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Chapitre 10 : L'offre d'emploi

Après avoir déposé le chevalier Tristan à la masure d'Ioena, June a passé l'après-midi à chercher Arzhel, en vain. Elle pensait sincèrement le trouver au grand marché, qui est d'ailleurs le lieu où elle l'a rencontré, mais il n'y avait pas trace de lui. Refusant de se décourager, la jeune fille s'est même rendue aux portes de la ville, dans le cas peu probable où il aurait décidé d'installer son stand à l'extérieur. Elle a fait chou blanc et en cette fin d'après-midi, June erre dans les rues avec abattement. Le marché ne tardera pas à fermer ses portes, car dès la tombée de la nuit les risques de vols et d'agressions se multiplient par dix. Il faudrait être fou pour laisser sa marchandise ainsi exposée, dans une ville qui se transforme en coupe-gorge avec la disparition du soleil.

La jeune fille elle-même devrait déjà se trouver sur le chemin du retour, et c'est avec un soupir qu'elle décide d'abandonner ses recherches. De toute façon, il lui faut se rendre aux écuries pour voir comment se sont déroulées les choses en son absence. Il est rare qu'elle délaisse son travail une journée entière, et cela s'en ressent sur son humeur. Les palefreniers effectuent pourtant leurs tâches correctement, mais June se sent responsable du moindre événement aux écuries. Et après le fiasco avec Arzhel et l'avoine, la jeune fille préfère éviter qu'il y ait un autre problème.

C'est quand même dingue qu'Arzhel ne soit pas venu au marché. Il ne me semblait pourtant pas si stupide.

Mais peut-être qu'il l'est, finalement.

D'abord, en choisissant de ne pas honorer sa part du marché, l'agriculteur a perdu un contrat qui lui aurait été plus que rentable ; chaque mois et sans faillir, June lui aurait acheté une quantité d'avoine considérable, lui assurant ainsi un important revenu mensuel. Et maintenant qu'il l'a escroqué, il fait preuve d'une bêtise extraordinaire en choisissant de ne pas se montrer à ce rendez-vous de commençants et d'agriculteurs. Les rumeurs courent vite au Mur, et si jamais la jeune fille décidait de dénoncer publiquement sa malhonnêteté, ce qu'elle compte bien faire si elle ne parvient pas à lui mettre la main dessus, son absence ferait office d'aveu. June n'aurait aucune preuve à avancer, le doute suffirait à détruire la réputation jusque-là pourtant irréprochable de l'exploitant. Les villageois n'ont pas d'argent à gaspiller, et personne ne prendrait le risque de se faire escroquer.

Tant qu'à être un escroc, autant agir avec classe et finesse, pense June avec dégoût. C'est à se demander comment j'ai pu me faire avoir.

Il aurait été bien plus intelligent de la part d'Arzhel de se rendre au marché, comme il le fait habituellement. Ainsi, cela aurait été sa parole contre la sienne, et qui choisirait de croire une pauvre étrangère alors que l'agriculteur est riche et réputé pour la qualité de sa marchandise ?

Si un jour je me reconvertis dans le domaine de l'arnaque, je sens que je vais faire un malheur.

Quoi qu'il en soit, June ne peut que se féliciter de la stupidité de l'agriculteur. Elle n'aura peut-être jamais la chance de récupérer l'argent, mais l'idée de causer la ruine d'Arzhel suffit à la réconforter.

De toute façon, il ne vaut pas la peine que je perde ma soirée à le chercher. Autant retourner aux écuries, pour me mettre au chaud sous mes couvertures. Oh et tiens, il faudra que j'offre à Pilgrim la caresse que je lui ai refusé tout à l'heure.

Un petit sourire étirant ses lèvres, June renonce à ses recherches. Elle a perdu assez de temps comme cela. Désormais, il lui faut rentrer pour vérifier que ses précieuses charges se portent bien, et elle est impatiente de retrouver le confort rudimentaire de son box. Comme son ventre crie famine, la jeune fille décide de prendre quelques minutes pour contempler les étals, à la recherche d'un commerçant qui vendrait de la nourriture à un prix raisonnable. Machinalement, les doigts de June vont effleurer la bourse qui repose dans la grande poche distendue de sa robe, et elle ne peut s'empêcher de grimacer. Les quelques pièces qu'elle contient encore ne pèsent pas bien lourd, et la jeune fille devine qu'elle ne pourra s'offrir qu'un seul repas avec cette somme.

Déjà, June sent l'anxiété venir serrer sa gorge. Ici, à l'Antiquité, il est courant de mourir de faim, et on ne compte plus les personnes au corps décharné qui s'effondrent brusquement dans les rues, terrassées par l'épuisement et la malnutrition. L'idée de finir ainsi la terrifie, et alors qu'elle s'est toujours débrouillée pour avoir de quoi se nourrir, la malheureuse histoire avec Arzhel la met dans une situation précaire. Son salaire de la semaine ayant été retenu, June n'aura pas les moyens de s'offrir le moindre aliment pendant plusieurs jours. Et certes, un être humain est capable de survivre trois mois sans rien avaler, mais la jeune fille sait désormais par expérience qu'il est impossible de tenir aussi longtemps en travaillant près de dix-huit heures par jour.

Elle n'est pas non plus dans la meilleure des formes. Déjà naturellement fine, sa silhouette s'est encore amaigrie depuis son arrivée à l'Antiquité, et sa condition physique s'en ressent. June a toujours aimé le sport, qu'elle pratique intensivement depuis sa plus tendre enfance. C'est sans doute en partie dû aux préceptes de son père, qui n'a eu de cesse de lui répéter qu'il n'y a pas d'esprit sain sans un corps sain. Il attendait la perfection de sa fille, pas moins, et celle-ci avait fait de son mieux pour être à la hauteur de ses attentes. Mais ce n'est pas l'unique raison de son amour pour le sport ; elle adorait se dépenser et se fixer des objectifs physiques toujours plus ambitieux. Au fil des années, June s'était forgée une silhouette mince mais athlétique, et elle était fière de pouvoir accomplir des prouesses que la plupart des adolescentes, trop paresseuses, considèrent comme hors de portée. Seulement voilà, son arrivée à l'Antiquité et le régime forcé imposé par son maigre revenu ont fait des ravages. Elle s'essouffle bien plus rapidement, ses joues se sont creusées et ses muscles ont fondu, remplacés par des os saillants qui pointent abominablement au niveau de ses hanches, de ses côtes et de ses épaules.

Il n'est pas difficile d'expliquer cette violente perte de poids que même Elena ne subit pas. Son amie ne mange pas autant qu'elle le devrait, mais son alimentation est grandement facilitée par le fait qu'elle vit dans une maison équipée d'une cuisinette, aussi rudimentaire soit-elle. June loge dans un box. Contrairement à la quasi-totalité des habitants du mur, elle ne peut s'approvisionner en farine, en viande, en féculents et en légumes. C'est ce qu'il y a de plus nourrissant, mais aussi, hormis pour la viande et les légumes, ce qui est le moins difficile à conserver. Malheureusement, tous nécessitent une forme de cuisson, ce qui lui est impossible.

Enfin, le regard de June s'arrête sur un étal qui vend de la nourriture à un prix relativement cassé, et elle passe en revue les mets proposés. Le commerçant se penche aussitôt vers elle, visiblement ravi d'avoir une cliente de dernière minute.

- Je vais prendre quelques feuilles de salade et un rond de fromage de chèvre, déclare la jeune fille, le cœur déjà fendu en deux à l'idée de devoir donner ses dernières pièces.

Bien sûr, elle n'aura aucun assaisonnement pour accompagner la salade, mais la miche de pain que lui a donné Ioena fera des merveilles avec le fromage.

Avec empressement, comme s'il craignait qu'elle change d'avis, le commerçant glisse ses achats dans un sac en toile qu'il lui tend après avoir reçu son dû.

- Votre palais étant, à n'en pas douter, d'une finesse exquise, permettez-moi de vous proposer mon pain d'épices, en profite-t-il pour lui glisser d'une voix exagérément grandiloquente. Vous n'en trouverez pas de meilleur au mur d'Hadrien, et à vous, belle demoiselle, je le vends trois pièces la part. Croyez-moi, il est exquis !

- À ce prix-là, je n'en doute pas, réplique June. Désolée, je n'ai pas les moyens.

Et pas qu'aujourd'hui, pour toute la semaine à venir.

Sur un bref signe de tête, la jeune fille s'éloigne d'un pas furieux. Ses pensées s'envolent constamment vers Arzhel, à qui elle se promet de faire payer les jours difficiles qui l'attendent. June n'a jamais été du genre à se laisser faire par qui que ce soit, mais la faim ne fait qu'accentuer sa rancœur.

Comme par un étrange mais heureux hasard, du coin de l'œil elle aperçoit la cause de tous ses problèmes. Arzhel est appuyé contre la devanture d'un magasin fermé, plongé dans une conversation animée avec un couple de riches commerçants. Il fait de grands gestes avec ses mains, son visage affiche une expression assurée et il ponctue chacune des phrases de ses interlocuteurs de rires hypocrites. June n'a aucun mal à identifier son petit manège, dont elle a elle-même été la victime ; il est en train de harponner d'éventuels clients. Brusquement, la jeune fille se demande comment elle a pu lui faire confiance. Il lui semble si… faux. Mais sans doute n'est-elle pas objective.

Déterminée, June se dirige d'un pas furieux vers lui, son intention de retourner aux écuries temporairement oubliée. Elle a un compte à régler avec ce faux jeton d'Arzhel, et il est hors de question d'attendre.

Il va se mordre les doigts de s'être fichu de moi, pense-t-elle rageusement.

Tout dans l'attitude de l'agriculteur l'offense ; son petit air supérieur, sa posture arrogante, son sourire ironique. Il a tout du kéké des plages des temps modernes, pile poil le type d'homme qu'elle abhorre ; les cheveux parfaitement lisses et brillants, la barbe rasée de près, les dents relativement blanches pour cette époque et l'odeur quelque peu écoeurante d'une personne qui se serait roulée dans du parfum. Si l'on se fiait aux apparences, on pourrait croire qu'Arzhel est plus du genre à s'admirer dans la glace qu'à arnaquer le premier venu. Grave erreur.

Avec satisfaction, June le voit perdre de sa superbe à son approche.

- Bonsoir, lance-t-elle d'un ton faussement jovial en arrivant à leur hauteur. Alors, notre bon vieux Arzhel propose de vous vendre du fourrage, n'est-ce pas ?

Le visage de l'agriculteur s'assombrit, et il lui lance un regard hostile. Le couple, qui semble percevoir la tension, les examine avec suspicion.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? marmonne-t-il.

- Mais je viens assister aux négociations, pourquoi ? Ma présence te dérange ? répond June d'un air innocent. Mais j'y pense, ça a probablement un rapport avec ta soudaine disparition après que je t'ai remis une belle somme d'argent..

- Arzhel, de quoi parle-t-elle ? Qui est-ce ? s'exclame la femme.

- Ne vous occupez pas d'elle, ce n'est que…

- Le précédent pigeon de l'homme qui s'apprête aussi à vous arnaquer, l'interrompt la jeune fille d'une voix dure. Vous voyez, nous avions conclu un accord, que seul l'un d'entre nous a honoré. Si j'étais vous, je m'abstiendrais de faire la même bêtise que moi.

- Vous comptiez nous escroquer, Arzhel ? interroge le mari en tournant un regard perçant vers l'agriculteur.

- Non, non, bien sûr que non…

- Si, si, bien sûr que si, mimique June d'un air sardonique. Et quand il aura volé votre argent, il disparaîtra dans la nature avec. Faites-moi confiance, je suis en train de sauver votre commerce.

Froidement, le couple fait face à l'escroc. Comme si souvent à l'Antiquité, le doute n'a aucun mal à s'insinuer dans leur esprit, et ils considèrent désormais leur interlocuteur avec méfiance. Arzhel a perdu toute chance de conclure cet accord, les commerçants ne prendraient jamais le risque de perdre de l'argent. Et il le sait.

- Viens, ordonne l'homme à sa femme. Il n'est plus question de nous approvisionner chez ce voleur et croyez-moi, Arzhel, je ferais passer le mot de votre duplicité à tous mes amis au mur.

Sans rien ajouter, le couple fait volte-face et s'éloigne d'un pas empressé. L'air triomphant, June se tourne vers Arzhel, dont le visage a blêmi de fureur.

- Pour qui te prends-tu ? articule-t-il d'une voix tendue. Tu as une idée de ce que tu viens de faire ?

- Oui, je viens de te faire perdre des clients, rétorque June, tout aussi agressivement. Et ne me demande pas de te plaindre après le sale coup que tu m'as fait. Mais tu vois, comme je suis d'humeur généreuse, je vais peut-être t'aider à les récupérer.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- On va faire semblant pendant une minute que tu es quelqu'un d'honnête, et si tu promets de livrer la ration d'avoine que tu dois aux écuries, j'irais voir ces gens et je leur dirais que j'ai menti. À mon humble avis, c'est peine perdue pour vos négociations mais on ne sait jamais, après tout, tu sais te montrer convaincant quand tu en as envie. Et je vais même faire mieux, si tu tiens parole, tu pourras garder l'argent, ça restera entre nous. Après quoi, nos chemins se sépareront. Définitivement. Tu ne mettras plus jamais les pieds aux écuries.

Une foule d'expressions traversent le visage d'Arzhel, de la rage à l'hésitation en passant par le soulagement, mais c'est finalement une malveillance perverse qui s'y inscrit.

- Pourquoi ferais-je cela ? interroge-t-il d'une voix doucereuse.

- Parce que tu n'as pas vraiment le choix, rétorque la jeune fille en haussant les sourcils.

- Quand on est assez stupide pour conclure une affaire de cette ampleur sans prendre la moindre précaution, on évite de monter sur ses grands chevaux. Que feras-tu si je refuse de te livrer ? Tu préviendras les autorités ? Et qu'est-ce que tu diras ? Tu n'as pas le moindre contrat pour prouver qu'il y a bien eu un accord. Si tu fais l'erreur d'en parler, crois-moi, je te le ferais payer. Je dirais que tu es une menteuse et une voleuse, et que je n'étais au courant de rien. Que croira-t-on, à ton avis ?

Que j'ai gardé l'argent pour moi, grimace intérieurement la jeune fille.

- Et si tu protestes, à laquelle de nos paroles accordera-t-on du crédit selon toi ? À celle de l'étrangère, qui peine à aligner une phrase correctement et dont tout le monde se méfie ? Ou à la mienne, celle d'un agriculteur riche et réputé ?

Serrant les dents, June tente de masquer son appréhension. Il l'avait coincée. Si jamais l'affaire devenait publique, on ne ferait plus jamais confiance à Arzhel mais pour autant, personne ne prendrait véritablement le parti de la jeune fille. Et si jamais la justice venait à s'en mêler, June savait qu'elle était perdue. Ici, il n'y avait pas de système plus arbitraire et corrompu, et généralement, tous évitaient autant que possible d'y avoir recours. Quand vous aviez le malheur d'être mis en garde à vue, rien ne vous assurait que vous pourriez un jour quitter votre cellule, et les procès véritablement équitables étaient aussi légions que les manifestations pour les droits des homosexuels. En résumé, à cette époque il y avait peu de choses plus redoutées que la justice, en particulier pour les pauvres. Face à des ges gens fortunés, ils ne seraient jamais favorisés.

Un large sourire s'étend sur le visage de l'escroc, et il lève une main en direction de son visage. June a un mouvement de recul, mais les doigts viennent se refermer sur une de ses mèches bouclées, qu'il enroule autour de son pouce.

- Je suis certain que ces saletés de soldats romains seront ravis d'arrêter une jolie petite chose comme toi, susurre-t-il, ses yeux de fouine pernicieusement plissés. On dit que les cellules du fort sont de tout confort, à condition d'apprécier la compagnie des rats et des cafards, et je suis sûr que tu n'auras pas froid la nuit, avec tous ces gardes qui se bousculeront pour venir te tenir chaud.

La gorge brusquement sèche, la jeune fille repousse sa main agressivement. Il tentait de l'effrayer et, résolument, elle décide d'adopter une expression froide et assurée qui n'est que de façade.

- Joli discours, mais je suis peut-être moins stupide que tu ne le crois, réplique June. Mes employeurs savent pour l'escroquerie, et ils n'hésiteront pas à attester de mon honnêteté face à n'importe quel juge.

C'était du pur bluff ; elle n'avait aucune idée de la réaction que pourrait avoir le couple si on leur affirmait qu'elle les avait dépouillé d'un sacré butin. Bien qu'ils semblaient apprécier son travail, ils ne lui portaient aucune affection, et la jeune fille le leur rendait bien ; elle n'avait pas la moindre confiance en eux. Mais l'important, c'est que son mensonge a l'air de fonctionner ; Arzhel semble brusquement hésitant. Sans lui laisser le temps de réfléchir, June enchaîne aussitôt :

- Moi, ce que je me demande, c'est qui ces saletés de soldats romains vont croire quand deux des leurs viendront leur affirmer que toi, minable paysan breton, tu leur as volé une jolie somme d'argent ? D'ailleurs, je suis certaine qu'ils seront ravis d'apprendre le mignon sobriquet dont tu les affubles.

Rendu muet par sa menace, Arzhel se contente de pincer les lèvres furieusement.

- Et je suis plutôt d'accord, ces soldats sont vraiment effrayants. D'ailleurs, rien que cet après-midi, je les ai vu fouetter jusqu'au sang un homme qui serait capable d'en avaler deux comme toi et d'avoir encore faim ensuite. Dis-moi, Arzhel, quelle est la peine encourue pour fraude et vol ?

June a un sourire sardonique, brutalement effacé par la main de l'escroc qui, vive comme un serpent, fuse en direction de sa gorge. Les doigts se referment cruellement autour et, le cœur battant la chamade, la jeune fille tente de reprendre son souffle.

Je suis en train de perdre le contrôle de la situation, pense-t-elle avec affolement.

- Lâche-moi !

- Tu as perdu la tête ? Comment oses-tu me menacer ainsi ?

La voix d'Arzhel est rendue blanche par la fureur, et elle n'a pas souvenir d'avoir un jour senti une telle haine dirigée contre elle.

- Non, je n'ai pas perdu la tête, et encore moins la voix, répond-elle, ses mots quelque peu étouffés par la pression des doigts sur sa gorge. Lâche-moi maintenant, ou je hurle assez fort pour réveiller jusqu'au pape de Rome.

La main se desserre légèrement, comme si Arzhel hésitait.

- Maintenant !

Enfin, il se décide à la libérer. Soulagée, June fait un pas vacillant en arrière mais se reprend très vite. Maintenant qu'elle a l'avantage, il lui faut en profiter.

- Je t'ai fait une proposition plutôt généreuse, et tu en as profité pour me menacer. Tant pis pour toi, crache-t-elle. Tu vas me rendre l'argent et nous livrer l'avoine, et tu vas le faire au plus vite. Autrement, j'en informerai un magistrat, et tu iras pourrir dans une cellule au fin fond des souterrains du fort. Oh et pour finir, ne compte pas sur moi pour te rattraper le coup auprès de tes clients. Il va falloir te débrouiller comme un grand.

Les deux interlocuteurs s'affrontent du regard et avec un sourire triomphant, la jeune fille réalise qu'elle a gagné. Il était hors de question de mêler la justice à cette affaire, mais Arzhel n'avait aucun moyen de le savoir et on ne pouvait lui reprocher de craindre cette issue.

- Très bien, articule-t-il, les mâchoires serrées au point d'en faire jaillir une veine palpitante. Les écuries seront livrées dans la semaine.

- Très bien, répète June. Alors il me semble que nous n'avons plus rien à nous dire.

Sur un dernier regard menaçant, elle lui tourne le dos et s'éloigne d'un pas lent, s'efforçant de paraître assurée même dans cette position vulnérable. Elle peut presque sentir des yeux brûlants suivre chacun de ses mouvements et maintenant que la nuit est tombée, la jeune fille est pressée de retrouver la sécurité de ses écuries.


Grognant sous l'effort, Elena tire le seau du fond du puits. Quelques mois plus tôt, il lui était impossible de supporter le poids du récipient rempli à ras bord, mais ce n'est plus un problème. Elle est physiquement bien plus forte qu'avant.

Après avoir récupéré son fardeau, c'est en l'entourant de ses deux bras et en le serrant contre sa poitrine qu'elle entame sa pénible marche jusqu'à la maisonnette. Précautionneusement, Elena se faufile dans les rues et entre les passants, en faisant bien attention de ne pas se faire bousculer. Elle n'a ni le temps ni l'envie de faire le trajet une seconde fois. En effet, ce soir la jeune fille a rendez-vous à la taverne pour son « entretien d'embauche ». Elle sera probablement absente une bonne partie de la soirée, mais comme il n'est pas question de laisser Ioena effectuer toutes les tâches seule, Elena n'a d'autre choix que de se hâter. L'après-midi touche à sa fin, et elle doit encore ranger le linge étendu, allumer un feu et faire sa toilette.

D'un pas légèrement vacillant, la jeune fille atteint la porte de la masure et l'ouvre du pied. Elle est accueilli par un léger courant d'air froid, que la maisonnette semble mieux retenir que la chaleur, et c'est avec un soupir de soulagement qu'elle dépose le seau dans un coin de la pièce. Sans perdre une minute, Elena se rend dans le petit jardin et récupère le linge sec, commençant à le plier. Elle a presque achevé sa tâche lorsqu'Ioena fait son apparition, un foulard noué autour du cou et un petit panier en osier à la main. Dès qu'elle l'aperçoit, le visage de la vieille femme s'éclaire.

- Elena ! Où étais-tu ? Je commençais à m'inquiéter, tu as disparu toute la journée !

- Je suis désolée, répond la jeune fille d'un air contrit en déposant la pile de linge pliée sur une commode. J'ai été occupée.

- Préviens-moi la prochaine fois, la réprimande gentiment Ioena. Tu sais que c'est dangereux par ici, et comment puis-je savoir si je dois me faire du souci si tu ne m'avertis pas de tes plans ?

- Ça n'arrivera plus. Je suis allée chez Padrig pour faire sa lessive et vous le connaissez, se justifie la jeune fille. Une fois qu'il commence à parler, on ne l'arrête plus. Il m'a invité à boire un thé, et j'ai eu droit au récit de sa rencontre avec sa femme.

- Encore ? s'étonne la guérisseuse.

- Oui, ce n'est que la huitième fois ! s'esclaffe la jeune fille. Mais ça ne m'embête pas. Je trouve ça plutôt mignon, en fait.

Hochant la tête, son interlocutrice s'empare du briquet à silex.

- Ta compagnie lui fait du bien, je crois. Il se sent seul depuis la mort de sa femme.

- Non, laissez-moi faire ! proteste Elena en la voyant se pencher vers l'âtre. Reposez-vous, je m'occupe de tout.

- Elena, je t'assure que je ne suis pas infirme, soupire Ioena qui se laisse néanmoins traîner jusqu'au fauteuil. Tu devrais te méfier, je vais finir par m'habituer à être traitée ainsi.

Elena sourit en s'accroupissant devant la cheminée.

- Ça ne me dérange pas. Déjà que je vous laisse seule ce soir, je ne veux pas que vous vous fatiguiez.

- Je comprends pourquoi Padrig apprécie tant t'accueillir chez lui. Tu es patiente, à l'écoute, généreuse. Tu as bon cœur, Elena, vraiment.

Tout en arrangeant les petites bûches dans l'âtre, la jeune fille retient un gémissement.

- Vos compliments me vont droit au cœur, Ioena, mais je vous vois venir à mille kilomètres. On en a déjà parlé, je ne veux pas être guérisseuse. J'aime apprendre la théorie, j'aime connaître les propriétés de telle ou telle plante, mais ça ne va pas plus loin.

- Tu n'imagines pas à quel point entendre un tel constat me désole. Tu as de la compassion et tu aimes te rendre te utile. Je décèle en toi de réelles capacités.

- Oui, peut-être, mais je suis aussi incapable de garder mon sang-froid, rétorque Elena en levant les yeux au ciel. Vous vous rendez compte que je serais sans doute encore plus paniquée que les patients dont je devrais m'occuper ? Qui voudrait d'un médecin qui tourne de l'œil à la vue du sang ?

- Tu ne penses pas que tu te sous-estimes ? lui fait remarquer Ioena. Tu n'as plus rien de l'adolescente effrontée et déboussolée que j'ai accueilli il y a six mois.

- Peut-être, mais je me connais. Ce genre de travail, ce n'est pas pour moi. Je ne suis pas taillée pour ces métiers à responsabilité, où on a constamment la pression.

- Tu t'es pourtant bien débrouillée auprès du chevalier Sarmate.

- Il était armé.

- C'est encore pire, non ?

- Pas si on tient à sa vie.

Ioena lève les mains en signe de reddition.

- Très bien. Tu n'as pas changé sur un point ; tu es toujours aussi obstinée.

Elena hausse les épaules avant de pousser une exclamation de joie en voyant une belle flamme s'élever dans l'âtre.

- Je ne vais pas avoir à me laver dans le froid, sourit-elle avec ravissement.

- Et dire que je n'aurais jamais l'occasion de transmettre mon savoir, poursuit Ioena sans tenir compte de l'interruption. Quand tu es venue vivre chez moi, j'étais tellement enthousiaste à l'idée de pouvoir te former, comme je l'aurais fait avec mon propre enfant…

Lentement, la jeune fille se tourne vers la guérisseuse. La culpabilité commence à lui serrer la gorge lorsqu'elle perçoit une minuscule lueur dans le regard de la vieille femme, qu'elle identifie avec ébahissement.

J'hallucine ! Elle essaie de me manipuler !

- On ne vous a jamais dit que ça ne se fait pas de prendre les gens par les sentiments ?

- Il fallait bien que je tente ma chance, lui répond Ioena avec un clin d'œil malicieux.

Tout en s'esclaffant, Elena met de l'eau à bouillir avant de se laisser tomber sur sa paillasse.

- Pas trop inquiète pour ce soir ?

- Si, admet la jeune fille. Mais je suis déterminée à tenter ma chance.

Elena ne peut s'empêcher de sourire en s'entendant prononcer ces mots. Si sa mère était là, elle n'en reviendrait pas. En effet, son avenir et son manque d'ambition professionnelle étaient une réelle source de conflits chez elle, et ses parents s'arrachaient les cheveux chaque fois que le sujet était abordé. Avant son arrivée à l'Antiquité, Elena se trouvait en fin d'année de terminale et s'apprêtait à passer le bac mais n'avait pas de fac en vue, n'ayant aucune véritable idée de ce qu'elle souhaitait faire dans la vie. Les études supérieures ne l'intéressaient pas, tout comme la plupart des débouchés qui ne requéraient aucun diplôme. Si le monde s'était plié à ses désirs, Elena aurait simplement choisi d'être bénévole dans un maximum d'associations mais comme sa mère le lui répétait souvent, on ne se nourrit pas d'amour et d'eau fraîche. La générosité est une belle qualité mais elle ne paye pas les factures. Pour ses parents qui se saignaient aux quatre veines afin de leur offrir, à son frère et elle, une entrée dans les écoles les plus réputées, la pilule était difficile à avaler. Elena ne comptait plus le nombre de fois où on lui avait conseillé de prendre exemple sur son frère, qui était en passe d'entrer en fac de droit.

Comme s'il n'était pas le pire des idiots.

Comme si ce n'était pas sa faute si je me retrouve dans cet enfer.

- June t'accompagne ?

Elena retient un grognement.

- Non. C'était plus ou moins prévu, mais je ne lui en ai pas reparlé.

- Pourquoi ça ?

- Elle m'a lâchée, avec Tristan, se plaint la jeune fille.

- Oh, Elena, soupire Ioena en levant les yeux au ciel. Ne me dis pas que tu lui fais la tête ?

- Officiellement, non. Officieusement, par contre… Quoi ? Si je ne lui avais pas rapporté sa chemise, il n'aurait pas hésité à me poignarder avec son couteau ! Il y a de quoi être choquée, non ?

- Je t'assure que tu te fais des idées sur les chevaliers. Même Tristan ne t'aurait pas tué pour si peu.

- Mouais. De toute façon, moins je les vois, mieux je me porte.


La taverne est incroyablement bondée. Bien qu'Elena se soit doutée de l'affluence au soir, elle ne se serait jamais attendue à voir une foule si hétéroclite. Il y a de tout. Des légionnaires romains, dans leur somptueux uniforme rouge immaculé, des commerçants, des agriculteurs aux ongles noircis par le travail de la terre, ainsi que des voyageurs, dont les vêtements sont éclaboussés de poussière et de boue. Tous sont ivres, et c'est avec angoisse que la jeune fille remarque une sorte de trafic d'armes dans un coin de la pièce. On s'y échange toutes sortes de lames, et Elena se demande comment on peut être assez bête pour penser qu'alcool et objets tranchants font bon ménage. Pour compléter le tableau, des femmes circulent entre les tables, supportant d'énormes plateaux recouverts de pichets de bière, tandis que d'autres, vêtues un peu plus légèrement, se prélassent sur les genoux des hommes. Des prostituées, certainement.

Carrant les épaules, l'adolescente s'avance dans la taverne, ignorant les commentaires peu flatteurs qui l'accueillent. Rapidement, elle repère Vanora, aisément reconnaissable de par sa petite taille, ses cheveux roux et sa voix étonnamment puissante. Alors qu'elle tente de se frayer un chemin entre les ivrognes, Elena voit un homme tirer la serveuse sur ses genoux. Il lui murmure quelque chose à l'oreille, tout en la maintenant d'une poigne de fer. Le cœur battant, la jeune fille se demande si elle doit intervenir.

- Ne rêve pas, mon grand, il est hors de question que je t'accompagne où que ce soit, claironne alors Vanora. Et sache que si je te voyais nu, je serais certainement la première personne à mourir de rire !

Des rires fusent dans la salle, et la serveuse en profite pour se dégager en pestant. Quand Elena arrive à sa hauteur, le visage de Vanora s'éclaire.

- Tu es venue ! Allez suis-moi, je vais te présenter à Jols.

Sans perdre de temps, elle saisit Elena par la main et la tire vers une table quelque peu isolée, occupée par un seul homme. Assis sur un tabouret, il observe les alentours avec nonchalance, et bien qu'un pichet de bière trône devant lui, c'est l'un des rares clients à ne pas être complètement ivre. Malgré la barbe sale qui lui dévore la moitié du visage et ses vêtements miteux, son expression ouverte inspire confiance, et la jeune fille se dit qu'avec un peu de chance, il n'a pas l'intention de se servir de sa pauvreté pour la mettre sur le trottoir. Il est courant ici que des enflures proxénètes profitent de la misère des femmes esseulées en leur promettant gîte et travail pour mieux pouvoir les piéger. Et une fois qu'on est entraîné dans ce genre d'engrenage, s'en sortir relève du miracle. June, qui est bien plus en contact qu'elle avec la population du mur, lui a conseillé de se méfier.

- Vanora ! sourit-il en voyant les deux femmes approcher.

- Bonsoir, Jols, répond la serveuse tout aussi chaleureusement. Tu te souviens que je t'avais parlé d'Elena ? Elle était venu postuler ici pour une place de serveuse et…

- Oui, oui, tu lui as conseillé de plutôt voir pour un travail au fort, l'interrompt-il en examinant la jeune fille d'un air critique. Je comprends pourquoi. Sans vouloir te vexer, Elena, tu n'as pas exactement la tête de l'emploi.

- Oui, ça, on me l'a déjà dit, répond celle-ci, quelque peu dépitée.

- Elena, comme tu l'as compris, l'homme à qui tu t'adresses se prénomme Jols, intervient Vanora. Il travaille pour Arthur et les chevaliers, c'est en quelque sorte leur écuyer.

- Ravie de vous rencontrer, monsieur.

- Jols suffira.

L'homme leur fait signe de s'asseoir, et les deux femmes ne se font pas prier. Nerveuse, l'adolescente ne peut s'empêcher de jeter des regards autour d'elle et sursaute au moindre bruit. C'est plus fort qu'elle ; la combinaison de l'alcool et des armes lui déplait fortement, et elle est déjà pressée de regagner la sécurité de la maisonnette d'Ioena.

- Alors, Elena, puisque tu es à la recherche d'un travail, tu n'as qu'à me dire ce que tu sais faire.

- Euh, eh bien, je peux faire le ménage et recoudre des vêtements, à condition que ce ne soit pas des retouches trop compliquées. Je suis prête à travailler dur, et je n'ai pas peur de me salir les mains. Le seul truc, c'est qu'à moins d'aimer la nourriture infecte, il vaut mieux éviter de me demander de cuisiner.

Un long poignard aiguisé fend l'air avant de se planter dans une cible, et Elena pousse une exclamation effarée en sursautant. Des applaudissements retentissent dans la taverne et l'adolescente comprend que cinq idiots ont décidé de démarrer une compétition de lancer de couteaux en plein milieu de la salle bondée. Jols, qui n'a pas esquissé le moindre geste de surprise, hausse un sourcil et se tourne vers la serveuse.

- Tu es sûre qu'elle vaut le coup, Vanora ? interroge-t-il. Pourquoi elle ?

- Je l'aime bien, répond simplement cette dernière. Et puis, elle vit avec Ioena.

Aussitôt, l'expression de Jols s'adoucit. Être la protégée de la vieille guérisseuse a ses avantages, et Elena se promet de l'interroger un jour sur la raison de son amitié avec les chevaliers.

- D'accord, on peut faire un essai mais si elle ne convient pas, il n'y aura pas de seconde chance, déclare-t-il. Ne le prends pas personnellement, Elena, je ne peux simplement pas me permettre de passer mon temps à rectifier les erreurs des autres. Je dois veiller sur mes gars et pour cela, j'ai besoin d'être certain que tout le monde fait son travail correctement.

La jeune fille hoche la tête en silence. Il est évident que Jols prend à cœur les intérêts des chevaliers, et on ne peut que respecter sa dévotion.

- On a besoin de personnel à la blanchisserie, poursuit-il. Tu travailleras avec quatre autres filles et crois-moi, ce ne sera pas de tout repos. Je ne comprends toujours pas comment elles parviennent à effectuer leurs tâches à temps. Tu devras les aider à laver et réparer les vêtements des chevaliers ainsi que ceux de leurs domestiques.

- Très bien, acquiesce Elena. Ça, je peux le faire.

- Alors tu commences dès demain matin. Tu sais où se trouve le fort ? interroge Jols. Bon, il te suffira de te rendre à l'entrée et de te présenter aux gardes, qui seront avertis de ta venue. Une fois qu'on t'aura laissé passer, une lingère viendra te rejoindre et te montrera le chemin jusqu'à la blanchisserie. J'espère que tu es vraiment motivée, parce que tu seras attendue de pied ferme à l'aurore.

- Croyez-moi, je le suis, affirme l'adolescente d'une voix qui se veut assurée. Vous n'avez pas à vous inquiéter.

Les lèvres de l'écuyer s'étendent en un sourire mince.

- Tant mieux, parce que si tu conserves cette attitude, il se pourrait bien que l'on réussisse à faire quelque chose de toi.

Elena rougit.

- Combien sera-t-elle payée ? intervient alors Vanora qui, contrairement à l'adolescente, n'a pas perdu le nord.

- Autant que les autres filles. Ce n'est pas grand-chose, mais cela t'aidera à traverser l'hiver. Sache aussi que tu seras un peu plus en sécurité des Romains ; en général, ils ne sont pas prompts à s'en prendre à une femme de l'entourage des chevaliers.

Oh super, pense Elena avec enthousiasme.

Pour éviter les ennuis, elle est même prête à se balader avec une pancarte où serait inscrit « Bas les pattes, propriété des chevaliers ».

- Merci, Jols, conclut Vanora en se levant. Je savais que je pouvais compter sur toi.

- Je t'en prie. Je suis toujours ravi d'aider une amie, répond l'écuyer avec un franc sourire. Mais si j'étais toi, je me dépêcherais d'ordonner à Bors d'arrêter de boire avant que le pauvre Dagonnet ne soit forcé de le porter jusqu'à ton lit.

Poussant une exclamation furieuse, la serveuse se dirige d'un pas irrité vers un grand type presque chauve au ventre bedonnant et à la carrure impressionnante. Vacillant, il chante des chansons paillardes en tapant dans ses grosses mains calleuses, et Elena ne peut qu'imaginer le nombre de pintes qu'il faut avaler pour terminer dans cet état.

Détournant le regard, la jeune fille adresse un bref signe de tête à Jols et se lève à son tour. L'entretien est terminé, et elle est désormais impatiente de quitter la taverne. Les rires gras et les plaisanteries amicales ne parviennent pas à dissimuler la tension et la violence sous-jacentes du lieu ; des armes circulent librement entre les mains d'hommes bien trop ivres et les serveuses ne cessent d'examiner la salle avec vigilance. Même le pire des idiots n'aurait aucun mal à deviner que la moindre étincelle aurait tôt fait de transformer ce joyeux rassemblement en un brasier déchaîné.

- Allez, ça suffit pour ce soir, marmonne Elena entre ses dents. Je me tire.

Plus facile à dire qu'à faire. Seulement une cinquantaine d'ivrognes la séparent de la sortie.

- Tu ne crois pas que tu as assez bu ? entend-elle glapir.

- Ma petite fleur, ne t'en fais pas pour moi, répond une voix masculine, visiblement quelque peu effrayée. Je fête mon retour au mur et dans ton lit !

Un bruit retentit, et Elena jette un regard par-dessus son épaule. Manifestement, le grand et terrifiant chevalier vient de recevoir une gifle de la part de Vanora. Celle-ci, loin d'être impressionnée, se tient campée devant lui avec les poings sur les hanches. Ce qui aurait dû se transformer en terrible dispute de couple prend une autre tournure lorsque l'homme, Bors, se jette sur les lèvres de sa compagne qui lui rend son baiser avec passion. Les yeux arrondis, la jeune fille observe la scène digne d'un film interdit aux mineurs avant de détourner hâtivement le regard.

Franchement, ils pourraient se trouver un coin tranquille.

Autour d'elle, les ivrognes se mettent à siffler et les commentaires grivois fusent de toutes parts… ce qui lui rappelle à quel point elle est impatiente de quitter cet endroit.

Je crois que mes pauvres yeux ne se remettront jamais de cette soirée, grimace-t-elle en surprenant un ivrogne à faire des gestes particulièrement obscènes en direction du couple.

Elena tente de se faufiler jusqu'à la porte, mais c'est comme si quelqu'un avait décidé de lui faire une mauvaise blague ; une masse d'ivrognes s'accumulent dans le chemin menant à la sortie, et ils ne font pas mine de se pousser lorsqu'elle essaie discrètement de forcer le passage. Tous sont armés, et la jeune fille fait un brusque bond en arrière lorsque deux d'entre eux tirent des lames de leurs poches et se mettent à jongler avec, dans une sorte de compétition qui va forcément se terminer avec des doigts en moins. Tout cet étalage de violence la rend malade et soudain, l'adolescente a l'impression de suffoquer.

Respire, Elena, respire. Je te rappelle que si tu fais un malaise ici, personne ne se donnera la peine de venir t'aider.

Non, en fait, ils la piétineront sûrement sans s'apercevoir de rien.

Avec précaution, la jeune fille se glisse entre deux agriculteurs ivres, en faisant bien attention de ne pas les bousculer. Elle a enfin réussi à progresser de quelques mètres lorsqu'un homme, un légionnaire romain dans son uniforme traditionnel, vient la heurter de plein fouet. La bière qu'il tient dans sa main se renverse aussitôt, les éclaboussant tous les deux copieusement.

- Regarde ce que tu as fait ! s'exclame une voix enragée.

Figée par la panique, la jeune fille lève lentement le regard. Au-dessus du buste puissant protégé par une épaisse cotte de maille se trouve un visage familier.

C'est Tullus Horiatus, le charmant garde du fort qui l'a agressée la veille.

Et merde.