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Chapitre 7 : La taverne

- Tu exagères quand même, Pilgrim, je viens juste de finir de nettoyer ton box, se plaint June en essuyant son front emperlé de sueur.

Il ne fait pourtant pas si chaud. Le mois d'octobre vient juste de pointer son nez, et bien que le soleil soit haut dans le ciel, la température ambiante ne doit pas excéder les vingt degrés. Jusqu'ici, l'automne se montre plutôt clément, les pluies sont rares, ce dont elle se réjouit.

Un peu agacée, la jeune fille glisse un licol sur le nez du cheval et le fait sortir du box. Docile, l'animal la suit sans résister, ses grands yeux bruns déjà rivés sur les maigres touffes d'herbes qui bordent les écuries. June l'y conduit, noue la longe au tronc d'un arbre et le laisse paître. Après cinq mois passés à s'occuper de ces grandes bestioles à quatre pattes, la jeune fille a appris qu'il n'y a rien de mieux pour les occuper que la nourriture. Menant une brouette remplie de crottin jusqu'à la porte du box, elle entreprend, à l'aide d'une fourche, de retirer la paille souillée.

June n'a jamais particulièrement affectionné les animaux, et encore moins les chevaux. Ce n'est pas qu'elle ne les aime pas, non, c'est plutôt qu'elle ne leur accorde pas vraiment d'importance. D'ailleurs, au départ, son travail lui a plutôt fait l'effet d'une corvée. Elle qui a toujours été extrêmement maladroite avec les gens, et qui le cache sous un masque de froideur, s'est retrouvée confrontée au même problème avec les chevaux. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce sont des bêtes très intelligentes, capables de lire l'état émotionnel des humains juste en observant leur langage corporel. Difficile donc de dissimuler l'appréhension que l'on ressent en leur présence, et certains n'hésitent pas à en profiter. Une écurie, selon la jeune fille, cela peut se comparer à une cour d'école. Il y a les timides, les chahuteurs, les bons élèves et les lèche-bottes qui vous mordent les fesses dès que vous avez le dos tourné. Il y a ceux que l'on est content de retrouver chaque matin, et ceux que l'on préférerait éviter. Un peu comme avec les humains, des affinités se créent mais parfois aussi de sérieuses inimitiés. Cependant, la jeune fille s'est prise d'affection pour ces majestueux équidés. Dans ce nouveau quotidien, si éloigné de celui que June vivait au vingt-et-unième siècle, ils sont une présence amicale et rassurante ; tout est simple avec eux, quelle que soit leur humeur. Sans faillir, ils l'accueillent chaque matin avec des hennissements joyeux lorsqu'elle leur apporte la première ration de foin et pour la plupart, ils sont ravis quand elle leur offre des caresses.

- Bonjour, miss June, lui glisse un jeune palefrenier en passant.

La jeune fille lui répond par un hochement de tête absent, et le garçon s'empresse de s'éloigner. Voilà cinq mois qu'elle travaille aux écuries, et le reste du personnel ne s'est toujours pas habitué à sa présence. Il faut dire qu'elle leur paraît certainement très étrange.

En réalité, l'Antiquité n'est pas exactement une période de l'histoire qui brille par son indulgence et sa tolérance envers les étrangers. La ville du mur d'Hadrien est relativement petite, et tous les habitants se connaissent. La plupart naîtront et mourront sans jamais voir d'autres civilisations, et cela ne fait que les rendre d'autant plus méfiants et superstitieux.

Malgré son intérêt pour cette époque, June ne s'est pas vraiment donné la peine de changer ses habitudes. Elle n'est pas à l'aise en public, préférant la solitude, et continue de fuir la compagnie des autres. Seulement voilà, dans ce drôle d'endroit où les gens ne font pas toujours l'effort de frapper avant d'entrer chez leurs voisins, son attitude paraît étrange, suspecte. Si elle reste dans son coin, c'est forcément qu'elle a quelque chose à cacher, n'est-ce pas ? Voilà le raisonnement que semblent tenir la plupart des Bretons et au fil des mois, la jeune fille a appris à se montrer plus discrète. On la soupçonne déjà suffisamment d'être une sorcière, inutile d'en rajouter. June n'ignore rien des ravages que peuvent causer ce genre de rumeurs. Après tout, à travers l'histoire, nombre de femmes ont été injustement exécutées sur la base de simples accusations proférées par bêtise ou méchanceté. Ici, on se doit de jouer selon les règles de l'époque, sous peine de finir pendu à un gibet.

Secouant la tête, la jeune fille récupère Pilgrim, qui n'est manifestement pas ravi d'abandonner l'herbe éparse pour retourner dans son box. Avec une tape sur l'encolure, June s'éloigne pour aller vider la brouette un peu plus loin, au pied d'un amoncellement de paille souillée. Comme une bonne partie de son travail, c'est une tâche ingrate, mais la jeune fille se contente de plisser le nez sans émettre le moindre commentaire. En réalité, elle s'est habituée à sa nouvelle vie. Ce quotidien répétitif, rythmé chaque jour par les mêmes corvées, a quelque chose de réconfortant. Beaucoup le trouveraient ennuyant, abrutissant même, mais June s'y retrouve parfaitement. Cela faisait du bien de se lever chaque matin en ayant un travail précis à effectuer, un objectif défini à atteindre, et de ne plus errer chez soi dans l'attente de trouver un vrai sens à sa vie monotone. Ici, à l'Antiquité, une seule chose compte ; survivre. Il faut donc travailler dur, faire profil bas face à ceux plus hauts placés que soi et être prudent. D'une certaine façon, June se sent à l'aise dans ce mode de vie plus rustique. Elle a toujours été résistante, déterminée, voire même opiniâtre, et mettre la main à la pâte ne lui fait pas peur.

Et puis, cela vaut mieux que de passer les prochaines années enfermée entre les murs d'une université, encerclée par des élèves aussi creux que superficiels, forcée de suivre des cours qui ne l'intéressent pas le moins du monde.

Un comble pour la fille du Dr. Julian Bishop, chirurgien reconnu dans toute l'Angleterre moderne.

Nourrir les cheveux. Vérifier les approvisionnements d'eau. Aller en quérir à la source à l'extérieur de la ville en cas de besoin, et la ramener à l'aide d'un attelage. Nettoyer les boxes. Surveiller le bon déroulement des récoltes de foin et son transport. Soigner les bêtes malades ou blessées. Préparer les montures des seigneurs en quête de distraction. Ménager la susceptibilité de ces messieurs lorsqu'ils ont un peu trop bu et que leurs mains s'égarent. Gérer la maintenance et la liaison avec les propriétaires de l'écurie. Éviter les ennuis. Voilà son nouveau quotidien, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, de l'aurore jusqu'au coucher du soleil. Il est rare qu'elle puisse s'offrir le luxe de prendre une pause et parfois, June regrette le peu de temps que cela lui laisse pour explorer la ville et étancher sa soif de connaissance.

Le soir, c'est épuisée que June se laisse tomber sur son lit, qui n'est en réalité qu'un amas de paille à peine à l'abri du froid. Bien qu'elle ait été confiée à un riche couple de Romains, la jeune fille n'a pas eu la même chance qu'Elena. Certes, ses hôtes s'inquiètent vaguement de son sort de temps à autre, mais cela ne va pas plus loin. Ils ne l'ont pas accueilli dans leur élégante mais austère demeure en pierre, et ils ne partagent pas la chaleur de leur feu avec elle. À leurs yeux, June n'est qu'une domestique parmi tant d'autres et en échange de ses services, ils ne lui doivent qu'un maigre salaire, ainsi que le couvert et le gîte. Et encore, le couvert n'est qu'occasionnel. Quant au gîte, ce n'est qu'un box vide pas trop moisi, dont le sol est recouvert d'une bonne quantité de paille propre. Pour le confort, June n'a pas trop à se plaindre, mais les parois en bois quelque peu rongées par les mites n'offrent aucune isolation contre le froid, et c'est donc en grelottant que la jeune fille passe ses nuits, emmitouflée sous des couvertures en laine rugueuse. Ses lèvres sont gercés par la morsure de l'air glacial, et si elle ne craignait pas de se faire piétiner dans son sommeil, la jeune fille se serait sans doute installée dans un box occupé par un cheval, pour profiter de sa chaleur corporelle.

Et pourtant, malgré toutes ces difficultés, malgré la fatigue nerveuse et l'épuisement général, le travail de June paye, et au fil des mois, la jeune fille se voit confier davantage de responsabilités. Passant du statut de simple palefrenière à celui de contremaître des écuries, June prend désormais la majorité des décisions et gère même l'aspect financier de l'établissement. En effet, lorsqu'elle parvient enfin à comprendre la langue Celte, c'est avec intérêt que la jeune fille découvre que les écuries sont en réalité privées et qu'y placer son cheval a un coût. Et si vous vous demandez pourquoi, tout comme elle au départ, la raison est simple ; à cette époque, les chevaux sont des « produits » de luxe et de convoitise. Tous les agriculteurs n'en possèdent pas, et certains doivent se contenter de bœufs et d'ânes pour cultiver leurs champs. Quant aux seigneurs et aux chevaliers, ils n'hésitent pas à dépenser des fortunes pour acquérir le plus beau et le plus loyal des destriers, et certains marchands de chevaux sont riches comme Crésus. Alors inutile de dire que rien n'est trop beau pour ces nobles bestiaux.

En résumé, June travaille dans une écurie de luxe, service quatre étoiles. Elle est fréquemment au contact de grands seigneurs et de soldats gradés, ce qu'elle aurait préféré éviter tant ils sont puants d'arrogance et de mépris. De plus, son Latin n'est pas excellent, contrairement à celui d'Elena qui, grâce à Ioena, le parle presque couramment.

Sa maîtrise de la langue Celte commence tout juste à devenir correcte, et June ne peut s'empêcher de grimacer en repensant à ses débuts ici. Elle s'est retrouvée seule, complètement seule, pas comme son amie qui a au moins eu le soutien d'Ioena, et il lui a fallu un temps fou pour apprendre les bases de ce langage que tous les Bretons utilisent. Chaque action du quotidien était alors un obstacle, qui aurait sans doute paru insurmontable à bon nombre de personnes ; acheter à manger, s'orienter dans la ville, communiquer avec les autres palefreniers, avec ses employeurs. Vivre tout simplement. À plusieurs reprises, June avait tenté de retrouver Elena, mais c'est la barrière de la langue qui l'avait empêchée de mener ses recherches à bien. Elle avait alors décidé d'attendre que son amie vienne la trouver, en espérant que celle-ci ait un jour l'occasion de le faire, et s'était plongée dans son travail avec un enthousiasme et un courage désarmants. En effet, autour d'elle on semblait l'attendre au tournant simplement parce qu'elle n'était pas originaire de cette ville.

Parfois, la jeune fille sourit en réalisant qu'elle commence à faire carrière dans le monde équin de l'Antiquité. Qui sait, si jamais elle se fait renvoyer, peut-être qu'elle pourra aller se présenter dans une autre écurie avec son curriculum vitae ?

June est tirée de ses pensées par le hennissement furieux d'un cheval. Des sabots claquent sur le pavé, et des cris d'hommes retentissent. Un cheval se serait-il échappé ? Aussitôt, la jeune fille lâche la pelle qui lui servait à monter le crottin en petit tas et se dirige en courant vers la source du bruit.

- Si cet idiot de Brivel a encore oublié de refermer le verrou d'un box, je lui botte les fesses, marmonne-t-elle entre ses dents.

Étant désormais responsable du bon fonctionnement des écuries, elle n'a aucune envie de se faire passer un autre savon à cause de Brivel. Tournant au coin de l'écurie, la jeune fille se retrouve nez à nez avec un cheval déchaîné et recule précipitamment. D'un coup d'œil, elle réalise que l'animal lui est inconnu. C'est un bel étalon gris, à la crinière nettement plus sombre que le poil, démesurément grand et puissamment bâti. Il se dresse sur ses postérieurs musclés, ses sabots antérieurs fouettant l'air furieusement. Les trois hommes qui tentent de le maintenir par de multiples longes reliées à son licol semblent ne pas en mener en large et font des bonds de tous les côtés pour éviter de recevoir un coup.

- Sale bête ! hurle l'un d'entre eux, un palefrenier au visage abîmé par le travail au grand air. Faudrait les abattre d'un coup de hache, les canassons dans ce genre !

Il a à peine le temps de finir sa phrase qu'un sabot fuse en direction de son ventre. Avec un bruit étouffé, l'homme va s'écrouler contre la porte d'un box, et June écarquille les yeux lorsque le cheval émet une sorte de ricanement. Elle pourrait jurer qu'il a compris les propos de l'homme !

- Ça va, laissez-le se calmer, on ne va pas y arriver comme ça ! ordonne la jeune fille d'une voix pleine d'autorité.

Mais son assurance n'est que de façade, elle est en réalité terrifiée par l'animal. Heureusement que la plupart des chevaux de l'écurie sont des bêtes dociles ! June se demande déjà comment elle va pouvoir éviter de le conduire elle-même dans un box. L'idée de se retrouver enfermée dans un espace clos avec un cheval déchaîné ne l'inspire pas tellement.

À force de cajoleries, l'animal finit par se calmer. De ses grands yeux bruns intelligents, il examine la nouvelle venue avec curiosité. Apparemment vexés de leur précédent échec, les trois hommes jettent les longes à terre et croisent les bras, déterminés à ne pas intervenir. June prend une profonde inspiration. A-t-elle oublié de vous mentionner le sexisme de l'époque ? Bien qu'elle ait décidé d'accepter les us et les coutumes de l'Antiquité, la jeune fille ne peut s'empêcher d'être agacée par la mauvaise foi dont font preuve les hommes lorsqu'elle leur donne un ordre.

- Allez mon grand, tu vas gentiment me suivre jusque dans ton box et tu auras droit à une bonne ration de foin et d'avoine, souffle-t-elle doucement. Ça ne te donne pas envie ? Tu ne vas pas faire le difficile, pas vrai ?

Sous le regard placide de l'étalon, elle tend une main prudente vers le licol.

- Eh ben voilà, on y arrive. Finalement, tu n'es pas aussi bête que tu en as l'air…

La mâchoire de l'animal claquant près de ses doigts, June fait un bond en arrière.

Il a essayé de me mordre !

Puis, sans attendre, le cheval s'éloigne au petit trot en direction de l'herbe, affichant ce que la jeune fille jurerait être un regard moqueur.

- On va peut-être le laisser dehors finalement, déclare-t-elle d'un air désabusé.

- Impossible, miss June ! s'exclame Brivel, catastrophé. C'est le cheval de messire Tristan. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux !

Ouais, bon, et c'est qui ce clown ?

- S'il y tient tant que ça, il n'a qu'à venir s'en occuper lui-même, marmonne la jeune fille entre ses dents.

Malgré ses propos, June fait un pas en direction du cheval qui relève paisiblement la tête, la bouche déjà remplie d'herbe. Un deuxième pas en avant, et le voilà qui s'éloigne joyeusement.

- Dites-moi que je rêve !

Fichue conscience professionnelle qui l'empêche d'abandonner ce cheval perfide à son sort.


- Il faut que tu voies du monde, Elena ! Tu ne peux pas rester enfermée à la maison toute la journée ! Et c'est vrai, quel meilleur moyen y a-t-il pour te changer les idées que d'aller chercher du travail ?

La jeune fille traverse la place principale en bougonnant et en mimiquant le discours d'Ioena ce matin. Comme toujours, le lieu est bondé, et elle doit louvoyer entre les étals des commerçants et les animaux en liberté pour avancer. Ses converses déjà usées jusqu'à la corde résonnent légèrement sur le pavé, mais le bruit est noyé par les cris qui retentissent constamment. Se balader dans la cité du mur d'Hadrien, c'est un peu comme se rendre au marché de votre ville un dimanche matin, à ceci près que l'agitation est permanente, de l'aurore jusqu'au coucher du soleil et qu'elle s'étend dans toute l'agglomération. C'est à vous rendre dingue, et il faut du temps pour s'habituer à cette pollution sonore qui remplace aisément les klaxons et les jurons des automobilistes contrariés dans les villes modernes.

Qu'on lui conseille de voir plus de monde en devient presque risible !

En réalité, cela fait plusieurs semaines que Padrig et Ioena insistent pour qu'elle se mette à la recherche d'un travail, avec des arguments qui lui donnent l'impression de discuter avec ses parents. Tu es trop marginale, Elena ! Voyons, il faut que tu arrêtes de voir le monde à travers des lunettes roses et que tu te décides à entrer dans le moule ! Il est hors de question que tu restes à la maison à te tourner les pouces !

Comme si j'avais eu une seule fois la chance de faire la grasse mat' depuis que je suis ici !

Et c'est donc surtout pour les faire taire que la jeune fille a décidé de faire le dos rond et de leur obéir. De toute façon, les plantes médicinales d'Ioena ne rapportent pas suffisamment d'argent pour les nourrir toutes les deux, et l'hiver se profile à l'horizon, lentement mais sûrement. La saison sera difficile, les herbes pousseront en moins grande quantité, et les villageois préféreront dépenser leur argent en farine, en viande et en combustibles plutôt qu'en remèdes. Travailler devient donc une réelle nécessité, toutefois, Elena ne peut s'empêcher de grogner d'avance en pensant à la montagne de tâches qu'elle devra accomplir chaque jour. Avoir un emploi ne lui épargnera pas toutes les corvées indispensables à la survie de leur foyer.

- Bon, où est June ? s'interroge-t-elle à voix haute. Je parie qu'elle va encore être en retard !

Toutefois, son amie l'attend un peu plus loin près d'une fontaine. Elles ont convenu de se retrouver ici, pour faire ensemble le tour des établissements de la ville. Non pas qu'Elena ait besoin de son aide, simplement, les deux filles ont rarement le temps de se voir, leurs journées respectives étant bien chargées. Dès qu'elles en ont l'occasion, elles n'hésitent pas à en profiter.

- On commence par quoi ? lance June lorsqu'Elena arrive à sa hauteur. On procède comment ? Tu veux séparer la ville en plusieurs secteurs et on les fait un par un ? Ou on cherche un genre de métier en particulier ?

June dans toute sa splendeur. Toujours impeccablement organisée et rigoureusement logique.

Tout mon contraire, quoi.

- Euh, je sais pas. Je pensais déjà faire les boutiques du marché, et ensuite on verra.

June hoche la tête et les deux filles se mettent en marche.

- Tiens, c'est quoi ça ? s'étonne Elena en désignant la jambe de son amie. C'est une trace de sabot ou je rêve ?

- J'ai passé une matinée affreuse, grimace June. C'est ce stupide cheval gris. D'abord il a essayé de me mordre, puis il m'a obligé à passer plus d'une heure à lui courir après et pour finir, il m'a shooté quand j'ai enfin réussi à le mettre dans un box.

Elena éclate de rire.

- Il est peut-être stupide, mais ça ne l'empêche pas d'être courageux. T'imagine, il a osé risquer les foudres de la terrifiante June Bishop, le contremaître de l'écurie en personne !

En réalité, elle sait parfaitement que son amie est plutôt impressionnée par les chevaux.

- Très amusant, rétorque celle-ci en la fusillant du regard. Bientôt, c'est moi qui rirai quand tu te tapera des galères au travail.

- Pas longtemps j'espère, murmure Elena d'une voix pensive.

La jeune fille fait référence à l'espoir qu'elle entretient de retourner au plus vite à son époque. Quant à June, elle se contente de détourner le regard et de marcher en silence. Cela fait tout juste deux semaines qu'elles se sont retrouvées et déjà, Elena constate l'immense gouffre qui les sépare. Son amie s'est parfaitement adaptée à l'Antiquité et bien que toujours froide et distante envers les autres, elle se déplace dans les rues de la ville avec aisance, comme si elle y avait toujours vécu. Pour l'adolescente, c'est incompréhensible. Tandis qu'elle-même ne peut s'empêcher de penser à sa famille et d'en parler fréquemment, June ne mentionne jamais son passé, presque comme si elle n'en avait pas. Comme si tout ce qui se trouvait derrière elle n'était qu'une page blanche, effacé par ce bond dans le temps.

Parfois, Elena se demande ce que June a pu tant détester dans sa vie d'avant pour jeter dix-neuf années d'existence aux oubliettes.

- Une boucherie, ça te tente ? propose cette dernière en s'arrêtant devant la devanture d'une échoppe.

- Tu as conscience du fait que je suis quasiment végétarienne ? s'offusque Elena en se passant une main dans les cheveux.

Des cheveux sales, gras. Qui lui rappellent à quel point les shampooings et les douches modernes lui manquent.

- En plus, je doute qu'il y ait une quelconque norme sur la façon dont ces pauvres bêtes sont abattues.

- Une échoppe de barbier alors ?

Elena secoue la tête en grimaçant.

- Pas envie de m'occuper des poils infestés de bestioles de ces messieurs.

- Ça risque d'être compliqué si tu dis non à tout, réplique June en levant les yeux au ciel.

Quelques minutes plus tard, les deux filles se mettent d'accord pour tenter leur chance chez un tisserand, un épicier et un tonnelier.

- J'hallucine ! s'écrie Elena en sortant de la troisième boutique. Celui-là m'a à peine laissé le temps de parler avant de nous traiter de sorcières et de nous foutre à la porte sous prétexte que nous sommes des étrangères ! C'est de la discrimination à l'embauche !

- Va te plaindre à un comité, plaisante June. Non, plus sérieusement, il fallait s'y attendre. Les gens d'ici sont incroyablement fermés d'esprit. Ils s'imaginent sans doute que tu vas dévaliser leurs boutiques et revendre leurs biens à d'autres sauvages dans notre genre.

- Ou attirer le « mauvais oeil » sur leur commerce, ricane Elena en levant les yeux au ciel. Ce qu'ils sont bêtes.

- C'est leur culture, répond fermement son amie. On ne peut pas leur en vouloir.

- Ça n'excuse pas pour autant la poêle que nous a balancé l'épicier, bougonne l'adolescente.

Mais elle n'insiste pas. Inutile de se lancer dans un débat qu'elle finirait certainement par perdre.

- Bon… On peut toujours tenter la taverne.

June lui lance un regard en biais.

- Toi… tu veux bosser dans une taverne ?

- Ben pourquoi pas ? De toute façon, j'ai besoin d'un boulot, alors celui-là ou un autre…

- C'est juste que j'ai du mal à t'imaginer repousser les avances des… gentlemen qui ne manqueront pas de venir te courtiser. Mais après tout, au moins, je suis sûre que tu auras des trucs à me raconter !

June pousse un cri étouffé en recevant un coup de coude dans les côtes.


Elena pousse la porte de la taverne. Aussitôt, les narines de June sont agressées par une odeur âcre de bière éventée, mélangée à celle de la sueur, du vomi et de la moisissure. À cette heure-ci, la salle est encore vide, et la jeune fille a tout le loisir de l'examiner ; les murs sont en pierres grossières, de longues tables en bois ainsi que des tabourets occupent la majeure partie de l'espace et disposées ci et là des chopes usagées attendent que quelqu'un se décide à les nettoyer. L'indispensable bar s'étend au fond de la salle et juste derrière, un rideau de velours rouge dissimule ce qui mène sans doute à une arrière-salle. Pour un peu, June se croirait dans le décor d'un film hollywoodien, à ceci près qu'aucun réalisateur n'oserait jamais laisser apparaître une telle crasse à l'écran.

Déjà, Elena fait la grimace, les mains agrippées à un pli de sa robe, comme si elle préférait s'arracher la peau des doigts plutôt qu'effleurer la surface d'une table.

Ça paraît mal engagé, l'idée qu'elle bosse ici, pense June en secouant la tête.

À vrai dire, elle peine à imaginer que son amie puisse travailler dans un tel endroit. Elena n'est pas fainéante, non, simplement elle semble avoir du mal à saisir la réalité de leur bond dans le passé. Elle s'offusque sans arrêt de l'inégalité homme-femme, du manque d'hygiène, des normes inexistantes dans tous les domaines et du système judiciaire arbitraire. Elle n'hésite jamais à mettre la main à la pâte mais les corvées la répugnent, et June sait que son amie ne rêve que d'une chose ; retourner au vingt-et-unième siècle, à son petit train-train monotone, et à son avenir tout tracé.

Elena et elle sont si différentes que parfois, June se dit que dans n'importe quelles autres circonstances, elles n'auraient jamais pu s'entendre.

- Vous désirez ? les interpelle une jolie serveuse rousse, que June n'avait pas remarquée.

Petite, mignonne, l'air autoritaire, pile poil le genre de femme qui ne choque pas dans cet endroit quelque peu sinistre.

- Euh, excusez-moi, se lance Elena en adoptant naturellement le langage Celte, j'espère qu'on ne vous dérange pas ? Voilà, je suis à la recherche d'un travail, et j'aimerai savoir à qui je dois m'adresser pour une place de serveuse ici.

Il y a une pause, au cours de laquelle la femme l'examine de la tête aux pieds. Elle est certainement parvenue à la même conclusion que June, c'est-à-dire que l'adolescente n'a rien à faire dans cet endroit, parce qu'elle secoue la tête mais répond néanmoins :

- Va voir à l'arrière, c'est le gérant qui s'occupe des embauches. Mais ne te fais trop d'illusions, ajoute-t-elle brusquement, tu ressembles à un poussin tout juste sorti de l'œuf. Les gars qui viennent ici ne sont pas tous des gentils, et avec une fille comme toi, il y aurait trop de problèmes. Je doute que tu aies ta chance. Toi, là, tu attends ici.

June retient la réplique agressive qui menace de déborder de ses lèvres, agacée qu'on se permette de lui parler ainsi. Elena, quant à elle, semble quelque peu déstabilisée et jette des regards éperdus en direction de son amie.

- Vas-y, l'encourage celle-ci. Je ne bouge pas d'ici, et s'il y a un problème, tu cries.

L'adolescente disparaît derrière le rideau rouge.

Sans plus s'occuper d'elle, la serveuse commence à nettoyer une table à l'aide d'un vieux chiffon et après une courte hésitation, June s'empare de plusieurs choppes qu'elle amène au bar. En silence, les deux femmes mettent un peu d'ordre dans la salle, et au bout d'une dizaine de minutes, la serveuse se décide enfin à lui adresser la parole :

- J'aurais pu le faire seule.

- Je déteste le désordre, et vous ne crachiez pas sur mon aide tout à l'heure, réplique la jeune fille.

Avec un rire, la femme se passe une main dans les cheveux.

- Toi, je t'aime bien. Tu as de la répartie et tu es une bosseuse. Tu pourrais faire l'affaire ici. Comment tu t'appelles ?

- June, et j'ai déjà un travail.

- Moi, c'est Vanora. Au passage, je serais curieuse de savoir ce qui t'a pris de traîner ton amie ici. Elle ne tiendrait pas une soirée avant de se faire manger toute crue.

- C'est elle qui m'a traîné ici, explique June en haussant les épaules. Et je ne pense pas qu'elle mesure vraiment ce que signifie travailler dans une taverne.

- Tu viens d'où ? interroge Vanora avec curiosité. Tu es bien trop pâle pour être romaine et il est clair que tu ne maîtrises pas encore tout à fait notre langue. Tu n'es donc pas non plus bretonne.

Ouch. Question délicate. Sois prudente, June, moins ils en savent, mieux c'est.

- En réalité, si, je suis bretonne. Mais je vivais au nord du Mur, comme mon amie, ajoute précipitamment la jeune fille devant le regard suspicieux de la serveuse. Vous savez, le village qui a été attaqué il y a quelques mois ? Après le massacre de nos familles, Elena et moi avons comme… oublié le langage Celte. À cause du choc.

Vanora hausse un sourcil, et June sent les battements de son cœur s'accélérer. Son interlocutrice n'est pas stupide, et il est clair qu'elle ne gobe qu'à moitié son mensonge.

Comment le lui reprocher ? Notre histoire ne vaut pas un clou.

- Ah bon. Désolée pour ta famille et ton village. Et comment tu t'en sors depuis ? Ça ne doit pas être facile de se retrouver orpheline du jour au lendemain.

Au grand soulagement de la jeune fille, des éclats de voix retentissent derrière le rideau et leur conversation est interrompue. Vraiment, June n'a aucune envie de se lancer dans un monologue à la sauce Cosette des Misérables. Ce n'est pas qu'elle a le moindre scrupule à mentir, non, mais plutôt qu'elle préférerait éviter de s'apitoyer sur une tragédie qui ne lui est pas réellement arrivée.

Sous les regards abasourdis des deux femmes, Elena est poussée sans ménagement dans la salle par un grand type au visage rougi par la colère.

- Vanora, tu me vires ça de là ! On n'embauche pas d'étrangers ici ! Comme s'il n'y en avait pas assez dans cette satanée ville avec ces Sarmates et ces Romains !

Et aussi brusquement qu'il est apparu, l'homme se volatilise derrière le rideau, laissant une Elena quelque peu ébranlée dans son sillage.

- Eh ça va ? s'inquiète aussitôt June. Qu'est-ce qui lui prend, à celui-là ?

- Aucune idée, grogne l'adolescente en se massant le bras. Il a pris la mouche quand il a compris que je ne venais pas d'ici, et ça n'a fait qu'empirer quand je l'ai traité de fasciste intolérant. Le pire, c'est qu'il ne sait même pas ce que ça veut dire. Bon, je le reconnais, c'est un peu ma faute. J'aurais dû me taire.

- Tu plaisantes, oui ? rétorque Vanora en se dressant de toute sa hauteur. À ta place, je lui en aurais retourné une ! Il n'est pas vraiment méchant, simplement, comme tous les hommes il a parfois besoin qu'on lui remette les idées en place. Tu ne devrais pas te laisser malmener ainsi, ma grande !

- À vrai dire, je préférerais ne pas être obligée de frapper des gens. Je trouve ça un peu primitif comme réaction, vous voyez ? Un peu… limité. D'ailleurs, on dit souvent que la violence est l'apanage des faibles.

Vanora hausse un sourcil et se tourne vers June, qui se contente de lui répondre par un vague signe de la main. La signification est très claire ; laissez tomber, elle ne vient pas de la même planète.

- Bon, on va vous laisser, conclut-elle. Vous avez sûrement du travail, et moi, mes écuries m'attendent.

Sur ces mots, elle saisit Elena par le bras et la tire sans délicatesse vers la porte.

- Eh ça va, je ne suis pas un chien !

- Tu vas finir par nous faire remarquer avec tes discours à la Gandhi sur la paix dans le monde et la tolérance envers autrui, rétorque June à voix basse. Tu ne trouves pas qu'on a déjà assez de mal à se fondre dans le décor ? Tu as vraiment envie de finir sur un bûcher et traitée de sorcière ?

La jeune fille dissimule à grand peine son irritation ; Elena refuse obstinément de comprendre qu'elle vit désormais dans une société avec des mœurs différentes et qu'aller à contresens ne leur causera que des problèmes. Aux yeux de June, cela en devient de la mauvaise foi. Est-ce vraiment si difficile de mettre de côté ces principes utopistes, ne serait-ce que par instinct de survie ?

- Attendez ! les interpelle Vanora. Si tu as vraiment besoin d'un travail, reviens ici après-demain soir. Je connais un peu de monde au fort. Je leur glisserais un mot en ta faveur et si tu as de la chance, ils auront peut-être quelque chose à te proposer. Mais je te préviens, ce ne sera pas de tout repos. Tu seras sans au doute au service de quelque seigneur.

- Merci, c'est gentil ! Vraiment gentil ! s'exclame Elena en battant des mains. Je ne suis pas difficile, je suis prête à faire n'importe quoi !

La serveuse lui lance un regard torve.

- Non, elle n'est pas prête à faire n'importe quoi, mais elle est tout de même intéressée, intervient June avec un sourire faussement enjoué.

Puis, à voix basse, elle lance à son amie :

- Allez viens, on s'en va d'ici avant que tu trouves le moyen de nous pondre une autre énormité !


Lorsqu'Elena se décide enfin à rentrer, le soleil est presque couché. Elle a beaucoup flâné, profitant d'un rare après-midi de liberté. June l'a immédiatement abandonnée après leur passage à la taverne, pressée de retourner à son travail, et l'adolescente a eu tout le loisir d'errer dans les boutiques, bien évidemment sans rien acheter. Ce n'est pas comme si elle en avait les moyens.

Arrivant dans l'allée de la masure, la jeune fille aperçoit Ioena, les bras chargés d'un énorme sac en toile rempli de farine. Aussitôt, Elena se précipite vers la vieille femme pour lui arracher son paquet des mains.

- Vous auriez dû me dire qu'on avait besoin de farine ! Je serais allée en acheter !

- Tu avais bien mérité une journée de repos, grimace Ioena en se frottant les reins. Et puis, ne me sous-estime pas, ma petite, je faisais déjà cela bien avant ta naissance.

Elena pousse la porte du pied et entre dans la masure, suivie par Ioena. Après avoir déposé le paquet de farine sous l'unique table de la pièce, la jeune fille s'en va arranger le bois dans la cheminée puis allume un feu à l'aide d'un briquet à silex, qui ne ressemble en rien à son cousin le briquet moderne. La tâche lui prend une bonne vingtaine de minutes, et c'est avec un soupir de soulagement qu'elle voit enfin une petite flamme s'élever dans l'âtre. L'hiver approche et avec lui, les soirées se refroidissent dramatiquement. Il faudra de longues heures à la maisonnette pour atteindre une température agréable, mais mieux vaut un petit feu que pas de feu du tout. Le matin, on commence déjà à retrouver les premiers corps inertes des sans abris qui ne sont pas parvenus à résister au froid.

La jeune fille a une pensée pour June, probablement recroquevillée dans son box et frigorifiée.

De son côté, Ioena s'est lavée les mains dans une bassine d'eau et s'est mise à éplucher quelques patates. Le repas sera frugal ; des légumes cuits au chaudron et du pain datant de la veille, probablement rassis. Malgré tous ses principes, Elena rêve de viande rouge, mais Ioena a décrété qu'il est temps de la rationner.

La jeune fille commence à sentir ce que la vieille dame lui fait comprendre à demi-mots ; l'hiver sera rude.

Leur organisation est parfaitement huilée, et c'est donc sans se concerter que les deux femmes continuent leurs tâches quotidiennes. Elena nettoie la table à l'aide d'un chiffon humide, met le couvert, et passe un coup de balai dans la pièce, tandis que de son côté, Ioena fait cuire les aliments, sort le pain de son placard et enlève les quelques malheureuses souris qui, s'en aventurant trop près, ont terminé les reins brisés dans un piège.

- Vous allez être contente, lance Elena pour rompre le silence. J'ai peut-être trouvé un travail. Il n'y a encore rien de certain, mais ça paraît plutôt bien parti.

- Ah oui ? Où ça ? répond Ioena sans cesser de remuer le contenu du petit chaudron en fonte.

- En fait, c'est un peu compliqué, je ne sais pas encore vraiment. Avec June, on est allée à la taverne de la ville et…

La vieille dame se met à glousser.

- Vous êtes allées chercher du travail à la taverne ? Tu es allée chercher du travail à la taverne ? Mais pourquoi ?

Offensée, la jeune fille la foudroie du regard.

- Mais qu'est-ce que vous avez tous à réagir comme ça quand je parle de cette taverne ? C'est juste un travail de serveuse ! J'aurais très bien pu le faire !

- Bien sûr, ma chérie, bien sûr, tente de l'apaiser Ioena, le regard brillant de malice. Mais comme je me doute que tu n'as pas obtenu le travail, je suis curieuse de savoir où cet entretien t'a mené. Tu veux bien m'éclairer ?

Je me demande si je dois plutôt me sentir vexée ou flattée qu'on ne me considère pas taillée pour ce job.

Partagée entre le rire et l'exaspération, Elena décide de prendre le parti d'en plaisanter :

- Eh bien, m'ayant jugée trop qualifiée pour ce poste, la fille de la taverne a plutôt décidé que je devrais me diriger vers une carrière dans le service à la personne. De luxe, bien sûr, puisque ce sera au fort.

Tout en versant une louche de légumes dans leurs assiettes, Ioena pousse un profond soupir.

- Tu sais, Elena, je ne comprends pas la moitié de ce que tu racontes. Mais je suppose que c'est positif, puisque tu souris d'une oreille à l'autre.

S'asseyant en face de l'adolescente, la vieille femme commence son repas.

- À tout hasard, ce ne serait pas Vanora qui t'a fait cette proposition ?

- Comment le savez-vous ?

- Les serveuses de tavernes qui ont de l'influence sur la vie au fort ne sont pas nombreuses. À vrai dire, Vanora est même plutôt unique sur ce point.

Elena hausse un sourcil, l'air interrogateur.

- C'est l'amante de Bors. Il fait partie des chevaliers Sarmates qui vous ont sauvées, ton amie et toi.

- Oh.

Si par sauver, elle entend kidnapper et menacer avec des armes, alors oui, pourquoi pas…

La jeune fille n'aime pas parler du jour de son arrivée ici, et Ioena semble s'en apercevoir parce qu'elle n'insiste pas. Comme tout le monde, la vieille dame croit qu'elle a perdu sa famille dans l'attaque Picte.

Mais dans un sens, c'est plus ou moins ça. J'ai vraiment perdu ma famille, ce jour-là.

- C'est une charmante jeune femme, poursuit Ioena pour changer de sujet. J'ai mis plusieurs de ses enfants au monde. Très courageuse, vraiment.

Comme Elena, le nez plongé dans son assiette, ne fait pas mine de répondre, la vieille femme tente une nouvelle approche :

- Tu as entendu la nouvelle ? Arthur et ses chevaliers sont rentrés de mission ce matin.

Cette fois, la curiosité de la jeune fille est piquée.

- Ah oui ? Je commençais à croire qu'ils avaient décidé de déserter le mur.

- Bien sûr que non, voyons, ils sont liés par un serment aux Romains. Et quand ils sont là, ces fichus soldats se conduisent de manière beaucoup plus civilisée. Arthur est un homme bon et pieu. Il ne permet pas les… débordements qui ont lieu en son absence.

Haussant les épaules, Elena se lève pour débarrasser son assiette.

- Peu importe. Ce n'est pas comme s'il y avait beaucoup de chance pour qu'on se recroise.

Ou peut-être que si, finalement.

Si j'obtiens ce job au fort.