x

Chapitre 6 : La vie ici

Pendant plus d'une semaine, les deux filles sont gardées dans le fort.

Elena suppose que c'est à cause de la cheville de June, cependant, elle ne peut en être vraiment certaine, parce que pendant ce laps de temps aucun contact entre les deux filles n'est autorisé. Ce sont les neuf jours les plus longs de sa vie. Le matin, la jeune fille se réveille dans sa chambre-cellule, le midi elle déjeune dans sa chambre-cellule et le soir, elle se couche dans sa… oui dans sa chambre-cellule. Quelques livres lui sont gentiment apportés par une servante, mais rien dans cette étrange écriture latine un peu baveuse ne lui est familier, alors Elena se console en examinant les petits dessins calligraphiés. Parfois, la jeune fille colle son nez contre les pages, inhalant l'odeur légèrement moisie du parchemin, et, pendant quelques secondes miséricordieuses, elle se retrouve transportée dans le vieux salon de sa grand-mère. Bien sûr, ce n'est qu'une illusion, mais en se concentrant suffisamment, Elena peut presque entendre le sifflement de la bouilloire et le bruit du vent dans les arbres du jardin. Cela lui permet de se distraire de son enfermement. En effet, à la fin de ces quelques jours, la jeune fille commence à se demander si elle ne va pas finir par oublier la couleur du ciel.


De son côté, June est coincée à l'infirmerie, sous la surveillance vigilante du Dr. Frankenstein. Il est rare qu'elle donne des surnoms aux gens, mais celui-ci est bien trop approprié pour qu'elle s'en prive. Sa cheville se remet lentement mais sûrement et bientôt, la boursouflure noirâtre se transforme en simple bosse bleutée. Presque chaque jour, la jeune fille reçoit la visite d'Arthur et malgré toute sa réticence, elle ne peut qu'admettre qu'il est vraiment le chevalier noble et galant décrit par les légendes. Le reste du temps, June fait les cents pas dans l'infirmerie, d'abord en claudiquant, puis avec une démarche de plus en plus assurée. La pièce étant fermée à clef, c'est la seule façon qu'elle a trouvé de se distraire. L'Antiquité la fascine, bien sûr, mais là où elle se trouve, il y a très peu de passage et donc presque rien à observer. June le regrette. Quitte à être bloquée à cette époque, elle compte bien en apprendre le maximum et faire le plein de connaissances. Parfois, ses pensées vont vers Elena, et la jeune fille prie pour qu'elle garde son calme et ne fasse rien de stupide.


À la fin de ces neuf long jours, leurs vêtements d'origine leur sont rendus, et les deux filles sont escortées jusqu'aux portes du fort, où elles ont droit à de brèves retrouvailles. Le soulagement est mutuel, et les deux adolescentes se tombent dans les bras. Même June, habituellement si distante, ne peut dissimuler sa joie en constatant qu'Elena est en pleine forme, bien que désormais un peu pâlichonne et amaigrie. Gauvain et Lancelot, qui les escortent, leur accordent ce court moment de répit avant de les charger sur leurs chevaux. Les deux filles sont alors conduites dans la petite ville protégée par les remparts du Mur d'Hadrien et à nouveau séparées, au grand désespoir d'Elena. Celle-ci est déposée à l'entrée de la fragile maisonnette en bois d'une vieille dame, et c'est avec les larmes aux yeux qu'elle regarde June disparaître au loin, accompagnée des deux chevaliers.


Elena n'aura aucune nouvelle de June pendant plusieurs mois.

Cependant, malgré son inquiétude, la jeune fille a d'autres chats à fouetter. D'abord, il y a son emménagement avec cette drôle de petite vieille qui est obsédée par les plantes. Son visage est marqué par les rides, ses mains sont abîmées par toute une vie de ce que l'adolescente imagine être un dur labeur, et elle se déplace lentement, très lentement. En fait, Ioena lui fait parfois penser à une momie. Ensuite, il y a cette brutale phase de dépression qui vient s'abattre sur elle, la prenant par surprise. Après plus de dix jours passés ici, la jeune fille pensait s'être faite à l'idée d'avoir fait un bond dans le passé de presque deux mille ans. Elle s'est trompée.

Le quotidien du Moyen Âge, de l'Antiquité ou peu importe, menace de l'engloutir et de balayer ses certitudes. Pour survivre ici, Elena sait qu'elle doit s'adapter, mais cela lui paraît inconcevable. Quelque part dans son cœur, la jeune fille craint qu'accepter la réalité signifie renoncer à tout espoir de rentrer chez elle. Alors si elle pleure, rage, ou refuse de se lever de son lit de paille, peut-être que quelqu'un, n'importe qui, Dieu, magicien, savant fou, entendra son désespoir et aura la bonté de la renvoyer au 21ème siècle. Certains jours, c'est à peine si la jeune fille a la force d'ouvrir les yeux. Elle n'a aucune envie de voir Ioena et sa compassion silencieuse ou les murs en bois de la masure rongée par les termites. Même le petit jardin parsemé de diverses plantes et inondé par le soleil ne parvient pas à éclairer son visage malheureux.

Parfois, lorsqu'elle se sent reprendre pied, Elena cherche une explication à ce qui lui arrive. Mais qui faut-il incriminer ? La science ? La magie ? Le hasard ? Existe-t-il un moyen de retourner dans le présent ? Bien sûr, chaque fois ses questions restent sans réponses, et Elena replonge dans son apathie. Sa famille lui manque, si violemment que sa poitrine se contracte jusqu'à l'étouffer dès que ses pensées se tournent vers ses proches. Ses doigts se referment alors convulsivement sur son crucifix, et l'adolescente prie pour avoir la chance de les revoir un jour.

Ioena a du mérite. Tout d'abord, elle doit faire en sorte de pouvoir être comprise de sa jeune invitée et ensuite, elle doit supporter ses fréquentes sautes d'humeur. Lorsqu'Elena ne pleure pas, elle hurle et rage. Bien sûr, comme elle ne peut déchainer sa colère sur le responsable de cette situation, faudrait-il d'abord qu'il y en ait un, la vieille dame fait les frais de cette fureur désespérée. Habituellement, la jeune fille est loin d'être colérique, trouvant cette caractéristique particulièrement détestable, mais la pauvre Ioena se retrouve régulièrement la cible d'une pluie d'insultes et de cris furieux. N'importe qui perdrait patience, mais la vieille dame se contente d'attendre la fin de l'orage et de venir la serrer dans ses bras. Dans ces moments-là, l'adolescente est envahie par un drôle de sentiment de culpabilité mélangé à de la mélancolie. Parfois, Ioena lui rappelle sa grand-mère.

Petit à petit, les deux femmes découvrent que la communication par le mime est possible, bien que lente et frustrante. Ioena aime lui parler, elle le fait très souvent même, pointant les rues par les fenêtres ou lui désignant les plantes du jardin. Évidemment, Elena ne comprend pas un traître mot de ses élucubrations. De plus, le langage qu'elle utilise est radicalement différent du Latin, moins haché et plus mélodieux, et il ne faut pas une journée à la jeune fille pour comprendre qu'Ioena parle une tout autre langue. Les soldats Romains s'expriment en Latin, leur langage maternel, et les natifs de l'île de Bretagne utilisent la langue Celte. Malgré son incompréhension, l'adolescente aime entendre la vieille femme bavasser, et imaginer le sens de ses paroles parvient à l'occuper. D'ailleurs, lorsqu'elle se décide enfin à sortir de son apathie, Elena se met en tête d'apprendre cette langue.

Ioena semble parfois crouler sous le travail et, après quelques semaines, Elena tente de lui venir en aide. Principalement par obligation, parce que la jeune fille est consciente d'avoir une dette envers elle. Après tout, l'adolescente n'aurait jamais survécu sans un toit au-dessus de sa tête et sans cette nourriture qui apparait chaque soir sur la table miteuse de l'unique pièce constituant la maisonnette. Mais c'est aussi par reconnaissance, parce qu'elle aurait certainement perdu les pédales s'il n'y avait pas eu une présence rassurante pour l'accompagner dans cette période difficile. June lui manque et chaque jour elle s'interroge un peu plus sur son sort, mais même sa compagne de galère n'aurait pu lui fournir autant de soutien qu'Ioena. Il y a quelque chose de tendre et de maternel chez la vieille dame, et la jeune fille s'étonne de ne jamais voir un proche venir lui rendre visite. Seule une mère peut dégager une telle chaleur bienveillante, mais elle ne semble pas avoir d'enfant. Cependant, malgré sa bonne volonté, Elena a parfois l'impression d'être une gêne plus qu'un appui. Très vite, elle réalise que la principale source de revenus d'Ioena provient de ses nombreuses plantes, mais la jeune fille n'a aucune connaissance en herbologie et ne comprend pas suffisamment le Celte pour éviter de commettre des erreurs. Bien que semblant apprécier ses efforts, la vieille dame se met bientôt à la chasser du jardin chaque fois qu'elle tente d'y mettre un pied.

La vie reprend alors son cours ennuyeux et, enfermée dans la masure, Elena passe ses journées à se plaindre du manque de technologie. Elle tourne en rond, avec la sensation d'être une petite fille gâtée particulièrement ingrate. L'adolescente a conscience de ne pas être en droit de se plaindre, parce qu'elle est nourrie, logée et blanchie gratuitement et qu'il y a sans doute des personnes bien moins chanceuses à cette ère, mais l'absence d'hygiène et de confort se fait de plus en plus sentir. Au vingt-et-unième siècle, la jeune fille vivait dans une famille anglaise moyenne, au cœur d'un petit quartier certes surpeuplé pour la ville d'Ashfield mais très correctement entretenu et agréable. Le coût de la vie en Angleterre est incroyablement élevé, mais comme beaucoup de jeunes, Elena vivait dans cette illusion que le confort, la technologie et la modernité leur est dû. Pourtant, ses deux parents se levaient tous les matins à six heures pour aller travailler à près de trente kilomètres de leur domicile, afin de leur assurer une qualité de vie correcte, tout en parvenant à entretenir le domicile, préparer des repas raisonnablement sains, et élever leurs deux enfants. La famille d'Elena évitait les excès, mais cela ne les empêchait pas de se faire régulièrement plaisir, et la jeune fille avait toujours vécu avec tout le confort souhaité. Adieu la Wii, la télévision, le portable et l'ordinateur. Adieu les pyjamas douillets en coton et les matelas souples. Toutefois, tout cela n'est qu'accessoire, et ce n'est pas ce qui lui manque le plus. En effet, à mesure que les semaines défilent, Elena réalise que vivre sans technologie est bien plus compliqué qu'il n'y paraît. Elle qui a manifesté de nombreuses fois pour l'amélioration des conditions de vie dans les pays défavorisés comprend enfin ce que signifie subsister avec le strict minimum.

Presque chaque geste du quotidien requiert une véritable réflexion et Elena, qui a décidé d'assainir le domicile ainsi que d'assurer les corvées journalières de base, se retrouve à déployer des trésors d'imagination pour palllier au manque de moyens. Et bien sûr, il lui est impossible d'accomplir ces tâches difficiles dans son jean confortable et pratique. La jeune fille a bien tenté de l'enfiler, mais Ioena s'en est littéralement épouvantée. Cette dernière semble fascinée par la matière du vêtement futuriste, mais cela ne doit pas l'empêcher de le trouver inconvenant parce qu'elle s'est mise à pousser des cris horrifiés avant de lui jeter une robe encore plus miteuse que celle qui lui avait été fournie par le chevalier blond.

Cette décision d'améliorer leur qualité de vie, à Ioena et elle, a été précédé par un incident qui aurait pu être réellement dramatique et qui lui a enfin permis de réaliser à quel point son nouvel environnement est dangereux. Et aussi que, peut-être, elle mourait et serait enterrée ici, à des années-lumière de son époque. Tout simplement, Elena a failli succomber à une intoxication alimentaire. La jeune fille a eu une diarrhée terrible, ce qui est déjà en soi désagréable mais encore plus lorsqu'on a très peu de moyens pour se laver, et n'a pu garder aucune nourriture pendant deux semaines. Comme l'été était déjà bien entamé, Ioena a veillé à ce qu'elle boive beaucoup d'eau pour éviter de se déshydrater, mais cela n'a fait qu'accentuer ses crampes d'estomac. Rien d'étonnant à cela, l'eau considérée comme potable ici est toujours trouble, et contrairement aux croyances, oui, ce liquide peut avoir une odeur et un goût. Et Elena trouve qu'ils n'inspirent pas vraiment confiance. Malgré toutes les décoctions de plantes médicinales gracieusement fournies par Ioena, la jeune fille a amèrement regretté les antibiotiques si facilement accessibles au commun des mortels en 2021.

Elena commence par apprendre les tâches les plus simples, comme couper du bois pour faire du feu dans la petite cheminée et chauffer les aliments. Sans être particulièrement maladroite, la jeune fille ne se sent jamais très à l'aise avec des objets coupants dans les mains, et la grande hache archaïque que possède Ioena est plutôt impressionnante. Finalement, après avoir mimé à la vieille dame sa peur de se couper un pied ou une main, cette dernière conclut un accord avec un de leurs voisins, Padrig ; celui-ci s'occupera de leur couper du bois et, en contrepartie, Elena fera sa lessive. C'est d'ailleurs le premier contact qu'elle a avec quelqu'un de l'extérieur ; l'homme est gigantesque et ses bras musculeux sont presque aussi épais que le buste de la jeune fille. Cependant, il est plutôt sympathique et bientôt, Elena cesse de craindre sa visite hebdomadaire. En fait, elle commence même à se poser des questions sur la petite ville du Mur d'Hadrien et sur ses habitants, sa curiosité la poussant à vouloir explorer. Mais pour le moment, la jeune fille est bien trop occupée à finir son apprentissage de la vie quotidienne. Par exemple, elle découvre que faire la lessive sans une machine à laver est un travail éreintant. Ici, les vêtements en laine rugueuse et en cuir épais sont lourds et irritants pour les mains, et le simple fait de les sortir de la bassine imbibés d'eau pour les essorer est une tâche épuisante. Sans oublier qu'après seulement quelques lavages, la peau de ses mains se met à se dessécher et les interstices entre ses doigts à se craqueler.

Elena commence à redouter l'hiver et son froid mordant.

Le savon vendu en boutique coûtant bien trop cher, Ioena lui apprend à en fabriquer à base d'essence de lavande, de thym et de graisse d'animal. Inutile de dire que sa réalisation est plutôt dégoutante mais parfois, la jeune fille ressent une certaine fierté de pouvoir créer seule ce dont les gens de son époque ne sauraient se passer.

Une autre de ses tâches quotidiennes est le ravitaillement en eau, liquide indispensable à la survie de leur foyer. Elena apprend très vite qu'il faut absolument éviter celle de la rivière, qui semble surtout servir de dépotoir aux gens de la ville. Il est vrai que le système d'évacuation des déchets est loin d'être suffisant pour toute la population, mais la jeune fille a l'estomac retourné par l'odeur qui se dégage de l'eau trouble et polluée. Manifestement, les gens d'ici ne savent pas à quel point ce liquide est précieux et qu'il finira par devenir trop rare en 2021. Elena va donc puiser l'eau dans un puits et pour cela, elle doit traverser une bonne partie de la ville. La première fois qu'elle s'y rend, la jeune fille est intimidée par l'agitation qui règne dans les rues. Quelle que soit l'heure de la journée, les allées étroites sont toujours bondées, et c'est un véritable challenge d'éviter de se faire bousculer ou marcher sur les pieds. D'ailleurs, la jeune fille est régulièrement obligée de revenir sur ses pas pour remplir à nouveau son seau après qu'un badaud ne se soit pas donné la peine de l'éviter.

Dans la foulée, Elena apprend qu'il y a des règles bien définies en ville. D'abord, si vous croisez un légionnaire romain ou un haut gradé, il faut absolument se pousser et lui laisser le champ libre. Autrement, vous courrez le risque de recevoir des coups, voire même de vous faire arrêter. Ces soldats étrangers ont d'ailleurs bien mauvaise réputation auprès des Bretons ; il n'est pas rare d'entendre des cris féminins provenant de ruelles sombres après que l'un d'entre eux y ait traîné une malheureuse jeune fille qui passait par là. Elena en est révoltée mais se garde bien d'intervenir. Peut-être est-ce par hypocrisie ou simplement par instinct de préservation, mais elle n'a aucune envie de contrarier un de ces romains. L'autre règle, quand vous vous déplacez en ville, c'est de faire attention à ce qui se passe aux fenêtres des habitations à étages. En effet, les gens du Moyen Âge, ou de l'Antiquité, ont la manie peu ragoûtante de jeter leurs ordures par les fenêtres, et si vous ne vous méfiez pas, vous avez tôt fait de vous retrouver éclaboussés de la tête aux pieds par un mélange de déjections humaines et de déchets ménagers. Charmant, n'est-ce pas ?

En effet, la ville est le paradis des bactéries, des maladies et des infections. Tout d'abord, il y a toutes ces maisons en bois accolées qui ne forment aucun rempart contre les virus d'un domicile à l'autre. Ensuite, il y a le problème de l'élimination des déchets, qu'Elena réalise être complexe, en particulier lorsqu'ils sont d'origine humaine. En réalité, la question qui semble se poser est toute simple ; comment s'en débarrasser ? Il y a bien quelques systèmes d'évacuation des eaux usées, mais ils semblent surtout réservés à l'élite, et le commun des mortels doit se contenter de fosses qui ne sont recouvertes qu'une fois pleines. Heureusement, elles se trouvent à l'extérieur des portes de la ville et non pas à l'intérieur, mais l'odeur porte tout de même sur une cinquantaine de mètres. La jeune fille apprend très vite à éviter ces lieux et lorsqu'elle est forcée de passer à proximité, il lui faut se boucher le nez et sprinter.

Cependant, même les rues de la ville ne sont pas épargnées. Il faut un temps phénoménal à Elena pour s'habituer à la puanteur qui y règne constamment et après s'être longtemps demandée comment les habitants parviennent à s'en accommoder, elle réalise qu'on finit par ne plus la sentir. Toutefois, mieux vaut ne pas regarder ses pieds lorsque l'on se déplace sur une allée en terre battue, impossible à nettoyer contrairement au sol pavé. Autre nuisance récurrente, des animaux en tous genres se baladent librement. À tout moment il est possible de croiser une poule, un âne, voire même un cochon. En plus de contribuer à la malpropreté générale, ces bêtes sont souvent de véritables nids à bactéries, et Elena perd très vite l'habitude de les caresser, tout en se demandant, perplexe, pourquoi ce genre d'élevage n'a pas lieu à l'extérieur de la ville.

Donc, quand elle ne se brise pas les reins à transporter un énorme seau d'eau, la jeune fille développe d'extraordinaires compétences dans l'évitement des zones et des éléments trop à risques. Bien qu'elle ait mené jusqu'ici un train de vie plus sain que les habitants de cette époque, elle devine que son système immunitaire n'est pas aussi efficace que le leur. Pour cette raison, Elena décide d'adopter quelques comportements plus hygiéniques, le premier étant de toujours faire bouillir l'eau, quelle que soit son utilisation. Ioena s'arrache les cheveux en la regardant faire, parce que cela demande deux fois plus de travail à la jeune fille sans qu'elle en comprenne la raison. En effet, une partie du liquide s'évaporant, Elena se retrouve à devoir faire plusieurs trajets par jour jusqu'au puits, au lieu d'un seul, mais elle estime que cela en vaut largement la peine. De la même façon, elle refuse de considérer le lavage comme quelque chose d'optionnel, s'obstinant à se nettoyer le corps au minimum un jour sur deux et les cheveux une fois par semaine. Bientôt, les réserves de savon d'Ioena s'épuisent, et Elena doit se résoudre à les confectionner elle-même. Ici, à moins d'y mettre le prix, rien ne vous tombe tout cuit dans le bec.

En dépit de ses efforts, la jeune fille se sent continuellement sale, à tel point que l'eau courante et les WC modernes lui manquent presque autant que sa famille.

L'entretien du foyer devient une autre de ses tâches, plutôt ingrate, mais Elena s'en acquitte sans protester. Ioena a les reins brisés par l'âge et les besognes difficiles, et la jeune fille se réjouit de pouvoir lui prêter main-forte. Avant son arrivée, la vieille dame vivait seule, sans personne pour l'aider. La jeune fille a bien du mal à imaginer comment elle parvenait à se débrouiller. Elle-même n'a que dix-sept ans, et le quotidien moyenâgeux lui paraît harassant, en plus d'être quelque peu ennuyeux. Ce que l'adolescente vit n'a rien à voir avec les rares romans historiques qu'elle a lu. Peu importe, cette tâche lui permet aussi de remettre de l'ordre dans la masure et de l'assainir dans la mesure du possible. En effet, pendant les deux ou trois premières semaines qu'elle a passées au lit à pleurer, la jeune fille était littéralement écœurée par l'endroit. La minuscule cheminée dans le coin de la pièce, qui sert à chauffer la masure aussi bien qu'à faire cuire les aliments, dégage presque constamment des volutes de fumée désagréables, et il n'y a aucune fenêtre pour régler le problème. Elena se résout donc à laisser la porte d'entrée ouverte du matin au soir, tout en sachant que ce n'est qu'une solution temporaire, puisqu'impossible en hiver.

Ioena dort sur un matelas de paille à même le sol, avec d'épaisses fourrures faisant office de couvertures. L'installation est rudimentaire mais pas trop inconfortable, cependant, Elena a refusé tout net d'y dormir. Le lit de fortune dégage une puanteur terrible et est infesté d'insectes. Elle n'a donc d'autre choix que de dormir sur le plancher, sans aucune épaisseur pour atténuer sa dureté. Est-il vraiment utile de mentionner les courbatures au réveil ? Pourtant, malgré cette précaution, la jeune fille est dévorée par les puces, au point de passer des nuits entières à se gratter frénétiquement. La sauge qu'Ioena frotte sur sa peau rougie l'apaise un peu, mais pas suffisamment à son goût. Après plusieurs semaines à se creuser la tête en quête d'une solution, c'est finalement la vieille dame qui lui en fournie une ; traiter tous les textiles avec une lotion à base de vergerette, à plusieurs reprises, et les laver. Elena doit admettre que c'est plutôt efficace. Certes, il reste encore quelques insectes, mais c'est tout de même beaucoup plus supportable, et un bâton recouvert de graisse a tôt fait de résoudre le problème. Il attire les vilaines bestioles puis finit jeté dans les flammes de la cheminée. Elena avait lu cette astuce dans un livre fantastique, dont le titre lui échappe maintenant complètement. Bien que non-violente jusqu'au bout des ongles, elle ne peut s'empêcher de ressentir un malin plaisir en voyant les insectes brûler.

L'objectif qu'elle s'est fixé ensuite, rendre le coin cuisine impeccable, a requis une quantité de travail colossale et une bonne dose de volonté. La saleté est si profondément incrustée dans le sol qu'il est presque impossible d'y remédier, mais cela ne l'empêche pas de tout nettoyer de fond en comble, à l'aide de lessive à défaut d'autre chose. Désormais, la jeune fille s'assure aussi que la nourriture est préparée hygiéniquement, et Ioena a du apprendre à se laver les mains avant de cuisiner. Autrement, l'adolescente passe la soirée à bouder en refusant de toucher à son assiette.

Oui, parce qu'Elena a décidé de s'épargner la concoction des repas. Pour son bien, comme pour celui d'Ioena.

Au fil des semaines, la jeune fille apprend la langue Celte et après deux mois passés à cette époque, elle est capable de la comprendre presque parfaitement et même d'aligner quelques mots. Cela lui semble incroyable, et elle s'en félicite. En effet, Elena a toujours été nulle en cours de langues, mais faisant les frais d'un séjour linguistique forcé, elle commence à se dépatouiller correctement. Le Latin ne lui vient pas aussi naturellement car, comme la jeune fille s'en est aperçue, il est très peu utilisé par la population bretonne et certains semblent même ne pas savoir le parler. Ioena s'est mise en tête de le lui apprendre, certainement parce qu'il est utile de pouvoir s'adresser aux soldats romains. Avec ces gens-là, mieux vaut prendre ses précautions.

Enfin, la vieille dame la juge digne de mettre les pieds dans son potager. L'adolescente ne commet plus d'erreurs majeures et peut enfin apprendre le métier qui semble faire vivre leur foyer. Très rapidement, Elena parvient à différencier les plantes médicinales des mauvaises herbes. Ioena s'occupe des remèdes curatifs et laisse le soin de stocker les légumes à la jeune fille, qui met en place une série de pièges à souris sur les bons conseils de Padrig. Elle découvre que l'ellébore est particulièrement efficace contre ces petits nuisibles, cependant, contrairement aux insectes, la jeune fille n'est pas ravie de s'en débarrasser. Certes, c'est une question de survie, les deux femmes ne pouvant se permettre de voir leurs réserves de nourriture partir en fumée, mais cela ne l'empêche pas d'avoir le cœur brisé chaque fois qu'elle trouve un rat ou une petite souris morte.

Bientôt, Ioena se met à l'envoyer au marché, qui est tenu presque chaque jour par une petite dizaine de commerçants. D'abord, la vieille femme l'accompagne, pour lui apprendre les subtilités du marchandage et la valeur des quelques pièces qu'elle possède. Quand la jeune fille commence à être connue des commerçants, elle la laisse se charger de cette tâche seule. Ce n'est pas si désagréable, Elena a l'occasion de voir du monde sans être trop occupée à porter un énorme seau d'eau. Souvent, elle passe plusieurs heures à flâner entre les étals des vendeurs. La jeune fille ne se rend au marché qu'une fois par semaine, parfois moins, mais petit à petit cela devient un de ses rares moments de détente. Toutefois, le troc et le marchandage ne sont définitivement pas sa tasse de thé et malgré tous ses efforts, elle n'est pas très douée. En effet, la population locale est plutôt inamicale envers les étrangers et n'hésite pas à tirer profit de ses lacunes en langue celte. C'est donc plutôt à mauvais prix qu'elle obtient de la farine et de la viande et parfois, lors d'occasions spéciales, du miel, du fromage et du vin. Ces repas-là ressemblent de véritables festins en comparaison avec ce que les deux femmes mangent habituellement.

En tout et pour tout, il faut deux mois à la jeune fille pour rendre la maisonnette habitable. L'été est bien avancé, la température en journée aussi élevée qu'elle peut l'être en Angleterre, mais le soir, la fraîcheur de l'automne commence déjà à se faire sentir. Selon Ioena, elles viennent d'entrer dans le mois de septembre. Bien sûr, la vieille dame n'est pas équipée d'un calendrier, alors il est difficile de préciser la date. Toutefois, selon les calculs d'Elena, cela fait cinq mois que June et elle ont débarquées à cette époque. La jeune fille est désormais capable de suivre une discussion basique en Celte et d'y participer, et le Latin lui est beaucoup plus accessible. Un mois plus tard, Elena se considère comme polyglotte, ainsi que comme une sorte de MacGyver médiéval. Elle ne saisit pas encore toutes les subtilités de l'époque, mais elle est capable de se débrouiller seule. D'ailleurs, Ioena a cessé de la surveiller et semble lui faire entièrement confiance, à tel point que la jeune fille a maintenant le droit de l'aider dans sa préparation de remèdes médicinaux. C'est le seul revenu de leur foyer, alors Elena mesure l'étendue de ce privilège.


- Pourquoi avez-vous accepté de m'accueillir chez vous ? interroge-t-elle un jour.

Ioena, le regard baissé sur la chemise de nuit qu'elle raccommode, hausse les épaules. Ses yeux sont plissés par l'effort de concentration que lui demande cette simple tâche mais ses doigts sont habiles, et l'aiguille rapproche aisément les bords déchirés.

- Arthur me l'a demandé.

L'explication est simple et concise, mais elle ne suffit pas à Elena. La jeune fille veut en savoir plus, veut comprendre. Elle doit connaître le sort de June.

- Comment ça ? insiste-t-elle.

À contrecoeur, la vielle femme accepte de lui fournir plus de détails :

- Toi, ton amie et cette fille qui a été blessée, vous êtes les seules survivantes d'un petit village de Bretons catholiques vivant au Nord du Mur. Le reste de votre groupe a été massacré par les Pictes. Le traumatisme dû à l'attaque t'a fait oublier le langage Celte, et c'est grâce à ton crucifix qu'Arthur a pu identifier ta religion et ton appartenance à ce village. En revanche, il a trouvé tes vêtements très étranges.

Elena hoche la tête. Quelle chance, June et elle n'auront jamais à s'expliquer sur leur présence au beau milieu de cette plaine, Arthur s'étant lui-même chargé de leur trouver une excuse. Le village en feu a presque été… une aubaine.

Par ailleurs, la jeune fille doit probablement remercier sa grand-mère de lui avoir offert ce crucifix. Il explique pourquoi Arthur s'est montré si attentionné envers elles ; il est lui-même chrétien.

- Je ne sais pas comment vous remercier de m'avoir accepté chez vous… Je n'aurais jamais survécu seule dans cette ville. J'ai quand même encore une question ; je sais qu'Arthur est votre ami, mais sans moi, votre situation était déjà précaire. Pourquoi ne pas lui avoir demandé de m'envoyer ailleurs ? Je ne pense pas qu'il vous aurait forcé à accueillir une adolescente bornée comme une mule !

Ioena plonge son regard pénétrant dans celui de la jeune fille, le visage éclairé par un sourire édenté.

- Arthur est un homme noble et bon, comme il en existe très peu de nos jours, explique-t-elle. Si je peux l'aider, je le fais. Il avait des orphelines à placer, et bien que j'aurais aimé pouvoir vous accueillir toutes les deux, cela m'était impossible. Alors je lui ai demandé de m'envoyer la plus jeune.

Étendue sur la paillasse qui lui office de lit, Elena redresse brusquement la tête. Elle profite d'un rare moment de répit dans ce tiède après-midi d'octobre, sachant qu'il lui faudra bientôt se rendre au puits. La jeune fille redoute déjà la douleur qui lui contractera les muscles du dos après cette tâche, bien qu'elle y soit désormais presque habituée.

- Vous savez ce qu'il a fait de mon amie ? De June ? relève-t-elle, le cœur battant la chamade.

Rien ne la rendrait plus heureuse que de retrouver sa compagne de galère. Encore aujourd'hui, Elena sent parfois le sol vaciller sous ses pieds à l'idée de ne jamais rentrer chez elle et à mesure que les mois défilent, le vingt-et-unième siècle ressemble à un souvenir de plus en plus lointain. L'adolescente craint qu'un jour, il devienne une illusion.

- Non, je suis désolée, répond la vieille dame d'un air contrit. J'aurais dû demander à Arthur le jour où tu es arrivée chez moi. Si je le pouvais, je le ferais maintenant, mais ses chevaliers et lui sont très souvent en mission. Il vient à moi seulement lorsqu'il a besoin de mon aide en tant que guérisseuse.

Précautionneusement, Ioena se penche en avant pour lui tapoter l'épaule.

- Tu peux toujours aller poser des questions en ville. Ta maîtrise de notre langue est excellente désormais, et tu en es parfaitement capable. Avec un peu de chance, tu obtiendras des réponses. Si ton amie se trouve dans l'enceinte de la ville, je ne doute pas que quelqu'un puisse t'informer. Comme tu as pu t'en rendre compte, les étrangers ne passent pas inaperçus ici. Et tu n'as pas à t'inquiéter, ajoute-t-elle après un instant de réflexion, Arthur s'est personnellement occupé de son placement…

- Alors elle est certainement en sécurité ! l'interrompt Elena avec un grand sourire.

Pleine d'entrain, l'adolescente bondit sur ses pieds. Alors qu'elle s'apprête à aller fouiller la ville de fond en comble, Ioena décide de tempérer son enthousiasme :

- Jeune fille, il va te falloir remettre tes recherches à un autre jour. Nous avons besoin d'eau pour mes plantes, et je doute qu'elle décide de venir jusqu'ici par ses propres moyens.

Devant son air déçu, la vieille femme ajoute gentiment :

- Demain tu auras ta journée, je t'en fais la promesse. En attendant, je compte sur toi pour me prouver que tu n'es plus la mule que j'ai accueillie il y a six mois !


Le lendemain, presque à l'aube, Elena se rend sur la place principale de la ville. Elle s'est acquittée le plus vite possible de ses corvées avant de filer, et c'est en coup de vent qu'Ioena a pu lui souhaiter bonne chance. La matinée de recherche se révélant infructueuse, la jeune fille, découragée, se laisse tomber sur un banc devant l'unique église. Dans cette ville colonisée par un peuple religieux, on pourrait s'attendre à voir plus d'édifice dans ce genre, mais le christianisme semblait avoir bien dû mal à convaincre les rudes Bretons du Mur.

Malgré le crucifix qu'elle porte constamment autour du cou, Elena n'est pas croyante. Il est son bien le plus précieux parce qu'offert par sa grand-mère, mais son côté humaniste lui confère un certain dédain de la religion. À ses yeux, c'est surtout un prétexte à la violence, au machisme et à la discrimination en tous genres. Pourtant, dans sa situation, il est facile de se laisser aller à des prières, en nourrissant le mince espoir qu'un dieu, n'importe quel dieu, les entendra et acceptera de la renvoyer chez elle. D'ailleurs, c'est probablement la raison qui l'a poussée à se rendre à l'église à plusieurs reprises, souvent très tôt le matin. Peu importe, Dieu s'il existe est certainement sourd puisqu'il ne s'est jamais donné la peine de lui répondre.

Quoi qu'il en soit, dans ces moments, sans réellement s'attendre à un miracle mais sans non plus pouvoir s'empêcher d'espérer, Elena ferme les yeux et se nourrit du silence, si rare dans cette ville animée. Le troisième mois suivant son arrivée chez Ioena, elle a croisé Arthur sur les bancs de l'église. Sa connaissance de la langue latine, ou même Celte, étant alors bien trop pauvre pour qu'elle puisse s'adresser à lui, la jeune fille s'était contentée de le regarder prier avec une ferveur et une intensité déconcertantes. Son attitude n'invitait pas aux interruptions, mais cela n'avait pas empêché plusieurs de ses chevaliers de venir le récupérer dans un joyeux vacarme amical. Ils avaient alors adressé un bref salut à la jeune fille et, sans se préoccuper de l'activité pieuse de leur chef, s'étaient mis à le chahuter jusqu'à ce qu'il accepte d'abandonner ses prières. Arthur n'avait pas semblé contrarié, en fait, il avait plutôt eu l'air soulagé que ses chevaliers recherchent sa compagnie et lui témoignent de l'amitié.

Elena en avait été terriblement jalouse, certainement parce qu'elle sent seule dans cet univers loin de tout ce qu'elle connaît et des gens qu'elle aime. Voilà pourquoi la jeune fille est bien décidée à retrouver la seule personne qui peut comprendre son désarroi.

Motivée, elle reprend ses recherches, et le soleil entame sa courbe descendante vers l'ouest lorsqu'elle obtient enfin des informations intéressantes. Elle se trouve à la limite de la ville, à trente minutes de marche de la masure d'Ioena, et c'est un vieux forgeron qui la renseigne.

- Une jeune rousse ? Ah ma p'tite demoiselle, il y a bien cette étrange fille. Certains disent que c'est une sorcière, parce qu'elle est sortie de nulle part. Elle travaille pour un couple de romains dans les écuries. Pourquoi la cherches-tu ?

Ignorant sa question, Elena pousse un petit cri de joie.

- Où sont ces écuries ?

- À un peu moins d'un kilomètre d'ici, sur ta gauche. Tu ne me sembles pas borgne, tu ne peux donc pas les rater, elles sont plutôt imposantes et il y a tous ces bougres de canassons qui me réveillent chaque matin aux aurores avec leurs foutus hennissements.

- Merci beaucoup, monsieur !

- Tu devrais te méfier, ce genre d'oiseaux n'attirent que des…

Il n'a pas le temps de finir sa phrase, Elena est déjà parti en courant dans la direction indiquée. Bien avant d'atteindre les écuries, les narines de la jeune fille captent l'odeur caractéristique du foin, des équidés et du fumier, et elle s'arrête brusquement. Penchée au-dessus d'une brouette débordante de paille, une fine silhouette de ballerine aux cheveux flamboyants se dessine sur l'ombre de cette toute fin d'après-midi.

June est plus mince que jamais, sa peau d'ordinaire laiteuse est rougie, presque brûlée par le soleil, et ses cheveux bouclés reliés en un chignon désordonné ont légèrement éclaircis. Tout dans son apparence témoigne d'une vie au grand air. Sans hésiter, Elena pousse un cri et bondit dans ses bras.

Elle n'est plus seule.