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Chapitre 5 : Le choc des cultures

Une telle scène ne devrait pas la surprendre.

Après tout, June vient de faire un bond dans le passé de plus de mille ans. Ici, au Moyen Âge, meurtres et massacres sont monnaie courante, et elle en a bien conscience, mais cela ne l'empêche pas d'observer la pauvre femme blessée d'un air effaré. Pourtant, June est loin d'être impressionnable. Elle vient d'achever une année de prépa en médecine et, du sang, elle en a vu. Mais comme elle est en train de s'en apercevoir, il y a tout un monde entre ce qui se trouve devant ses yeux et des cadavres d'animaux. Rien ne l'a préparée à cela.

Le chevalier dépose la pauvre femme sur un des lits et le médecin se précipite vers elle, suivi de l'homme à la cape rouge et des deux colosses. En les voyant tous les cinq penchés au-dessus de la blessée, June pousse une exclamation consternée.

Mais poussez-vous de là, bande d'imbéciles ! Elle a besoin d'air, et vous allez la faire crever d'une septicémie si vous ne faites pas au moins l'effort de vous laver les mains !

Trop tard ; le médecin a déjà commencé à déboutonner la robe ensanglantée de la femme, et June remarque qu'un petit poignard est planté jusqu'à la garde dans son abdomen. Des doigts aux ongles sales viennent se poser sur la plaie, ce qui lui tire un gémissement. Ce type-là est véritablement incompétent, même pour un médecin du Moyen Âge. Les yeux écarquillés d'horreur, June regarde le petit homme empoigner le manche du poignard et l'arracher d'un coup sec. L'effet est radical, la femme blessée reprend aussitôt conscience en poussant des hurlements de douleur.

Un flot de sang ruisselle du lit jusque sur le sol, et il devient clair que le risque de mort par septicémie vient d'être remplacé par… le risque de mort par hémorragie.

- Arrêtez ça ! s'écrie June en se plaquant une main sur la bouche.

Toutefois, le pire est encore à venir. Sur un ordre du médecin, l'homme à la cape rouge ouvre le tiroir d'une table de chevet et en sort un large récipient en métal rouillé. La jeune fille manque de défaillir en apercevant les objets qu'il contient ; des scalpels, des bistouris, des cautères, et encore tout un tas d'ustensiles étranges et parfois tranchants qu'elle ne reconnaît pas. Tous sont faits de bronze, tous sont dans un état lamentable et recouverts de sang séché, mais surtout, tous s'apparentent plus à des instruments de torture qu'à des outils chirurgicaux.

En son âme et conscience, June ne peut laisser cette femme entre les mains de ce charlatan.

Alors qu'elle tente de descendre de son lit, la jeune fille est douloureusement rappelée à l'ordre par sa cheville, et malgré sa bonne volonté, elle ne peut que s'effondrer sur le matelas. Quelque chose lui dit qu'elle sera de toute façon incapable de marcher jusqu'à la blessée. Ou du moins, pas sans s'étaler de tout son long à mi-parcours.

Soudain, l'homme à la cape rouge apparaît à ses côtés, lui bloquant la vue sur la scène macabre qui ne se déroule qu'à quelques pas. Il tient un verre d'eau dans une de ses mains, et June ne trouve pas la force de protester lorsqu'il l'amène à ses lèvres. Anormalement complaisante, la jeune fille se contente d'ouvrir la bouche en silence. Des gémissements de douleur lui parviennent aux oreilles, et June sait qu'il est trop tard pour intervenir. De toute façon, que pourrait-elle bien faire ? Ce n'est pas comme s'ils la comprenaient. Tout lui murmurant des paroles incompréhensibles, le chevalier l'aide à se rallonger.

Brusquement, la jeune fille a l'étrange impression d'être anesthésiée. En l'espace de quelques secondes seulement, elle passe de l'état « tendue comme un ressort » à celui « d'insomniaque épuisée ». Ses paupières lui semblent lourdes, très lourdes, et son corps est désormais fait de plomb.

J'hallucine, il m'a droguée.

Quelque part au loin, June entend crier le mot « Artorius ».

Artorius ? Tiens, c'est bizarre, ça me dit quelque chose

Mais vraiment, réfléchir à travers le brouillard de son esprit lui paraît bien trop compliqué.

Je verrais ça plus tard, parce que là, il faut vraiment que je… que je…

Et elle s'endort.

Quelques heures plus tard, lorsque June reprend connaissance, l'infirmerie est silencieuse. Toutefois, en regardant autour d'elle d'un air groggy, la jeune fille réalise qu'elle n'est pas seule. Le chevalier blessé est étendu sur un lit près du sien, assoupi, tandis que de l'autre côté de la pièce, la femme poignardée gît sur le dos. Aussitôt, June se redresse sur les coudes, avec l'intention d'aller vérifier si la blessée a survécu aux « soins médicaux », mais s'aperçoit que quelque chose ne tourne pas rond en repoussant ses couvertures. Elle ne s'est pourtant pas endormie vêtue de cette robe en laine informe, si ? Et ça, c'est une attelle à son pied ? Bon, l'instrument est de fortune, mais June doit admettre que la confection est plutôt ingénieuse. Un long morceau de bois maintient sa cheville grâce à une cordelette enroulée en spirales de son pied jusqu'à son mollet, et le tout est relié à une semelle en cuir. Il lui faudra encore plusieurs jours de repos pour pouvoir marcher correctement, mais l'attelle devrait lui permettre de se déplacer sur de courtes distances. Malgré cela, la jeune fille ne peut s'empêcher de bouillonner.

Et dire que ce boucher a profité de mon sommeil pour poser ses sales pattes sur moi !

June déteste l'idée d'avoir été déshabillée par un inconnu.

Chassant cette pensée de son esprit, la jeune fille descend précautionneusement de son matelas. Après avoir aligné quelques pas maladroits et douloureux, elle parvient à atteindre le lit sur lequel se trouve la femme blessée. June a dû mal à croire qu'elle ait pu survivre à une telle opération et veut en avoir le cœur net.

Cependant, la jeune fille se montre peut-être médisante parce qu'au lieu du cadavre qu'elle s'attend à découvrir, c'est une jeune femme inconsciente mais bien vivante qui se trouve sous ses yeux. Délicatement, June soulève l'épaisse couverture en laine et examine l'endroit où se trouvait le poignard. La plaie est désormais recouverte d'une compresse, qui a été imbibé dans une sorte d'onguent probablement considéré comme antiseptique. June doute qu'il s'agisse d'autre chose qu'un mélange de diverses plantes. Maintenant qu'elle a l'occasion d'examiner la femme d'un peu plus près, la jeune fille réalise que sa blessure paraissait plus sérieuse qu'elle ne l'est réellement. Par chance, le poignard a traversé la chair sans toucher d'organe vital, et si la blessée ne développe pas d'infection, elle survivra certainement.

J'en connais une qui l'a échappée belle.

- Toi, tu peux remercier ta bonne étoile, ajoute-t-elle à voix haute.

C'est alors que la porte de l'infirmerie s'ouvre et que deux personnes font irruption dans la pièce. Sursautant, June fait volte-face pour se retrouver nez à nez avec le médecin et le chevalier qui a amené la femme à l'infirmerie. L'homme en toge fait de grands gestes exaspérés, et la jeune fille en conclut qu'elle devrait se trouver au lit plutôt que debout à côté de la blessée. Toutefois, lorsqu'il s'approche pour la saisir par le bras, son regard glacial l'arrête aussi sûrement qu'un coup de poing dans l'estomac.

C'est plus fort qu'elle, June ne peut vraiment pas le sentir. Et lorsqu'elle a quelqu'un dans le nez, mieux vaut que ce quelqu'un reste à bonne distance.

Ignorant son regard noir, le chevalier désamorce la situation en la soulevant dans ses bras.

Ne me demandez pas la permission, c'est inutile, pense-t-elle avec mauvaise grâce.

- Je peux savoir où vous m'emmenez ?

Bien sûr, June ne s'attend pas à une réponse, mais malgré toute sa fascination pour cette époque, être trimballée de tous les côtés commence à sérieusement l'agacer.

Je suppose que ça veut dire non.


C'est une appétissante odeur de nourriture qui la réveille. Enfin, aussi appétissante que toute odeur du Moyen Âge peut l'être.

Elena cligne des yeux, et son estomac se met à gargouiller bruyamment. Un rire sonore résonne au-dessus d'elle, ce qui lui tire un soupir exaspéré. Contrairement à son dernier réveil, la jeune fille se souvient parfaitement de l'endroit où elle se trouve, et de ce fait, elle n'est presque pas surprise de trouver Blondin-Gauvain penché au-dessus d'elle. Bien sûr, cela ne l'empêche pas de pousser une exclamation consternée en réalisant qu'elle ne porte que ses sous-vêtements.

Bas-les-pattes, mon vieux, si tu ne veux pas que je te soulage du poids de tes attributs ! pense-t-elle en remontant la couverture sur sa poitrine.

Toutefois, le chevalier se contente de déposer un vêtement en laine rugueuse sur le lit, avant de lui tourner le dos. Après lui avoir jeté un regard méfiant, la jeune fille se redresse sur les coudes et examine le… la robe ? C'est une robe, ça ? Et si elle a bien tout compris, elle est censée la mettre ? Elena pousse un gémissement en observant les épaisses coutures et le tissu rêche. Avant même de l'avoir enfilé, elle sait déjà qu'elle va passer la journée à se gratter furieusement, mais ce n'est pas comme si elle avait le choix. Il lui faut suivre le mouvement pour rester en vie.

Qui sait si ces pseudos-chevaliers n'ont pas l'intention de me sacrifier pour les besoins de leur fichu jeu de rôle ?

À moins bien sûr qu'elle ne serve d'offrande sur l'autel de la sacro-sainte quête du Graal. Ou quelque chose dans ce gout-là.

Sans un mot, mais en veillant bien à ce que Gauvain garde le dos tourné, Elena se glisse dans la robe. Étant donné qu'elle n'est pas encore descendue du lit, oui parce qu'il est hors de question d'éloigner son corps de la couverture tant qu'il ne sera pas entièrement vêtu, l'habillage tourne quelque peu à l'épreuve de force. Finalement, après maintes luttes et combats acharnés, Elena est affublée de l'horrible sac à patates. Désormais, la question est ; comment va-t-elle pouvoir se déplacer correctement dans cette atrocité ? Le col baille abominablement, à tel point que la jeune fille est obligée de le plaquer contre sa poitrine.

Soit la robe est trop large d'au moins trois tailles, soit Elena n'a pas encore saisi toutes les subtilités de l'habillement au Moyen Âge.

Ouah, terrassée par une robe. C'est à se demander comment j'ai réussi l'exploit de survivre plus d'une minute dans cet endroit.

Lorsque le chevalier risque un regard en arrière, la jeune fille hausse les épaules d'un air impuissant. Il doit mesurer l'ampleur de son désespoir parce que, lentement, comme pour ne pas l'effrayer, il se glisse derrière elle et se met à lacer les liens de sa robe. Ah voici donc le mystère résolu.

Elena sursaute lorsque des mains froides viennent effleurer la peau de son dos.

Tu n'étais pas obligé d'en profiter pour me tripoter.

Mais elle n'a pas le courage de formuler cette pensée à voix haute. De toute façon, la jeune fille est probablement mauvaise langue, parce que l'homme s'empresse de gentiment lui tendre un bol de porridge et une petite cuillère. Commence alors son petit-déjeuner maladroit, qui se déroule dans un silence de mort. Blondin-Gauvain l'observe attentivement, et Elena peut lire la curiosité dans ses yeux. La jeune fille aurait préféré qu'il regarde ailleurs, parce qu'elle se sent détaillée comme un canasson à une vente aux enchères. Ou comme un poulet mort par le rôtisseur. L'adolescente s'empresse d'engloutir le porridge qui, à son goût, manque cruellement de sucre, et lorsque le bol est vide, Gauvain lui fait signe de le suivre.

- Vous allez encore me balader à travers tout le fort, n'est-ce pas ? interroge Elena d'une voix lasse. Est-ce qu'au moins on pourrait faire un arrêt par les toilettes ? Il faut vraiment que je fasse pipi et, tant qu'on y est, je ne cracherais pas sur une bonne douche.

En effet, ce ne serait pas du luxe. Elle commence vraiment à empester.

À nouveau saisie par le bras et traînée comme un chien en laisse, Elena se laisse les guider à travers les couloirs de l'austère construction. Chacun de ses pas l'enfoncent un peu plus dans le fort, et les passages semblent se rétrécir graduellement. La jeune fille prend une profonde inspiration ; la sensation d'étouffement devient presque paralysante, mais l'instant est mal choisi pour une crise de panique. Il y a une sortie. Elle ne peut pas rester enfermer dans cet endroit.

En tout cas, l'adolescente l'espère de toutes ses forces.

Quelques minutes plus tard, Blondin-Gauvain la remet à deux femmes elles-aussi vêtues de robes sac à patates. Elena n'en est pas ravie ; son blondinet de chevalier ne lui a fait aucun mal et elle commençait à s'habituer à sa présence.

Tout doux, ma grande, c'est encore un peu tôt pour le syndrome de Stockholm.

Les deux femmes la conduisent dans une vaste pièce vraiment… comment dire… malodorante ? Infecte ? Répugnante ? Les trois à la fois ? L'odeur ne laisse planer aucun doute sur son utilité et vraiment, Elena se sent constipée à la simple idée de devoir y circuler. Le moins que l'on puisse dire, c'est que sa rencontre avec les latrines du Moyen Âge est un véritable… choc. Sans être spécialement précieuse, la jeune fille est habituée aux installations et au confort modernes. Ce long bloc de pierre percé à intervalles réguliers de simples trous ne lui évoque que vaguement les toilettes du 21ème siècle. Malgré la propreté étonnante, bien que relative, de ces latrines, la jeune fille est consternée par le manque d'intimité. D'un trou à un autre il n'y a aucune séparation. L'image déstabilisante d'un groupe de personnes échangeant des banalités en faisant leurs besoins lui traverse l'esprit.

Sympathique moyen de resserrer les liens entre collègues, on y pense pas assez, sourit-elle en réprimant un petit rire.

Toutefois, la situation lui paraît bien moins amusante lorsqu'elle est fermement poussée vers ces fameux trous. La jeune fille aurait volontiers protesté, mais la pause pipi devient un besoin urgent. Et c'est donc en se pinçant le nez qu'elle se soulage pour la première fois dans des latrines moyenâgeuses, et sous les yeux de deux inconnues, s'il vous plaît ! D'ailleurs, le grand bruit que vous entendez, c'est son amour-propre qui vient de faire une chute vertigineuse et de s'écraser sur le sol. En cherchant du papier toilettes, son regard tombe sur une éponge humide, et Elena renonce très vite à s'essuyer. Le « papier » collectif et recyclable, très peu pour elle.

On lui tend un peigne en ivoire, et Elena s'emploie à démêler ses longs cheveux bruns. Après trois jours sans aucun soin, une ribambelle de nœuds s'y est accumulée, et les deux femmes se lassent très vite d'attendre qu'ils soient démêlés. Le peigne lui est arraché des mains, et cela marque la fin de sa rencontre traumatisante avec les commodités moyenâgeuses. La jeune fille est poussée dans le couloir, et c'est presque en défaillant de soulagement qu'elle s'aperçoit que Blondin-Gauvain l'a attendue devant la porte.

Hallelujah ! L'épreuve est terminée !

S'il n'y avait pas ce poignard à sa ceinture, Elena aurait presque pu lui sauter dans les bras. Le chevalier doit percevoir son malaise, parce qu'il lui tapote gentiment l'épaule. Et encore une fois, la dernière fois espère-t-elle, la jeune fille est conduite vers une nouvelle pièce. C'est à se demander combien de kilomètres elle a parcouru dans ce fichu fort. Ici tout se ressemble et pourtant, Elena commence à discerner quelques changements. Les murs se couvrent de tapisseries et de peintures soignées, et elle a l'impression d'être passé du motel bas de gamme à l'hôtel quatre étoiles. Les quartiers deviennent luxueux, constate-elle avec crainte. Où l'emmène-t-on ?

La réponse se trouve derrière cette magnifique porte en acajou ; dans une vaste salle où le plafond est soutenu par de larges piliers. Les chevaliers discutent autour d'une table, et ils marquent une pause en les voyant entrer. Cependant, Elena n'en a que faire, elle n'a d'yeux que pour la fine silhouette installée sur une chaise en bois. Avec un cri de joie, la jeune fille se précipite vers June.

Il n'y a pas de mots pour décrire son soulagement. Enfin elle n'est plus seule, enfin elle a retrouvé sa compagne de galère. Ensemble, les deux filles trouveront une solution. June est si intelligente, elle aura forcément une idée. Peut-être qu'il leur faudra chercher dans des bouquins, ou peut-être qu'elles devront trouver le moyen de communiquer avec les autres, mais peu importe, Elena sait qu'elle va rentrer chez elle et retrouver sa famille. Bientôt, la jeune fille pourra se coucher dans un bon lit douillet, se glisser dans des vêtements confortables et surtout, oublier ces horribles latrines. Bientôt, tout cela ne sera plus qu'un mauvais souvenir. Peut-être même qu'elles en riront !

La jeune fille se jette au cou de June, qui a un mouvement de recul. Cette dernière ne semble pas vraiment habituée à ce genre d'effusion, mais Elena s'en fiche. Actuellement, June est sa bouée de sauvetage, et rien ne saurait la convaincre de la lâcher. D'ailleurs, lorsqu'elle consent enfin à la libérer de son étreinte, l'adolescente lui saisit fermement la main. Et c'est à peu près à cet instant qu'elle remarque quelque chose d'étrange, peut-être même encore plus étrange que tout ce qu'elle a vu jusqu'ici ; une somptueuse table ronde occupe le centre de la salle et une bonne partie de son espace. Son bois est lisse, brillant, et finement ouvragé. Les artistes qui l'ont fabriquée, oui les artistes, ont fait un travail splendide. Elena la contemple, fascinée et horrifiée, surtout horrifiée, et la réalité la frappe comme un coup de poing dans l'estomac.

- Non, non, non, marmonne-t-elle avec abasourdissement.

Si, si, si, lui rétorque une petite voix perfide. Rends-toi à l'évidence, idiote, tu as atterri à l'époque du Roi Arthur et, en prime, tu as même droit à ses petits copains les chevaliers. Dis coucou à la Table Ronde.

Ignorant le petit cri consterné de June, Elena se précipite vers la… Table Ronde. Pour l'atteindre, elle n'hésite à pousser Gentil-Polyglotte sur le côté et manque de s'avachir sur la surface polie. Les yeux écarquillés et le souffle court, la jeune fille fait courir ses doigts sur le bois mat. À chaque place, un nom et un petit animal, peut-être un emblème, sont élégamment gravés. Elle parvient à en déchiffrer certains, seulement certains parce que la table est vraiment grande, comme « Perceval », « Galaad », « Agravain », « Dagonet » et « Lamorak ». Elena se met à rire hystériquement, et tout le monde semble penser qu'elle est folle.

Elle se trouve en compagnie de personnes qui ne sont mêmes pas censées exister, à une époque qui n'est pas la sienne. Cela lui donne bien le droit de péter les plombs, non ? Après tout, ce n'est pas du tout comme si la jeune fille n'avait aucun moyen de rentrer chez elle. Et c'est bien connu, le Moyen Âge est une période accueillante et chaleureuse, alors il n'y a pas d'inquiétude à avoir. Lentement, son rire se tarit et laisse place à des larmes à peine contenues.

Et pourquoi, pourquoi, June a-t-elle l'air fasciné par les évènements ?

- Je ne rentrerais jamais chez moi, n'est-ce pas ? murmure-t-elle d'une voix éraillée, et ses paroles ne s'adressent à personne en particulier.

Vraiment, la situation est catastrophique.


Vraiment, la situation est captivante.

Bien sûr, elle est aussi inquiétante, et Elena a complètement perdu les pédales. Sous le regard de June, celle-ci s'est presque jetée sur la Table Ronde, a éclaté d'un rire effrayant, et a finalement fondu en larmes. Les chevaliers semblent ne pas en mener large, et la jeune fille devine qu'ils ont rarement affaire à des adolescentes effondrées. Elena pleure à gros bouillons et June a envie de faire un pas vers elle, parce qu'il lui est difficile de rester insensible face à un tel désespoir, mais elle ne sait pas comment faire. La jeune fille n'a jamais vraiment été douée avec les gens et en réalité, la plupart du temps les crises de larmes l'agacent furieusement. Cette fois pourtant, June peut comprendre la réaction d'Elena.

L'homme à la cape rouge, ou plutôt Arthur, le grand Arthur, saisit Elena par les épaules et la pousse gentiment vers elle. Il la regarde d'un air plein d'espoir, et June comprend qu'il espère qu'elle saura la calmer. Seulement voilà, elle se sent tout aussi perdue que lui. De leur côté, les autres chevaliers se sont agités, et l'un d'entre eux pointe un doigt accusateur en direction d'Elena. Qui que ce soit, il n'a pas apprécié la réaction de cette dernière. June le fusille du regard avant de se tourner vers leur chef.

- Pax ? offre-t-elle.

C'est un des rares mots de Latin qu'elle connaît, avec Carpe Diem et autres banalités.

Elle obtient l'effet escompté ; l'atmosphère se détend aussitôt, et plusieurs chevaliers se mettent à lui sourire. Arthur secoue la tête d'un air amusé tandis qu'un des chevaliers, le discourtois pour être plus précise, la regarde d'un air appréciateur. Toutefois, la jeune fille l'ignore royalement. Il n'a aucune chance d'attirer son attention, mis à part peut-être en se en faisant le poirier ou en imitant le singe. Et encore. Elle n'a toujours pas digéré son commentaire grossier.

Après avoir tapoté l'épaule d'Elena, Arthur lance un regard éloquent à June et va rejoindre ses chevaliers.

Je suppose que c'est le genre de regard qui en langage universel signifie « Débrouille-toi, ma grande ».

- Calme-toi, Elena, lui chuchote-t-elle avec empressement. Jusqu'ici, ils se sont comportés de façon correcte avec nous, mais il vaut mieux éviter de les contrarier. Tu sais où nous nous trouvons, n'est-ce pas ?

L'autre fille continue de sangloter, et June pousse un soupir exaspéré. Elle ne possède qu'une patience limitée, et il lui faut absolument faire comprendre l'enjeu de la situation à Elena.

- Mais maîtrise-toi un peu, bon sang ! Nous devons rester dans les bonnes grâces de ces types. Si jamais ils décident qu'ils en ont assez de nous, va savoir ce qu'ils pourraient faire ! Nous ne sommes plus en 2021, ils ne se contenteront pas de nous rendre à nos parents. Au pire, ils se serviront de nos carcasses comme tapis de bain et, au mieux, ils nous jetteront dehors, ce qui revient plus ou moins au même. Sans ressource et sans aide, nous ne survivrons jamais !

Ses paroles n'ont aucun effet sur Elena, qui semble avoir perdu pied, et June se lève de sa chaise en grimaçant. Malgré l'attelle en bois, sa cheville lui fait un mal de chien. Tant pis, aux grands maux les grands remèdes ; saisissant l'adolescente par les épaules, June se met à la secouer agressivement. Enfin, Elena paraît revenir à la réalité.

- S'il te plaît, s'il te plaît, s'il te plaît, dis-moi qu'on ne se trouve pas au Moyen Âge et que tout ceci n'est qu'un rêve, plaide-t-elle en la dévisageant de ses grands yeux bruns humides.

- Ce n'est pas un rêve, mais nous ne nous trouvons pas au Moyen Âge.

- Tu dis ça pour me rassurer !

- Non, je t'assure, nous ne sommes pas au Moyen Âge.

Elena hausse les sourcils d'un air interloqué, et June prend une profonde inspiration avant de poursuivre :

- D'accord, ne panique pas, mais l'époque où nous nous trouvons s'appelle l'Antiquité.

- L'Antiquité ? Comment ça l'Antiquité ? Tu parles de l'Antiquité qui se trouve avant le Moyen Âge ? Cette Antiquité-là ?

Elena s'est exprimée en criant, et toutes les têtes se tournent vers elles. Jurant à voix basse, June raffermit sa prise sur ses épaules.

- Oui, cette Antiquité-là. Après réflexion, je pense pouvoir affirmer que nous nous trouvons quelque part entre le début du deuxième siècle et la fin du cinquième siècle après Jésus-Christ. De toute façon, il est impossible que l'année 476 ait été dépassée.

L'autre fille la dévisage sans comprendre, et June a la brève impression de tenter d'expliquer l'histoire de leur monde à un poisson rouge, tant cette dernière semble déconnectée.

- L'année 476 marque le début du Moyen Âge. D'accord, aucune importance, oublie ça, soupire-t-elle en levant les yeux au ciel. La bonne nouvelle, c'est que j'ai amassé quelques connaissances sur cette époque au cours de mes lectures. Pas autant que sur le Moyen Âge, mais ça devrait déjà pouvoir nous être utile.

- Et… et les chevaliers ? Et la Table Ronde ? balbutie Elena.

Le regard de June s'illumine, et elle répond avec enthousiasme :

- Alors là, je ne sais pas quoi te dire. Arthur a bien existé, les historiens le savent, mais il n'est pas censé avoir vécu à cette époque. Quant aux chevaliers de Table Ronde, c'est carrément incompréhensible ! Ils ne sont qu'un mythe écrit par un poète normand, et pourtant… Ils sont bien là. Tu réalises ce qu'on vient de découvrir ?

- Euh…

- C'est une information capitale qui révolutionnerait tout notre savoir sur l'Antiquité ! poursuit-elle avec fébrilité. Des tas d'historiens se sont intéressés à ces fameux chevaliers, mais jamais personne n'a pu le prouver leur existence. Et c'est sans doute dû au fait qu'on cherchait du mauvais côté. Les chevaliers de la Table Ronde sont censés se battre pour les Bretons, pas pour les Romains. En résumé, nous venons de faire une découverte monumentale. C'est génial, non ?

June s'interrompt, à bout de souffle, et s'aperçoit que son interlocutrice la dévisage comme si elle était folle.

- Qu'est-ce que tu racontes ? s'emporte Elena. Nous risquons de finir en cure-dents pour chevaliers, et tu trouves ça génial ?

Nerveusement, June jette un regard aux hommes, mais ils ne leur prêtent aucune attention, bien trop absorbés par leur conversation. En tendant l'oreille, la jeune fille parvient à surprendre les mots « Merlinus » et « Britannia ». Incroyable. Voilà que Merlin vient de faire son apparition. Pourtant, à en juger par les têtes qui se tournent régulièrement dans leur direction, June jurerait qu'ils sont en train de parler d'elles.

Ça n'a pas de sens ! Quel pourrait bien être le rapport entre Merlin et nous ?

À moins que…

Le grand type barbu avec les symboles bleus ! Nous avons croisé Merlin !

Brusquement, tout devient clair dans l'esprit de June.

En réalité, la situation est très simple. Elles ont atterri vers la fin de l'Antiquité, un peu avant la chute de l'Empire Romain. June l'a compris après son réveil à l'infirmerie et n'en revient toujours pas de ne pas l'avoir réalisé plus tôt. Elle le sait parce qu'au Moyen Âge, plus une seule tête coiffée d'un casque romain ne se serait trouvée au Mur d'Hadrien. Quant au Roi Arthur, qui visiblement a oubli d'être roi, il est plutôt improbable de le trouver du côté des envahisseurs. Toutefois, si la réalité ressemble un tant soit peu à la légende, June se demande comment il finira par se retrouver à la tête de la nation celte. Mais peut-être que ce ne sera jamais le cas, tout comme Merlin ne sera peut-être jamais son allié, ce qui va à l'encontre de tous les écrits sur le mythe arthurien. Pire digression encore, la jeune fille est sidérée de constater que les chevaliers de la Table Ronde existent et sont au service des romains. Cela lui paraît inexplicable, et incroyablement passionnant.

Tant de questions, si peu de réponses.

June est impatiente de les découvrir. Elena ne voit-elle pas à quel point tout cela est fascinant ?

Non, définitivement, non. Cette dernière semble terrifiée et, dans une certaine mesure, June l'est aussi. L'Antiquité est une période captivante mais, tout comme le Moyen Âge, elle est hostile et dangereuse. Et comme elle l'a dit plus tôt à Elena, sans aide, elles n'ont aucune chance de survivre.

Espérons que nos chevaliers sont aussi nobles que le disent les légendes.

Ces derniers semblent avoir fini de discuter. Toutes les têtes sont tournées dans leur direction et June, la boule au ventre, se demande quelles sont les conclusions. Sont-elles considérées comme des amies ou des ennemies ? Après tout, les deux filles ne doivent pas être les seules à s'interroger, elles leur paraissent certainement très étranges.

- Holà, Mr. Cape Rouge revient, murmure Elena à voix basse. Tu crois que c'est bon signe ?

June hausse les épaules d'un air incertain.

- Du moment qu'il ne tire pas son épée, je suppose que nous pouvons nous estimer chanceuses…

Toutefois, Arthur se contente de la faire rasseoir avant de s'accroupir face à elle. Circonspecte, June ne le quitte pas du regard tandis qu'il remonte légèrement sa robe pour examiner sa cheville. Elle se méfie des gens trop gentils, surtout lorsqu'ils ont glissé un somnifère dans son verre, et bien que l'idée de le faire basculer en arrière soit tentante, elle y renonce très vite. D'abord parce qu'il serait dommage de s'en faire un ennemi maintenant, et ensuite parce que faire tomber le mythique Arthur sur les fesses lui paraît inconcevable. Tant pis, il lui faut surmonter sa réticence à se laisser toucher par un inconnu. Par-dessus le chevalier, Elena contemple la scène avec de grands yeux écarquillés.

Souris, Elena, je crois qu'ils viennent de décider que nous ferions de très mauvais tapis de bain.

L'air satisfait de l'état de sa cheville, Arthur laisse retomber le pan de sa robe et se relève. Des ordres sont distribués et un des chevaliers, un homme a l'air glacial et terrifiant, vient prendre June dans ses bras. Il la porte sans effort mais sans douceur non plus, et la jeune fille est presque étonnée qu'il ne l'ait pas tout simplement jetée sur son épaule. Elle commence aussi à se dire qu'elle va peut-être regretter Arthur et sa courtoisie chevaleresque. De son côté, Elena est saisie par le coude par le Don Juan de service.

- Oh non, ça recommence ! se lamente celle-ci. On va encore se faire trimballer comme des marionnettes désarticulées ! J'ai des bleus partout !

June partage le sentiment.

- Ça va aller, lui souffle-t-elle.

Furtivement, elle parvient à lui saisir la main et à la serrer doucement.

Ne panique pas, Elena, tout va bien se passer.

Du moins, l'espère-t-elle.

Et encore une fois, à leur grande consternation, les deux filles sont séparées.