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Chapitre 9 : La messagère

C'est bien la première fois qu'elle est dans un tel... merdier. Certes, le mot n'est pas joli, mais il correspond tout à fait à la situation.

Elle se retrouve à effectuer une course pour le chevalier le plus effrayant qui ait jamais existé. Vous voyez, c'est exactement pour cette raison qu'Elena déteste l'Antiquité. Votre journée a beau avoir bien démarré, avec le soleil qui brille, les oiseaux qui chantent et tout le tintouin, rien ne vous assure qu'un type terrifiant ne va pas venir frapper à votre porte avec une requête des plus étranges. Et bam, voilà que votre vie ne tient plus qu'à un fil. En soi, la situation est déjà plutôt angoissante mais malheureusement, Elena a sans doute un peu trop prêté attention aux commérages, parce qu'elle a une assez bonne idée de ce que Tristan pourrait lui faire si jamais elle revenait à la masure les mains vides.

Dans la ville du mur, on parle souvent des chevaliers Sarmates. Ils sont un peu comme des stars locales, adulés par certains, abhorrés par d'autres. Selon votre interlocuteur, ils peuvent être de nobles guerriers au cœur pur et au courage infaillible, ou bien des coureurs de jupons sans honneur et sanguinaires. Il est donc bien difficile de se faire sa propre opinion en écoutant les commérages.

Elena, qui a eu l'occasion de les rencontrer lors de son arrivée à cette époque, a un avis plutôt mitigé sur eux. D'une certaine façon, ils les ont sauvées, June et elle, puisque deux filles seules n'auraient jamais survécu dans la nature hostile de l'Antiquité, ils leur ont trouvé des foyers, et l'un d'entre eux, Gauvain, s'est même montré plutôt amical envers Elena. Le revers de la médaille c'est qu'ils les ont aussi menacé avec des armes et traîné d'un bout à l'autre du fort avec autant de délicatesse que des rhinocéros enragés. Bien sûr, leur attitude était très certainement culturelle et pas réellement agressive, mais la jeune fille n'a pu s'empêcher de s'étouffer en réalisant qu'ils sont considérés, par une bonne partie des femmes de la ville, comme le summum des hommes galants et courtois.

Des gentlemen, quoi !

Sa vision à elle du gentleman est certainement influencée par l'éducation moderne qu'elle a reçu, mais dans sa version cet oiseau rare est plus du genre à vous tenir la porte et à vous aider à enfiler votre veste qu'à braquer une arme sur vous.

Mais chacun ses goûts. Qui suis-je pour juger, après tout ?

Quoi qu'il en soit, bien que les avis des villageois divergent sur les chevaliers Sarmates, l'un d'entre eux a réussi l'exploit de les mettre tous d'accord. Elena vous laisse deviner qui.

Et évidemment, il fallait que ce soit celui-là qui vienne frapper à ma porte.

Une guigne pareille, c'est quand même hors du commun.

Bref, on dit de Tristan qu'il a des yeux de bête, des yeux perçants, troublants et effrayants, et qu'il peut lire dans votre âme. De cela, Elena en doute mais en effet, son regard est glaçant. On dit aussi qu'il n'obéit qu'à Arthur, qu'il tue par plaisir, et malheur à celui qui viendrait à le contrarier.

La jeune fille a pour mission de trouver Gauvain, qui est censé lui remettre une chemise, et de l'apporter à Tristan. Sans traîner, bien sûr. Ce dernier veut à tout prix éviter que les dignitaires Romains remarquent les plaies sur son dos, de crainte d'être à nouveau flagellé et qu'Arthur ait des problèmes avec ses supérieurs. Il compte donc sur elle pour lui éviter un autre châtiment.

Mince.

Elena ne rechigne pas à rendre service, non, seulement là où ça coince, c'est qu'elle n'a aucune idée d'où trouver Gauvain et que si jamais elle échoue, Tristan semble plus du genre à la découper en morceaux qu'à la remercier d'avoir essayé.

C'est en arrivant à une dizaine de mètres du fort qu'Elena réalise qu'elle n'est pas certaine d'y trouver le chevalier. Si par malheur il a décidé d'aller faire un tour dans la ville, la jeune fille est fichue. En comparaison avec les agglomérations du vingt-et-unième siècle, celle du mur d'Hadrien est relativement petite, seulement voilà, lorsque vous ne pouvez vous déplacer qu'à pied, la moindre avenue prend vite des allures de bout du monde. Mais elle n'a pas le choix, retourner chez Ioena peut très bien signifier finir épinglée à la porte par une dague. C'est donc avec appréhension que la jeune fille se dirige vers le fort.

Atteignant la grande porte à double battants, Elena se retrouve face aux deux légionnaires romains qui controlent les entrées. Il ne serait jamais venu à l'esprit de la jeune fille de forcer le passage tant ils sont impressionnants. L'acier de leur armure est étincelant et le rouge de leur cape immaculé, et les longues épées qui pendent à leur ceinture ne font que les rendre encore plus terrifiants. Ajoutez à cela leur air de Rottweiler pas commode, et vous obtenez le tableau de deux personnes que l'adolescente n'a aucune envie d'approcher. Son regard va de l'un à l'autre et finalement, elle décide de s'adresser à celui qui semble toujours sous le coup d'une vilaine cuite plutôt qu'à son collègue, dont le visage est coupé en deux par une cicatrice boursouflée.

- Euh, excusez-moi, l'interpelle la jeune fille d'une voix hésitante. Il faudrait que je parle à Gauvain.

Son Latin est plus que correcte mais son accent est terriblement maladroit, et elle espère qu'ils ne se sentent pas offensée par la pauvre paumée qui est en train d'écorcher leur langage.

- Ah oui ? Et de quoi tu voudrais lui parler, toi ? rétorque le soldat en l'examinant de la tête aux pieds. À moins que ce soit ce le genre de discussion qui ne nécessite pas tant de paroles.

Amusé par sa propre plaisanterie, il donne un coup de coude à l'autre soldat, qui ne se défait pas de son expression indifférente.

Quelque chose me dit que c'est plutôt à celui-là que j'aurais dû demander.

Son interlocuteur se lèche les lèvres en l'examinant et brusquement, la jeune fille a la désagréable impression de se retrouver nue face à lui. Ce n'est pourtant pas le cas, elle porte toujours cette robe brune informe qui pourrait être la définition antonyme du mot glamour. Mais visiblement ici l'apparence n'a aucune importance, parce que le soldat la déshabille du regard comme si elle avait défilé en string et porte-jarretelles devant lui.

- Je ne peux pas répondre, balbutie Elena, que la situation commence à mettre sérieusement mal à l'aise. C'est un secret. En quelque sorte.

- Je peux être un très bon confident, et moi aussi j'ai envie de « discuter », répond le soldat avec un sourire concupiscent. Si tu promets de venir me retrouver à la fin de mon service, je veux bien te laisser passer. Qu'est-ce que tu en penses ?

Il s'approche d'elle, jusqu'à largement empiéter sur son espace personnel, et tend une main dans sa direction. L'odeur de bière éventée qui émane de lui est infecte, et la jeune fille recule d'un pas précipité.

- Non !

Tant pis, Elena préfère encore être découpée en morceaux par Tristan plutôt qu'accepter ce chantage immonde.

- N'aie pas peur, ma jolie. Je vais te faire monter au septième ciel plus vite qu'aucun chevalier Sarmate ne le pourra jamais.

Elena continue de reculer, manquant de trébucher sur ses propres pieds, et secoue la tête frénétiquement. Le sang lui bat aux tempes, et elle ne peut s'empêcher de revoir toutes ces pauvres filles entraînées au fin fond d'une ruelle par quelque soldat romain. En une seule enjambée, l'homme la rattrape, et ses grosses mains calleuses se referment sur ses avant-bras. Pendant une seconde, l'adolescente croit qu'elle va s'évanouir mais à sa grande horreur, elle est bien trop effrayée pour cela.

- Ne t'en vas pas comme ça. Tu n'as pas envie de t'amuser ?

Elena sent les larmes lui monter aux yeux et malgré tous ses efforts, elle ne parvient pas à empêcher le soldat de la tirer contre son torse. Les quelques badauds qui passent devant le fort se contentent d'accélérer le pas en détournant le regard. Difficile de les en blâmer, la politique de l'autruche est la seule attitude qui a des chances de vous maintenir en vie ici. Quoi qu'il se passe, personne ne lèvera le petit doigt pour l'aider.

- Arrête ça, on est en service. Tu vas encore avoir des ennuis si un officier te voit, lance alors l'autre soldat, sur un ton relativement indifférent.

Il a dit cela comme on dirait à son voisin de classe d'arrêter de gribouiller dans son cahier. Ni plus, ni moins.

- Toutes les filles me supplient de les baiser. Je veux l'entendre de sa bouche aussi, ricane son agresseur. Allez, parle ma grande, dis-nous à quel point tu as envie de moi. Tu ne voudrais pas que je t'arrache les mots de la bouche, si ?

Oh mon Dieu. Il va me tuer.

Son cœur bat si fort qu'il va finir par jaillir de sa poitrine, et même si Elena avait voulu obéir à la demande du soldat, elle n'aurait pas pu. La peur la pétrifie, et elle est incapable de pousser le moindre cri, et encore moins de parler.

Dans un sursaut de courage, la jeune fille s'arrache de sa prise et fait volte face, avec l'intention de s'enfuir en courant. Très, très loin d'ici. Cependant, elle est stoppée net par un solide torse masculin et, rebondissant en arrière, son dos va heurter l'armure de son agresseur. Un petit cri de surprise mêlé à de l'effroi lui échappe, mais une grande main vient la saisir par l'épaule et l'éloigner de son pire cauchemar actuel.

- Qu'avez-vous fait à cette fille pour qu'elle ait l'air si terrorisé ? questionne une voix autoritaire.

Autoritaire et familière. Quand Elena lève les yeux, il ne lui faut qu'une seconde pour reconnaître son sauveur. C'est Arthur, officier romain et chef des chevaliers Sarmates. Il est toujours aussi séduisant, aussi austère. Aussi impressionnant.

- Aucun idée, mon Commandant. On discutait tranquillement, et soudain, c'est comme si elle avait perdu la tête. Elle est peut-être un peu dérangée, répond le légionnaire d'une voix tendue.

Le soldat s'est mis au garde-à-vous et soudain, la jeune fille réalise qu'il craint Arthur. Le retournement de situation est intéressant. Désormais c'est son agresseur qui se retrouve en position de faiblesse, les rôles se sont inversés. Sans attendre, Elena se faufile derrière l'officier romain. Elle s'est trouvée un allié, elle ne doute pas qu'il empêchera qu'on lui fasse du mal, et la jeune fille se sent bien mieux maintenant qu'il se tient entre le soldat romain et elle.

Bon, elle s'est tout même placée du côté opposé à celui auquel, accrochée à sa hanche, une longue épée pend dans un fourreau. Si les choses tournent mal, Elena n'a aucune envie de se retrouver sur la trajectoire de la lame.

- Elle ne me semble pas dérangée, comme vous dites, et si jamais j'apprends que vous avez encore harcelé une femme, croyez-moi, vous le regretterez.

Il ne fait aucun doute qu'Arthur n'hésiterait pas à tenir sa promesse.

- Oui, mon Commandant, articule le soldat d'une voix docile.

- Quel est votre nom ?

- Tullus Horatius, mon Commandant.

Le soldat fusille Elena du regard, comme si elle était responsable de cette situation. Effrayée, la jeune fille disparaît à nouveau derrière Arthur.

- Je m'en souviendrais, lui assure l'officier romain, et il y a comme une promesse de mort dans sa voix. Pourquoi essayez-vous d'entrer dans le fort ?

Cette fois, il s'adresse à Elena, et ses beaux yeux verts sont braqués sur elle d'un air interrogateur. Toujours mal à l'aise, la jeune fille jette un regard en direction du soldat. Semblant comprendre le message, Arthur la saisit gentiment par le bras et l'entraîne un peu plus loin.

- On m'a demandé de trouver Gauvain, explique-t-elle enfin.

- Qui vous a demandé cela ?

- Un de vos chevaliers, un homme qui s'appelle Tristan.

La jeune fille regarde Arthur avec espoir, priant pour qu'il accepte de l'aider. Avec l'officier romain de son côté, elle n'aurait aucun mal à trouver Gauvain et à retourner au plus vite à la masure avec cette fichue chemise. Le terrifiant chevalier tatoué s'en irait alors, emportant sa dague et son regard glaçant, et Elena pourrait s'empresser d'oublier toute cette histoire.

- Tristan vous a demandé, à vous, de trouver Gauvain ? répète Arthur d'un air perplexe.

Il presse doucement son avant-bras, et la jeune fille ne peut s'empêcher de faire un pas en arrière. Pour le moment, elle en a assez des hommes et qu'on la touche sans sa permission.

- Oui, monsieur. Il m'a aussi dit que c'est plutôt pressé.

Elena prend une profonde inspiration. À cet instant, elle fait tous les efforts du monde pour rester calme, alors qu'elle n'a qu'une seule envie ; courir se réfugier dans les bras de sa mère pour lui raconter sa mésaventure. Mais comme sa mère est totalement hors de portée, la jeune fille pourrait se contenter de se précipiter dans son lit chez Ioena.

- Tristan est un de mes chevaliers, et je lui fais confiance au delà des mots, mais j'ai du mal à comprendre pourquoi il aurait demandé de l'aide à une étrangère.

- Ben, faut croire qu'il n'y avait personne d'autre, répond la jeune fille piteusement.

De toute façon, c'est tout à fait ça. June n'aurait jamais accepté de servir de coursier et Ioena est trop âgée pour s'amuser à parcourir la ville de long en large.

Arthur fronce les sourcils et l'examine de la tête aux pieds, comme s'il se demandait s'il pouvait lui faire confiance. Elena fait de son mieux pour paraître innocente. Finalement, l'officier romain pousse un soupir, son regard s'adoucissant.

- Si vous m'expliquez la situation, je vous conduirais jusqu'à Gauvain.

- Il m'a dit de ne m'adresser qu'à Gauvain, proteste l'adolescente d'une voix faible.

- Jeune fille, répond Arthur d'une voix autoritaire, cela fait dix ans que je me bats aux côtés de Tristan, il est l'un de mes meilleurs hommes et quoi qu'il lui soit arrivé, cela me concerne. Alors parlez.

Elena ne voit pas comment elle pourrait refuser d'obéir. Il n'est peut-être pas aussi terrifiant que Tristan, mais il est au moins tout aussi impressionnant. C'est un leader, habitué à ce que l'on suive ses ordres à la lettre, et il semble presque impossible de refuser de le faire.

- Il a besoin d'une chemise. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais il a été flagellé par des soldats romains, et il ne veut pas que vos supérieurs s'en aperçoivent lorsqu'il retournera au fort. Il dit qu'il préfère ne pas vous causer de problème, murmure-t-elle en regardant ses pieds.

- Il a été flagellé ? s'exclame l'officier romain en serrant les dents.

Son visage a pâli, et ces simples mots semblent le mettre dans une colère noire.

Doucement, sans lever les yeux, la jeune fille hoche la tête.

- Très bien, déclare l'homme après un court silence. Je vais vous mener à Gauvain. Restez près de moi et évitez d'attirer l'attention.

- Oui, monsieur.

Elena passe la grande porte à double battant à sa suite et traverse une petite cour remplie de légionnaires romains. Ils vaquent à leurs occupations sans s'occuper d'elle, mais elle ne peut s'empêcher de se sentir nerveuse. Il lui faudra longtemps pour se remettre de son altercation avec le garde du fort, et elle n'est pas certaine de pouvoir un jour se retrouver en présence d'un de ces soldats sans trembler de crainte. Ils sont tous armés alors, instinctivement, l'adolescente se rapproche davantage d'Arthur. Bien sûr, elle reste aussi loin que possible de son épée et soudain, la jeune fille réalise que son petit manège doit paraître complètement stupide aux yeux d'éventuels spectateurs. Tant pis. Les armes, ce n'est pas son truc.

Enfin, ils passent une entrée de pierre en forme d'arche et sont à l'intérieur du fort. Malgré les cinq mois qui se sont écoulés, ses souvenirs de la première fois qu'elle y a mis les pieds sont encore vivaces, et Elena n'a aucun mal à se rappeler l'état d'incompréhension, de fatigue et de terreur dans lequel elle était. La jeune fille trouvait alors le bâtiment lugubre et sinistre, mais après avoir vécu chez Ioena, il prend des allures de palace. Au moins, ses murs en pierre ne sont percés d'aucun trou, l'humidité ne s'infiltre pas entre les interstices et le sol est relativement propre. Même cette sensation d'étouffement qu'elle a autrefois ressenti ne l'atteint plus. Comme les vitres en verre n'ont pas encore été inventées, il est rare que les maisons de l'Antiquité possèdent des fenêtres, et Elena s'est habituée à l'absence de lumière naturelle et d'air frais.

Après avoir traversé une série de couloirs tous plus exigus les uns que les autres, les deux compagnons atteignent une grande porte où sont gravés plusieurs étranges symboles. Poussant le battant, Arthur fait signe à Elena de le précéder dans ce qui se révèle être une salle d'entraînement en intérieur.

La pièce est littéralement gigantesque, elle aurait pu contenir presque dix fois la maisonnette d'Ioena. Le sol est de marbre lisse, un peu glissant, et il étouffe les bruits de pas. Les murs, toujours en pierre, sont nus à l'exception des quelques torches accrochées à leurs parois qui luisent vivement. Dans un coin de la salle, des sortes de présentoirs supportent différents types d'armes, de la plus simple jusqu'à la plus complexe, de celles en acier jusqu'à celles en bois, ainsi que des casques, des armures et des boucliers. Il en émane une ambiance étonnamment intimiste et feutrée, et la jeune fille devine que rares sont les personnes invitées à y mettre les pieds

- Gauvain ! appelle Arthur. Tu as de la visite.

Elena sursaute et tourne brusquement la tête. Elle ne les a pas remarqué au premier abord, mais plusieurs hommes discutent de l'autre côté de la pièce.

Aussitôt, l'un d'entre eux, un blond qui doit approcher de la trentaine, s'avance avec un sourire amical. La jeune fille n'a aucun mal à le reconnaitre, c'est le chevalier avec qui elle a chevauché le jour de son arrivée. En version à peu près propre et soignée. Sa chemise blanche trempée de sueur colle à son torse et malgré elle, le regard de la jeune fille est captivé par les muscles qui se dessinent sous le fin tissu. Jusqu'à ce qu'elle remarque l'épée qu'il tient dans une main.

Ok, appelle à toutes les unités, on tente une retraite prudente vers une zone de sécurité.

Et, discrètement, Elena se glisse derrière Arthur.

- Qui est-ce ? questionne le chevalier en haussant un sourcil interrogateur. Oh, je me souviens de vous. Je crois bien que vous êtes la seule femme de ma connaissance à ne pas savoir se vêtir seule.

- Apparemment, Tristan lui a demandé de venir te voir.

- Tristan ? Pourquoi ?

Soudain, la voix de Gauvain paraît inquiète.

- Galahad ! appelle-t-il.

C'est alors qu'un deuxième homme, lui aussi très séduisant, s'approche. Il semble un peu plus jeune que les autres, ses cheveux bruns sont bouclés, ses yeux presque noirs, et il arbore une courte barbe. C'est Gentil Polyglotte, le seul des chevaliers à se balader dans une courte jupe dévoilant ses mollets. Peut-être est-ce difficile à croire, mais son étrange accoutrement n'enlève rien à sa virilité.

Voilà un homme qui assume sa part de féminité, pense la jeune fille ironiquement. Les types du vingt-et-unième siècle devraient en prendre de la graine.

Bien entendu, c'est stupide. Il n'y a rien de féminin chez Galahad, ni dans la façon dont il tient son épée, ni dans les cicatrices qui zèbrent ses bras.

Et certainement pas non plus dans l'odeur qu'il dégage.

Elena plisse le nez.

- Tiens-moi ça, ordonne Gauvain en… lui lançant son épée.

Bouche bée, la jeune fille voit la lame raser le visage d'Arthur, qui n'a pas un seul mouvement de recul, et c'est une seconde trop tard qu'elle laisse échapper un petit cri. En effet, Galahad n'a eu aucun mal à rattraper l'arme. Les deux chevaliers la regardent en ricanant, comme deux enfants qui auraient joué un vilain tour à leur professeur. Arthur se contente de froncer les sourcils, réprobateur.

Gauvain lui adresse un clin d'œil, et la jeune fille rougit. Elle vient juste de passer pour une idiote devant trois hommes excessivement séduisants. Les chevaliers étant des sortes de stars locales, Elena a presque l'impression de se retrouver dans le rôle de la groupie, entourée de trois Brad Pitt des temps médiévaux.

Galahad pointe l'épée en direction de Gauvain et lui répond :

- Tu es juste trop paresseux pour la nettoyer toi-même.

Haussant les épaules, le chevalier blond s'approche de la jeune fille et lui glisse un bras autour de la taille.

- Je suis occupé, Galahad. Cette demoiselle a fait du chemin pour venir me parler, il serait discourtois de ma part de la faire attendre. Et ne sommes-nous pas de nobles chevaliers ?

- Tes intentions ne sont jamais nobles, Gauvain.

- Allez, va jouer plus loin. Je te botterai les fesses un autre jour, réplique ce dernier avec un sourire moqueur.

- Seulement dans tes rêves.

Mais Galahad ne fait pas mine d'insister et sur un rapide signe de tête adressé à Elena, il s'éloigne à grand pas. Gauvain, quant à lui, se contente de relâcher la jeune fille qui pousse un soupir soulagé.

- Alors, que veut Tristan ?

- Il a besoin d'une chemise, répond Elena.

- Pourquoi faire ?

La jeune fille hésite une seconde.

- Il a été… fouetté par des soldats romains, et il ne veut pas retourner au fort couvert de sang. Il craint d'être puni une deuxième fois et qu'Arthur ait des ennuis.

Gauvain pâlit brusquement. Le dents serrés et le visage crispé, il est réellement intimidant, et la jeune fille ne peut s'empêcher de faire un pas en arrière. Dans un film, elle a entendu dire qu'à cette époque on ne s'en prend jamais au messager, même s'il vient pour annoncer qu'une armée ennemie va vous tomber dessus et mettre en pièce tout votre royaume. C'est une sorte de règle, voyez-vous. Le messager, c'est le messager.

Reste plus qu'à espérer que ça s'applique aussi dans mon cas.

- Il a été flagellé ? Il est blessé ? s'étrangle le chevalier en la saisissant par les épaules.

Quelque peu brutalement, d'ailleurs.

La jeune fille hoche la tête en silence.

Gauvain lance un regard furieux à Arthur, qui intervient enfin :

- Quelque soit le responsable de ses blessures, il ne restera pas impuni.

- Si Tristan craint que tu aies des ennuis, c'est que tu es pieds et poings liés, articule le chevalier d'une voix irritée. Les Romains nous détestent, ils seront ravis d'avoir une autre occasion de s'en prendre à l'un d'entre nous.

Elena n'en est pas certaine, mais elle pense percevoir une certaine tension entre les deux hommes.

- Tes supérieurs, ton évêque et toute la compagnie, s'ils peuvent nous clouer au pilori, ils le feront…ils sont même capables de se servir de ce prétexte pour rallonger la durée de notre contrat.

- Ils ne feraient jamais cela.

Gauvain lui lance un regard sardonique.

Alors il y a de la tension dans l'air entre les Sarmates et les Romains. Pourquoi ?

- Où est Tristan ?

- Chez moi. Je veux dire, chez Ioena. Elle l'a déjà soigné.

L'air un peu soulagé, le chevalier hoche la tête et libère ses épaules.

- Nous allons faire un détour par ma chambre puis, si cela ne vous dérange pas, je vous accompagnerai jusque chez vous.

Même si cela la dérangeait, quelque chose lui dit qu'il ne lui laisse pas vraiment le choix.

Abandonnant Arthur dans la salle, les deux compagnons rejoignent le couloir. Gauvain ouvre le chemin, ses longues enjambées forçant la jeune fille à presser le pas pour ne pas être semée, et c'est donc en trottinant qu'elle le suit dans les corridors. Il la conduit devant une porte qu'il pousse d'un coup de pied et qui mène à ce que la jeune fille devine être sa chambre. La pièce est relativement spacieuse, incroyablement désordonnée et à n'en pas douter, pas assez fréquemment aérée. Sans pudeur, le chevalier retire sa chemise trempée de sueur et l'adolescente se force à détourner le regard. Cependant, cela ne l'empêche pas de remarquer à quel point il est bien bâti. Son torse est plus large que celui de Tristan, ses pectoraux sont tout aussi dessinés, mais sa peau est largement moins recouverte de cicatrices.

En comparaison avec son corps sculptural, la jeune fille se sent balourde et disgracieuse dans sa robe sac à patates, devenue bien trop large pour sa silhouette amaigrie.

Gauvain glisse une longue dague à sa ceinture, élément apparemment indispensable à la tenue de tout chevalier qui se respecte, avant de s'emparer de deux tuniques, de les renifler et d'en enfiler une. Jetant l'autre en travers de son épaule, il fait signe à la jeune fille de le suivre. Ensemble ils quittent le fort, et pas une seule fois un soldat romain n'ose venir les importuner. Se balader avec un chevalier Sarmate revient donc à posséder un passe-droit.

En chemin, ils croisent une jeune femme blonde dans une jolie robe bleue, que Gauvain salue amicalement. En la voyant, Elena ne peut s'empêcher de marquer une courte pause. Quand elles se sont retrouvées quelques semaines plus tôt, June et elle se sont tout raconté de leurs aventures des six derniers mois. Entre autres, son amie lui a parlé de cette jeune femme blessée, seule véritable rescapée du village en feu, qui a été transportée à l'infirmerie peu après elle. Depuis, celle-ci semble être logée au fort, probablement le temps de recouvrir entièrement de sa blessure à l'abdomen. Avec le risque d'infection et le manque de remèdes efficaces, la plaie prenait certainement un temps considérable à cicatriser. Quoi qu'il en soit, c'est avec anxiété qu'Elena se demande si cette jeune femme en pleine forme est bien la rescapée. Elle est un peu la faille dans leur histoire, la seule à pouvoir véritablement détruire leur couverture.

Il avait été facile de laisser croire que June et elle étaient les seules survivantes d'un massacre perpétré par les Pictes, qui avait anéanti un village entier. C'était l'excuse idéale ; elle expliquait que les deux filles n'aient aucune famille, et le choc pouvait plus ou moins justifier leur différence. Comment en vouloir à deux adolescentes d'avoir oublié la langue Celte et de commettre toutes sortes d'impairs après les horreurs auxquelles elles avaient assisté ? Il aurait fallu être sans cœur. Le bémol, c'est qu'il y a réellement une survivante. Qui pourrait très bien un jour révéler qu'elles ne sont pas ce qu'elles prétendent être. Les conséquences seraient terribles. Jusqu'ici, Arthur et ses chevaliers se sont montrés plutôt généreux envers elles et la population du mur, malgré sa méfiance générale, n'est pas hostile. Mais si tout ce beau monde venait à apprendre que les deux filles avaient menti, les conséquences seraient terribles. On leur demanderait des explications, qu'elles ne seraient pas en mesure de fournir.

Ou en tout cas, pas sans passer pour des cinglés ou des affabulatrices.

La jeune femme blonde se contente de lui retourner un regard neutre, et l'adolescente est envahie par le soulagement. Après tout, il lui suffit de ne plus la croiser. Tant qu'elles ne se retrouveront pas face à face, cette dernière n'aura aucun moyen de savoir qu'Elena est celle qui prétend être une survivante de son village.

J'ai bien réussi à l'éviter pendant six mois. Il n'y a pas de raison que les choses dérapent, n'est-ce pas ?


La traversée de la ville est plutôt étrange. Elena a réellement l'impression de se balader aux côtés d'une star de cinéma, parce que tous les regards convergent dans leur direction. Curieux, les badauds semblent se demandent ce que le chevalier fait en sa compagnie. Ce dernier, en revanche, n'a pas l'air conscient de l'attention qu'il suscite. Ou alors il s'en moque.

Plus les minutes défilent, plus le rouge sur les joues de la jeune fille s'accentue et bientôt, elle regrette de ne pas pouvoir se téléporter jusqu'à la masure d'Ioena. Même la présence de Tristan, l'effrayant chevalier, lui semble plus facile à supporter que tous ces regards indiscrets. Intimidée, Elena se presse sur les talons du chevalier et l'inévitable finit par se produire ; c'est en étant le point de mire de tous les villageois présents que la jeune fille trébuche sur les pieds de Gauvain et tombe en avant. Ses bras battent l'air et alors qu'un petit cri lui échappe, son compagnon la rattrape sans douceur par la taille. Son regard est agacé, mais il est bien trop poli pour faire une remarque. De toute évidence, ce n'est pas par chevalerie qu'il l'a rattrapé, mais simplement pour éviter de tomber lui-même à la renverse et pour ne pas perdre plus de temps.

Tu parles d'un gentleman.

Enfin, Elena se retrouve à l'abri dans la maisonnette, et son soulagement d'avoir échappé aux regards inquisiteurs est tel qu'elle en oublie une seconde la présence de Tristan. Mais seulement une seconde, parce qu'alors que Gauvain se tient dans son dos, l'effrayant chevalier se lève et vient se placer devant elle. Pas pour lui parler, non, en fait il l'ignore complètement, se contentant de tendre une main en direction de l'autre homme.

- Que s'est-il passé Tristan ? s'alarme le chevalier blond en lui donnant la chemise.

- J'ai eu une altercation avec un Romain à la taverne. Cet imbécile a sorti un couteau. Ça n'a pas plu à son supérieur, qui a décidé que j'étais responsable de la situation.

Incroyable. Je me suis démenée pour lui rapporter sa fichue chemise, j'ai failli me faire agresser au passage, et il fait comme si je n'étais pas là.

En effet, la jeune fille se tient entre les deux hommes, qui se contentent de discuter au-dessus de sa tête comme si elle n'était qu'un misérable insecte indigne de leur attention. Ceci dit, sa position a aussi des avantages ; son dos est presque plaqué contre le torse de Gauvain, et elle a tout le loisir d'examiner les muscles impressionnants de celui de Tristan.

Pourquoi faut-il toujours que les mecs canons soient les moins recommandables ?

Et Elena décide donc de s'éloigner d'eux, juste au cas où Tristan, ou même Gauvain, aurait une crise de je-te-pointe-mon-arme-dessus, apparemment si chez courante chez eux. Pour se donner une contenance, la jeune fille s'empare d'un torchon et se met à nettoyer la table, encore tâchée de sang.

- Sortons d'ici. Arthur attend notre retour, certainement en trépignant. Il sait que tu as été flagellé, la fille le lui a dit, explique Gauvain en faisant un signe de tête en direction d'Elena.

L'adolescente n'ose pas lever les yeux de la surface de la table. Tristan lui a ordonné de ne s'adresser qu'à Gauvain, mais les circonstances étaient telles qu'elle n'a pas eu d'autre choix que de demander de l'aide à Arthur. Elle craint que l'homme blessé ne se mette en colère.

- Il s'en remettra, grogne ce dernier en tendant quelques pièces à Ioena. Voilà pour votre aide.

Dans son langage, cela signifie certainement merci.

- Les amis d'Arthur peuvent toujours compter sur moi, répond la vieille femme en adressant un sourire édenté aux deux hommes.

- Parfois, être l'ami d'Arthur n'est pas chose facile, marmonne Gauvain entre ses mâchoires serrées. Merci à vous. Nous vous sommes redevables.

Et sur ces mots, les deux chevaliers quittent la masure. Soulagée, la jeune fille s'écroule contre la porte avec un soupir. L'air lui parait soudain plus respirable maintenant qu'elle n'est plus écrasée par la présence de ces hommes intimidants.

- Tristan a posé des questions sur toi, lance alors Ioena sur un ton désinvolte.

Elena redresse brusquement la tête.

- Comment ça ? Pourquoi ?

La perspective lui semble plutôt terrifiante.

Sans la regarder, la guérisseuse tire une petite boîte d'un placard et y range les pièces de monnaie.

- C'est son travail. Il veut toujours tout savoir.

Un peu rassurée, la jeune fille se lève et s'empare d'une bûche qu'elle va jeter dans la cheminée pour alimenter le feu. La journée tire à sa fin, le froid du début de soirée commence déjà à s'engouffrer dans la masure, et Elena ne peut s'empêcher de frissonner. Mais peut-être est-ce dû à la peur que lui inspire Tristan.

- Et que fait-il ?

- Tu le sais déjà, c'est un des chevaliers d'Arthur.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire. Pourquoi veut-il tout connaître ? Le travail d'un chevalier, c'est plutôt de tuer, non ? De tuer qui on lui ordonne.

- Parfois, j'ai l'impression que tu sous-estimes leur rôle dans notre armée et la protection qu'ils fournissent à la population.

Elena, qui s'est mise à éplucher des légumes, hausse un sourcil. Peu importe ce qu'ils accomplissent, elle ne comprend pas pourquoi ils continuent de travailler pour les Romains, ces oppresseurs, alors qu'ils semblent tant les détester. Est-ce par cupidité ? Par amour du frisson de la guerre ? Difficile de déterminer ce qui est le pire.

- Un de ces jours, rappelle-moi de te raconter l'histoire de ces hommes. Crois-moi, elle est bien plus tragique et compliquée que tu ne l'imagines. Et pour répondre à ta question, Tristan est un éclaireur. C'est un peu les yeux et les oreilles d'Arthur.

- Oh.

S'il fait un rapport sur moi, je me demande ce qu'il va bien pouvoir dire.

Quoique.

Peut-être vaut-il mieux ne rien savoir. Il la trouve sans doute pathétique.

- Sinon, comment va ton amie June ? interroge Ioena pour changer de sujet. Elle m'a semblé un peu harassée tout à l'heure. Je me demande si ses employeurs ne sont pas trop durs avec elle. Qu'en penses-tu ?