x

Chapitre 3 : Le Mur d'Hadrien

C'est l'Enfer, littéralement.

Ses cuisses lui font un mal de chien, et Elena rêve de fuir le dos de ce satané cheval. La jeune fille aime les animaux, au point d'être une fervente défenseuse de la cause animalière, mais elle préfère les aimer depuis le sol. Heureusement, après que June ait failli perdre connaissance de douleur, leurs ravisseurs ont décidé de rester au pas. Et le pas, c'est une allure bien plus supportable que le trot ou le galop. Elena ne peut s'empêcher de tirer une certaine satisfaction du fait qu'elles sont de vrais boulets à cheval. Comme elles n'ont pas d'étriers où placer leurs pieds, ces derniers viennent régulièrement taper les flancs des montures et chaque fois, les pauvres bêtes font des écarts surpris. Manifestement, cela semble taper sur le système de leurs ravisseurs, et après tout, ils l'ont bien cherché.

Ils passent le reste de la journée à chevaucher et bientôt, la terreur d'Elena se transforme en ennui profond. Elle ne sait pas encore ce que ces hommes leur veulent mais, pour le moment, ils n'ont pas l'air d'avoir décidé de leur faire du mal. Bon, ils les ont tout de même kidnappées et menacées avec des arcs, mais les choses pourraient être pires. En fait, la jeune fille commence à croire qu'elles ne risquent rien tant qu'ils ne seront pas arrivés... on ne sait où. En revanche, l'idée de ce qui les attend là-bas la fait frissonner d'angoisse. Leurs ravisseurs vont sans doute les torturer, les tuer… ou même pire encore. Cela fait sûrement partie de leur délire moyenâgeux.

Heureusement, Elena s'accroche à l'espoir que des tonnes de gens sont à leur recherche. En ne les voyant pas revenir, Mike a dû retourner sur leur lieu de camping, les chercher, puis finir par prévenir leurs parents. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'on les retrouve.

En attendant, la jeune fille s'occupe en contemplant le paysage. Elle a bien essayé d'échanger quelques mots avec June, mais cela semble alarmer leurs ravisseurs. Et merci bien, se faire secouer comme un prunier n'est pas des plus agréables.

La nuit finit par tomber, et les deux adolescentes ont droit à un maigre repas composé de pain dur et de viande séchée. Qu'elles avalent du haut de leurs selles, bien sûr. Leurs ravisseurs ne leur ont accordé qu'une rapide pause pipi et bien qu'ils aient eu la décence de se tourner, Elena préfère effacer ce souvenir de sa mémoire.

Bercée par les pas du cheval, elle finit par s'endormir contre le torse du grand type blond.


Pour la troisième fois en deux jours, Elena est réveillée de manière peu agréable. Il y a cette drôle d'odeur de sueur et de terre qui lui fait plisser le nez, ce bras serrée autour de sa taille, ce mouvement de balancier sous elle…

Alors ce n'était pas un mauvais rêve, constate-t-elle, presque déçue.

À sa grande surprise, il semble être midi passé. June est déjà réveillée, et il lui suffit d'un coup d'œil pour deviner que sa compagne de galère commence à sérieusement souffrir de son entorse. D'ailleurs, Mr Cape Rouge pose un regard préoccupé sur elle, et Elena se demande s'il examine l'état de la marchandise.

Étirant ses jambes ankylosées, la jeune fille fronce les sourcils lorsque des visages désapprobateurs se tournent vers elle.

C'est qu'ils sont rancuniers, Messieurs les chevaliers en carton.

Il est vrai qu'Elena a souvent tendance à s'attirer les foudres des gens qui la côtoient, mais c'est principalement parce qu'elle ne peut s'empêcher de formuler tout haut ce qu'elle pense tout bas. Et comme ses opinions ne plaisent pas à tout le monde, il arrive parfois que les réactions soient explosives. Cependant, étant donné la situation, la jeune fille trouve ironique le fait que ses ravisseurs se comportent de façon outrée. Après tout, c'est elle qui s'est faite kidnapper, pas l'inverse ! Elle s'est simplement défendue. Et par-dessus le marché, pour la première fois de sa vie, Elena garde ses réflexions pour elle. Certes, ils n'en comprendraient pas le sens mais son ton ironique la trahirait. Donc vraiment, ils sont mal placés pour jouer les écorchés.

Le cavalier chevauchant avec June semble être rempli de compassion pour sa captive ; il tente même de la distraire en lui parlant. Elena fronce les sourcils. Celui-là est vraiment lent. N'a-t-il toujours pas compris que June ne parle pas la même langue ? Toutefois, en tendant l'oreille, la jeune fille remarque que ses phrases n'ont pas toutes la même sonorité. Certaines sont quelque peu hachées et d'autres plus coulées, et l'adolescente réalise très vite qu'il tente de s'adresser à June dans plusieurs langues.

Cette dernière, qui a bien saisi la manœuvre, se contente de secouer la tête d'un air décontenancé. Son visage est plissé dans un effort de concentration, et Elena jurerait qu'elle reconnait vaguement les dialectes et qu'elle tente de les décrypter. Toutefois, ses efforts semblent vains.

Encouragée par cet échange, Elena tourne la tête vers l'homme qui monte avec elle. Comme les autres, il est athlétique, large d'épaules et particulièrement sale. Toutefois, c'est bien le seul à avoir les cheveux longs. Et quand elle dit longs, c'est vraiment longs. En fait, ils sont à peine plus courts que les siens. Elle devine que leur entretien n'est pas la priorité de son ravisseur ; ils sont plutôt gras, et probablement indémêlables. Toutefois, la tresse qui encadre son visage lui donne un certain style, et il est probablement très attirant. Probablement, parce qu'avec cette couche de crasse, Elena ne peut en être tout à fait certaine. Et puis il y a cette barbe de trois jours. Très virile.

Pourquoi faut-il toujours que les mecs canons soient des enfoirés ou des psychopathes en puissance ?

D'un air impassible, il la force à se retourner sans ménagement. Contrariée, elle doit se retenir de lui mettre un coup de pied dans le tibia.

Comment dire, la hache accrochée à sa hanche est très… dissuasive. Et puis, il y a du sang dessus.

Ça va, j'ai bien compris que tu ne comptes pas m'ajouter sur Facebook, pas besoin d'être agressif, pense-t-elle, scandalisée par son incivilité.

Pile à cet instant, un cavalier surgit d'une colline et se dirige vers eux au galop. Avec dégoût, Elena reconnaît l'homme qui n'a pas hésité à lui décocher une flèche. Elle ne se souvient même pas l'avoir vu quitter le groupe. Quelque chose dans son attitude doit alarmer Mr. Cape Rouge, parce qu'il va aussitôt à sa rencontre. Les deux hommes échangent quelques mots, et Je-Dégaine-Plus-Vite-Que-Mon-Ombre pointe un doigt en direction de la colline. À sa grande surprise, après avoir scruté le paysage étrangement dénué de toute trace de civilisation, Elena remarque de la fumée au loin. Celle-ci s'élève en grandes volutes opaques, comme si le feu qui en est à l'origine avait déjà bien été étouffé. Les cavaliers échangent des regards soucieux, et bientôt, des paroles se mettent à fuser entre eux.

Profitant de la distraction, la jeune fille se penche discrètement vers June.

- Tu crois que ça pourrait être un incendie de forêt ?

Cette dernière secoue la tête.

- J'en doute, ce n'est pas assez étendu.

- En tout cas, ça l'air d'inquiéter nos ravisseurs. Peut-être que toute cette fumée a un rapport avec les hommes peints en bleu qu'on a croisé hier. C'est fou, dis comme ça on dirait vraiment qu'on passe notre temps à trébucher sur des cinglés, ironise Elena.

- Tu sais, quelque chose commence sérieusement à m'inquiéter, déclare June, le front plissé par l'anxiété.

- Tu veux dire, en dehors du fait que nous sommes retenues captives par des obsédées d'Age of Empires ?

Ignorant le commentaire sarcastique, June se mord la lèvre et poursuit :

- Hier, quand je t'ai dit qu'il restait très peu de territoires sauvages comme celui-là, je le pensais. Au cas où tu ne le saurais pas, la majeure partie de l'Angleterre est urbanisée. Et pourtant, jusqu'ici, je n'ai pas vu la moindre petite trace de civilisation. Ni route, ni lampadaire, ni maison, ni voiture, pas même un stupide panneau. Rien, il n'y a strictement rien.

Haussant les sourcils, Elena la dévisage d'un air interrogateur. Tout cela, la jeune fille l'a déjà remarqué.

- Je crois que nous ne sommes pas du tout, du tout chez nous. Tu vas dire que je suis folle, mais je commence à penser qu'il s'est passé quelque chose d'incroyable quand nous avons failli être frappées par la foudre. Ça va vraiment te paraître dingue, parce que ça l'est en fait, mais je crois que nous avons fait un bond dans le passé…

Elena laisse échapper une exclamation abasourdie. A-t-elle perdu la tête ? Tout ceci n'est qu'une mascarade, probablement orchestrée par leurs tarés de ravisseurs. Sans doute prévoient-ils de les tuer, mais pas sans s'amuser un peu par sadisme. D'abord ils les menacent avec des arcs, ensuite ils jouent les valeureux chevaliers. Et quand ils en auront assez, ils redeviendront des psychopathes en puissance. C'est la seule explication plausible.

Ou alors elle s'est cognée la tête en perdant connaissance et ils ne sont que le produit de ses hallucinations. Mais quelque chose lui dit que ce n'est pas le cas. Tout est trop réel ; l'odeur désagréable, l'éclat éblouissant du soleil, la douleur lorsqu'elle se pince la jambe.

Et Elena refuse, refuse catégoriquement, d'envisager la possibilité qu'elles aient remonté le temps. Cette hypothèse est trop absurde, trop terrifiante. Si c'est le cas, qui viendra à leur secours ? Comment retrouveront-elles le chemin de leur époque ? Comment s'en sortiront-elles ? Cette idée la terrorise, et la jeune fille s'empresse de la classer dans la catégorie des « idées aberrantes ». June est censée intégrer une fac de médecine en septembre, et Elena se demande comment elle peut croire à quelque chose de si scientifiquement impossible.

Sa compagne de galère attend sa réponse avec appréhension, mais leur conversation est interrompue par Mr. Cape Rouge. Il fait de grands gestes en direction de la fumée, et Elena devine que quelque chose se prépare. Après une protestation de la part de l'homme chevauchant avec June, celle-ci passe des bras de Gentil-Polyglotte à ceux de Mr. Commentaire Déplacé. Une nouvelle fois, Elena est stupéfiée par l'aisance avec laquelle ils soulèvent la jeune fille. June est toute fine, mais elle doit bien mesurer dans les un mètre soixante-quinze, et son poids semble ne leur poser aucun problème.

Se mordant la lèvre, Elena retient un rire en voyant l'air peu amène sur le visage de l'autre fille. Visiblement, elle non plus n'a pas oublié la grossièreté de l'archer.

Le groupe se sépare en deux, et les deux filles continuent de progresser dans la même direction, accompagnées de leurs gardes personnels et de Mr. Cape Rouge. Bifurquant, les autres cavaliers galopent vers la colline dissimulant le feu. La mâchoire serrée, le leader regarde droit devant lui, et il y a quelque chose d'héroïquement tragique dans son expression. Ses traits émaciés trahissent une vie difficile, et il semble peiné de devoir abandonner les autres. Si Elena n'était pas persuadée de toujours se trouver en 2014, elle aurait presque pu croire qu'il était réellement chevalier.

Fermant les yeux, la jeune fille prend une profonde inspiration. Elle ne comprend à rien à ce qui est en train de se passer, et se griller les neurones à essayer lui paraît inutile. De toute façon, elle ne peut que suivre le mouvement.

Quelques heures plus tard, malgré sa réticence, Elena est bien obligée d'admettre que June a raison sur un point ; en effet, elles sont très, très loin de chez elles. C'est ce gigantesque mur en pierres fortifié qui le lui indique.


C'est officiel, Elena a basculé dans une autre dimension.

Dans son monde à elle, les gens sont vêtus de tissus confortables, comme le denim et le coton, et pas de cette épaisse couche de laine rugueuse ou de ce cuir primitif. Chez elle, personne ne ressent le besoin de se balader avec des armes accrochées à la ceinture ou de monter la garde sur des tours fortifiées.

A ce niveau-là, on ne peut même plus appeler ça de la paranoïa, ça devient carrément de la folie pure, s'effare-t-elle.

En fait, chaque fois qu'elle tente de se convaincre que tout ceci n'est qu'une mascarade, c'est presque comme si l'univers en personne voulait la contredire. D'abord, il y a ce mur qui s'élève sur près de cinq mètres de hauteur, et qui est au moins à moitié aussi épais. Ses remparts sont crénelés et, disséminées à égale distance sur toute sa longueur, d'immenses tours fortifiées s'élancent vers le ciel. Sa structure même ne laisse planer aucun doute sur l'objectif qu'il sert ; protéger, abriter et blinder. Balayant les alentours du regard, Elena tente d'apercevoir les extrémités du mur. C'est peine perdue, il peut tout aussi bien s'étendre sur cent kilomètres que sur mille. Et il est impressionnant, vraiment impressionnant. D'ailleurs, la jeune fille retient son souffle lorsqu'ils franchissent l'entrée en forme d'arche.

Ensuite, il y a les gens. Leurs ravisseurs doivent faire partie d'une sorte de secte de maniaques de l'époque médiévale, parce que toute une population s'est regroupée derrière ce mur. Des archers font le guet sur les fortins et des « soldats » se précipitent pour les accueillir. Certains saluent Mr. Cape Rouge avec une véritable déférence, et la jeune fille ne peut s'empêcher d'admirer leurs heaumes. C'est du bel ouvrage, et la drôle de houpette rouge qui les surplombe lui rappelle vaguement un cours d'histoire sur les Romains.

Les larmes lui montant aux yeux, Elena tourne la tête en direction de June. Bouche bée, cette dernière contemple le décor avec fascination. Toute trace de peur s'est effacée de ses traits, et son regard scrute avidement chaque nouvelle bizarrerie. Elena, qui est au bord de l'hystérie, se demande comment elle parvient à garder son calme.

- S'il vous plaît, murmure-t-elle à l'homme blond qui monte avec elle, laissez-nous partir. Je vous promets qu'on ne dira rien. Je veux simplement rentrer chez moi, j'ai une famille, des parents, un frère, et même un labrador ! Ils sont probablement morts d'inquiétude. Vous savez, ma mère ne réagit vraiment pas bien au stress, et mon frère est trop bête pour la réconforter, et mon père va sûrement être occupé à remuer ciel et terre pour me retrouver…

Une grande main calleuse lui tapote l'épaule dans un geste qui se veut rassurant. Elena réalise qu'elle doit vraiment paraître terrifiée, parce que c'est la première fois que le ravisseur fait preuve d'un peu de compassion envers elle.

Le petit groupe remonte une allée en terre battue jusqu'à une grande porte grillagée gardée par des légionnaires. De l'autre côté, des gamins crasseux et déguenillés courent dans tous les sens, louvoyant entre les étals des marchands. Les femmes sont vêtues de robes en laine ou en toile grossière, et leurs vêtements semblent particulièrement inconfortables. Assaillie par une odeur pestilentielle, Elena se prend à imaginer l'état de la plomberie et des égouts.

Le cœur battant, la jeune fille scrute les alentours à la recherche d'un portable, d'une montre, d'un jean, n'importe quoi qui pourrait lui confirmer qu'elle se trouve toujours en 2021. Et visiblement, c'est encore trop demandé.

Après s'être engagés dans une cour, leurs ravisseurs se décident enfin à arrêter les chevaux tandis qu'une foule, tenue en respect par des soldats, se forme autour d'eux. Le cavalier qui a chevauché avec Elena met pied à terre et se tourne vers elle en haussant un sourcil. Incertaine, la jeune fille se laisse maladroitement glisser dans les bras qu'il lui tend, et Ô Joie, retrouve enfin la terre ferme.

Maintenant, reste plus qu'à savoir combien de temps je vais m'humilier en marchant avec les jambes arquées, pense-t-elle en grimaçant. Je suis ridicule.

Messieurs Cape Rouge et Commentaire Déplacé sont eux aussi descendus de cheval, et June est dans les bras de ce dernier. Visiblement, l'état de sa cheville ne s'est pas amélioré, et le ravisseur s'empresse d'aller la déposer sur un bas muret un peu à l'écart. Aussitôt, la jeune fille se pousse sur le côté, prenant ses distances. Avec un sourire narquois, Elena remarque que l'homme a l'air offensé.

Et paf, dans ta face, le bellâtre… ou plutôt dans ton ego.

Pile à cet instant, un homme vêtu d'une longue toge blanche dans le style romain fend la foule et se dirige vers eux. Elena devine aussitôt que c'est une personne d'importance. Son vêtement est confectionné dans de la soie, matière un peu plus luxueuse qu'il semble être le seul à porter. Il a du gras au bide, les cheveux dégarnis, un petit menton tremblotant et des yeux qui ne lui inspirent pas confiance. Peut-être est-ce le gourou de cette secte de cinglés ? Bien évidemment, lui aussi parle en Latin.

Il tend un parchemin d'aspect plutôt fragile à Mr. Cape Rouge, et la jeune fille écarquille les yeux. Après le mur fortifié, les légionnaires romains et les paysans déguenillés, voici que vient le parchemin ! Sans réfléchir, Elena l'arrache des mains du ravisseur et le déroule. Une nouvelle fois, l'adolescente déchante. Elle qui espérait tant voir enfin apparaître un signe indiquant que tout ceci n'est qu'une supercherie se retrouve nez à nez avec une écriture calligraphiée. Le parchemin est signé « Julius Martinus, Centurio ».

- Et merde ! s'exclame-t-elle.

Cette fois c'est clair, soit je suis définitivement bonne à enfermer, soit nous sommes vraiment, vraiment dans la mouise.

Ignorant les protestations scandalisées de l'homme en toge, Elena froisse le parchemin entre ses mains. Ses doigts vont effleurer le crucifix qui pend sous son tee-shirt, et elle croise le regard de June.

Elle avait raison. Elle a su où on se trouvait à l'instant précis où nous avons croisé ces fichus chevaliers.

La jeune fille retient un gémissement.

Et sinon, comment on fait pour retourner dans le présent ?


- Mr. Cape Rouge : Arthur

- Mr. Commentaire Déplacé : Lancelot

- Je-Dégaine-Plus-Vite-Que-Mon-Ombre (ou le pas commode) : Tristan

- Gentil-Polyglotte (ou le plus jeune) : Galahad.

- Blondin : Gauvain