
-Je le sais, c'est tout.
-Je… vois… et toi, quel âge as-tu?
-L'expérience qui a servi à me créer s'est terminée il y a deux ans, un mois et quinze jours. Mais mon corps est plus vieux.
-Ça explique bien des choses.
-Quelles choses?
-Ça explique pourquoi tu sembles être un enfant perdu, quelquefois…
-Je ne sais pas…
Mais non, je le sais très bien. Je sais très bien toute mon ignorance. Je sais très bien que je suis trop jeune, je me sens perdu dans ce corps trop grand, je me sens perdu dans toutes ces forces qui ne sont pas les miennes. Mais je n'y peux rien.
-Tu dois… travailler… non?
OoOoO
Je retournai à mon comptoir, un peu désabusé. Si enfant, si adulte…
Kadaj continua à me parler en haussant un peu la voix. Il ne cessait de regarder le feu.
-C'est quoi ton travail?
-Je suis réceptionniste à l'auberge. J'accueille les gens… et je leur fournis des chambres. Des fois, je dois assurer quelques autres tâches, comme balayer le plancher…
-Tu dois t'ennuyer, non?
Je ris doucement. Évidemment, il était bien plus lucide qu'il en avait l'air…
-Beaucoup.
-Alors pourquoi tu fais ça?
-Parce que j'ai besoin d'argent, répondis-je simplement. Et que ça me permet de surveiller les nouvelles personnes qui viennent à IcicleInn.
-Comme moi? Tu me surveilles?
-Je te surveille seulement pour m'assurer que tu ne fais pas d'idioties dans l'auberge. Sinon… tu n'es pas celui que je surveille.
-Tu surveilles qui?
Je penchai la tête sur le côté, me demandant si je pouvais lui dire ou non…
Non. Il n'avait pas à le savoir. De toute l'information n'avait aucun intérêt pour lui.
-Hum, je ne crois pas que je devrais te le dire.
-Pourquoi?
-Je n'offre pas ma confiance à tous ceux que je croise.
Il se tourna vers moi, et j'eus un peu peur. J'avais peut-être manqué de tact, et Kadaj est justement ce genre de personne avec qui il faut avoir beaucoup de tact et de doigté… mais non, il reposa à nouveau son regard sur le feu, après avoir croisé le mien. Comme ses yeux étaient étranges… scrutateurs…
-Tu n'as pas l'air de trop aimer cette personne, en tout cas, dit-il lentement.
-Non, avouai-je. Je ne l'aime pas du tout.
-Qu'est-ce qui déplaît au loup?
-…C'est instinctif, je crois… Je ne le supporte pas… il… non… rien.
-Il a touché à ta meute?
-On peut dire ça…
J'avais eu le goût de demander à Kadaj ce qu'il ferait si quelqu'un touchait à sa kaa-san, mais je me suis retenu. Comment expliquer ma haine profonde pour Jostein à Kadaj? Alors que je pouvais si difficilement me l'expliquer moi-même? Comment démontrer la haine avec de simples mots?
Kadaj se coucha par terre et se mit à rire doucement. J'appuyai ma joue sur ma paume pour l'observer. J'étais partagé entre l'amusement et l'agacement, comme toujours quand l'avais affaire avec lui.
-Tout est amusant... parce que tout est beau, et tout est comme le feu.
Je ris un peu sans rien répondre. Lui aussi rit légèrement, puis il poursuivit :
-C'est beau parce que ça tue et parce que ça meurt...
-Donc... ce qui doit tuer et mourir est beau?
-Si c'est comme le feu, oui.
-D'accord…
Je regardai vaguement les escaliers en me demandant pourquoi Jostein n'en était toujours pas descendu. Il devait avoir congé ce matin, sinon, il serait parti à l'aurore…
Kami-sama! Jostein! Il ne devait jamais croiser Kadaj! Il avait vu le massacre de la Tour Shin-Ra… il avait déjà vu Kadaj! Il savait que ce n'était pas un client ordinaire, et… je regardai à nouveau Kadaj en tentant de réprimer un sentiment de panique.
-Tu devrais retourner te reposer... tes frères vont avoir encore une heure ou deux avant d'arriver.
-Je peux me reposer ici? Devant le feu… le feu…
Mais non, dans ta chambre, tranquillement, à l'abri des regards de ce crétin de Jostein! songeai-je. Mais bon… avec les fauteuils disposés autour du foyer, il était quand même plutôt isolé, surtout s'il restait tranquillement couché… et je n'osais pas vraiment le contredire… Je répondis en soupirant.
-Bon, très bien…
Il me sourit et se coucha, roulé comme un chat. Je ne pus retenir un sourire en le voyant ainsi, presque adulte, couché ainsi… c'était… mignon… je secouai la tête, puis je revins à la réalité, c'est-à-dire les registres devant moi qui ne demandaient qu'à être remplis.
