x
Chapitre 4 : Les découvertes
Mr. Cape Rouge a l'air furieux qu'elle lui ait volé son… parchemin.
Elena commence vraiment à croire qu'elle a développé une capacité unique à taper sur le système des gens. À ce niveau-là, ça devient carrément du hors-concours.
La reine des emmerdeuses, comme dirait Mike, grimace-t-elle.
À vrai dire, ce n'est pas la première fois qu'une réaction impulsive la met dans le pétrin. Il y a eu cette fois où elle s'est enchaînée à un arbre pour protester contre la déforestation en Angleterre et où elle a bien failli finir découpée en rondelles par une abatteuse mécanique, ou encore cette fois où elle s'est baladée seins dans la rue pour soutenir la manifestation féministe du Femen et qu'elle a fini au poste de police. La jeune fille avait alors eu bien du mal à convaincre ses parents qu'en arriver à une telle extrémité était nécessaire, probablement à cause du montant de l'amende pour atteinte à la pudeur.
L'attention d'Elena est ramenée au présent, ou au passé, tout dépend de comment on décide de voir les choses, par une exclamation agacée de Mr. Cape Rouge. Lui arrachant le parchemin froissé des mains, il la secoue par les épaules avec exaspération. Visiblement, elle vient peut-être d'atteindre les limites de sa patience.
- Désolée, désolée, désolée. Je ne voulais pas abîmer pas abîmer votre… votre parchemin, bégaie-t-elle en sentant les larmes lui monter aux yeux. J'oublie souvent de réfléchir avant d'agir. Dites… vous ne voudriez pas arrêter de me malmener ?
Il continue de grogner agressivement, et la jeune fille se fait toute petite dans l'espoir qu'il ne décidera pas de l'éliminer sur-le-champ. S'arrêtant brusquement, l'homme tend une main vers son décolleté, ignorant son sursaut méfiant. Toutefois, il se contente de caresser le crucifix qui s'est échappé de son débardeur. Les sourcils froncés, il examine le petit pendentif d'un air quelque peu perplexe. La jeune fille prie le ciel pour qu'il soit chrétien, et pas un genre de païen fanatique. C'est qu'on ne plaisantait pas avec la religion à cette époque.
Il s'adresse à elle, et ses paroles semblent sérieuses. Dommage qu'elle ne puisse pas le comprendre, parce que toute trace d'agressivité s'est effacée de son visage. Il la dévisage avec insistance, comme s'il attendait une sorte de réaction, de compréhension de sa part, et la jeune fille hoche la tête, les yeux écarquillés. Évidemment, elle ne pige toujours rien à ce qu'il lui dit, mais la jeune fille a trois principes dans la vie.
Ne jamais manger de viande sans en connaître la provenance, parce que la maltraitance animale dans les abattoirs c'est juste révoltant, refuser toute éventuelle demande en mariage, parce que c'est une institution patriarcale qui a pour but d'objectifier la femme, énumère-t-elle mentalement, et surtout, SURTOUT, ne jamais contrarier un type qui se balade avec une épée à la ceinture.
Ce qui lui semble plutôt raisonnable.
Une voix retentit derrière elle, et Mr. Commentaire Déplacé vient les rejoindre. Après avoir gentiment repoussé son chef, il tourne son attention vers Elena pour essuyer du pouce les larmes qu'elle n'a pas senti lui échapper. Manifestement, il a abandonné tout espoir de se faire apprécier de June et a décidé de tenter sa chance avec elle. Cependant, maintenant que la jeune fille se voit offrir l'occasion de l'observer d'un peu plus près, elle ne parvient plus à se rappeler ses principes sur la solidarité féminine. Si elle ne l'avait pas rencontré, elle n'aurait jamais su qu'un homme pouvait être à ce point séduisant. Ses cheveux noirs et bouclés, à peine plus longs que ceux de son chef, encadrent un visage fin et bien dessiné, au milieu duquel deux yeux sombres pétillent de malice. Et il y a ce sourire espiègle, presque narquois, caractéristique du bad-boy en puissance. Il émane de lui une sorte d'aisance quelque peu teintée d'arrogance, et Elena a bien l'impression qu'il n'ignore rien de son propre charme.
Elle se sent fondre comme neige au soleil.
Perdue dans son regard, la jeune fille ne proteste pas lorsque Trop-Beau-Pour-Être-Vrai la saisit par le coude. Décidément, ce nouveau surnom lui convient beaucoup mieux que Mr. Commentaire Déplacé.
Je suis censée suivre ce type ? Pas de souci, s'extasie-t-elle intérieurement. Jusqu'au bout du monde même, si ça le chante.
- Où est-ce que vous m'emmenez ? ajoute-t-elle à voix haute, sans réellement s'attendre à une réponse.
Trop-Beau-Pour-Être-Vrai hausse un sourcil élégant avant de lui répondre en Latin. Bien que la jeune fille ne comprenne pas ses mots, il lui paraît clair qu'il s'adresse à elle comme à quelqu'un de particulièrement stupide. Alors évidemment, elle le trouve tout de suite beaucoup moins séduisant. L'homme fait signe au chevalier blond, qui vient prendre l'autre bras d'Elena. Ensemble, les deux hommes la poussent à l'intérieur d'un vaste fort de plain-pied. C'est la construction la plus luxueuse qu'elle ait vue jusqu'ici, et si des personnalités importantes vivent à ce mur, c'est certainement dans ce bâtiment qu'elles résident. Juste avant de disparaître dans le corridor, la jeune fille lance un regard par-dessus son épaule. Toujours assise sur le muret, June est en train de se masser précautionneusement la cheville. Celle-ci a doublé de volume et vire peu à peu du violet au noir.
Sentant son cœur se serrer, Elena échange un faible sourire avec l'autre fille. Bien qu'elle trouve agaçante sa fascination pour l'endroit où elles ont atterri, l'adolescente ne peut s'empêcher de s'inquiéter pour June et regrette de devoir l'abandonner. Après tout, cette dernière est devenue sa compagne de galère, et qui sait quand elles se reverront ?
Entraînée dans une série de couloirs, Elena n'a d'autre choix que de suivre ses ravisseurs. Ils la tiennent gentiment mais fermement, et la jeune fille a la vague impression d'être une sorte de chaton égaré ramené à sa portée. Autour d'elle, tout est sombre et construit dans de la pierre. L'absence d'ouvertures sur l'extérieur est compensée par des torches disséminées à égale distance les unes des autres, et sans être particulièrement claustrophobe, la jeune fille a très vite l'impression d'étouffer. Les couloirs sont étroits, et l'air lui-même semble parfois avoir dû mal à y circuler.
Quand ils arrivent enfin devant une porte, Elena ne peut s'empêcher de se raidir, flairant le mauvais plan. Et en effet, elle ne s'est pas trompée. Le battant s'ouvre sur une pièce minuscule contenant un petit lit, une table grossière, et un fragile tabouret. Difficile de savoir si c'est une chambre ou une cellule. Cependant, Elena est trop occupée à fixer le lit du regard pour y prêter attention. Elle qui commençait à se détendre se demande si elle n'a pas commis une erreur. Après tout, peu importe que ces hommes soient de véritables chevaliers ou pas, cela ne signifie pas qu'ils sont recommandables.
Tout en retenant des larmes de crainte, la jeune fille essaie de se libérer. Au-dessus d'elle, ses deux ravisseurs échangent un regard et le blond finit par la lâcher.
De son côté, Trop-Beau-Pour-Être-Vrai la pousse vers le lit mais ne l'y jette pas comme elle le craignait. Au lieu de cela, il la saisit par les épaules et la force à croiser son regard. Tremblante, la jeune fille s'enfonce les ongles dans les avant-bras. Il lui faut absolument garder son calme mais comme toujours lorsqu'elle est effrayée, Elena se retient à grand-peine de tomber dans l'hystérie.
- Vous savez, risque-t-elle avec appréhension, je crois qu'il vaudrait mieux qu'on retourne avec les autres. De toute façon, il est encore trop tôt pour se coucher et…
Brusquement, la terreur prend le pas sur son bon sens, et elle débite à toute vitesse :
- La vérité c'est que je ne donne pas dans ce genre de truc avant au moins le troisième rendez-vous et un kidnapping, on ne peut pas vraiment dire que ça compte, pas vrai ? Alors surtout ne le prenez pas mal, parce que je vous trouve tous les deux très séduisants, en fait il faudrait être aveugle pour ne pas vous trouver séduisants, mais je crois qu'il vaudrait mieux que nous en restions à un stade… platonique, on va dire. Vous comprenez ? Et même si je prône des valeurs sur la liberté sexuelle, je trouve qu'à dix-sept ans on est encore un peu jeune pour se lancer dans des plans à trois…
S'arrêtant pour reprendre son souffle, la jeune fille remarque que les deux hommes la dévisagent d'un air déconcerté. Difficile de dire s'ils sont plutôt admiratifs ou irrités, alors Elena opte pour un mélange des deux. Après tout, comme elle vous l'a déjà dit, tout le monde n'a pas la patience de la supporter.
- Somnus ? lui propose Trop-Beau-Pour-Être-Vrai sur un ton presque interrogateur.
Il semble désormais se méfier de ses réactions.
- Somnus, répète-t-il en détachant distinctement les syllabes.
Il la prend pour une idiote, mais Elena n'en est pas une. Simplement, elle commence à se lasser de ces chevaliers et de leur fichu Moyen Âge. Elle veut sa chambre, son lit, ses parents, et même son débile de frère. La jeune fille donnerait n'importe quoi pour regagner l'Angleterre du 21ème siècle. La simple idée de devoir se passer à tout jamais d'électricité, de technologie et de donuts au chocolat lui donne envie de se cogner la tête contre un mur en hurlant.
- Somnus ? interroge-t-elle d'une voix abattue.
Le mot lui semble familier et en essayant de savoir pourquoi, la jeune fille est ramenée à ses premiers cours de langues étrangères. Si elle se souvient bien, l'Anglais et le Français sont censés prendre leurs racines dans les langues romanes. « Somnus » ne ressemble à aucun mot anglais, ce qui ne lui laisse donc que le Français. Dommage qu'elle n'ait jamais fait l'effort de travailler dans cette matière.
Imitant quelqu'un en train de dormir, Blondin fait mine de ronfler et pointe le lit du doigt. Brusquement, tout s'éclaire dans l'esprit de la jeune fille. Sommeil, somnus. Il lui enjoint de dormir.
Somnus ? Somnus, mon œil, oui ! Je ferais somnus quand vous serez sortis de cette pièce ! pense-t-elle en continuant de les dévisager avec méfiance.
- Vous voulez que je dorme, c'est bien ça ? interroge-t-elle en faisant un geste vers le lit.
D'un air soulagé, Blondin hoche la tête.
Les deux hommes s'apprêtent à quitter la pièce lorsqu'Elena réalise qu'elle meurt de soif. Après toute une journée passée à chevaucher sous un soleil de plomb, la jeune fille s'étonne qu'ils n'aient pas pensé à lui apporter une carafe d'eau. Ses valeureux chevaliers font preuve d'un sacré manque de prévenance, quand même.
- Hé, attendez !
Revenant sur leurs pas, les deux hommes haussent un sourcil interrogateur. Elena, qui craignait que ses intentions soient mal interprétées, soupire de soulagement en les voyant s'arrêter à bonne distance d'elle. Ses ravisseurs ont presque l'air inquiet, et la jeune fille réalise qu'ils tentent d'éviter de la perturber davantage. Finalement, ils ne sont peut-être pas si terribles.
- J'ai vraiment très soif. Vous n'auriez pas de l'eau ?
Frustrée par leur incompréhension, la jeune fille fait mine de boire un verre d'eau. Aucune réaction, ils continuent de la dévisager d'un air indécis. Elena pousse un soupir. Pourquoi tout doit être si compliqué ? Répétant son imitation, elle fait cette fois semblant de boire au goulot d'une bouteille. Cependant, face à l'air désapprobateur de Trop-Beau-Pour-Être-Vrai, la jeune fille ajoute précipitamment :
- C'est de l'eau que je veux, pas de l'alcool !
Blondin s'adresse à elle, et Elena décèle le mot « aqua » dans sa phrase.
Oui ! jubile-t-elle. Voilà, on y arrive, on commence à se comprendre.
- C'est tout à fait ça ! J'aimerais avoir de l'eau… euh, de l'aqua !
La jeune fille sait qu'ils ne la comprennent pas et qu'ils sont sans doute surpris par son enthousiasme mais, brusquement, la situation lui semble beaucoup moins dramatique. Elle a soif, elle a réussi à faire passer le message, et elle va probablement obtenir son eau. Si Elena parvient à communiquer avec eux, peut-être qu'elle pourra obtenir des réponses. Évidemment, elle ne se fait pas d'illusions, il y a peu de chance pour qu'ils lui soient d'un quelconque secours, mais elle se sent déjà moins seule.
Après avoir échangé quelques mots avec son acolyte, Blondin sourit à la jeune fille et quitte la pièce. Désinvoltement, Trop-Beau-Pour-Être-Vrai va se jucher sur la table en bois. Malgré son armure inconfortable, il s'appuie contre le mur, ses longues jambes étendues devant lui.
Troublée par le regard qu'il pose sur elle, Elena détourne les yeux et tente d'adopter une posture décontractée. Cet homme est beaucoup trop intense.
Trop-Beau-Pour-Être-Vrai prononce quelques mots puis pousse un soupir, levant les yeux au ciel. Cette situation semble l'agacer tout autant qu'elle, et Elena jurerait qu'il compte jusqu'à trois. Finalement, le chevalier fait une nouvelle tentative, cette fois en se pointant lui-même du doigt :
- Lancelot.
Lancelot ? C'est clair, il est timbré. Soit ça, soit ses parents ont inventé une toute nouvelle forme de torture en le prénommant ainsi.
Ça devait être sympa à la récré.
Donc elle a été kidnappé par Lancelot. Ou plutôt, par un homme qui se prend pour Lancelot, parce que tout le monde sait que les chevaliers de la Table Ronde ne sont qu'un mythe. Finalement, l'impossible est devenu possible ; la situation s'est encore empirée. Elena n'a pas seulement été kidnappée par un type vivant au Moyen Âge, non, elle a été kidnappée par un cinglé vivant au Moyen Âge. Et le cinglé en question se balade avec une épée à la ceinture.
Merveilleux.
- Lancelot ? interroge-elle d'un air dubitatif. Vous vous appelez Lancelot ?
- Lancelot, répète l'homme en secouant la tête. Lan-ce-lot.
Manifestement, ils ont encore des progrès à faire au niveau de la communication.
- Lancelot, j'avais compris.
Le prétendu Lancelot pointe un doigt dans sa direction, et la jeune fille cligne des yeux. Ah oui, il veut connaître son prénom.
- Elena. Je m'appelle Elena.
- Elena, répète-t-il en faisant rouler les syllabes.
C'est presque ça. Avec un peu d'entraînement, la prononciation deviendra sans doute plus fluide.
Trop-Beau-Pour-Être-Vrai, ou Lancelot, enfin peu importe, désigne la porte du doigt.
- Gauvain.
Il faut une bonne minute à la jeune fille pour comprendre qu'il parle de Blondin.
Blondin, qui serait Gauvain. Logique. Poussant un soupir, Elena se demande si « Lancelot » n'a pas reçu un peu trop de coups sur la tête au cours de combats. Ou peut-être qu'elle a atterri dans une secte d'adorateurs des chevaliers de la Table Ronde. À moins bien sûr que les jeux de rôle ne soient monnaie courante ici au Moyen Âge. Elena a quand même un doute.
Blondin alias Gauvain revient avec un verre d'eau et une chandelle dans les mains. Il tend le verre à Elena, qui s'en empare avec un petit cri de joie, puis s'en va déposer la bougie sur la table. Après avoir reniflé le contenu du récipient, la jeune fille décide de ne pas faire la difficile et de l'avaler. Certes, l'odeur n'est pas terrible, mais elle meurt de soif. Et puis, qui sait quand on lui apportera à nouveau de l'eau ?
Le goût craint aussi, pense-t-elle en grimaçant. Pitié, faites que je ne sois pas en train de m'empoisonner !
Après avoir récupéré le verre, les deux hommes quittent la pièce, et « Lancelot » lui adresse un bref sourire charmeur en refermant la porte.
La jeune fille se retrouve seule, avec pour unique éclairage la faible lueur d'une bougie. Son premier réflexe est d'aller vérifier si la porte est verrouillée, mais bien que ses ravisseurs manquent de prévenance, ils ne manquent certainement pas de prudence. Toute tentative de fuite peut être oubliée. De toute façon, où irait-elle ? Il y a des gardes partout, et le fort ressemble presque à un labyrinthe. Sans oublier qu'il est hors de question d'abandonner June ici. Pas cette fois, alors qu'il n'y a aucune chance d'obtenir de l'aide. En fait, après réflexion, Elena réalise qu'elles sont plus en sécurité ici que seules dans la nature. C'est bien connu, le Moyen Âge est une époque dangereuse, et pour le moment, aucun mal ne leur a été fait. Avec un peu de chance, cela continuera ainsi.
Soudain épuisée, la jeune fille tourne vers son regard vers le lit. Une multitude de questions lui pèsent sur l'esprit, mais ses paupières commencent déjà à se fermer d'elles-mêmes. Peut-être qu'il vaudrait mieux qu'elle aille se coucher. Après tout, il y a peu de chance pour que les réponses lui apparaissent dans l'immédiat, et elle a bien besoin de dormir après cette longue journée. Quelque chose lui dit qu'il lui faudra être reposée pour affronter ce qui viendra demain.
Après avoir retiré son tee-shirt et son jean, qui sont sales et empestent la transpiration, Elena se glisse sous les couvertures. Une nouvelle fois, la jeune fille est frappée par une odeur désagréable, une odeur de moisi, et elle ne peut s'empêcher de jeter un œil au matelas. L'idée de dormir avec les mites et les cafards ne la réjouit pas particulièrement, mais heureusement, à défaut de sentir bon, le matelas semble propre. Dommage qu'il soit si dur.
Maintenant, reste plus qu'à espérer que mes copains les chevaliers ne viendront pas m'assassiner pendant la nuit.
Les doigts serrés sur son crucifix, Elena ferme les yeux et tâche de se détendre. Demain, elle trouvera June et, ensemble, elles chercheront une solution. Demain, peut-être même qu'elles découvriront le moyen de retourner à leur époque. Demain…
Sans même s'en apercevoir, la jeune fille s'est endormie.
Avec ce qu'elle vit depuis deux jours, il y aurait vraiment matière à écrire un livre. Ou réaliser un film.
En soupirant, June regarde Elena disparaître dans le fort. Quand cette dernière ne jette pas des regards énamourés au Don Juan discourtois qui la tient par le bras, elle semble sur le point de péter les plombs. Tout au long de la journée, June a craint qu'une de ses réactions impulsives ne les mettent vraiment dans le pétrin mais, finalement, l'adolescente s'est plutôt bien maîtrisée.
La jeune fille n'est pas certaine qu'Elena réalise vraiment où elles se trouvent alors qu'elle, cela fait bien longtemps qu'elle l'a compris. La première chose qui lui a mis la puce à l'oreille, c'est cette drôle de plaine qui a remplacé la forêt d'Ashdown. Tout y était trop vert, trop dru, trop florissant, comme si complètement épargné par la pollution atmosphérique. Ensuite, il y a eu ces hommes armés, non pas peints en bleu comme Elena l'a affirmé, mais recouverts de symboles de guerre. Quand June les a vu, une alarme s'est déclenchée dans sa tête, et bien sûr, les chevaliers ont été la cerise sur le gâteau. Des personnes parlant couramment le Latin en 2021, ce n'est pas commun. Et il y a leurs armes, leurs amures, sans oublier ce blason romain sur le plastron de celui qui semble être leur chef. Tout était bien trop réel, et cela avait fait tilt dans l'esprit de June. Certes l'hypothèse était folle, voir même inimaginable, mais quelle explication y aurait-il pu y avoir autre qu'un bond dans le temps ? Enfin, dans le passé pour être exacte.
June n'est pas du genre à se voiler la face. La situation est déstabilisante, terrifiante même, mais pour l'affronter, mieux vaut-il avoir toutes les cartes en main. Elle observe les alentours, les détaille, les absorbe, dans l'espoir d'en apprendre plus. La jeune fille pense pouvoir affirmer qu'elles se trouvent toujours en Angleterre. Sauf qu'à cette époque, on appelait plutôt cet endroit la Grande-Bretagne. Et ce gigantesque mur, si impressionnant et majestueux, n'est autre que le Mur d'Hadrien.
Passionnée d'histoire, elle a passé de nombreuses heures le nez plongé dans des bouquins relatant les événements des temps passés. Et comme le Mur d'Hadrien ne se trouve pas si loin de chez elle, en effet il sert plus ou moins de frontière entre l'Écosse et l'Angleterre, June s'y est particulièrement intéressée. Il a été construit quelque part au cours du deuxième siècle après J.C, probablement dans les premières années, par des légionnaires romains. Sans en être certaine, elle pense se souvenir que c'était dans le but de tracer une ligne protectrice entre la Bretagne soumise à Rome et la Bretagne qui ne l'était pas. Autrement dit, entre la Bretagne Romaine et les peuples Brittoniques libres, sans oublier les Saxons qui étaient aussi les ennemis de Rome.
En résumé, si June ne se trompe pas, elles ont atterri en temps de guerre.
D'un air méfiant, la jeune fille regarde l'homme à la cape rouge s'approcher d'elle. Il a les sourcils froncés, l'air préoccupé, et June en conclut que sa conversation avec le dignitaire romain n'a pas pris le tour qu'il espérait. Ignorant son regard farouche, le chevalier vient s'accroupir face à elle en lui soufflant des mots apaisants.
Cela ne date pas d'aujourd'hui, June a toujours eu le plus grand mal à faire confiance, et la situation ne fait que renforcer cette méfiance. N'importe qui sait que le Moyen Âge est une époque cruelle, mais ayant lu des bouquins entiers sur l'Inquisition de l'Église catholique romaine, elle a une assez bonne notion de ce qu'implique réellement cette cruauté. La vierge de fer, le berceau de judas ou encore la fourche d'hérétique, ces noms vous évoquent-ils quelque chose ? Cependant, il y a une véritable humanité dans les yeux bleu-gris qui la dévisagent, et June n'émet aucune protestation lorsque le chevalier la prend dans ses bras.
Au moins, ça m'évitera de marcher, pense-t-elle sombrement.
Serrée contre un torse recouvert d'acier, la jeune fille s'accroche nerveusement à l'épaule du chevalier. Sa cheville lui fait mal, l'appréhension lui noue l'estomac, et elle se sent particulièrement vulnérable dans cette position. June n'a jamais vraiment été à l'aise avec les contacts physiques, particularité qu'elle a sans doute héritée de son père, mais elle ne peut que suivre le mouvement.
- Où m'emmenez-vous ? interroge-t-elle d'une voix incertaine.
La jeune fille pense discerner « remède » et « médecine » dans sa réponse, ou tout du moins quelque chose s'en approchant, et elle est envahie par un mélange de soulagement et de crainte. Ici, rien n'est aseptisé, les remèdes ne sont que de vagues infusions de plantes, et l'hygiène de base est un concept… pas encore inventé.
D'accord, c'est vrai, j'ai toujours voulu savoir comment ça se passait à cette époque, mais peut-être pas à ce point-là… Dommage, parce que quelque chose me dit que je vais bientôt avoir droit à une séance privée avec les docteurs… euh pardon, avec les guérisseurs, bouchers, charlatans, d'ici.
Toutefois, l'angoisse de June s'évapore très vite. Sa curiosité naturelle reprend le dessus, et bientôt, elle se perd dans la contemplation des alentours. Tout est si archaïque, si différent de ce qu'on peut lire dans les bouquins. Certes, les similarités sont là, mais rien dans les livres ne décrit cette odeur primitive de sueur, de rance et de terre. L'authenticité qui s'en dégage est presque séduisante, et June ne parvient pas à se résoudre à la détester. Ici au moins, on peut sentir le dur labeur qui se cache derrière ces murs en pierraille, et le tout lui semble beaucoup plus plaisant que l'enceinte de la fac de médecine.
En résumé, le Moyen Âge est bien plus passionnant dans la réalité que dans les récits.
Le chevalier s'arrête devant une épaisse porte en bois qui, une fois ouverte, s'avère mener à une sorte d'infirmerie. Deux rangées de lits s'étendent d'un bout à l'autre de la pièce, bordées de tables de chevet, et ci et là, des torches suspendues au mur diffusent une vive lueur. Sur la gauche, quelques flammes ronflent paresseusement dans un petit âtre, et June ne peut s'empêcher de grimacer. La cendre, la fumée. Très hygiénique. Au milieu de la pièce vide, un homme en toge s'active entre deux lits.
La jeune fille est délicatement posée sur un matelas, et le « médecin » se dirige vers elle. Fronçant les sourcils, June remarque qu'il y a quelque chose de légèrement condescendant dans son attitude lorsqu'il examine sa tenue. En réalité, la jeune fille commence à se demander si tous les hommes qu'elle a croisés ne la prennent pas pour une femme « de mœurs légères », façon polie de désigner une prostituée. Il est clair que son short et son tee-shirt ne sont pas dans le ton de l'époque, et quoiqu'en pense Elena, elles ont été chanceuses de croiser ces chevaliers. Ici, rien ne fonctionne comme en 2021. Les hommes sont plus corrompus et violents que jamais, et peu de crimes tels que les agressions sur les femmes sont punis. Autrement dit, mieux vaut-il être prudente et éviter d'attirer l'attention.
Sur une directive de l'homme à la cape rouge, le « docteur » se met à examiner sa cheville. Il pose ses mains sur la boursoufflure violacée, et June retient une protestation irritée. En temps normal, jamais elle n'aurait laissé quelqu'un avec des ongles dans un tel état la toucher, et encore moins dans le but de la soigner.
Je sais déjà ce que j'ai ! Ça s'appelle une entorse avec œdème et rupture du faisceau talo-fibulaire antérieur, et vu que je doute que tu aies des anti-inflammatoires à ta disposition, tu ne peux rien faire mis à part me surélever le pied.
Un cri de douleur lui échappe lorsque le charlatan lui tord la cheville sur le côté.
- Putain de merde ! jure-t-elle en le fusillant du regard.
Cela semble l'effrayer quelque peu, parce qu'il fait un pas en arrière en levant les mains.
- Si on soignait les gens comme ça chez moi, ça ferait longtemps que plus personne n'aurait à poireauter trois heures aux urgences, marmonne la jeune fille entre ses dents.
Il est hors que question que cet idiot l'approche à nouveau.
Elle continue de darder sur lui un regard rancunier et le petit homme tourne un visage incertain vers le chevalier. S'il la trouve effrayante, c'est tant mieux. June n'a qu'une patience limitée avec les empotés, et rares sont les personnes qui ont le courage de la contrarier.
Heureusement pour le médecin, ils sont interrompus par l'arrivée chaotique de trois hommes. Avec un sursaut, la jeune fille réalise que ce sont quelques-uns des cavaliers qui ont quitté le groupe après avoir vu la fumée. L'un d'entre eux, un véritable colosse au crâne rasé, semble blessé à la jambe. En effet, un bandage imbibé de sang est enroulé autour de sa cuisse droite, et il est soutenu par un de ses compagnons. Dès qu'il les voit, l'homme à la cape rouge se précipite vers eux en poussant une exclamation. Son visage est tordu par l'inquiétude, et c'est à peine s'il prête attention au troisième chevalier. June le reconnaît aussitôt, parce qu'elle a passé une bonne partie du trajet à chevaucher avec lui.
Dans ses bras se trouve une jeune femme blonde en sale état, et il crie quelque chose au médecin. Avec effarement, June voit du sang goutter sur le sol en pierre.
Si jamais elle a eu un doute, cette fois c'est clair, le 21ème siècle n'est plus qu'un lointain souvenir.
Bienvenue au Moyen Âge.
