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Chapitre 8 : Le châtiment
- Je suis vraiment déçue, June, je pensais pouvoir vous faire confiance avec le marchandage de l'avoine. Avez-vous idée de l'argent que votre bête placement nous a fait perdre ?
Bien sûr que June en a idée. La jeune fille s'est elle-même chargée de conclure le marché, tout comme elle s'est chargée d'apporter le paiement à cet escroc d'agriculteur. Pourtant, elle savait bien que c'était une mauvaise idée ; il aurait fallu se contenter de lui verser un acompte, puis lui donner le reste à la réception de la marchandise.
Elle lance un regard perçant à Paullus, le propriétaire des écuries. Celui-ci, les yeux baissés, se contente de détailler le tapis à ses pieds avec une fascination alarmante. À ses côtés se trouve sa femme, Julia, une harpie bedonnante âgée d'une cinquantaine d'années, rayonnante de fureur. Manifestement, il ne lui a toujours pas avoué que ce gâchis est sa faute.
Un tel courage, ça force le respect, pense la jeune fille avec ironie.
Lorsqu'on doit nourrir une centaine de chevaux, inutile de dire que les marchands de foin, de grain et d'avoine avec qui on collabore se doivent d'être performants, fiables et rapides. Un mois plus tôt, la jeune fille s'était aperçue que la qualité de l'avoine se dégradait, au point que certaines bêtes finissaient par en avoir des coliques. Après en avoir informé ses employeurs, June s'était mise à la recherche d'un autre agriculteur, dans l'espoir que celui-ci serait un peu plus honnête. Les exploitants s'étaient bousculés au portillon, en effet, la proposition était en or puisqu'elle leur assurerait un achat régulier de leur marchandise. Après avoir fait le tri, son choix s'était porté sur deux agriculteurs en particulier, réputés pour la qualité de leur culture. C'est Paullus qui avait pris la décision finale ; ils seraient donc approvisionnés par Arzhel, un jeune Breton qu'il affirmait bien connaître.
Évidemment, June comptait prendre des précautions avant de signer le contrat, notamment celle que les deux partis en connaissent bien les termes, mais Paullus avait insisté pour que la première transaction ait lieu avant que toute sorte d'accord officiel ait été passé. Soi-disant que le ravitaillement en avoine devenait urgent et qu'il n'était pas nécessaire d'être plus prudent. De l'avis de June, les chevaux auraient simplement pu se contenter d'un supplément de grain, mais elle n'avait pas eu la présence d'esprit de protester davantage. À présent elle s'en mord les doigts car, bien évidemment, ils n'ont plus de nouvelles du si fiable Arzhel depuis la transaction.
Et c'est donc pour cette raison qu'elle se fait chauffer les oreilles par sa patronne.
Depuis plus d'une heure.
Et à son grand dégoût, Paullus ne fait pas mine d'intervenir.
- Vous m'en voyez vraiment désolée, s'excuse-t-elle, les dents serrées. Je ferai plus attention la prochaine fois.
Ou plutôt, je ferais ce qui me semblera le plus intelligent.
Bien sûr, elle pourrait tenter de dire la vérité à son interlocutrice, de lui faire entendre raison sur la stupidité de son mari, mais c'est un combat perdu d'avance. Jamais ces gens fortunés, fiers et arrogants n'accepteront de reconnaître qu'ils ont commis une erreur. La femme de Paullus défendrait son mari bec et ongles et n'hésiterait pas à la faire passer pour une menteuse, peu importe qu'elle la croie ou non. Ici, à l'Antiquité, c'est la loi du plus fort qui prime, et le plus fort est souvent celui qui possède la plus grande fortune. June n'a pas d'autre choix que faire le dos rond et ravaler son amertume.
- J'espère bien, répond la grosse femme d'une voix aigre. Et vous conviendrez qu'il est juste que nous retenions votre salaire de la semaine. Il remboursera une petite partie de votre erreur et peut-être qu'ainsi, vous vous montrerez plus sérieuse la prochaine fois.
June doit se mordre la lèvre pour retenir une réplique cinglante, consciente que cela ne ferait qu'empirer la situation. Elle a besoin d'un travail, d'un salaire et d'un toit sous lequel dormir. Elle ne peut se permettre de perdre cela.
C'est injuste, ces gens dorment certainement sur des matelas rembourrés par des pièces en or, et ils me privent de mon seul et unique revenu.
Sentant les larmes lui piquer les yeux, la jeune fille incline sèchement la tête, dans une vague imitation de salut courtois, et quitte la pièce d'un pas furieux. À cet instant, elle déteste ces gens froids et indifférents à la précarité de sa situation, ainsi que le marbre luxueux recouvrant le sol de la gigantesque demeure et les bibelots en or massif qui s'accumulent sur le mobilier en acajou. Mais par-dessus tout, June se sent quelque peu blessée que son travail n'ait pas la moindre reconnaissance. Ses employeurs n'hésitaient pas à lui déléguer toutes les responsabilités, et elle se retrouve à gérer seule une gigantesque écurie d'une centaine de chevaux ainsi que tout son personnel. Elle n'a pas de jour de congé, et aucune convention ne fixe de durée maximale de travail. Les quarante-huit heures hebdomadaires de l'Angleterre moderne la font doucement rigoler ; ces quarante-huit heures, elle les fournit en deux jours et demi, à raison de courtes nuits de quatre ou cinq heures et d'une rapide pause d'une demi-heure par jour.
Il y a de quoi être frustrée, surtout lorsque vous êtes une adolescente de dix-neuf ans tirée du vingt-et-unième siècle seulement six mois plus tôt.
- Arrête un peu de t'apitoyer, June, marmonne la jeune fille. Tu commences à ressembler à Elena. C'est toujours mieux que ta vie d'avant, non ?
Jaillissant de la vaste demeure en pierres, elle traverse les écuries à grandes enjambés. Les quelques palefreniers qu'elle croise s'écartent précipitamment, l'air hésitant, et June en conclut qu'elle doit vraiment paraître terrifiante. Un peu plus loin, un cheval passe la tête par la porte de son box et émet un hennissement, réclamant des caresses.
- Désolée, Pilgrim, je ne suis pas d'humeur aujourd'hui, marmonne la jeune fille.
En effet, June a une idée bien précise en tête, et elle n'a pas l'intention de perdre du temps.
- Hé toi, le nouveau, tu t'occupes du cheval dingue, lance-t-elle sans s'arrêter à un jeune garçon d'écurie.
Celui-ci écarquille les yeux, mais n'ose pas protester. En temps normal, June l'aurait peut-être pris en pitié, mais elle n'est décidément pas d'humeur.
- Je vais trouver ce fichu Arzhel, et je vais me le faire, grogne-t-elle à voix basse. On verra s'il aura toujours envie de se ficher de moi quand j'en aurais fini avec lui.
C'est donc furieuse que June se dirige vers la place du marché, là où elle a rencontré l'agriculteur malhonnête. Ce rassemblement de petits commerçants a lieu chaque jour mais cet après-midi-là est un peu particulier. En effet, une fois par mois, des convois marchands venus d'autres villes bretonnes, et même parfois de Rome, se rendent au mur d'Hadrien. Les quelques dizaines d'étals habituels font donc place à une bonne soixantaine de stands en tous genres, installés pour une durée d'au moins cinq jours, et la foule se presse le long de l'avenue spacieuse. Le brouhaha est épuisant nerveusement et l'agitation exaspérante. De plus, peu importe les précautions que vous prenez, il est impossible d'éviter de se faire bousculer ou marcher sur les pieds.
C'est aussi un de ces rares moments où les pauvres et les riches du mur d'Hadrien se mélangent dans les rues de la ville. On trouve de tout dans cette foire commerciale, des simples produits du quotidien qui intéressent les petites gens à ces raretés luxueuses qu'on ne voit qu'une fois par mois lors ce grand marché ; de superbes armes d'importation romaine ou grecque, de somptueuses étoffes, des épices rares, ou encore des pierres précieuses. Les hauts placés du mur se pressent devant ces devantures soigneusement décorées et disposées, tirant de leur bourse des sommes astronomiques. Cela semble presque déplacé quand, à quelques pas, un pauvre bougre affamé salive devant une simple cuisse de poulet. Des soldats romains à l'air pas commode circulent dans l'avenue, veillant au grain et bousculant impunément les pauvres villageois qui se trouvent en travers de leur chemin.
De nombreux accords commerciaux sont conclus ici puisque ce lieu de rassemblement favorise les rencontres et les échanges, et ci-et-là, on se serre la main et on signe des contrats.
S'il y a bien un endroit où June a une chance de trouver Arzhel, c'est ici. Elle aurait pu se rendre directement dans ses champs d'avoine, mais ils se trouvent en dehors de la ville et sont bien trop éloignés. Par ailleurs, elle n'y a encore jamais mis les pieds et n'a aucune envie de vagabonder sur des terres inconnues.
La jeune fille scrute la foule du marché, le nez plissé par l'odeur de sueur rance, lorsque son attention est attirée par des bruits de claquement. Visiblement elle n'est pas la seule, parce que toutes les têtes se tournent en direction du son. Pour la plupart, les gens s'empressent de retourner à leurs occupations, mal à l'aise, mais certains se détachent de la foule, l'air à la fois curieux et excité. Sans réfléchir, June décide de les suivre. Elle s'éloigne de la place du marché, bousculée par d'autres badauds, et est entraînée vers un endroit qu'elle ne connaît que trop bien mais évite soigneusement, et qui explique aussi pourquoi Elena refuse systématiquement de mettre les pieds ici un jour de grand rassemblement.
Ce lieu, « La Place des Horreurs » comme son amie l'appelle, regroupe un peu tout ce que l'on abhorre au vingt-et-unième siècle, ou en tout cas dans les pays développés. On y propose des esclaves, hommes, femmes, enfants, de toutes races et tous âges sans distinction, qui sont achetés à des fins pas toujours très claires. Bien sûr, il y a les exploitants qui cherchent de la main-d'œuvre et les seigneurs qui veulent acquérir davantage de domestiques, mais il y a aussi les trafics moins clairs, comme cet homme qui n'achète que des femmes et des jeunes filles. Il paye en grosses poignées de pièces d'or puis s'empresse de rassembler ses « acquisitions » pour les amener on-ne-sait-où. Quoique June a bien sa petite idée là-dessus ; l'homme vient acheter des femmes pour remplir son bordel. Et bien sûr, il y a ces types à la mine sombre et au regard torve qui s'en viennent et repartent tout aussi rapidement en tenant par la main leurs emplettes ; des enfants, parfois très, très jeunes.
Mais l'heure n'est plus aux affaires, un petit attroupement s'est formé au centre de la place, et June doit se mettre sur la pointe des pieds pour assister au spectacle. Si on peut appeler cela un spectacle.
D'abord, il y a ce groupe de soldats romains, tous réunis et riants à gorge déployée. Ce genre de vision n'est jamais de bon augure, parce que la plupart d'entre eux sont vicieux et violents. Quant aux claquements, ils proviennent d'un fouet, agité férocement par un homme vêtu d'une légère côté de maille. Et devant lui, à genoux, un pauvre type est maintenu par deux autres soldats.
Avec un hoquet, June détourne le regard. La flagellation était la méthode de sanction favorite des romains.
Le châtiment est manifestement terminé, parce que déjà les soldats se détournent et s'éloignent en crachant par terre, visiblement ravis. Leur victime est relâchée, et l'homme manque de s'effondrer. Sa fine chemise en tissu est lacérée au niveau du dos et des filets de sang s'en échappent. Il n'a pas du recevoir plus de douze ou treize coups mais même à cette distance, June n'a aucun mal à imaginer combien les blessures sont profondes et douloureuses.
Les spectateurs forment un demi-cercle autour de l'homme mais personne n'ose faire un geste pour lui venir en aide, de peur de devenir les prochaines victimes de la cruauté des soldats. Lorsqu'il relève la tête, June ne peut s'empêcher de sursauter. Elle le connait ! C'est un de ces chevaliers qui les ont secouru, Elena et elle !
Il a le visage crispé par la douleur, mais cela ne fait que le rendre encore plus terrifiant. Ses cheveux bruns mi-longs, sales et parsemés de quelques tresses, encadrent un visage anguleux aux traits aiguisés par la rage. Il arbore une courte barbe et sur ses deux pommettes sont tatoués des symboles de guerre à l'encre noire. Il semble âgé d'une trentaine d'années, et son attitude n'a rien d'avenante. Pendant une seconde, June ne peut s'empêcher d'éprouver de l'admiration pour les soldats romains qui n'ont pas hésité à s'en prendre à un tel homme.
Le chevalier parcourt la foule des yeux et les villageois se détournent, la tête baissée. La jeune fille doute que ce soit par honte ; non, en réalité, ils semblent effrayés par l'homme agenouillé face à eux. Le regard de ce dernier finit par se poser sur elle, et une expression de surprise vient remplacer la colère sur son visage.
Pas de doute, il l'a reconnu.
- Toi là-bas, viens m'aider à me relever, lui ordonne-t-il.
En temps normal, June enverrait balader quiconque osant s'adresser à elle ainsi, mais elle n'est pas vraiment en position de lui refuser son aide. Après tout, le chevalier vient tout de même de se faire fouetter. De plus, son instinct lui hurle qu'il vaut mieux éviter de le contrarier et qu'en dépit de sa position de faiblesse actuelle, il est bien plus dangereux que tous les soldats romains de la planète.
La jeune fille obéit sans un mot, glissant un bras sous ses épaules. Il émane de lui des relents désagréables de sueur et de sang fraîchement versé mais après ce qu'il vient de subir, elle peut difficilement le lui reprocher.
- Je te reconnais. Tu es la fille de la plaine, celle qui se baladait à moitié nue, lance-t-il d'une voix glaciale. Ton amie vit chez Ioena, la guérisseuse bretonne. Tu vas m'aider à marcher jusque chez elle.
Le chevalier s'appuyant de tout son poids sur elle, June l'aide à se redresser. Elle vacille en avant et manque de perdre l'équilibre. Même avec la meilleure volonté du monde, la jeune fille se demande comment elle va pouvoir parcourir un kilomètre entier avec quatre-vingts kilos accrochés à son épaule. Et encore, heureusement qu'elle est de nature sportive, parce qu'autrement elle n'aurait même pas réussi à le soulever.
- Dépêches-toi, il faut que j'informe Arthur de ce qui s'est passé.
- Y a pas écrit secours populaire sur mon front, rétorque June, agacée, en esquissant un pas maladroit en avant. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, je fais de mon mieux.
Une cinquantaine de mètres plus loin, la jeune fille trébuche, et le chevalier s'effondre dans un grognement de douleur.
- Bon sang ! Es-tu trop stupide pour regarder où tu mets les pieds ?
Cette fois, franchement irritée par tant de mauvaise foi, June carre les épaules et rétorque :
- Quand on n'est pas capable d'aligner trois pas tout seul, on évite de se montrer trop exigeant. Vous êtes conscient que je pourrais m'en aller en vous abandonnant ici, n'est-ce pas ?
Ils s'affrontent du regard. Finalement, le chevalier capitule et détourne les yeux en serrant les dents :
- Il se pourrait bien que tu finisses un jour par regretter de t'être montrée si impertinente. Quoi qu'il en soit, ne restons pas ici. Une autre escouade de soldats pourraient nous tomber dessus, et je ne suis pas dans la meilleure des formes.
Hochant la tête, la jeune fille l'aide à se relever. Cette fois, le chevalier fait un effort et tente de déplacer son poids sur son autre jambe, afin de ne pas reposer entièrement sur l'épaule de June. C'est donc clopin-clopant qu'ils parcourent le chemin en direction de la masure d'Ioena. Malgré son exaspération, la jeune fille est inquiète. Les lèvres pincées du chevalier ne laissent échapper aucune plainte, mais il est évident qu'il souffre, et June espère de toutes ses forces qu'il ne tournera pas de l'œil dans ses bras.
- Comment vous vous appelez ? interroge-t-elle pour l'obliger à rester conscient.
Il lui jette un regard méfiant, puis répond sèchement :
- Tristan.
Tristan ? L'autre cheval, là, le cinglé, il appartient à un certain Tristan, non ?
Ceci explique cela. Son propriétaire a l'air tout aussi sauvage. Peut-être même encore plus.
Et dire que le Tristan de la légende est censé être un chevalier noble, courtois et romantique.
Visiblement, sa version réelle n'a pas été mise au courant.
Comme l'homme ne fait pas mine de poursuivre la conversation, June décide de se taire. Une vingtaine de minutes plus tard, les deux compagnons forcés atteignent la maisonnette d'Ioena, et la jeune fille frappe à la porte avec empressement. Elle n'a qu'une seule envie ; se débarrasser de son encombrant fardeau.
C'est Elena qui va ouvrir la porte. Elle se retrouve face à un spectacle étonnant ; une June visiblement épuisée et contrariée qui soutient un homme sale, à l'aspect vraiment pas commode et vaguement familier. Pile poil le genre de type qui pousserait Elena à changer de trottoir si elle le croisait dans la rue. Malgré son visage pâle et crispé, il ne semble pas tellement du genre à saisir la main secourable qu'on lui tendrait. Non, plutôt à la trancher en fait. Et puis, il y a cette longue dague effrayante accrochée à sa ceinture.
- On a besoin d'aide, lance précipitamment June, mais Elena interprète plutôt son expression comme un « S'il te plaît, vire-moi ce poids mort de l'épaule ! ».
Cependant, complètement éberluée, l'adolescente se contente de regarder fixement l'arme en acier.
- Enfin, Elena, ne reste pas au milieu, tu vois bien que cet homme a besoin d'être soigné ! intervient Ioena en apparaissant derrière elle.
La vieille femme la pousse énergiquement sur le côté, avant d'ordonner à June d'aller asseoir le blessé sur l'unique table de la masure. Aussitôt, la guérisseuse aide l'homme à retirer sa chemise et se met à examiner les fines plaies qui lui lacèrent le dos.
- Saleté de romains, marmonne-t-elle entre ses dents. C'est déjà la troisième fois cette semaine que je dois soigner ce type de blessure. On devrait leur faire avaler leurs fouets.
Il a été flagellé, réalise enfin Elena, horrifiée.
Elle croise le regard de June, qui se contente de hausser les épaules. Visiblement, son amie n'a aucune idée ce que l'homme a pu faire pour mériter un tel châtiment.
Elle se met à remuer les lèvres, et elle doit s'y prendre à deux fois pour qu'Elena saisisse enfin ce qu'elle tente de lui dire en silence ; c'est un chevalier Sarmate.
- Oh.
C'est tout ce qu'elle trouve à dire. Voilà pourquoi l'homme lui semble vaguement familier. Et effectivement, maintenant qu'elle prend quelques secondes pour l'observer, Elena n'a aucun mal à le remettre ; c'est le type qui n'a pas hésité à la tenir en joue avec un arc, le jour de son arrivée à l'Antiquité. Alias, Je-Dégaine-Plus-Vite-Que-Mon-Ombre.
Gloups.
Sur un ordre sec d'Ioena, la jeune fille se secoue et, surmontant son anxiété, s'approche du chevalier torse nu. Malgré sa silhouette mince, il est étonnamment bien bâti et ses muscles roulent sous sa peau chaque fois que la guérisseuse effleure ses plaies. Fascinée, Elena contemple les multiples zébrures blanches recouvrant son torse. Lui, c'est un dur, un vrai, il n'y a pas de doute à avoir.
- Arrête de le dévisager, Elena, et apporte-moi plutôt du thym, un pilon et un mortier, et du thé à l'écorce de saule. Dépêche-toi, ajoute Ioena sans quitter des yeux le dos lacéré du chevalier.
Tout en restant attentive à ce que la dague de l'homme ne bouge pas de son fourreau, l'adolescente s'empresse d'obéir. Porter une arme est une chose courante par ici, mais cela ne change rien au fait qu'Elena ne sent pas à l'aise en leur présence. Elle les détestait déjà à l'époque moderne, et le détachement avec lequel on les utilise ici ne fait que la rendre encore plus méfiante. Pour ajouter à cela, l'homme ne la quitte pas des yeux, comme s'il craignait qu'elle décide de glisser quelque chose dans son thé pour l'empoisonner.
Super, je joue les infirmières pour un fou de la gâchette paranoïaque. Il ne me manquait plus que ça.
Si jamais elle faisait un geste de travers, risquait-elle de finir épinglée par une dague ?
De son côté, le visage neutre, June est adossée contre la porte en bois et ne fait pas mine d'intervenir. Bien qu'elle ait suivi une année de prépa en médecine, Elena n'a pas l'impression qu'elle ait particulièrement apprécié cette branche. Il aurait presque été plus logique que leurs places eussent été échangées, mais son amie semble se satisfaire de son travail aux écuries et n'avoir aucune envie de toucher au domaine de la médecine antique. C'est une des nombreuses contradictions de June, et l'adolescente a cessé d'y chercher une raison. Son passé lui appartient, et si elle préfère le garder pour elle, qui est Elena pour se permettre de la questionner ?
- Le thym est un anti-inflammatoire efficace, explique la jeune fille devant son regard interrogateur. Et l'écorce de saule, consommée sous forme de thé, fait office de sédatif léger.
- C'est très bien, Elena, la félicite Ioena d'une voix calme. Cette plante et cet arbre sont parmi les plus efficaces en médecine, et il est important de connaître leurs propriétés. Je les utilise souvent dans le traitement des blessures légères ou de moyenne étendue.
Concentrée sur sa tâche, la jeune fille hoche la tête et verse le thé dans un bol en bois grossier.
- Il faudra un peu de temps pour qu'il soit efficace, annonce-t-elle en tendant le récipient au chevalier, qui hoche sèchement la tête.
- Pour qu'il fasse effet, la corrige Ioena. Fais attention à la tournure de tes phrases.
Pressée de s'éloigner du chevalier, Elena s'en va rejoindre June près de la porte, et c'est en silence que les deux filles regardent Ioena travailler. Rapidement, les estafilades sont recouvertes par du thym broyé et le dos est bandé. De son côté, l'adolescente ne peut s'empêcher de jeter régulièrement des coups d'oeil sur la chemise en toile du Sarmate, qui semble avoir baigné dans une mare de sang.
Elle grimace.
La dernière fois que quelqu'un s'est coupé devant elle, c'était au vingt-et-unième siècle, et la blessure était superficielle. Ce qui ne l'avait pas empêché de fondre en larmes et de manquer de tourner de l'œil. Elena déteste le sang, mais sa résistance à sa vue semble s'être améliorée puisqu'elle se contente de serrer les dents et de détourner le regard. Comme si l'Antiquité l'avait endurcie.
- Pourquoi n'êtes-vous pas directement allé voir le médecin du fort ? interroge Ioena.
- Il est de mèche avec les romains. Et ce sont les romains qui m'ont fait ça. Si l'évêque apprend que j'ai eu une altercation avec ses précieux sous-fifres, il risque d'ordonner que je sois flagellé une deuxième fois. Sans oublier que la situation est déjà bien assez tendue entre Arthur et ses supérieurs.
- Oui, approuve la vieille femme. Évitons de jeter de l'huile sur le feu. Mais si je peux me permettre un conseil, vous et vos compagnons Sarmates, vous devriez éviter de provoquer ces soldats. Ils sont perfides, et ils ne voient pas d'un bon œil votre retour au mur. Ils n'hésiteront pas à vous causer du tort, si l'occasion leur est donnée.
- Nous ne les provoquons pas, rétorque le chevalier d'une voix dure. Ils cherchent les altercations, et je préfère être flagellé jusqu'à l'os plutôt que de les laisser faire sans réagir. Il en va de même pour les autres.
L'air désapprobateur, Ioena secoue la tête.
- Si vous le dites. En attendant, il est exclu que vous retourniez au fort torse nu ou vêtu de cette chemise. On ne mettrait pas plus de cinq secondes à deviner ce qui s'est passé.
Le chevalier ne répond pas immédiatement ; au lieu de cela, l'air pensif, il rajuste la ceinture à sa taille, d'où pend la longue dague rangée dans un fourreau. C'est alors que dans un mouvement rendu presque invisible par la rapidité, il tire l'arme et la pointe en direction d'Elena. Avec un petit cri de stupeur, la jeune fille fait un bond en arrière et heurte le bois dur de la porte.
- Toi.
Les yeux écarquillés, la jeune fille risque une réponse timide :
- … moi ?
Pourquoi moi d'ailleurs, zut ! C'est quoi cette manie qu'il a de toujours me menacer avec des armes ?
- Tu sais où se trouve le fort ?
- Euh, oui, répond-elle tout en jetant un regard éperdu à June.
Celle-ci se contente de hausser les épaules d'un air désolé et de faire un pas sur le côté. Pour s'écarter, bien entendu.
Traîtresse.
- Rangez cette dague, ordonne alors Ioena. Vous êtes chez moi, et je refuse que l'on tire des armes sous mon toit. Et puis, vous l'effrayez.
L'air de rien, comme si une seconde plus tôt il ne la menaçait pas avec une lame, le chevalier hausse les épaules et remet la dague dans son fourreau.
- Tu connais Gauvain ?
Gauvain, Blondin, le seul chevalier qu'elle a réellement eu le temps d'apprécier durant son court séjour au fort.
- Oui, bien sur.
La jeune fille n'a toujours aucune idée de la direction que prend cette discussion.
- Trouve-le et dis-lui que j'ai besoin d'une chemise.
- Quoi ? s'écrie Elena.
Comment est-elle censée trouver un type qu'elle n'a pas vu depuis des lustres dans cette ville relativement vaste ?
- Trouve Gauvain, et rapporte-moi une chemise, répète le chevalier en détachant bien les syllabes, comme si elle était stupide. Ce n'est pas si compliqué.
- Mais peut-être que ce serait encore plus simple si elle connaissait votre nom, intervient Ioena qui se lave les mains dans une bassine.
- Dis-lui que c'est de la part de Tristan. Et ne traîne pas en chemin, il faut que je retourne au fort le plus rapidement possible.
Elena ouvre la bouche pour protester puis, devant l'air inflexible du chevalier, décide sagement de se taire.
- D'accord, marmonne-t-elle doucement.
L'adolescente se tourne vers June, la suppliant du regard de l'accompagner, mais cette dernière se contente de secouer la tête, pas le moins du monde embarrassée,.
- Désolée, j'ai des trucs à faire aujourd'hui.
Elena lui lance un regard torve qui signifie « Je te revaudrais ça ».
- D'ailleurs, il faut que je file, poursuit son amie en haussant les épaules. J'ai déjà assez perdu de temps comme ça. Bonne chance, Elena. À bientôt, Ioena.
- Attends, ma grande, lui lance la guérisseuse. Tiens, prends ça. Tu commences à ressembler à un chat famélique.
La vieille dame lui fourre une miche de pain dans les mains, que June accepte avec un sourire reconnaissant. Juste avant que cette dernière passe la porte, Elena la saisit par le bras, l'attirant vers elle pour lui bredouiller à l'oreille :
- Ne me laisse pas seule ! Il est complètement siphonné. C'est limite s'il ne m'a pas planté son couteau dans le ventre tout à l'heure !
- Tu t'en sortiras très bien, glousse son amie. Et au pire, il te suffira de courir plus vite que lui.
Et c'est sur ces paroles charitables que June quitte la masure. Décomposée, Elena se tourne vers le chevalier, qui continue de l'observer d'un air renfrogné. Certes, elle pourrait refuser de lui rendre service, mais la jeune fille est bien trop terrifiée par cet homme et son abominable réputation.
Elle inspire profondément.
- Je reviens dans pas longtemps.
Un coin des lèvres de Tristan s'étire, et il répond d'un air sinistre :
- Je t'attends ici.
Au pire, si je me loupe, j'aurais au moins gagné quelques minutes de vie supplémentaires…
Double-gloups.
